Article body

À la fin des années 1920, Jean Benoit-Lévy réalise une série de films d’éducation populaire : Le voile sacré (1926) ; Il était une fois trois amis (1927) ; Âmes d’enfants (1928) ; La source (1929). Ces films, s’ils se présentent comme des récits destinés à valoriser des comportements vertueux en matière d’hygiène sociale, ne sont pas pour autant dénués d’une certaine complexité. Ainsi est-il possible, à partir d’un film tel qu’Âmes d’enfants, de déceler les tensions sociopolitiques et les utopies qui animent la société durant le Cartel des gauches. À cette fin, il est nécessaire de fonder notre analyse à la fois sur des éléments liés au contexte historique et sur l’étude de la parabole que le film propose.

Le cinéma éducateur laïque, un cinéma de propagande sociologique et politique

En France, dans l’entre-deux-guerres, la Ligue de l’enseignement, les offices régionaux du cinéma éducateur qui lui sont affiliés au sein de l’Union française des offices du cinéma éducateur laïque (UFOCEL), ainsi que leurs partenaires, c’est-à-dire principalement des écoles, mais aussi des patronages industriels et militaires, des hôpitaux, ou encore diverses amicales, instituent un « cinéma scolaire et éducateur », selon l’expression des usagers [1]. Tandis que dans les séances scolaires et périscolaires (le « cinéma scolaire »), on programme des films d’enseignement qui s’adressent aux élèves des écoles et des lycées, les activités postscolaires et populaires (le « cinéma éducateur ») visent les adolescents et les adultes, qu’il s’agit d’éduquer à la citoyenneté et à l’hygiène sociale.

Ce « cinéma éducateur » est emblématique des intentions de l’éducation populaire laïque, qui ne consistent pas seulement à élever les mondes ouvriers à un certain niveau scolaire, mais aussi à modifier leurs pratiques culturelles, sociales et politiques. Ce mouvement social est inséparable de l’histoire politique de la Troisième République, qui se caractérise par l’hégémonie du Parti radical, dont les idées trouvent leur source dans la franc-maçonnerie et s’inspirent notamment du solidarisme de Léon Bourgeois. Cette social-démocratie à la française entend lutter par l’éducation contre les fléaux sociaux (les taudis, l’alcoolisme, le chômage, la tuberculose, les maladies vénériennes), en même temps qu’elle préconise un interventionnisme modéré de l’État en matière d’assistance, d’épargne, de logement, de santé, de travail et de retraite. Toutes ces thématiques sont réunies dans le « cinéma éducateur », qui met en oeuvre une propagande sociologique d’hygiène sociale ainsi qu’une propagande politique d’obédiences radicale et socialiste pour l’Union des gauches, celle du Cartel des gauches, puis du Front populaire [2].

Principalement dans les années 1920, les ministères de l’Instruction publique et de l’Agriculture favorisent le développement du « cinéma éducateur » par la coproduction de films, la création de cinémathèques et les subventions accordées aux offices du « cinéma éducateur », et accordent leur aide aux écoles et aux lycées pour l’achat de projecteurs. Les films de propagande en hygiène sociale bénéficient également d’un réseau de diffusion de première importance, puisqu’ils sont diffusés à la fois par l’armée, par 28 offices du « cinéma éducateur » qui, en 1939, rejoignent au moins 5 560 points de projection dans 77 départements, et par le réseau propre du Comité national de défense contre la tuberculose (CNDT) et de l’Office national d’hygiène sociale (ONHS) [3].

Ayant réalisé et produit près de trois cents films avec sa maison de production, l’Édition française cinématographique (EFC), Jean Benoit-Lévy est sans nul doute le réalisateur le plus important du « cinéma éducateur ». En 1927, il réalise Âmes d’enfants, qui constitue un des films les plus emblématiques du cinéma de propagande hygiéniste [4]. Ce film, qui a été réalisé pour tout type de salle (Vignaux 2007, p. 93), apparaît dans les catalogues de plusieurs offices du « cinéma éducateur » (Borde et Perrin 1992, p. 55), où il bénéficie des meilleures critiques. Ainsi, en 1930, Louis Colin, directeur de l’Office de Nancy, fait-il l’éloge de ce « grand film dramatique à portée sociale » devant l’assemblée générale de l’Office [5]. De la même manière, il est mis en évidence dans le catalogue de l’Office de Saint-Étienne [6] et dans Cinédocument, la revue nationale des offices [7].

Selon les animateurs des offices, Âmes d’enfants constitue le film idéal pour les soirées de gala destinées à récolter des fonds dans le cadre des campagnes de prophylaxie antituberculeuse [8]. Dans ce domaine, la lutte contre la prolifération des taudis est incontournable, puisque l’insalubrité du logement est considérée comme la source de tous les fléaux [9]. C’est du moins l’idée qui est défendue par cet argumentaire de Léon Bourgeois :

Puis, c’est le problème de l’habitation qui apparaît, et c’est bien le problème capital de la prévoyance ; tant que l’on n’aura pas fait disparaître la cause la plus grave de tous les maux : l’habitation insalubre, il sera impossible d’assurer aux travailleurs, à la ville comme aux champs, la vie saine et familiale qui, seule, permet de vivre d’une vie vraiment humaine. […] Attachons-nous passionnément à cette tâche : la construction de l’habitation salubre et à bon marché, la disparition du taudis, cause de misère, de déchéance physique et morale. C’est là que se forment tant d’autres plaies sociales : alcoolisme, tuberculose, immoralité, et tout leur cortège sinistre de misères

Bourgeois 1914, p. 209-210

Aussi, selon la pensée solidariste, l’éducation constitue-t-elle la condition préalable à toute initiative privée ou publique en matière de lutte contre les fléaux sociaux. Âmes d’enfants s’inscrit dans cette philosophie politique en promouvant un modèle d’action qui combine éducation et hygiène sociale, participation d’éventuels bienfaiteurs et intervention de l’État en ce qui concerne la construction de logements sociaux.

Le climat social et la crise du logement en France dans les années 1920

Jean Benoit-Lévy réalise Âmes d’enfants à la fin des « années folles ». Le nom de cette période n’est certes pas représentatif de la vie de la plupart des Français, qui souffrent d’une crise économique née de l’endettement destiné à soutenir l’effort de guerre et qui se caractérise par une inflation galopante [10]. Pour les ouvriers des industries, les conditions de travail se détériorent, de même que les conditions de vie se dégradent. Si le blocage des loyers a permis d’éviter le pire durant la guerre (au cours des hivers 1916-1917 et 1917-1918, des milliers de personnes meurent de froid), les conditions de logement des ouvriers demeurent catastrophiques dans l’après-guerre. Tandis que les familles ouvrières vivent le plus souvent dans les quartiers les plus insalubres des grandes villes, sans mesures d’assainissement et sans eau potable, les ouvriers célibataires, quant à eux, se rassemblent pour louer des chambres qui font office de dortoirs et qui peuvent servir de refuge à vingt personnes.

Aussi, le climat social de l’après-guerre se caractérise-t-il par un durcissement des mouvements ouvriers auxquels les autorités répondent avec la plus grande sévérité. En 1919, des grèves ouvrières atteignent un sommet lors des manifestations du 1er mai à Paris, au cours desquelles deux ouvriers sont tués. En 1920, des grèves violentes qui éclatent chez les cheminots et les mineurs sont brisées par l’arrestation de plusieurs dirigeants syndicalistes et par le licenciement de 22 000 employés. La même année, le congrès du Parti socialiste unifié à Tours voit les socialistes minoritaires et communistes se scinder. En 1921, l’Internationale syndicale rouge est créée. Elle entraîne, en 1922, la partition de la Confédération générale du travail. En 1923, des militants communistes qui ont participé à la grève organisée contre la guerre du Rif sont arrêtés et traduits en Haute Cour.

C’est dans ce climat de mécontentement social et de montée des mouvements ouvriers que Jean Benoit-Lévy réalise Âmes d’enfants. Le film, qui ne constitue pas seulement la chronique comparative des vies de deux familles ouvrières, mais raconte également leurs relations avec des représentants de l’État (une visiteuse sociale) et du patronat (un contremaître d’usine), évoque de manière latente les conflits sociaux qui caractérisent cette époque.

Par ailleurs, il s’inscrit dans l’idéologie de l’État providence, qui n’a pas encore imposé son modèle, mais existe à l’état embryonnaire. En 1928, les lois sur les assurances sociales améliorent la couverture sociale en étendant le nombre de Français qui bénéficient de la retraite et du secours ouvriers. Votée la même année, la loi Loucheur favorise les habitations à loyer moyen. Antérieur à la loi Loucheur, produit dans un contexte de précarisation du logement ouvrier, Âmes d’enfants constitue un film politiquement engagé pour un interventionnisme de l’État en matière de logement et en particulier pour le développement des cités-jardins. À ce titre, Âmes d’enfants est un des premiers longs métrages engagés du cinéma français.

La propagande des cités-jardins chez Georges et Jean Benoit-Lévy

Le 23 novembre 1924, Jean Benoit-Lévy participait-il à ce long cortège qui accompagnait le transfert des cendres de Jean Jaurès au Panthéon et qui constituait une démonstration de force du Cartel des gauches arrivant au pouvoir ? Il est vrai que Jean Benoit-Lévy témoigne d’un engagement pour un modèle de société empreint des idéaux de la gauche modérée sous la Troisième République, engagement du reste fort présent dans sa famille. Le grand-père de Jean Benoit-Lévy est un instituteur alsacien qui élève ses enfants dans les valeurs républicaines [11]. Parmi ses fils, Edmond, l’oncle de Jean, est un avocat d’affaires qui adhère immédiatement à la Ligue des droits de l’Homme, lorsque survient l’affaire Dreyfus. Puis il quitte le barreau pour s’orienter vers un secteur d’activité nouveau : le cinéma. Il milite à la Ligue française de l’enseignement pour l’utilisation du cinématographe dans l’instruction publique et permet à Jean de faire ses gammes dans le cinéma en le faisant entrer chez Pathé, chez Gaumont et chez Georges Lordier. On retrouve le même militantisme chez Georges Benoit-Lévy, le frère de Jean, qui mène un combat pour la construction de logements sociaux agrémentés d’aires de jeu et d’espaces verts et répondant à des normes d’hygiène modernes, sur le modèle importé d’Angleterre de la garden city. Georges joue ici un rôle de pionnier dans l’histoire de ce qui va devenir l’urbanisme. L’apparition de ce mot dans la langue française est en effet contemporaine du mouvement en faveur des cités-jardins, qui est lancé par Georges avec la fondation de la Société des cités-jardins et la publication de La cité-jardin (Benoit-Lévy 1911).

À l’origine, la cité-jardin est une ville de dimension limitée, construite dans un cadre rural et qui vise à offrir une alternative aux grandes villes et aux banlieues industrielles. C’est une idée d’Ebenezer Howard, un socialiste utopiste, qui publie à Londres en 1898 To-morrow : A Peaceful Path to Real Reform et fonde en 1899 la Garden City Association. En 1902, le livre est réédité sous le titre Garden Cities of To-Morrow. Selon Pierre Merlin (2005, p. 174),

la cité-jardin préconisée par Howard […] est imprégnée d’une réaction malthusienne […] et ruraliste […] à la ville industrielle et à sa banlieue. Elle se veut autarcique, assurant la diversité des tranches d’âge, des groupes sociaux et des activités de production, afin d’atteindre un équilibre et d’être autosuffisante, sur le plan alimentaire comme sur celui des produits industriels.

En 1903, Howard, aidé de deux architectes, Barry Parker et Raymond Unwin, construit une première cité-jardin à Letchworth. Il renouvelle l’opération en 1919 avec la cité de Welwyn, sur un plan de Louis de Soisson. Ces cités, qui proposent des maisons individuelles, un centre urbain vivant, des équipements publics et des zones d’activité situées à proximité du centre, constituent « de remarquables exemples d’aménagement alliant habitat ouvrier et bourgeois » (Merlin 2005, p. 174). C’est pourquoi les cités-jardins anglaises relèvent d’une véritable réflexion sur la mixité sociale.

En France, malgré la loi Strauss (1906) sur le financement des habitations à bon marché (HBM) par la Caisse des dépôts, la loi Ribot (1908), qui favorise l’accès à la petite propriété, et la loi Bonnevay (1912), qui donne pour mission aux offices publics d’habitations bon marché (OPHBM) de favoriser la construction de cités-jardins, il faut attendre la fin des années 1920 pour qu’un plan urbanistique de grande envergure soit véritablement conçu. Dans la ceinture parisienne, des projets sont enfin réalisés grâce à Henri Sellier, député socialiste de la Seine, qui abandonne l’idée de construire des villes entières au profit « d’ensembles de logements propres à assurer la décongestion de Paris et de sa banlieue […] présentant le maximum de confort matériel et de conditions d’hygiène » (Merlin 2005, p. 174) et convainc l’OPHBM de construire 15 cités-jardins pour 20 000 logements, dont les plus importantes sont celles de Plessis-Robinson, Châtenay-Malabry (la Butte-Rouge), Suresnes, Stains, Drancy et Pré-Saint-Gervais. Les cités-jardins de la banlieue parisienne diffèrent cependant nettement du modèle anglais, puisque la cité-jardin d’Ebenezer Howard répond à toutes les fonctions d’une ville, tandis que les cités-jardins françaises sont avant tout résidentielles : agrémentées d’espaces verts, ce sont des « cités-dortoirs de logements sociaux » (Choay 2004, p. 7853) où les maisons le plus souvent mitoyennes possèdent un petit jardin. Tourné à l’occasion de la construction de ces nouvelles cités, Le nid (Jean Benoit-Lévy, 1930-1932 fait l’apologie des lois Ribot et Loucheur et illustre les actions de la Caisse d’épargne et de la Société centrale de crédit immobilier dans le financement de ces quartiers résidentiels pourtant bien éloignés de ce qu’avait imaginé Ebenezer Howard.

À la fois plus ancien et plus ambitieux que Le nid, Âmes d’enfants prône un modèle davantage en accord avec les théories urbanistiques de type progressiste ou culturaliste. Selon Françoise Choay,

le modèle progressiste est élaboré par des hygiénistes comme B.W. Richardson (Hygeia, 1876), mais surtout par ceux que Marx a nommés les socialistes utopistes, Owen, Fourier, Cabet et leurs disciples. Ces esprits partagent une même foi dans le progrès scientifique et technique, une même conception de l’individu humain comme type universel, identique en tous temps et en tous lieux

Choay 2004, p. 7849

Quant au modèle culturaliste proposé par Howard avec sa cité-jardin, il se distingue du modèle progressiste par « le souci de promouvoir des valeurs communautaires et culturelles, un harmonieux développement de la vie individuelle au sein du groupe social » (Choay 2004, p. 7852). Aussi Ebenezer Howard présente-t-il un :

projet complet de société, dont il n’élude aucune des dimensions politique, sociale, économique, et auquel il intègre même certaines valeurs progressistes (rôle de la technique). Présentée sous forme d’un schéma commenté, la garden-city résulte d’une double critique de la ville et de la campagne anglaises contemporaines, en vue d’en supprimer les différences et de promouvoir une révolution sociale pacifique

Choay 2004, p. 7853

En proposant un mode de vie adapté à la cité-jardin en même temps qu’un modèle de mixité sociale, Âmes d’enfants ne se contente pas de défendre les idées hygiénistes propres à l’urbanisme progressiste, mais s’inscrit dans une veine plus culturaliste. Jean Benoit-Lévy réalise ainsi, dans l’univers du film et précisément dans le village fictif de « Clairville », l’utopie urbanistique de type culturaliste pour laquelle son frère milite depuis si longtemps.

Résumé d’Âmes d’enfants

Intertitre générique : « Histoire de tous les jours que nous vous soumettons tel que l’objectif et nous l’avons enregistrée, pour que vous en tiriez vous-même la conclusion. »

Au dernier rayon du jour, dans une cité industrielle, des enfants jouent à la marelle. À l’usine, deux ouvriers, Jean Berliet et Pierre Valereux, reçoivent leur paye, à la suite de quoi Jean Berliet entre dans un bistrot, tandis que Pierre Valereux poursuit son chemin. Les deux amis sont voisins de palier. Chez les Valereux, les trois enfants embrassent le père qui regagne le foyer avec des fleurs. Chez les Berliet, la mère demande à Mimile, le fils aîné, d’aller chercher ses frères et soeurs qui jouent dans la rue et son père qui tarde à rentrer. Pendant que Mimile court chercher son père au bistrot, Pierre Valereux rédige un courrier afin d’obtenir un logement plus sain pour sa famille. Chez les Berliet, le même feuillet administratif sert à un autre usage : Zélie, la fille aînée, l’utilise pour essuyer son fer à friser. Sur le chemin du retour, Jean Berliet n’achète pas de fleurs (c’est du moins ce que suggère un montage parallèle). En revanche, chez les Valereux, le bouquet trône sur la table. Dans cette maison, la famille célèbre l’anniversaire de la petite Simone — qui coïncide avec la Sainte-Simone — en levant dans la joie un verre d’eau à sa santé. Les Valereux reçoivent une bonne nouvelle par courrier : la cité-jardin de Clairville met à leur disposition un pavillon. La famille Berliet, qui a obtenu la même offre, est invitée chez les Valeureux à fêter l’événement. Pierre Valereux montre à ses enfants des images de légumes. Charlot, le plus petit des enfants Berliet, imagine qu’il entre dans un jardin imaginaire où les enfants font la ronde autour d’une fleur géante.

Quelque temps plus tard, dans la cité-jardin, les Berliet et les Valereux emménagent dans deux beaux pavillons mitoyens. Tandis que chez les Valereux la soupe est déjà prête, l’installation des Berliet s’effectue dans le plus grand désordre. La mère s’énerve. Un enfant reçoit une gifle. Pendant le repas, le père se fâche, s’en prend à la nourriture et finit au bistrot.

S’écoulent plusieurs journées durant lesquelles les enfants profitent du jardin. À l’usine, Jean Berliet et Pierre Valereux travaillent sous les ordres de monsieur Dalloz. Ce contremaître d’usine a un fils, Sosthène, qui passe son temps à faire le pitre : en patins à roulettes, il vole une fleur dans un jardin, la met à sa boutonnière, allume une cigarette et fait quelques facéties devant les enfants de la cité.

Une visiteuse sociale commence sa visite périodique des pavillons. Les commères de la cité, rassemblées chez Berliet, sont averties de sa présence par Mimile. Tandis que la visite du foyer Valereux s’achève par un travelling édifiant sur des pots d’aromates bien rangés, madame Berliet pousse à la hâte un pot de chambre sous un lit. La visiteuse entre et fait la grimace. Après avoir constaté que le papier peint est déchiré, elle ajoute : « Nous avons construit les cités-jardins pour votre agrément et pour votre santé. Si les maisons sont mal tenues, notre but est manqué. » Suivent deux plans qui montrent la clenche de la porte arrachée et le jardin couvert d’ordures ménagères. Tandis que Simone semble rassurée, Mimile manifeste de l’inquiétude.

À la mi-août, c’est la fête foraine. Mimile, qui vient de gagner une dinde à la loterie, surprend Sosthène en train de tirer la natte de Simone. Suit une bagarre d’où Mimile sort avec un oeil poché. La dinde, malencontreusement écrasée durant la bataille, n’en finit pas moins dans l’assiette des familles Berliet et Valereux rassemblées pour l’occasion. Deux courriers interrompent les festivités. Conséquemment à l’inspection de la visiteuse sociale, Valereux reçoit une prime d’honneur de mille francs, tandis que Berliet est expulsé de la cité-jardin. À l’annonce de cette nouvelle, les Berliet quittent le repas sur ordre du père, qui jette sa serviette sur Valereux. Mimile et Simone doivent se séparer.

En ville, la famille Berliet a déménagé dans une rue insalubre et malfamée. Chaque matin, Mimile se rend désormais au travail. Durant le trajet, ses pensées sont tournées vers Simone. Devant l’immeuble où habitent les Berliet, un individu louche propose à Zélie d’aller travailler dans un bouge appelé Le phare. Au bistrot, Berliet rencontre Taker, un voyou. Le petit Charlot tombe malade. Le médecin diagnostique la tuberculose et recommande son admission dans un sanatorium. Durant la consultation, le père, qui ne dessoûle plus, agresse le médecin. Il veut battre sa femme, mais Mimile sépare ses parents. Dans leur logement insalubre, les enfants dorment par terre. Charlot écrit le mot « lumière » sur le carreau sale du soupirail de cette vilaine cave qui ne voit presque jamais le soleil. Le taudis des Berliet contraste avec le jardin où la petite Simone continue de s’épanouir. La déchéance des Berliet s’accélère : à l’usine, Berliet et Taker sont licenciés. Taker incite alors Berliet à voler un portefeuille. Dans le taudis, le petit Charlot souffre de plus en plus de l’envahissement de la poussière. Tandis que la vue d’une plante fanée vient renforcer cette idée, la surimpression d’une jolie fleur sur l’image du taudis rappelle le temps révolu de la cité-jardin. Suit un enchaînement d’images qui montrent des enfants jouant à la marelle, puis la surimpression d’une croix sur le taudis.

La famille Berliet touche le fond. Au bistrot, Jean Berliet paye l’addition avec un billet volé. Il est arrêté sous les yeux de Mimile, puis envoyé en prison. Chez les Berliet, Mimile apprend que les soins de Charlot nécessitent beaucoup d’argent. Zélie se résout à se prostituer et part en direction du Phare. Mimile se met en quête de sa soeur et finit par la trouver in extremis.

Du temps s’est écoulé. Mimile travaille maintenant dans un atelier d’électrotechnique. Pendant ce temps, Sosthène se pavane au volant d’une superbe voiture. Alors qu’il roule à grande vitesse, une abeille perturbe sa course et provoque un accident. À l’hôpital, un médecin s’occupe de Sosthène : « Nous procéderons à une transfusion de sang immédiate pour le quatorze. Recherchez un volontaire. La famille offre une prime de mille francs. » Mimile se porte volontaire. En voyant inscrit le nom de Sosthène Dalloz sur la porte numéro 14, il semble se raviser, puis se décide à entrer. Après la transfusion, monsieur Dalloz attend dans la chambre où les deux enfants sont alités. Quand Mimile se réveille, le contremaître veut le récompenser. Cependant, Mimile refuse l’argent et demande la réintégration de son père — maintenant sorti de prison — à l’usine. Le contremaître lui donne malgré tout un billet, mais paraît songeur.

Suit une fin heureuse. Le petit Charlot est accueilli pour un temps chez les Valereux. Accompagné de Mimile, son père retourne au travail. Un intertitre tire les conclusions de l’histoire : « Alcoolisme – Le Tripot ; Syphilis – Zélie ; Tuberculose – Charlot ; De l’air et de la lumière – La Cité ». Forte de cette leçon, la famille Berliet regagne la cité-jardin. Le rêve des enfants se réalise : « Et le soir, les enfants arrosent leur jardin et y jouent. » Mimile et Simone peuvent enfin se donner la main.

La fable du bon et du mauvais père de famille ouvrière

Dans un premier temps, Âmes d’enfants se présente comme une allégorie de tous les fléaux sociaux qui touchent la classe ouvrière. Le spectateur est en effet invité à tirer des conclusions du récit dans un premier intertitre générique, auquel répond à la fin du film un intertitre qui livre les valeurs allégoriques des parcours de certains personnages. Âmes d’enfants, qui se présente comme une fiction destinée à illustrer un discours sur la réalité, construit ainsi une situation communicationnelle qui correspond à la fabulation décrite par Roger Odin dans De la fiction (2000, p. 68-69). Ce mode d’énonciation concilie par la même occasion les intentions éducatives du monde de l’éducation populaire et les goûts plus récréatifs du public pour la fiction.

Aussi, le film apparaît-il dans son genre comme une fable sociale. Nous employons à dessein le terme fable parce qu’il est communément usité par les auteurs qui s’intéressent à ce genre de films. Par exemple, François de la Bretèque et Pierre Guibbert ont rassemblé des « historiettes, fables, apologues, paraboles » sous l’expression générique de « films moralisateurs » selon quatre critères :

Un message « moral » souvent explicitement formulé à un niveau quelconque du texte — titre ou intertitre — et, en tout cas, inscrit comme finalité du récit ; un destinataire désigné, qui peut être l’enfant ou le « peuple » ; une fiction « laïque » s’adressant à tous les publics ; une narration brève, ce qui exclut les formes longues tel le feuilleton ou le serial, qui, à la fin des années dix, ont pris le relais de notre objet d’étude

Bretèque et Guibbert 1995, p. 223-225

Âmes d’enfants est certes beaucoup plus long, mais la première partie du film, où l’on établit une comparaison morale entre les comportements de deux ouvriers, forme un récit complet et répond à tous les critères des « films moralisateurs ». François de la Bretèque et Pierre Guibbert distinguent aussi différents genres dans lesquels ce moralisme peut s’inscrire : le genre comique, les féeries et les contes, les scènes dramatiques et réalistes, et les tableaux d’histoire. Âmes d’enfants appartient quant à lui à la veine dramatique et réaliste, non exempte d’effets comiques, héritée directement des films de Ferdinand Zecca, que nous pouvons considérer, dans le champ du cinéma réaliste social, comme le précurseur de Jean Benoit-Lévy.

À la fois pour sa thématique et son scénario, il est également possible d’étudier la première partie du film en la comparant aux films de propagande anti-alcoolique qui ont été produits en France au début du xxe siècle chez Pathé [12]. En effet, tout comme Les victimes de l’alcoolisme, Âmes d’enfants reprend la représentation outrancière de l’alcoolique violent de même que le scénario de la déchéance due à l’alcoolisme qui entraîne la décrépitude du foyer. Toutefois, le film échappe partiellement à l’habituelle description d’une famille qui sombre par atavisme. En effet, Mimile témoigne d’une exceptionnelle résistance au mauvais exemple de son père, ce qui le distingue des positions victimaires de sa soeur Zélie, qui se prostitue, et du petit Charlot, qui souffre de tuberculose. Aussi, le scénario du film, parce qu’il hésite entre les deux types d’histoires les plus courants dans cette veine, la descente aux enfers et la sortie héroïque, et propose une fin optimiste, tranche-t-il avec les films de Ferdinand Zecca.

La parabole du solidarisme : une leçon édifiante pour la petite bourgeoisie

Si Âmes d’enfants apparaît dans un premier temps comme un film facile à interpréter selon les consignes de lecture propres à la fable sociale du cinéma des premiers temps, le film dépasse le cadre de cette matrice générique pour véhiculer un discours social complexe, selon un mode de lecture comparable à celui d’une parabole. Ainsi le film ne se résout-il pas à prescrire des normes, mais présente un caractère spéculatif et propose au spectateur un jeu d’interprétation dans le domaine de l’implicite. Cette latence du discours est probablement causée par la présence dans le film d’autres catégories sociales que celle des ouvriers d’usine. En effet, le film met en scène une visiteuse sociale et un contremaître, qui peuvent représenter, par association, l’État et le patronat. Tandis que dans la première partie du film le discours vise à modifier l’image que peut avoir le public de la praxis ouvrière, la seconde partie s’intéresse à la relation que les instances dirigeantes entretiennent avec les familles ouvrières. Dans cette perspective, le rapport de classes n’est vu ni selon une mythologie populiste révolutionnaire [13], ni selon une mythologie élitiste réactionnaire [14], mais selon la doctrine solidariste, qui prône le progrès social par l’implication de toutes les classes sociales dans la construction d’une société plus juste. Cette idéologie comporte néanmoins une part de conservatisme. En effet, la hiérarchie sociale n’est pas remise en cause, de même que les relations industrielles ne sont pas explicitées dans leurs rapports de force. Cette absence d’explicitation est une condition nécessaire à la mise en place d’un modèle de concorde sociale qui atténue le conflit pour mettre en évidence ce qui peut fonder la communauté, en l’occurrence la croyance dans une valeur commune, le travail.

Le passage de la première partie, qui valorise la famille Valereux, à la seconde partie, qui réconcilie les familles Berliet et Dalloz, est ainsi symptomatique du basculement d’un modèle de société fondé sur la croyance en Dieu vers un modèle de concorde sociale fondé sur la croyance dans le travail. Selon une conception tolérante de la laïcité, le film ne nie pas l’existence de la religion, mais en limite la portée. Le comportement vertueux de la famille Valereux, qui ne manque pas de fêter la Sainte-Simone, peut trouver sa source dans sa religiosité. De même, la déchéance des Berliet est représentée comme un calvaire (surimpression d’une croix sur le taudis). Cependant, les trajectoires des deux familles ne trouvent pas la même issue. Pour les Valereux, la bonne tenue de la maison est payée de retour par une prime d’honneur de mille francs. En revanche, le martyre social des Berliet trouve sa solution dans le retour au travail du père. Plus exactement, le mode de traitement de la misère sociale de cette famille est mis en délibération. Ainsi, à la fin du film, Mimile refuse-t-il la récompense pécuniaire offerte par le contremaître Dalloz et réclame du travail pour son père. Ce retournement dans les motivations de l’adolescent présente un caractère spéculatif fort quant aux valeurs qui doivent animer la société. Dans cette séquence, le trait d’union entre les classes sociales est constitué par le travail (et par le sang).

La symbolique de la ronde, de la marelle et de la loterie

Plaidant pour l’entente entre les classes sociales, Âmes d’enfants laisse néanmoins affleurer à plusieurs moments des signes de tension. Les jeux auxquels s’adonnent les enfants occupent une fonction symbolique en ce qu’ils permettent d’évoquer la peur des violences ouvrières, soit sur le mode du conflit social (les enfants d’abord indifférenciés dans la ronde subissent une première différenciation sociale dans le jeu de marelle), soit sur le mode de la mixité sexuelle (les enfants d’abord asexués deviennent des adolescents). Dans cette perspective, la séquence de la fête foraine, où les jeunes gens jouent à la loterie, occupe une place importante.

Tout d’abord, le récit subit une rupture spatio-temporelle forte : un intertitre signale que le temps a passé et le film nous transporte hors de la cité-jardin dans une fête foraine. Ensuite, cette séquence occupe une position particulière dans le déroulement du film. C’est en effet un moment charnière entre la première et la deuxième partie, puisque, à l’issue de la séquence, la fête est gâchée par la réception d’une lettre qui intime l’ordre de quitter la cité-jardin à la famille Berliet. Cette séquence tranche enfin avec l’ensemble du film en ce qu’elle se présente comme un divertissement. Tandis que les actions des personnages pouvaient jusque-là être appréhendées dans leur dimension sociale, cette séquence semble résister à une interprétation allégorique et prend inopinément une tonalité comique. À la fois dans ses thématiques et dans son traitement, la fête foraine fait ainsi figure d’intermède isolé à l’intérieur du film et présente par là même un caractère énigmatique. À ce titre, elle se présente, selon la tradition des études sur la parabole, comme un tertium comparationis, c’est-à-dire comme une séquence-clef, dont l’interprétation doit ouvrir une piste de lecture qui permette d’appréhender l’ensemble du film selon une nouvelle cohérence.

On notera d’abord que Mimile et Sosthène rivalisent à propos de Simone. Plus exactement, ils se battent pour sa natte, dont la connotation sexuelle est évidente. Cette représentation de la mixité sexuelle présente au surplus un caractère social, puisque Mimile est fils d’ouvrier et que Sosthène est fils de contremaître. Cette dimension sociale est également renforcée par le lieu même de la bagarre, la fête foraine, qui constitue traditionnellement un espace de mixité.

Cette évocation d’une mixité sexuelle et sociale conflictuelle offre un double intérêt. Elle permet tout d’abord de représenter le rapport de force sur le mode adouci de la rivalité amoureuse. Néanmoins, cet euphémisme social désigne également un problème on ne peut plus sérieux concernant à la fois le propos du film et son contexte social : la proximité, dans le centre des villes industrielles, des résidences bourgeoises et des bas-fonds envahis par les ouvriers.

Pour la petite bourgeoisie, cette proximité n’est certes pas vécue comme une forme heureuse de mixité sociale, mais plutôt comme un danger pour l’ordre social. Dans la séquence qui nous occupe, le caractère menaçant des classes laborieuses est représenté par le fait qu’à l’issue du combat entre Mimile et Sosthène, figuration burlesque de la lutte des classes, les deux familles ouvrières, pour la première fois indifférenciées, sont réunies autour de la dinde gagnée à la loterie et fêtent de manière ambiguë aussi bien la victoire de Mimile sur la chance que son fait d’armes héroïque contre un fils de contremaître. Ici la dinde, Sosthène Dalloz et les élites ne font qu’un pour offrir une victime rituelle à la tribu ouvrière.

Cette hypothèse d’une mixité sociale résolue dans le conflit et la séparation est placée sous le signe de la loterie. L’intervention d’un hasard bienveillant à l’égard de Mimile trouve son pendant malveillant lors de l’accident de Sosthène causé par une piqûre d’abeille, dans laquelle il est possible de déceler une autre connotation sexuelle. La piqûre d’abeille peut en effet symboliser l’irruption accidentelle de la sexualité de Sosthène dans l’ordre social de sa famille. Dans son principe exogamique, la sexualité présente ici un caractère chaotique assimilable au jeu de la loterie. Cette loterie sexuelle et sociale, en tant qu’elle produirait instantanément un renversement, serait à proprement parler une catastrophe [15].

Après les jeux de ronde (l’égalité) et de marelle (la distinction), qui se répondent de manière symétrique en matière de hiérarchie sociale, la loterie (la catastrophe) propose un troisième modèle social, asymétrique celui-là, qui parasite l’ensemble. L’hypothèse du chaos étant inacceptable, la parabole appelle dès lors un quatrième terme qui permette de trouver un nouvel équilibre. Sans doute un modèle social qui accepte la distinction (la marelle) tout en préservant une visée égalitaire (la ronde) et qui demeure soumis à la morale (celle du bon père de famille) est-il conforme au principe de l’ascension au mérite qui a cours sous la Troisième République. Mais ce modèle est contesté par l’intrusion d’un troisième terme (la loterie) qui conduit à une aporie en ce qu’il nie l’échange entre classes sociales (la séparation tribale), permet un renversement de la hiérarchie sociale non soumis aux valeurs (le hasard) et rend impossible toute évolution par la négation de la durée (l’instantanéité du résultat). Par un raisonnement a contrario, nous pouvons ainsi concevoir un quatrième terme, qui constitue finalement le modèle harmonieux prôné par le film, celui d’un échange entre classes sociales à la fois réciproque, moral et différé dans le temps, ce qui correspondrait aux caractéristiques de l’échange de dons.

Le don comme modèle régulateur du jeu social

L’hypothèse évoquée plus haut est confirmée par le dénouement du film. Dans un premier temps, Mimile, adoptant la logique du « donnant, donnant », a l’intention de donner son sang afin de récolter l’argent nécessaire aux soins de son frère. Cette transaction, où la transfusion sanguine occasionnerait une contrepartie financière, constituerait cependant une forme de marchandisation du corps (Zélie ne se résout-elle pas quant à elle à se prostituer pour sauver Charlot ?). Du reste, compte tenu du fait que le contremaître Dalloz est le supérieur hiérarchique du père de Mimile, l’échange présenterait un caractère nécessairement abusif. La morale est finalement respectée, puisque, après l’opération, Mimile refuse l’argent du contremaître et préfère demander la réintégration de son père à l’usine. Ici, l’échange marchand (le sang contre de l’argent) est repoussé au profit d’une économie de biens symboliques (la vie contre le travail).

Selon Pierre Bourdieu (1994, p. 179), l’échange de biens symboliques se distingue de la transaction marchande par son caractère indirect et notamment par l’instauration d’une durée : « Tout se passe donc comme si l’intervalle de temps, qui distingue l’échange de dons du donnant-donnant, était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour, et celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le don initial. » Aussi, dans Âmes d’enfants, le donateur ne bénéficie-t-il pas personnellement d’une récompense, mais sa famille reçoit ultérieurement une aide indirecte du père du donataire. Le mode de rapports entre classes sociales prôné par le film se conforme ainsi à l’économie des biens symboliques, dont l’échange de dons constitue le paradigme.

Par la même occasion, le discours du film s’écarte d’une conception matérialiste de la lutte des classes pour proposer un modèle fondé sur l’entraide et la fraternité, c’est-à-dire sur un principe partiellement compatible avec le socialisme réformé français, complètement conforme au solidarisme de la gauche radicale et qui n’est pas incompatible avec le modèle caritatif du centre droit. De même que Sosthène, le fils, a besoin d’une transfusion sanguine, la perte du travail du père Berliet met toute sa famille dans un besoin vital d’argent non seulement pour la nourriture, mais pour les soins du petit Charlot. Tandis que cette situation pourrait se résoudre dans la violence physique (la bagarre entre les deux fils), le délit (le vol commis par le père Berliet) ou encore la marchandisation des corps (la prostitution de Zélie, la vente du sang de Mimile), elle finit par trouver une solution dans un échange pacifique entre classes sociales.

Aussi, le discours du film, qui prône la concorde sociale, ne s’adresse-t-il pas seulement aux ouvriers, mais s’ouvre à un autre public. La dernière partie du film, qui ne vise plus à régler le comportement des ouvriers, mais tend plutôt à mettre en valeur l’attitude bienveillante de la bourgeoisie à l’égard de ceux-ci, pourrait constituer un appel aux dons d’éventuels bienfaiteurs [16]. Si le titre du film peut s’expliquer par le fait que le spectateur partage les pensées des enfants (par exemple, lors des rêves du petit Charlot), s’il participe par ailleurs à l’élaboration d’un discours sur la solidarité entre classes sociales (l’âme d’un enfant serait préservée des distinctions sociales), il peut de surcroît être entendu comme un appel à la générosité de donateurs potentiels qui seraient invités à retrouver leur âme d’enfant.

L’enfance comme lieu utopique libéré des différenciations sociales

La notion de temps différé, condition fondamentale dans le rituel du don et du contre-don, est amenée par les récits du rêve et du cauchemar du petit Charlot. Ces deux récits, parce qu’ils permettent de porter un jugement moral sur l’action principale, invitent le spectateur à lire le film comme une parabole. Le premier « récit-parabole », où Charlot projette dans son imaginaire une cité future représentée par une ronde d’enfants autour d’une fleur géante, présente un caractère prospectif, puisque les deux familles n’ont toujours pas déménagé dans la cité-jardin. Le second « récit-parabole », qui montre la surimpression d’une fleur sur l’image du taudis, des enfants jouant à la marelle et la surimpression d’une croix sur le taudis, réinvestit le rêve originel en lui conférant une dimension nostalgique par le contraste entre la situation réelle vécue (la famille expulsée de la cité-jardin se retrouve dans un taudis) et la situation imaginaire précédemment anticipée et désormais rappelée sur le mode de la plainte. Cette nostalgie d’un futur rêvé, construction paradoxale d’un temps anhistorique, est propre au temps utopique, tel que Joseph Gabel le définit (2004, p. 4130) : « le temps utopique est un temps déstructuré, dégradé, comportant des hiatus, des bifurcations (le temps du jeu utopique, avec ses possibles latéraux, est par définition un temps bifurqué) ».

Aussi, le motif de la fleur géante, qui appartient dans un premier temps à l’univers du film et précisément, sous le mode du rêve, à l’univers mental d’un personnage, est-il repris dans un second temps par les instances énonciatrices du film. Le cauchemar de Charlot prend ainsi une valeur de commentaire. Dès lors, la ronde d’enfants autour d’une fleur géante n’a plus seulement une valeur subjective, mais représente un rêve collectif, une utopie sociale.

Dans cette perspective, la symbolique du jeu permet d’opposer une société idéale et égalitaire à la fois anticipée et rappelée avec nostalgie (la ronde) à la société contemporaine, qui souffre des distinctions sociales (la marelle). Le rêve de l’enfant permet ainsi de construire un temps préservé de la société, qui se décline en un temps passé (la nostalgie) et futur (l’espoir). Aussi, le film présente-t-il une nouvelle version « sanitaire » et sociale de la société selon Rousseau : l’homme à l’état de nature tombe en enfer au contact de la société et sous l’effet de l’alcoolisme, de la syphilis (la prostitution) et de la tuberculose (le taudis). Le thème de l’enfance, comme lieu d’un état de nature non corrompu par la société, compris subjectivement comme un passé idyllique et promettant objectivement un horizon radieux, permet ainsi de justifier un nouveau droit naturel, celui de se loger.

En définitive, la parabole d’Âmes d’enfants atténue les aspects les plus conflictuels de la crise du logement pour proposer un modèle consensuel de mixité sociale. Elle projette par la même occasion l’image d’une cité protégée des fléaux sociaux, où l’idée de progrès social s’appuie sur le mythe d’un âge d’or. C’est pourquoi dans son genre (la parabole) comme dans ses thématiques (l’entente des ouvriers et des bourgeois autour de la valeur du travail ; la construction d’un temps anhistorique ; l’enfance comme lieu de l’indifférenciation sociale), Âmes d’enfants propose une nouvelle version cinématographique de l’utopie de la cité-jardin, telle qu’elle a été revisitée par les radicaux et les socialistes en France dans l’entre-deux-guerres.