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L’identité de ce dossier tient à la fois à son objet — le genre cinématographique, les cinémas de genre, les ensembles et les étiquettes génériques qui en dessinent les contours — et à son choix méthodologique interprétatif — les gender studies, l’approche « genrée » des genres filmiques, tant sur le plan des représentations qu’ils proposent que de leur(s) réception(s). En effet, à cause de son fort impact auprès du public, par son appartenance à la culture de masse, parce qu’il s’inscrit dans une logique de catégorisation sexuée et parce qu’il repose sur des effets de répétition et de variation, le genre est un puissant vecteur de la construction des identités et des rapports sociaux de sexe, terme que nous préférerons ici à « identités et rapports de genre » par souci de clarté, pour lever toute ambiguïté liée à l’homonymie des deux notions dans la langue française. Qu’on le considère comme un espace symbolique et ambivalent où s’expriment de manière codifiée les conflits et les tensions socioculturelles ou, au contraire, comme un espace où sont réitérées les relations traditionnelles de domination, le genre est le creuset de représentations récurrentes qui travaillent à reproduire, modifier ou renouveler les normes sexuées.

L’étude des genres cinématographiques comme lieux spécifiques de construction des identités et des rapports de sexe est une des composantes importantes des études cinématographiques anglo-américaines depuis une trentaine d’années : en réaction à la politique des auteurs formulée d’abord en France dans les années 1950 par les Cahiers du cinéma, puis exportée aux États-Unis par Andrew Sarris sous le terme d’auteurism, les chercheurs anglo-saxons ont commencé dès les années 1970 à s’intéresser aux genres cinématographiques, dans leurs dimensions socioculturelles, idéologiques et historiques ; dans le courant des années 1980, et plus encore dans les années 1990, la réflexion sur les genres se diversifie et donne lieu notamment à de nombreuses relectures des genres hollywoodiens au prisme des gender studies : citons, parmi cette floraison de travaux novateurs, deux d’E. Ann Kaplan (1978) et Frank Krutnik (1991) pour le film noir, de Mary Ann Doane (1987) et Christine Gledhill (1987) pour le woman’s film, de Robert Lang pour le mélodrame (1989 et 2008), de Linda Williams (1989) pour le film pornographique, de Carol J. Clover pour le slasher (1992), d’Yvonne Tasker (1993) pour le film d’action, etc.

La situation est totalement différente dans la recherche française, où l’ignorance des théories, approches et analyses développées par les gender studies (sinon leur rejet) s’ajoute au peu de légitimité du cinéma de genre dans le champ universitaire : à la domination des approches esthétiques, qui valorisent la dimension artistique et formelle des oeuvres au détriment de leur dimension socioculturelle, s’ajoute en effet la prégnance du modèle de lecture cinéphilique, qui privilégie la singularité créatrice de l’artiste, et ne s’intéresse souvent aux films de genre que pour les détacher de leur ancrage générique sous prétexte qu’ils en transcenderaient les formules convenues. Enfin, si la sociologie et l’histoire culturelle ont indéniablement permis le développement de l’analyse des représentations filmiques et des pratiques sociales et culturelles de production et de réception, force est pourtant de constater que ces deux approches se concentrent davantage sur les dimensions sociales et politiques, au sens traditionnel du terme, que sur la dimension genrée des films.

Nous avons commencé à explorer d’un point de vue théorique, socioculturel et historique la dimension genrée des genres, en particulier en ce qui concerne le cinéma français classique (Burch et Sellier 1996 ; Moine 2005 ; Moine et Beylot 2009), et le présent numéro de Cinémas a l’ambition de permettre à d’autres chercheurs et chercheuses, jeunes et au talent confirmé, de se mesurer à leur tour à la productivité des approches gender dans l’étude de corpus génériques : qu’est-ce que les gender studies ajoutent à la compréhension des genres ? Que permettent-elles de voir et de comprendre du genre qu’on ne voit pas autrement ? Et, à l’inverse, comment l’étude des formules génériques, qui organisent, chacune selon un mode distinctif, les rôles masculins ou féminins, permet-elle de saisir des récurrences, des innovations ou des ruptures dans la construction des identités sexuées ? Ce qui fait l’unité de ce numéro, c’est donc de rassembler diverses tentatives d’appropriation de l’approche genrée des genres : toutes prennent en compte les acquis théoriques et méthodologiques anglo-américains, elles sont souvent construites et expérimentées au regard du cinéma hollywoodien, mais elles s’exercent sur des genres différents et des cinématographies différentes. La variété des articles permet ainsi d’explorer de manière inédite des corpus et des contextes socioculturels français et européens, sans ignorer les genres hollywoodiens.

Deux articles portent sur le cinéma français, l’un sur la rencontre entre un genre et une star (les comédies « de » Brigitte Bardot), l’autre sur la féminisation du cinéma policier français des années 1970-1980. Pour le cinéma hollywoodien, nous proposons deux textes portant sur des genres contemporains (le woman’s horror film et le film catastrophe), le cinéma classique ayant déjà fait l’objet d’investigations plus fouillées dans la littérature anglophone. Les deux derniers articles sont consacrés à des questions d’interprétation et de réception : le premier texte propose une comparaison entre fictions patrimoniales anglo-américaines et françaises quant à la place des corps genrés dans ce genre contemporain ; le deuxième traite de la réception féminine du mélodrame italien dans la France des années 1950.

Ginette Vincendeau explore la rencontre exceptionnelle entre une star féminine (Brigitte Bardot) et un genre, la comédie, qui, en France, repose quasi exclusivement sur des épaules masculines, dans les années 1950 comme aujourd’hui. À partir de la notion de unruly woman (femme indocile) élaborée par Kathleen Rowe (1995), Vincendeau montre la charge transgressive et les ambivalences de la figure de la « blonde idiote » construite dans les comédies « de » Bardot, qui représentent la plupart des succès populaires de la star.

Gwénaëlle Le Gras examine l’émergence de figures centrales d’enquêtrice dans le cinéma policier français des années 1970-1980, comme une tentative de prendre en compte les évolutions sociales (émancipation des femmes, libération sexuelle) de la période visée, dans un genre masculin dominé durant la même période par des figures de stars « viriles », pour ne pas dire machistes (Belmondo, Delon). Mais l’analyse de deux films représentatifs de ce sous-genre (La femme flic, Vivement dimanche) montre que la féminisation de rôles traditionnellement masculins s’accompagne de traits (victimisation, fétichisme) qui limitent considérablement la portée de cette inversion des rôles.

Pascale Fakhry met en évidence, à travers l’exploration du woman’s horror film américain des années 2000, les étonnantes apories du genre, entre diabolisation de la femme active et condamnation de la femme au foyer : à travers l’analyse de quelques exemples (The Ring, The Others), ce sont les contradictions du « post-féminisme » américain qui apparaissent : tout en laissant supposer qu’ils considèrent comme acquise l’émancipation des femmes, ces films construisent minutieusement un monde cauchemardesque dans lequel les femmes, et surtout les mères, sont transformées en monstres quoi qu’elles fassent.

François-Xavier Molia s’intéresse au renouveau des films catastrophe dans les années 1990 et constate qu’il coïncide avec l’émergence de personnages féminins forts dans un genre dédié, dans les années 1970, à l’apologie de l’héroïsme masculin. Même si cet aspect n’a pas disparu, le succès de films comme Titanic s’explique aussi par la capacité du genre à attirer le public féminin en proposant des points de vue et des figures féminines innovants.

Julianne Pidduck propose d’explorer les tendances nouvelles du film patrimonial français et du heritage film britannique ; ce genre, fortement arrimé à des enjeux d’identité nationale, s’est développé dans les deux pays depuis les années 1980, mais s’est vu accusé de conservatisme en Grande-Bretagne et d’académisme en France ; pourtant, dans les années 1990-2000, des films salués par la critique (Elisabeth, L’amant de lady Chatterley) reconfigurent le genre des deux côtés de la Manche en privilégiant l’expression des corps (féminins) désirants sur un mode postmoderne, aux dépens du déploiement muséal des décors et des costumes.

Jean-Marc Leveratto explore la réception féminine d’un genre populaire dans la France des années 1950, le mélodrame italien, en utilisant comme sources à la fois les taux de fréquentation des salles de cinéma présentant ces mélodrames dans une ville ouvrière de l’Est de la France (Longwy), le courrier des lecteurs des magazines populaires et une étude de cas ethnographique. Il montre que ce genre est le lieu d’une expertise cinéphilique propre aux jeunes filles et jeunes femmes de milieux populaires, mais aussi une « leçon de vie » pour des femmes qui cherchent à s’émanciper d’un modèle patriarcal oppressif.

Ces contributions ont en commun l’attention particulière qu’elles portent aux contextes socioculturels et historiques dans lesquels les films prennent sens. En se focalisant sur l’articulation entre genre et gender, ces textes visent à montrer la productivité de la mise en relation de corpus filmiques importants et cohérents par rapport à des pratiques spectatorielles situées. On y constate que le caractère innovant des films ne réside pas dans un « dépassement » des codifications génériques et des normes genrées, mais dans leur constante reconfiguration. On y constate également que la remise en cause des normes genrées est une des sources majeures de renouvellement des codifications génériques.