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Entre histoire et archéologie, une diagonale mobile

Dire que les histoires de l’art et des images (photographiques, cinématographiques, vidéographiques) ne peuvent s’écrire en dehors de l’histoire paraît une évidence qui s’impose a priori. Du moins, l’histoire d’un art ne paraît pas en mesure d’ignorer complètement l’histoire, ou de le feindre raisonnablement. Cette évidence constitue pourtant le lieu de quelques-unes des questions de méthode qui se posent à l’historien des arts. Encore faut-il s’entendre sur les liens ou sur les écarts à privilégier entre l’histoire et l’histoire d’une forme artistique. Encore faut-il aussi considérer d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un choix impossible, entre l’histoire et l’art, et se dire que dans les deux cas l’un ne sera pas inéluctablement sacrifié aux dépens de l’autre. Ancrer l’art dans l’histoire ne consiste pas à faire de l’oeuvre d’art un document historique, rien de plus, rien de moins. A contrario, il est particulièrement délicat de soutenir que l’art et les oeuvres qu’il produit peuvent s’envisager en les « déracinant » de l’histoire. Pour ce qui concerne les images, qui nous préoccupent plus particulièrement, ce qui importe peut-être parmi quelques itinéraires entre histoire et cinéma, c’est au moins de convenir, à la suite d’Hubert Damisch (2001, p. 21), combien la photographie et le cinéma « secouent » le concept même d’histoire. En conséquence, il ne devrait pas plus s’agir de réduire l’art au rôle de « trace », de « témoin », de « témoignage » ou de « document » de l’histoire que de libérer facticement un art de tout ce qui n’est pas lui-même, pour n’en garder que la « forme artistique ». Ces deux positions — soit ce qui apparaît souvent tel un vis-à-vis de l’esthétique et de l’histoire — continuent de déterminer le sens de l’histoire des arts, et très largement l’histoire du cinéma (puisque c’est elle qui nous intéresse ici au premier chef). C’est sans doute entre ces deux positions extrêmes, toutes les deux hypothétiques, que devrait se situer une ouverture où, pour reprendre Hans Belting (1989, p. 41-42) [1], « la forme artistique est une forme historique » :

[La forme artistique] a été si souvent conditionnée par le genre, le matériau, la technique, et aussi par des contenus et des fonctions, qu’elle ne peut être dégagée de cet écheveau et devenir une « forme pure » où soit déchiffrable cette « histoire interne » de l’art au sein de laquelle « toute forme poursuit son travail de témoin », pour citer Wölfflin. […] [La vieille notion d’un style évoluant sur la voie à sens unique de l’évolution des formes] fait place à l’oeuvre d’art située à la croisée de son destin historique et de son destin individuel. […] De même que l’oeuvre d’art dépend d’autre chose que les autres oeuvres, de même elle témoigne d’autre chose que l’art lui-même. Elle réunit en un point focal les innombrables conditions qu’elle a absorbées et les effets qu’elle a provoqués.

Cette mise au point permet d’envisager une oeuvre artistique en tant que production à la croisée d’autres oeuvres et de « choses » plus ou moins extérieures à l’art lui-même. Belting situe l’oeuvre à mi-chemin entre ses destins historique et individuel, c’est-à-dire que l’histoire d’un art et de ses oeuvres est tout à la fois l’histoire de ses oeuvres seules, de ses oeuvres prises pour elles-mêmes, avec leurs « qualités » propres (entre autres esthétiques), et l’histoire d’un art et de ses oeuvres parmi d’autres oeuvres, parmi d’autres arts, parmi d’autres phénomènes et d’autres histoires — et donc une histoire certainement de large portée et de longue durée. De la sorte, l’oeuvre d’art serait mue par une dynamique où s’entrechoquent des tensions à la fois centripètes et centrifuges, faisant de l’oeuvre d’art le point de départ d’une histoire possible ou celui vers lequel tend l’histoire d’un art, tout à la fois. Un tel modèle a pour souci de rompre avec une histoire univoque, chaque fois singulière, qui ramène tout à l’oeuvre et à son « destin individuel » au coeur d’une histoire des formes, ou qui aborde les oeuvres afin de privilégier au plus tôt le « destin historique » de l’art, bientôt noyé parmi les très nombreux autres faits de l’histoire.

Ce qui prévaut selon cette voie, c’est bien d’envisager une histoire en mouvement, dynamique, et d’observer ce qui travaille cette histoire, qui, comme l’art baroque décrit par Gilles Deleuze (1988) en lisant Leibnitz, se plie, se déplie, se replie sans cesse. C’est dire si une telle histoire revendique sa part de théorie, de spéculation, d’interprétation, d’approximation même — lieu de tension possible entre une histoire qui serait dépositaire de ce qu’elle rapporte « en toute objectivité » et une histoire qui reconnaît qu’elle est une pratique discursive. Ce geste de pensée et d’écriture, au cap toujours incertain, correspond plutôt au travail de l’archéologue, qui est, si on en croit Jacques Aumont (2011, p. 162) [2], « celui qui trouve des documents dont il ne sait a priori que faire, quand l’historien est celui qui cherche des documents dont il a besoin ». À propos de cette distinction, Michel Foucault (1971, p. 56-57) écrivait notamment dans L’ordre du discours :

On met souvent au crédit de l’histoire contemporaine d’avoir levé les privilèges accordés jadis à l’événement singulier et d’avoir fait apparaître les structures de la longue durée. Certes. Je ne suis pas sûr pourtant que le travail des historiens se soit fait précisément dans cette direction. Ou plutôt je ne pense pas qu’il y ait comme une raison inverse entre le repérage de l’événement et l’analyse de la longue durée. Il semble, au contraire, que ce soit en resserrant à l’extrême le grain de l’événement, en poussant le pouvoir de résolution de l’analyse historique jusqu’aux mercuriales, aux actes notariés, aux registres de paroisse, aux archives portuaires suivis année par année, semaine par semaine, qu’on a vu se dessiner au-delà des batailles, des décrets, des dynasties ou des assemblées, des phénomènes massifs à portée séculaire ou pluriséculaire. L’histoire, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, ne se détourne pas des événements ; elle en élargit au contraire sans cesse le champ ; elle en découvre sans cesse des couches nouvelles, plus superficielles ou plus profondes ; elle en isole sans cesse de nouveaux ensembles où ils sont parfois nombreux, denses et interchangeables, parfois rares et décisifs : des variations quasi quotidiennes de prix on va aux inflations séculaires.

Précisément : Gilles Deleuze (1986), en lecteur attentif de Foucault, ne manque pas d’observer ce qui fait le modèle archéologique, où l’histoire serait faite de mouvements entre des faits historiques d’ensembles différents, eux-mêmes sans cesse dépendants des mouvements de faits appartenant à d’autres ensembles (et ainsi de suite). Le parcours archéologique serait cette combinatoire de temporalités diverses et d’espaces multiples, sans que les formations discursives qui constituent l’histoire perdent pour autant leur autonomie. C’est bien là toute la difficulté de cette histoire. C’est en ce sens qu’on peut relire les conclusions que Deleuze (1986, p. 30) tire de l’archéologie de Foucault :

Discursives ou non, les formations, les familles, les multiplicités sont historiques. […] et quand une nouvelle formation apparaît, avec de nouvelles règles et de nouvelles séries, ce n’est jamais d’un coup, en une phrase ou dans une création, mais en « briques », avec des survivances, des décalages, des réactivations d’anciens éléments qui subsistent sous les nouvelles règles. Malgré les isomorphismes et les isotopies, aucune formation n’est le modèle d’une autre. […] Il faut poursuivre les séries, traverser les niveaux, franchir les seuils, ne jamais se contenter de dérouler les phénomènes et les énoncés suivant la dimension horizontale ou verticale, mais former une transversale, une diagonale mobile où doit se mouvoir l’archiviste-archéologue. Un jugement de Boulez sur l’univers raréfié de Webern s’appliquerait à Foucault (et à son style) : « il a créé une nouvelle dimension, que nous pourrions appeler diagonale, sorte de répartition des points, des blocs ou des figures non plus dans le plan, mais bien dans l’espace ».

Du modèle foucaldien décrit par Deleuze, on retiendra donc principalement cette idée — fort stimulante — de diagonale mobile où l’histoire est en quelque sorte une organisation « en briques », en blocs, en mouvements. Au passage, le modèle ne cache pas son souhait de rupture avec une histoire linéaire, où la connaissance historienne se résume trop souvent à un déploiement d’éléments qui se succéderaient en cascade, où l’histoire s’apparente à une narration sans cesse complétée de faits nouveaux — Deleuze préfère parler de la « réactivation d’anciens éléments qui subsistent » ou de « survivances ». Inscrite dans le cadre plus général d’une historiographie, cette représentation d’une histoire comme le résultat de la « réactivation » d’éléments ou de formations discursives permet de postuler une certaine proximité entre l’archéologie foucaldienne et le modèle historique édifié par Fernand Braudel (cité dans Lagny 1994) sur le socle conceptuel de la « multitemporalité [3] ». Voilà pour de possibles filiations ; voilà pour des ouvertures en vue de l’écriture d’une histoire du cinéma où celui-ci (le cinéma) et celle-là (l’histoire du cinéma) seraient sans cesse sous l’effet des mouvements en leur propre sein ou en leurs abords, sous tous ces effets ensemble. Cette idée de « survivance » n’est pas, justement, sans rappeler Walter Benjamin — plus particulièrement celui des Thèses sur le concept d’histoire et du Livre des passages. Car ce qu’engagent les modèles proposés à la réflexion par Benjamin, Foucault et Braudel, c’est bien de convenir des mouvements qui affectent directement de tels ensembles discursifs. Quand des « briques » se meuvent, affectant là plutôt le cinéma, là plutôt l’histoire, l’effet de tels mouvements peut se faire sentir, et affecter l’un ou l’autre de ces ensembles, avec plus ou moins de force, mais jamais « d’un coup », plutôt par décalages, plutôt obliquement (dans l’espace et le temps). Autour d’une certaine idée d’histoire, les filiations sont évidemment possibles, permettant de percevoir quelque familiarité. Toujours discutables, d’aucunes s’imposent plus aisément (Deleuze — Foucault), d’autres peut-être moins (Braudel — Foucault), parfois pour réfuter une possible consécution des uns aux autres (Braudel — Deleuze), entre des penseurs ou des champs prétendument inconciliables (la philosophie, l’esthétique ou la théorie et l’histoire). Maintenant, il y a lieu de se demander comment ces modèles peuvent servir une réflexion théorique sur l’écriture de l’histoire du cinéma.

Même si Foucault a peu parlé des arts et si l’écart entre l’archéologie et l’art paraît n’avoir jamais été comblé, l’art a sans aucun doute sa place dans le modèle archéologique. Ainsi, la photographie et le cinéma s’inscrivent sans difficulté dans sa réflexion consacrée aux liens entre voir et pouvoir, entre voir et savoir. Sous la forme d’un précepte, la principale leçon, qui vaudrait d’être placée en exergue de toute recherche en histoire et en esthétique du cinéma, tient en une phrase d’apparence anodine ou paradoxale, comme souvent chez Foucault, mais qui constitue in fine un principe heuristique, c’est-à-dire ici un art d’inventer l’histoire et la théorie : « Il s’agit d’opérer un décentrement qui ne laisse de privilège à aucun centre » (Foucault 1969, p. 268) C’est dire si l’archéologie foucaldienne peut tenir une place cardinale dans la réflexion sur l’art, et donc sur le cinéma, tant du côté de l’histoire que de celui de la théorie, conciliant notamment des approches diachroniques ou synchroniques, envisagées ensemble, en mouvement. Ce modèle d’une histoire générale a certainement soulevé quelques-unes des trappes auxquelles l’historien doit prendre garde, y compris dans les choix qu’il porte dans l’étude des documents (Paul Veyne [1979] y est largement revenu). Cette histoire générale n’est pourtant pas une méthode générale qu’il suffirait d’adapter selon les circonstances — dans le cadre des histoires de l’art, de la photographie ou du cinéma, qui ont a priori concerné Foucault de très loin [4].

Archéologie et art

Arrivé au terme de L’archéologie du savoir, Foucault (1969, p. 251) s’interroge : « Une question demeure en suspens : pourrait-on concevoir une analyse archéologique qui ferait bien apparaître la régularité d’un savoir mais ne se proposerait pas de l’analyser en direction des figures épistémologiques et des sciences ? » Au gré de ses premières conclusions, Foucault s’ouvre à une archéologie des arts. Une telle percée ne surprend pas complètement quand on sait l’intérêt du philosophe pour la peinture notamment. L’art, Foucault y revient régulièrement, parfois incidemment. Et Foucault va au cinéma [5] ! Les détours de Foucault par l’art sont autant d’ouvertures à la réflexion théorique et historienne (comme l’a écrit Daniel Arasse [2004]), jouant le rôle de passeur entre la philosophie et l’histoire que d’aucuns virent en lui. Vers la fin de L’archéologie du savoir, le philosophe considère qu’une « orientation possible [est de] montrer, qu’au moins dans une de ses dimensions, elle [la peinture] est une pratique discursive qui prend corps dans des techniques et des effets, […] [qu’]elle est toute traversée — et indépendamment des connaissances scientifiques et des thèmes philosophiques — par la positivité des savoirs » (Foucault 1969, p. 253). Le colloque de Cerisy de juin 2001, Michel Foucault, la littérature et les arts, a permis de prendre la mesure de ces rapprochements entre l’archéologie et les arts, et les chemins possiblement empruntés par une archéologie qui s’occuperait prioritairement des arts [6]. Le colloque n’avait certainement pas pour ambition de démontrer qu’une telle archéologie des arts eut jamais abouti (encore eût-il fallu que Foucault souhaitât s’en charger). Plutôt que de postuler à tout prix la réalité d’une telle archéologie des arts ou d’en déceler les traces à travers son oeuvre, il est sans doute opportun de se demander dans la foulée d’Arasse comment exploiter l’archéologie dans le domaine des arts visuels et du cinéma en particulier. S’il se révèle « finalement que l’archéologie est le nom donné à une certaine part de la conjoncture théorique » (Foucault 1969, p. 271) qui fut celle des années 1960 et 1970, Foucault envisage bien d’autres archéologies [7]. Sur les traces d’une possible archéologie des arts visuels dans les écrits de Foucault, Stefano Catucci (2004) postule la mise en oeuvre d’une « pensée picturale » chez le philosophe. Cette proposition ne signifie en aucune façon que l’archéologie doit être envisagée comme une grille de lecture qui s’adapte aux objets qu’elle rencontre. Catucci et d’autres intervenants de Cerisy ont convenu du rapport assez paradoxal de Foucault aux arts — qui, faut-il encore y insister, s’y est intéressé parfois de très près sans pour autant s’y consacrer prioritairement. Catucci revient notamment sur quelques-unes de ses interventions à propos du travail d’un artiste ou d’écrits sur l’art. Passionné d’art et évidemment conscient qu’une pratique comme la peinture participe d’un discours, Foucault (1975) a souhaité marquer une certaine distance, confessant notamment « n’avoir aucun rapport tactique ou stratégique avec la peinture ». Au-delà de cet aveu, qui laisse le philosophe libre de toute obligation et de tout « devoir » à l’égard de la peinture, il n’en conçoit pas moins de possibles archéologies des arts visuels. Non sans s’autoriser quelques avancées, il semble néanmoins laisser cette tâche aux soins des historiens de l’art. Cette hypothétique « archéologie des arts (visuels) » n’est sans doute pas ce que vise Foucault. Ses détours par la peinture sont certainement symptomatiques du trajet qu’il compte toujours effectuer, en l’occurrence « passer » par l’art pour en revenir à une histoire générale ou à une archéologie du savoir. Sa réflexion ne l’a jamais conduit vers une quelconque « archéologie du particulier ».

Comme la philosophie de Deleuze, l’archéologie de Foucault ne souhaite certainement pas s’imposer comme une méthode générale en vue d’une hypothétique théorie des arts ou du cinéma. Surtout, Foucault tente « de faire parler cet “art de penser”, [sans vouloir] lui “donner la parole”, [sans chercher à] traduire les faits de peinture dans un ensemble d’énoncés linguistiques » (Catucci 2004, p. 132) [8]. Dans « Les mots et les images », une chronique consacrée à Erwin Panofsky, Foucault (1967) marque son adhésion au programme de l’iconologie qui refuse de « restaurer la parole là où elle s’était dépouillée de ses mots ». Voilà sans doute un des probables points de rencontre entre l’iconologie de Panofsky et l’archéologie de Foucault : affirmer une part de l’autonomie de l’Image et ne pas subordonner l’Image à l’Écrit, dire qu’aucune formation discursive n’est le modèle d’une autre, afin de mieux observer l’image à la fois dans sa singularité et dans la complexité de ses rapports avec d’autres formations. C’est ainsi qu’il faut entendre le commentaire de Foucault (1967, p. 49-50) [9], qui emploie un terme repris par Deleuze, lorsqu’il caractérise les démarches archéologique et iconologique par leur isomorphisme : « Panofsky lève le privilège du discours. Non pour revendiquer l’autonomie de l’univers plastique, mais pour décrire la complexité de leurs rapports : entrecroisement, isomorphisme, transformation, traduction, bref, tout ce feston du visible et du dicible qui caractérise une culture en un moment de son histoire. » Cette « structure isomorphe », sans doute pour partie commune aux travaux de Foucault, Deleuze et Panofsky, permet peut-être de tirer une leçon essentielle sur l’étude « du » cinéma et de sa position cardinale entre médias et médiums culturels, entre mass media et arts, pris ainsi au croisement d’histoires multiples. Ces rapprochements sont les premières ouvertures vers des « archéologies qui se développeraient dans des directions différentes » (Foucault 1969, p. 252) et des analyses archéologiques qui feraient « bien apparaître la régularité d’un savoir mais ne se proposeraient pas de l’analyser en direction des figures épistémologiques et des sciences » (Foucault 1969, p. 251).

Dans cette foulée, comment ne pas songer un court instant à une « autre archéologie », et plus précisément à « l’archéologie de la modernité » à laquelle pense ouvertement Walter Benjamin dans les années 1930 ? Michel Foucault avait-il lu Walter Benjamin ? La question peut paraître incongrue. Pourtant, il n’est pas de texte, de commentaire ni même d’interview où Foucault aborde sérieusement les écrits de Benjamin. Surtout, il n’est fait nulle part mention de cette « archéologie de la modernité » ou d’une éventuelle filiation entre l’archéologie de l’un et celle de l’autre. Une certitude par contre : quand Foucault s’interroge sur la possibilité d’autres archéologies, il ne se réfère jamais aux écrits de son illustre prédécesseur allemand. Il est difficilement imaginable que Foucault ait complètement ignoré Benjamin. Ce qui est sûr, c’est que les études benjaminiennes ont réellement connu leur essor peu après le décès de Foucault. Les traductions françaises de certains de ses textes majeurs attendront la fin des années 1980 avant d’être publiées — dont Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, en 1989. Trop tard ? À propos de l’archéologie, terreau conceptuel commun aux deux philosophes, on peut retenir ce que Marc Sagnol a relevé des acceptions pourtant assez distinctes du même terme. Benjamin et Foucault précisent tous deux les contours d’une approche archéologique (une archéologie de la modernité et une archéologie du savoir), et les mouvements qu’elle génère impérativement à sa suite [10]. Si Foucault entend d’abord se concentrer sur la description de discours, d’archives et de formations discursives, Benjamin (cité dans Sagnol 1983, p. 48) entreprend un véritable travail de fouille en vue de l’exhumation d’événements et de souvenirs enfouis, écrivant un texte programmatique au titre particulièrement évocateur quant aux ambitions d’une archéologie de la modernité, « Exhumer et se souvenir » :

La mémoire n’est pas un instrument, mais un médium pour la connaissance du passé. C’est le médium du vécu, comme la terre est le médium dans lequel les villes antiques sont ensevelies. Quiconque cherche à approcher son passé englouti doit se comporter comme un homme qui creuse.

Au-delà des correspondances ou des divergences entre ces deux formes particulières d’archéologie — des écarts qu’il n’y a pas lieu d’évaluer en ces pages —, la possibilité de ces « autres archéologies » attendues par Foucault est établie du fait même des projets respectifs des deux philosophes. Surtout, ces deux expériences intellectuelles permettent de dire qu’il n’y aurait pas un (et un seul) « modèle archéologique » — prioritairement fondé sur un objet, sur une idéologie, sur l’archive ou encore sur une méthode iconologique, etc. Plutôt que de se perdre dans des comparaisons de programmes ou des évaluations « qualitatives » entre deux formes possibles d’archéologie, mieux vaut sans doute les aborder en considérant, à l’instar de Marc Sagnol (2003, p. 10) [11], « que des formes de pensée apparaissent parfois indépendamment les unes des autres mais dans des relations d’affinités électives ». Ce qui prévaut dans les deux cas — au-delà d’une plus ou moins forte proximité — c’est bien que l’idée même d’archéologie se fonde en priorité sur une double rupture, épistémologique et conceptuelle, particulièrement stimulante et incontournable lorsqu’il s’agit de s’intéresser à des questions d’écriture de l’histoire ou de l’histoire d’un art [12]. Ainsi, la mémoire et l’art tiennent ensemble un rôle cardinal dans la réflexion de Benjamin. De son côté, Foucault (1969) se défend d’être aspiré par un quelconque souffle mémoriel. Dans L’archéologie du savoir, il tranche dans le vif, sans guère d’ambiguïté, à propos de la mémoire. La mémoire ne retient pas son attention : « Si la philosophie est mémoire ou retour de l’origine, ce que je fais ne peut, en aucun cas, être considéré comme philosophie ; et si l’histoire de la pensée consiste à redonner vie à des figures à demi effacées, ce que je fais n’est pas non plus histoire » (p. 268). Sans doute la mémoire constitue-t-elle un des écarts entre les archéologies ? Ce qui distingue autant Foucault et Benjamin, c’est la plus grande familiarité du philosophe allemand avec l’art des xixe et xxe siècles. Quand Foucault préfère laisser l’art entre les mains de ses spécialistes (comme Panofsky pour la peinture), Benjamin jamais ne disjoint l’archéologie et l’art. Plus encore, sa familiarité avec la photographie et le cinéma ne souffre aucune contestation. Ces formes d’images sont absolument centrales dans l’oeuvre de Benjamin, y compris dans le processus d’écriture, qui y revient presque toujours, de la même façon qu’il ne quitte jamais le champ de l’art : Kafka, le Baroque, etc. L’art, c’est le « Temps actuel ». L’art, c’est aussi la mémoire au présent, un passé exhumé ; l’art et la mémoire ne sont pas deux instruments mais deux « médiums pour la connaissance du passé ». Lorsqu’il refuse à « l’Autrefois » d’être le point ou l’idée fixe de l’histoire pour l’engager à « devenir renversement dialectique » (Benjamin 1989, p. 405-406), Benjamin suggère des mouvements entre l’Autrefois et l’À-présent. Le « ressouvenir », c’est l’actualisation d’un souvenir, et la réminiscence du passé, le retour de l’Autrefois au présent. À mi-chemin entre le produit d’une mémoire volontaire et l’effet d’une mémoire implicite, le ressouvenir est d’abord ce qui revient à la mémoire. Autant écrire que si, là, une idée d’histoire change peut-être, le développement de l’idée de mémoire n’y est certainement pas étranger. Tissant des liens forts entre passé et présent, entre une conscience et une « in-conscience » du passé dans le présent, le ressouvenir est l’expression même d’un mouvement incessant, où la mémoire dynamise l’histoire.

Séries culturelles, « séries de séries » et tableaux

Une fois établie la jonction entre ces deux pratiques de l’archéologie, en convenant des écarts entre elles, il vaut sans doute de les penser au regard de la théorie en histoire du cinéma. Le modèle benjaminien est largement pensé sur un mode qui n’est pas sans évoquer le cinéma : une écriture fondée sur le rapprochement, sur la succession, sur le montage. Ses thèses sur l’histoire, se répondant les unes aux autres, se complétant, constituent un montage d’idées indissociables. La construction des Passages n’est rien d’autre qu’un édifice subtil où s’entrechoquent des matériaux divers — extraits de journaux, d’essais, de romans, d’écrits divers — qui donnent tout relief aux propres propositions de l’auteur. Comme chez Jean-Luc Godard dans ses Histoire(s) du cinéma (1998) ou Aby Warburg élaborant son Mnemosyne (2000), qui est le projet d’une histoire de l’art sans texte et celui d’une histoire de l’art par le montage d’images sur un même plan-tableau, il y a véritablement chez Benjamin quelque chose de l’ordre de la mise en série d’unités disjointes, qui conduit à l’élaboration d’une pensée au gré de la réunion improbable d’archives et de documents hétéroclites. Il y a donc bien une dissémination, elle-même indissociable du « montage » des pièces qui constituent l’édifice, en vue de la conceptualisation d’une idée de l’histoire et des arts, ensemble. Ce modèle « constructiviste », qui repose sur l’agencement des éléments d’une histoire étendue, est précisément un des points cardinaux de l’archéologie du savoir de Foucault. Celui-ci considère en effet la dispersion — qui n’est pas l’éparpillement ou l’émiettement, la complaisance ou l’approximation — comme le trait définitoire d’une histoire générale :

Le problème qui s’ouvre alors — et qui définit la tâche d’une histoire générale — c’est de déterminer quelle forme de relation peut être légitimement décrite entre ces différentes séries ; quel système vertical elles sont susceptibles de former ; quel est, des unes aux autres, le jeu des corrélations et des dominances ; de quel effet peuvent être les décalages, les temporalités différentes, les diverses rémanences ; dans quels ensembles distincts certains éléments peuvent figurer simultanément ; bref, non seulement quelles séries, mais quelles « séries de séries » — ou en d’autres termes, quels « tableaux » il est possible de constituer. Une description globale resserre tous les phénomènes autour d’un centre unique — principe, signification, esprit, vision du monde, forme d’ensemble ; une histoire générale déploierait au contraire l’espace d’une dispersion.

Foucault 1969, p. 18-19

Tel un échafaudage toujours en construction, l’archéologie de la modernité n’est rien d’autre qu’une histoire pensée sur le mode d’un montage d’idées et d’images ; l’archéologie du savoir, qui paraît s’offrir plus souterrainement au cinéma, n’est pas autre chose qu’une histoire de tous ces mouvements. Ces deux modèles archéologiques semblent converger, et conduire vers une approche du cinéma au coeur d’un réseau de « séries de séries [13] ». Cette dernière observation invite à un retour sur la notion de « série culturelle », souvent reprise dans le domaine des études cinématographiques depuis plusieurs années. On doit à André Gaudreault d’avoir promu cette expression en 1997 dans le cadre d’un article consacré à Méliès, et de l’avoir reprise encore récemment dans son ouvrage Cinéma et attraction (2008) [14]. Cette dernière publication a d’ailleurs conduit à un débat entre plusieurs rédacteurs de 1895 et l’auteur. Les rédacteurs de 1895 perçoivent quelques problèmes méthodologiques autour de la « mise en oeuvre de ces propositions », pour poser une question bien plus fondamentale qu’il n’y paraît peut-être : « Ne pourrait-on pas, à l’inverse de la spécification insulaire, rechercher les points de friction entre des “séries culturelles” différentes ? » (Albera et al. 2009, p. 12). Effectivement, ces « unités signifiantes » semblent par trop indépendantes les unes des autres, « flottantes », même s’il s’agit toujours de convenir de leur proximité avec d’autres séries (elles-mêmes « unités signifiantes » distinctes). On peut mesurer quelque « spécification insulaire » dans plusieurs publications reprenant la notion de série culturelle, à laquelle bien souvent s’ajoute un terme spécifiant, plus ou moins précisément, son « champ d’action » : ici, on évoque l’émergence d’une « nouvelle série culturelle » parmi les séries « images animées », celles des « dessins animés » ou encore des « photographies animées » ; là, il est question plus généralement encore de séries « cinéma », « théâtre » et « photographie » ; ailleurs, on mentionne « le rattachement du cinématographe à la série culturelle des curiosités scientifiques [15] », etc. Ouvrant une brèche dans ce débat, Alain Boillat (2006, p. 14), qui s’est intéressé à « la série culturelle des machines parlantes », convient avec fermeté des enjeux théoriques soulevés par l’adoption de la notion de « série culturelle ». Il note en effet :

D’un point de vue méthodologique, cette conception permet d’affranchir l’étude historique des impératifs de périodisation, puisqu’une série peut certes dériver d’une autre, mais aussi lui faire lointainement écho ou se développer parallèlement à des séries voisines. La contamination réciproque peut d’ailleurs s’exercer en raison d’une contiguïté spatiale qui, résultant de pratiques spectaculaires non fixées, est elle-même soumise à d’importantes variations diachroniques et à des contingences diverses.

Ce qui vaut d’être souligné ici, c’est bien cette idée d’un affranchissement, par la « mise en séries », de « l’étude historique des impératifs de périodisation », mais également l’évocation des dérives de séries et de leurs développements parallèles. Non moins essentielle est l’affirmation de la « contamination réciproque », qui résulte d’une contiguïté spatiale, et de possibles « variations diachroniques », qui sont dues à des contingences incertaines. La notion de « série » est donc bien un concept opératoire à condition de catégoriquement refuser l’idée de séries distinctes les unes des autres, et de ne pas les présenter comme autant d’unités signifiantes disjointes (ou de dire qu’elles valent d’abord par leur proximité, toujours incertaine, plus que par leurs enchevêtrements). Si les séries sont les maillons d’une chaîne (« culturelle »), les « sous-ensembles » d’un ensemble vaste ou les « sous-systèmes » d’un polysystème de large portée, il faut alors toujours bien considérer la perméabilité et les mouvements de ces (sous-)ensembles [16]. Enfin, un des impératifs de la démarche archéologique, soit « resserrer à l’extrême le grain de l’événement » (Foucault 1971, p. 56-57), ne peut ici être négligé, afin de bien percevoir les contours et les interstices des « séries » en présence — et les lieux des frictions entre les « séries de séries ». Convenant des « temporalités différentes » de chacune, et « dans quels ensembles distincts certains éléments peuvent figurer simultanément » (Foucault 1969, p. 18-19), le cinéma(tographe) n’est alors qu’un élément parmi d’autres, au sein d’ensembles différents entrecroisés — jamais une série isolée. Envisager des « séries de séries », qui s’emboîteraient comme les tuiles d’un toit, toutes possiblement entrelacées, penser le cinéma et son histoire comme les mouvements incessants des (sous-)ensembles qui les constituent, c’est définitivement convenir des temps multiples et des espaces dispersés d’une histoire (générale) du cinéma. Les « séries » ou plutôt les « séries de séries » sont à comprendre en ce sens : elles invitent à observer au plus près les mouvements qui traversent l’histoire du cinéma, et à se glisser parmi les dispersions dans le temps et dans les espaces qui la constituent. La « série » ne doit pas seulement servir à identifier tel « sous-ensemble » ou tel « sous-système » aux contours contingents. Les « séries de séries » interdisent de figer ces dispersions, préférant toujours « former une transversale, une diagonale mobile » (Deleuze 1986, p. 30). Cette histoire est toujours un montage incertain. Participant d’une réflexion sur l’écriture de l’histoire du cinéma et ses temps hétérogènes, la notion de « série culturelle » vaut certainement d’être encore travaillée, sortie sans délai du carcan « insulaire » qui l’étouffe et pensée dans ce cadre théorique (encore en friche). La « série culturelle » place l’historien du cinéma face à un chantier toujours colossal, aux limites problématiques. Devant cette tâche, l’historien du cinéma, cet « homme qui fouille », pense peut-être, comme dans le poème de Brecht dit par Jean-Luc Godard (1998, p. 161) dans ses Histoire(s) du cinéma : « J’examine avec soin mon plan : il est irréalisable » ? C’est dire toute la difficulté d’une histoire du cinéma, et, peut-être, au fond, son impossibilité !