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Nous partirons de cette idée toute simple voulant que tout dispositif d’enregistrement soit susceptible de constituer et de restituer un document ayant en quelque sorte valeur d’archives. Ainsi les images de tout film, quel que soit le film et quel que soit le genre dont il relève, pour autant qu’il soit le produit d’une empreinte photographique, peuvent être considérées comme archives d’un « événement » quelconque, capté par ce dispositif d’enregistrement qu’est l’appareil de prise de vues.

Illustrons tout de suite cette généralité. Pour arriver à nous documenter sur une actrice du muet, Mary Pickford par exemple, nous pourrions nous reporter à des images documentaires enregistrées lors de la tournée triomphale que l’actrice a effectuée en URSS avec Douglas Fairbanks, en 1926. Nous pourrions aussi, toujours dans le seul et unique but de nous documenter sur l’actrice, avoir recours à des plans tirés des films de fiction dans lesquels elle tient la vedette. Observés de près, les plans enregistrant tel ou tel segment de l’action du film Sparrows (William Beaudine et Tom McNamara, 1926), pour ne nommer que celui-là, nous documenteraient sur le style, la prestance et la performance d’actrice de Pickford.

Dans pareil cas, le spectateur serait amené à désactiver ce que Roger Odin (1984) appelle la « lecture fictionnalisante » (pour laquelle le film en question est bel et bien conçu) et à privilégier un autre régime de lecture, celui de la « lecture documentarisante », dont l’un des modes serait, pour nous, la « lecture archivisante [2] ».

Il y aurait donc au moins deux types d’images enregistrées qui permettent une lecture archivisante. Ces deux types correspondent à la dichotomie documentaire/fiction, cliché par excellence de la réflexion filmique, si ce n’est de sa non-réflexion. D’un côté, donc, des images enregistrées par des opérateurs-reporters au service des entreprises d’information, qui ont tiré ces images du monde bien réel qui nous entoure, un monde que les stars du muet ont parcouru triomphalement, aussi vaste soit-il. De l’autre, des images tournées pour la fiction par des opérateurs au service des studios, disons, et dont nous pouvons détourner le sens puisque, on l’a souvent dit, rien ne nous empêche de lire ces images de fiction pour leur valeur de document, pour leur valeur documentaire, parce qu’elles sont de nature à documenter la prestation de tel ou tel acteur ou actrice qui, dans le monde bien réel d’un studio, a joué à faire « comme si ». Car le simple fait de jouer, ou de tourner un film (fût-il de fiction), constitue une action participant de ce monde qu’on dit réel, au même titre que de visiter un pays étranger ou de faire sa toilette du matin.

Mais les choses ne sont pas aussi simples, bien entendu, que ce que la dichotomie documentaire/fiction peut nous amener à croire, et il est possible de complexifier un peu notre nomenclature. Non pas en imaginant des ramifications qui partiraient de chacun de ces deux pôles que sont le documentaire et la fiction, mais en faisant plutôt un pas de côté et en déplaçant notre perspective pour tenir compte de cette particularité du dispositif cinéma d’être toujours-déjà archivisant.

Pour aller dans ce sens, nous allons faire un détour par ces spectacles filmés qui nous sont proposés ces temps-ci dans les salles de cinéma et qui sont diffusés le plus souvent en direct : opéras, ballets, boxe professionnelle, grandes interviews, compétitions sportives ou encore pièces de théâtre, mettant ainsi pour quelques heures la salle de cinéma au service d’une autre série culturelle [3] que le cinéma : l’agora-télé [4]

Nous avons déjà fait remarquer [5] que le discours officiel des instances responsables de la mise en marché des produits de l’agora-télé pour salles de cinéma empruntait sans ambages le chemin de la dénégation et de la désinformation, en ne laissant rien transpirer dans leur matériel publicitaire qui indiquerait que de telles représentations sont le fruit d’une mise en images particulièrement proactive et qu’elles sont l’« oeuvre » d’une quelconque instance responsable de la mise en images. Ainsi en est-il, par exemple, du feuillet distribué dans les salles de cinéma, lors de la diffusion, fin 2009 [6], de l’opéra Turandot, monté au Metropolitan Opera de New York, qui ne faisait aucune mention du metteur en images du spectacle présenté [7].

Même cas de dénégation sur l’affiche annonçant la représentation en salle de cinéma du ballet Cendrillon, diffusé en différé, notamment à Montréal en 2008 (voir Figure 1), qui ne souffle pas un mot, elle non plus, de l’instance responsable de la mise en images. Aussi n’est-il pas surprenant que la même affiche décrive le procédé utilisé pour permettre le différé comme relevant d’un simple enregistrement de la prestation scénique originelle (« Enregistrée au Palais Garnier — Paris, pour le cinéma », peut-on y lire). Ce qui pouvait laisser à entendre que la performance serait rendue, en salle de cinéma, de façon à respecter le plus scrupuleusement possible son intégrité scénique originelle, par une technique véritablement élémentaire, proche de celle de la caméra de surveillance. Le seul nom de personne mentionné sur cette affiche (une affiche qui ne dit rien de l’instance qui aurait été responsable de l’enregistrement ou, pour prendre à la lettre le sens de ce mot, de la « mise en registre » du spectacle) est celui du concepteur/metteur en scène/chorégraphe du conte de Perrault : Rudolf Noureev. On pourrait dès lors en conclure que cette version de Cendrillon, que nous sommes invités à aller voir au cinéma, serait le produit d’un processus apparemment obsolète, dans le cadre du moins de la culture cinématographique qui est la nôtre, puisqu’elle serait apparemment le produit, non pas d’un travail de « réalisation », d’un travail de « création cinéastique », mais bel et bien celui d’une simple captation passive, par caméra interposée, d’une prestation scénique.

Figure 1

Affiche promotionnelle du ballet Cendrillon, projeté en septembre 2008 dans une salle de cinéma du complexe Ex-Centris, à Montréal.

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Pourtant, tel ne fut pas le cas. Pas du tout même. En effet, comme le révèlent les extraits du passage du ballet en question à la télévision française [8], le produit fini de la version filmée de ce ballet est, contre toute attente, le résultat d’une prise de vues à caméras multiples, qui garde la trace de la présence active d’une équipe de réalisation ne s’étant aucunement limitée à une captation passive et neutre. Ce qui n’est pas sans provoquer une collision entre deux séries culturelles jusque-là réputées autonomes : « ballet » et « cinéma ». Une collision du même type que dans le cas du Turandot du Met, où c’est cette fois la série culturelle « opéra » qui est allée à la rencontre de la série culturelle « cinéma » (le cinéma invitant l’opéra chez lui), les spectateurs ayant eu droit à tout le contraire d’une captation passive et neutre (quitte à plaire aux adeptes du cinéma et à risquer de déplaire à ceux de l’opéra).

Les critiques appartenant à la série culturelle « opéra » ne s’y trompèrent guère, qui réclamèrent à cor et à cri un plus grand respect de l’oeuvre scénique originelle. Ainsi en est-il, par exemple, de tel critique musical d’un quotidien montréalais, qui a, de façon symptomatique et fort révélatrice, fini par prendre en grippe le réalisateur Gary Halvorson, l’un des plus importants metteurs en images des opéras du Met de New York. Selon ce critique, le genre de représentations que sont les opéras filmés ne devrait être vu que comme simple diffusion ou simple transmission d’une oeuvre déjà formée — déjà préformée pourrait-on dire —, depuis l’intérieur même d’une autre série culturelle qui n’est pas le cinéma. Sinon l’on court le risque, comme l’écrit le critique musical, de devoir essuyer « le parasitage du spectacle à coup de montages hystériques […], de travelling nerveux et de contre-plongées impossibles » (Huss 2010). C’est que les diffusions des opéras en salle de cinéma n’ont surtout « pas besoin d’un cinéaste virtuose et agité » (Huss 2007). Au contraire, ce dont elles ont besoin, c’est « d’un simple témoin d’une action théâtrale » (Huss 2007). En effet, pour respecter le spectacle originel, il faut privilégier la vision large d’un témoin observant une sorte d’objectivité de surplomb :

[…] la poésie de ce spectacle mise, en salle, sur une vue d’ensemble, ce qui est exactement contraire à l’esthétique de la diffusion au cinéma — qui use et abuse des effets de loupe.

Huss 2008a

Il ne devrait s’agir, somme toute, que de filmer l’opéra, en rejetant toute forme de contamination d’une série culturelle, ici l’opéra, par une autre, le cinéma. C’est qu’un opéra filmé devrait rester… opéra filmé, justement, et ne devrait surtout pas devenir opéra filmique. On doit se contenter de produire une copie, une simple copie, comme savait si bien le faire le cinématographe, si l’on suit ce que disait, en 1908, Riciotto Canudo (1995, p. 27) :

[…] le Cinématographe […] n’est pas encore de l’art, car lui manquent les éléments du choix typique de l’interprétation plastique et non de la copie d’un sujet, qui feront toujours que la photographie ne sera jamais un art [9].

Ce que les metteurs en images « virtuoses et agités » des opéras filmés nous proposent, sans le crier sur les toits, c’est, ni plus ni moins, une interprétation plastique de l’opéra d’Untel, mis en scène par Tel Autre. Ce qu’ils nous proposent, c’est donc leur interprétation filmique de l’interprétation scénique de l’opéra de l’auteur du livret. Soit une interprétation plastique au cube. Voilà bien pourquoi, selon d’aucuns, les opéras filmés devraient, somme toute, ne relever que de la simple captation d’un spectacle sur scène (de la simple captation d’un « package attractionnel », pour reprendre l’expression que nous avons suggérée pour désigner l’importation que faisait Edison, dans son studio de West Orange, de spectacles déjà prédéterminés, prédéfinis et préformatés dans et depuis une série culturelle extra-cinématographique [10]). Ainsi en est-il, par exemple, d’Eugen Sandow, le fameux culturiste du tournant du xxe siècle, qui se produisait sur les scènes du monde, et qui fit l’objet d’une captation « kinétographique » dans le studio d’Edison le 6 mars 1894, une bande commercialisée sous le titre Sandow [11].

Lorsque le metteur en images d’un package attractionnel opératique s’investit à fond dans l’interprétation plastique, il risque de faire un affront à l’oeuvre opératique originelle, en superposant au discours de la mise en scène spécifiquement opératique une nouvelle couche de sens. Pour les puristes, les opéras filmés ne devraient donc être soumis à aucune forme de « création cinéastique ». Ils ne devraient résulter que d’un simple enregistrement.

Un simple enregistrement… qui pourra, si tant est qu’on le conserve, permettre à ces spectacles d’accéder a posteriori au statut de documents d’archives. D’un côté donc, un « spectacle vivant » (celui, disons, du Metropolitan Opera, que l’on capte pour le transmettre dans des salles de cinéma), de l’autre un « spectacle enregistré » (mis en boîte à l’occasion de cette transmission), pour reprendre une dichotomie qui nous vient de la législation française et qui est chère aux membres de la corporation désignée, en France, sous le vocable d’« intermittents du spectacle ».

Cette opposition entre spectacle vivant et spectacle enregistré va justement nous permettre de faire avancer notre réflexion, puisqu’elle peut être mise à profit pour prendre conscience de ce champ aveugle que représente à son égard le cinéma. En effet, à côté du spectacle vivant que serait l’opéra en salle d’opéra et du spectacle enregistré que serait, disons, le même opéra diffusé en salle de cinéma, quelle est la place occupée par le film de cinéma ? Une oeuvre cinématographique, est-ce un spectacle vivant ? Non, bien sûr ! Mais est-ce pour autant un spectacle enregistré ? Pas plus, quoi qu’on puisse en penser à première vue. Bien entendu, tout comme un spectacle enregistré, un film se compose de prestations actorielles enregistrées sur un support qui permet une conservation pouvant donner lieu, ultérieurement, à une diffusion en différé. Mais un film n’est pas, on en conviendra, un spectacle enregistré. Il n’en reste pas moins qu’un film est produit grâce à un appareil de prise de vues, qui n’est au départ qu’une simple machine à enregistrer. Il y a donc surgissement, ici, d’un paradoxe apparent : comment expliquer qu’un seul et même appareil puisse ainsi permettre, dans un cas (celui de l’opéra, disons), de transformer un spectacle vivant en spectacle enregistré, et, dans un autre cas (celui d’une oeuvre de cinéma, disons), d’engendrer tout à fait autre chose qu’un spectacle enregistré (soit ces spectacles ni enregistrés ni vivants que sont les films) ?

Normalement, une enregistreuse, ça ne fait qu’une chose : ça enregistre (comme de raison !). Et « ça » enregistre un « spectacle » qui, à un bout de la chaîne, est, toujours-déjà et par nécessité, de l’ordre du vivant. Ce qui produit, toujours-déjà et par tout autant de nécessité, de l’enregistré. Comment alors peut-il se faire que l’appareil cinématographique engendre ainsi autre chose que, purement et simplement, de l’enregistré ? Que s’est-il passé, dans le continuum historique, pour qu’une telle chose survienne, que s’est-il passé, au sein du dispositif, pour qu’une telle possibilité surgisse ? Il se serait tout simplement passé — « tout simplement » n’est qu’une façon de parler, bien entendu — que l’appareil de mise en registre, inventé à ce qu’on dit par les frères Lumière (et qui servait au départ à transposer sur pellicule le monde devant lequel on le mettait avant d’actionner la manivelle), aurait fini par perdre son statut supposé permanent de simple machine enregistreuse. Il se serait tout simplement passé que, au fil du temps, au fil de l’institutionnalisation du cinéma, l’appareil de prise de vues serait devenu autre chose qu’une simple machine de captation et de reproduction. Et il se serait tout simplement passé qu’une nouvelle catégorie d’artistes, les cinéastes, se seraient interposés, et auraient commencé à superposer, au monde enregistré par les tourneurs de manivelle, une nouvelle couche de sens, par le truchement de leur interprétation plastique, et que cette couche de sens, pour faire sens justement, aurait nié en quelque sorte le caractère premier des images sur lesquelles cette couche de sens reposerait pourtant.

Prenons un film de fiction classique comme Casablanca (Michael Curtiz, 1942) : la lecture que nous sommes appelés à faire au cours de la projection d’un tel film neutralise l’aspect « archival » du simple filmage de la prestation actorielle. Cette prestation, horodatée ou à tout le moins horodatable, perd ainsi tout ancrage d’horodatage. C’est un peu comme si le matériel filmique était transfiguré et qu’il subissait les effets d’un processus de dépassement, de transcendance, de « sursomption », d’« Aufhebung [12] ». Le matériel filmique connaît donc en quelque sorte un processus de sublimation (il en bénéficie, même, pourrait-on dire), du fait que le « spectacle » vivant que représente toute prestation actorielle passe immédiatement de son état de « spectacle enregistré » à celui de spectacle « sublimé ». En convoquant et en amalgamant deux célèbres formules, l’une de Roland Barthes (1980) et l’autre d’Octave Mannoni (1969), on pourrait avancer que le spectateur institutionnel se dit, dans son for intérieur, quelque chose comme : « Je sais bien que ça a été enregistré, mais je suis quand même prêt à en faire abstraction. »

D’où le fait qu’il conviendrait, nous semble-t-il, de distinguer deux types d’archivage : l’archivage de reproduction et l’archivage d’expression. L’archivage de reproduction serait en rapport direct avec les capacités de reproduction du dispositif de base qui, selon les Lumière (cités dans Bessy et Duca 1948, p. 107) eux-mêmes, « permet de recueillir […] tous les mouvements qui […] se sont succédé devant l’objectif, et de reproduire ensuite ces mouvements [13] ». Georges Méliès (1907) ne serait pas en reste qui écrivait en 1907, dans un texte signé par un hypothétique « G. Ménard » (on remarquera la très opportune identité entre les initiales du nom de l’auteur et celle du pseudonyme) :

Le Cinématographe, le dernier perfectionnement de l’art photographique, s’est aujourd’hui imposé dans tous les théâtres de l’Univers. Ce merveilleux appareil, reproduisant la vie d’une façon parfaite, a complètement détrôné la lanterne magique de nos pères et les lanternes à projection fixe dites Polyoramas [14].

Pour Lumière comme pour Méliès-alias-Ménard, les cinématographistes pourraient donc, dans un premier temps, se borner à reproduire, purement et simplement, des scènes dites naturelles. On pourrait dire d’eux que ce sont des reproducteurs de vie. Erwin Panofsky (1996, p. 109) est du même avis qui dit clairement que :

[…] à la source, nous trouvons la simple reproduction du mouvement : chevaux au galop, trains, voitures de pompiers, rencontres sportives, scènes de rues.

On peut conclure de cela que, comme tout dispositif d’enregistrement, l’appareil de prise de vues serait ainsi susceptible de constituer et de restituer un document ayant en quelque sorte valeur d’archive. On peut même aller jusqu’à généraliser ce principe que nous avons rappelé dans le premier paragraphe du présent texte et qui postule que toute image de film pourrait être considérée comme archivant un « événement » quelconque (pour autant, bien entendu, que cette image soit le produit d’une empreinte photographique).

Pour nommer « de reproduction » ce type d’archivage, nous nous inspirons de Malraux (2003, p. 42) et de sa description de la dimension photographique du cinéma :

Tant que le cinéma n’était que le moyen de reproduction de personnages en mouvement, il n’était pas plus un art que la phonographie ou la photographie de reproduction. Dans un espace, généralement une scène de théâtre véritable ou imaginaire, des acteurs évoluaient, représentaient une pièce ou une farce que l’appareil se bornait à enregistrer.

Telle serait cette faculté d’archivage propre au média cinéma, qui serait basée sur les capacités enregistreuses du film (ce support argentique qui recueille, qui collecte ce qui va faire document) et qui définirait cet aspect allographique [15] d’archivage « ontologique », de captation-restitution, de ce que Souriau (1953, p. 15) appelle l’afilmique.

Historiquement, l’instance représentative de cet aspect des choses, ce serait le tourneur de manivelle.

À côté de l’archivage de reproduction, il y aurait l’archivage d’expression, qui survient une fois que l’on a poussé le média à aller au-delà de sa seule capacité enregistreuse. Le média développe alors une expressivité qui lui est propre, par le truchement du style et de l’opacité expressive d’un auteur, ou du moins d’un énonciateur médiatique s’assumant comme tel. Ce qui est archivé à ce second niveau, c’est le style du créateur ayant conféré au média filmique une forme quelconque de supplément d’âme (c’est bien un tel supplément d’âme que Riciotto Canudo [1995] appelait implicitement de ses voeux lorsqu’il dénonçait le manque d’interprétation plastique du cinématographe). Nous serions ici en présence de l’aspect autographique d’un archivage, non plus simplement de ce qui s’est passé devant la caméra, mais aussi, en un certain sens, de ce qui s’est passé derrière elle. Cette forme d’archivage témoignerait de la création d’un univers proprement filmique. N’oublions pas que, pour Souriau (1953), un film permet en quelque sorte de générer un univers éthéré situé quelque part au-dessus de toute inscription dans le réel, et de son inscription sur un support. Le cinéma nous inviterait en effet selon lui à des « voyages immobiles à travers [cet] univers filmique [16] » (p. 15).

Notons que cet archivage d’expression n’appartient pas au même régime d’évidence que le premier, l’archivage de reproduction. En effet, il demeure de l’ordre du virtuel alors que l’autre s’intègre dans une dimension quasi ontologique : l’effet-archives se profile nécessairement dès qu’il y a captation-restitution, dès qu’il y a enregistrement. On pourrait peut-être dire que l’effet-archives est en quelque sorte « embarqué » dans ce dispositif de reproduction qu’est l’appareil de prise de vues. Au contraire, l’expression nécessite une volonté exogène, un désir extrinsèque de négocier avec les virtualités expressives d’un média, dans une époque et une culture données.

L’instance représentative de cet aspect des choses, ce serait non plus cette fois le prosaïque tourneur de manivelle, mais ce véritable « créateur d’univers filmique » qu’est le cinéaste.

Le trait distinctif de l’archivage de reproduction, ce serait la modalité « filmage », là où règne en maître le tourneur de manivelle ; celui de l’archivage d’expression, ce serait la modalité « tournage », là où règne en maître le cinéaste. Car filmage n’est pas tournage, et tournage n’est pas filmage. Il s’agit là de deux modalités différentes du rapport aux images à capter avec un appareil de prise de vues. Dans le cas du filmage, de la mise en registre « archivale » (soit ce que nous avons appelé en nous inspirant de Malraux [2003] « archivage de reproduction »), nous pourrions presque dire que nous avons affaire à une réalité préformée, c’est-à-dire à une réalité préconfigurée, comme aurait pu l’énoncer Paul Ricoeur (1983) en se référant à son système des « trois mimèsis ». C’est donc une réalité autonome et « horodatée », que l’on se contente de prélever, de filmer et de mettre en registre.

Pour faire encore appel aux concepts de Souriau (1953), nous dirons que l’on capte et que l’on enregistre de l’afilmique, transformant ainsi cet afilmique en une archive virtuelle. S’inscrire dans un processus de filmage signifie donc que l’on se place sous un principe implicite : celui de respecter (ou de tenter de respecter [17]) la réalité à capter. L’important résidant ici dans le fait de pouvoir la capter, cette réalité et, partant, de la conserver au mieux et dans toute son épaisseur. On respecte l’aspect déjà préformé de cette réalité : le filmeur ne s’autorise pas à intervenir et se refuse à la manipuler, à la transformer. Le filmage, c’est, littéralement, de l’enregistrement ; ce n’est pas du tournage.

Rappelons-nous les principes que le critique du quotidien montréalais souhaitait que le metteur en images d’opéras filmés respecte : éviter de parasiter le spectacle d’opéra à coups de « montages hystériques », de « travelling nerveux » et de « contre-plongées impossibles ». En un mot, se contenter de faire un simple enregistrement (= filmage) et, surtout, éviter de passer à ce stade supérieur qu’est le tournage. L’enregistreur de packages attractionnels ne doit pas se prendre pour un cinéaste ; il ne doit être au fond qu’un simple régisseur visuel dont la devise devrait être : « J’enregistre, donc j’archive [18] ! » :

La production (ancienne) [de Manon Lescaut] du Met fait l’affaire […]. Très bon niveau d’ensemble, avec le ténor Marcello Giordani, Levine à la baguette et l’élégante régie visuelle de Brian Large.

Huss 2008

Le metteur en images devra ainsi se contenter de son simple rôle de régisseur visuel préposé à la mise en registre, à l’exemple d’un Brian Large qui va même jusqu’à faire preuve d’élégance ! Brian Large qui, au contraire de Gary Halvorson ou de Barbara Willis Sweete (autre metteuse en images des opéras du Met), ne joue pas à l’hyper-metteur-en-images ; Brian Large, un homme au nom prédestiné, puisqu’il privilégie le plan « large » :

Hélas, le Met a confié la réalisation vidéo de son spectacle le plus important de l’année [La Damnation de Faust] à la sous-douée Barbara Willis Sweete, dont le principal titre de gloire a été de massacrer le Tristan de Wagner la saison dernière. Ses errances dans sa réalisation de sans-dessein, sa manière grotesque de tourner en rond avec la caméra en cherchant quelque chose à filmer et d’aller scruter des cellules du dispositif scénique quand une vision large s’imposait ont tué le spectacle.

Huss 2008a

Si, dans le cas de l’archivage de reproduction, nous avons affaire à une réalité PRÉformée, dans le cas de l’archivage d’expression, nous avons affaire à une réalité PERformée, performée par l’acte même du tournage (c’est cette dimension de performance qui, selon nous, différencie le filmique du filmé). Dans ce paradigme [19], le filmeur peut s’autoriser à aménager le profilmique, à le manipuler, le trafiquer, etc. La réalité est donc performée dans le sens où elle est majorée ou amplifiée (« boostée », pourrait-on dire) aux fins de la monstration, entendue comme acte délibéré et intentionnel de produire une représentation visuelle, ou aux fins de la narration, entendue comme acte tout aussi délibéré de reconfigurer, de mettre en intrigue un donné événementiel, dans un coffrage diégétique plus ou moins élaboré. C’est, comme nous l’avons déjà affirmé ailleurs, le propre de la cinématographiation [20] : le filmage (l’enregistrement, la captation) se mue en tournage, et le travail du filmeur ajoute un je-ne-sais-quoi aux images enregistrées, via l’adjonction du supplément d’âme, ou plutôt supplément d’art, inhérent à l’« Aufhebung ».

Le tournage, au contraire du simple filmage, introduit l’expression d’une nouvelle instance, autorise le point de vue d’un opérateur-sujet, qui injecte dans les images un supplément venant transcender le simple enregistrement et révéler un nouveau potentiel du moyen d’expression (c’est justement cela, la cinématographiation). La mise en archives qui en découle est, dès lors, d’un autre ordre : non plus simple conservation d’un espace-temps horodaté mais trace d’une réappropriation expressive et filmique. C’est à ce niveau de performance expressive que s’épanouit l’univers filmique : dans l’affranchissement de la contingence historique, d’où il résulte que les faits et gestes d’un acteur ne sont pas conservés pour eux-mêmes, mais comme partie intégrante d’un univers filmique dans lequel ils s’intègrent.

Avec le tournage, il y a un comme si du côté de l’acteur (qui fait comme s’il était tel personnage), mais il y a également un comme si du côté de la caméra. En effet, la caméra fait comme si elle enregistrait du référentiel alors qu’elle sert à faire plus : elle donne accès à une procédure, le tournage, qui vient transcender le procédé du simple enregistrement (le filmage) pour faire en sorte que l’univers filmique advienne. Mais avant que pareil avènement ne soit possible, avant que ne puisse s’enclencher l’archivage d’expression, le film doit inévitablement passer par une phase d’archivage de reproduction, une phase pour ainsi dire involontaire et statutaire.

C’est là un paradoxe déjà évoqué : il faut passer par la mise en registre pour mieux la transcender, et ouvrir l’accès à l’univers filmique. L’effet-archives est inéluctable pour faire un film basé sur la captation-restitution (les fameuses images en prises de vues dites réelles). Sans archivage du réel capté, impossible de monter, de construire le film. L’effet-archives est tout aussi inéluctable pour faire un film qui cherche à accéder à l’univers filmique (et qui est donc à la recherche d’une forme de dissociation d’avec l’univers afilmique). Cet archivage ne représente pas la finalité du film. Il s’agit plutôt d’embrayer sur l’univers filmique auquel donne accès la procédure de tournage et de neutraliser l’univers simple de la captation-restitution, auquel donne accès le procédé de filmage. Il faut, en un mot, neutraliser et faire oublier l’archivage de reproduction et donner toute la place à l’archivage d’expression. La performance du tournage doit prendre le dessus sur la performance du filmage et la subsumer.

Un dernier mot pour conclure notre réflexion, et confirmer un tant soit peu l’approche que nous développons ici, en abordant cette mise en archives particulière et emblématique que constituent les making of, qui revêtent un statut différent selon qu’ils sont produits dans le cadre d’un opéra filmé ou dans celui d’un film générant quelque chose comme un univers filmique. Dans la plupart des cas, les making of d’un opéra filmé ne font que conforter, à leur insu, la dimension « mise en registre respectueuse du filmage » : on vient filmer sur la pointe des pieds, pour montrer comment on a archivé, c’est-à-dire comment on a saisi modestement, par le truchement du dispositif de mise en registre (autant de caméras supposées fidèles, placées ici et là, pour capter au mieux le package attractionnel, la cérémonie, la grand-messe opératique), une empreinte du spectacle originel.

Il en va bien différemment dans les making of qui accompagnent les DVD des films de cinéma aujourd’hui sur le marché. Dans la plupart des cas, ces making of ont pour objet d’attester qu’il y a bel et bien eu, en amont du film et avant l’enclenchement de l’Aufhebung, avant l’épiphanie de l’univers filmique, un travail de performance dûment enregistré, dûment — et parfois laborieusement, ou dangereusement, ou « ludiquement » — capté. Ce que nous offrent de tels making of, c’est la possibilité de débrayer de la vitesse de croisière de l’univers filmique. Ce qu’ils nous offrent, c’est au bout du compte un retour à l’archivage de reproduction, terreau indispensable à toute épiphanie filmique. Mais cette dimension « archivale » ontologique n’est pas un simple supplément de programme. Par la force même de l’effet d’archivage de reproduction, elle vient attester qu’il y a bien eu une série de performances qui ont été enregistrées, qui ont été captées pour mieux servir le confort du make believe du spectateur.