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Au début de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement britannique crée le Colonial Film Unit (CFU) afin de gérer la production et la distribution des films éducatifs dans les colonies britanniques. Cet organisme, placé sous la direction du Colonial Office (Ministry of Information), est également en relation avec le British Film Institute, chargé de la production et de la distribution de films institutionnels et éducatifs. En fait, le projet d’organiser des projections éducatives dans les colonies britanniques existe depuis le milieu des années 1930, lorsque des administrateurs sont mandatés pour adapter le système des projections cinématographiques éducatives en place en Grande-Bretagne aux colonies. Ils commencent par documenter l’ensemble des réseaux éducatifs existant dans les pays anglo-saxons. Le système étant d’abord destiné aux colonies africaines, ils se concentrent sur les expériences menées en Afrique, notamment au Nigeria (Nigeria Health Propaganda) et en Afrique de l’Est (Bantu Educational Cinema Experiment [BEKE]).

On retrouve les bases de la création du CFU dans quelques rapports et dans une dizaine de comptes rendus de la Dominions, India and Colonies Panel, commission chargée de faire des recommandations sur la mise en place des projections coloniales. Par exemple, afin d’organiser de manière efficace des circuits de projection dans l’ensemble des colonies, les rapporteurs proposent d’équiper des camions — cinema vans — avec tout le matériel nécessaire aux projections sonores : un générateur de courant électrique, un appareil de projection Bell & Howell et un système d’amplification sonore. Ils ajoutent une mixette et un microphone.

Munie de ce matériel, chaque colonie est ensuite responsable d’organiser des réseaux de projection. L’un des exemples les plus intéressants est celui de la Gold Coast (actuel Ghana), où les officiers de propagande joignent un interprète — Interpreter — à l’équipe classique du conducteur projectionniste et de son assistant. Ainsi, muni d’un système de micro, l’Interpreter présente le principe et le contexte de la projection cinématographique ; ensuite, il traduit le commentaire et explique certains passages du film ; enfin, il répond aux questions des spectateurs avant, pendant et après la projection.

Le système ainsi créé permet de surmonter de nombreux obstacles : difficultés matérielles et problèmes de communication dus aux conditions géographiques ; incompréhension de certains films par les populations locales ; difficulté à produire un type de film homogène pour des publics extrêmement hétérogènes (diversités sociogéographiques, culturelles, etc.) ; d’où le fait que ce système se soit généralisé dans l’ensemble de l’Empire britannique en Afrique et en Asie durant la Seconde Guerre mondiale et que, par la suite, il ait servi de modèle pour d’autres réseaux de projections coloniales, comme au Congo belge.

Dans cet article, je propose, dans un premier temps, de replacer le système colonial de projection cinématographique dans le contexte du cinéma éducatif britannique, et de présenter les principales caractéristiques des expériences nigériane (Nigeria Health Propaganda) et est-africaine (BEKE). Dans un deuxième temps, je soulignerai les aspects novateurs des réseaux mis en place en Gold Coast, décrirai la place du cinema van et de l’Interpreter dans le système colonial de propagande cinématographique et analyserai comment ce dispositif de projection structure de manière très spécifique l’activité des spectateurs.

Propagande et éducation dans l’Empire britannique

D’après les renseignements que nous possédons à l’heure actuelle, les institutions britanniques privées et publiques ont été parmi les premières à mettre en place une forme de propagande au moyen du cinéma. En effet, durant la Guerre des Boers (1899-1902), de nombreux films d’actualités sont réalisés sur le sujet et diffusés dans l’ensemble de l’Empire. L’enjeu est de taille. D’une part, il est important que le conflit ne s’étende pas à d’autres colonies et il faut convaincre les sujets de rester fidèles à la couronne d’Angleterre. C’est pourquoi les combattants Boers sont généralement présentés de manière négative et leurs revendications, discréditées. D’autre part, comme dans tout conflit, le pouvoir britannique dépend de ses colonies en ce qui concerne le soutien logistique et les renforts humains. Les films doivent donc motiver l’envoi de volontaires pour combattre les « ennemis du progrès et de l’Empire ».

On retrouve ce type de production et de projection cinématographiques commanditées par les autorités britanniques pendant la période de paix avant la Première Guerre mondiale. Par exemple, James Freer, Guy Bradford et la London Bioscope Co. se spécialisent dans la réalisation, la distribution et la projection de films faisant la promotion des colonies. Ils présentent notamment aux Britanniques les contrées exotiques sous un jour favorable, pour encourager le tourisme, l’immigration et les investissements dans les différentes parties de l’Empire.

Comme le montre Germain Lacasse (1999) dans son article « William M. Aitken, père tout puissant du cinéma canadien », à partir de 1914, William M. Aitken prend le contrôle de la propagande militaire canadienne et britannique. En 1916, le gouvernement canadien fonde le War Office Cinematographic Committee et, en 1917, place sous l’égide du ministère de l’Industrie et du Commerce l’Exhibits and Publicity Bureau (EPB). En 1920, l’EPB devient l’Office du film du gouvernement canadien et connaît une période faste jusqu’en 1931.

Tous ces éléments nous permettent de souligner la longue expérience britannique en matière de propagande. Ainsi, on voit nettement se dessiner, dans l’ensemble des colonies britanniques, une tradition de projections éducatives gérées par les autorités. Ce qui est intéressant dans ce cas, d’ailleurs, c’est l’interaction entre les différents dominions et colonies de l’Empire, dont le Canada, et le centre londonien. Chaque expérience menée dans les différentes parties de l’Empire est ensuite centralisée à Londres, sous forme de rapport. C’est suivant la même dynamique que les projections coloniales sont mises en place par les gouvernements britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. En l’état de mes recherches dans les archives britanniques, il est possible d’isoler deux expériences — celle de la Nigeria Health Propaganda et celle de la BEKE — qui influencent de manière différente la mise en place des projections coloniales britanniques et la création du Colonial Film Unit en 1939. Voyons cela en détail.

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À la fin des années 1920, le gouvernement britannique au Nigeria, par l’entremise de la Sanitary Branch du Health Department, met en place un programme d’éducation sur la santé — Health Propaganda. Les constructeurs des unités de projections mobiles déjà en service en Europe (notamment en Grande-Bretagne, en Union soviétique et en Belgique) les adaptent aux conditions de circulation et au climat du Nigeria. Plusieurs améliorations sont apportées pour limiter la fragilité du matériel, mieux le protéger et en faciliter la maintenance. Par contre, il n’y a aucune trace dans les archives sur l’aspect sonore des projections. Il est en fait peu probable que les films projetés aient été sonores, car les premiers systèmes de synchronisation image/son fiables datent de 1927 [1].

Le système de projection nigérian influence fondamentalement la création du Colonial Film Unit, notamment parce que M. Sellers, officier de la propagande (Propaganda Officer) au Nigeria dans les années 1930, est présent lors de la création de l’unité en 1939 et en reste le principal producteur jusqu’à sa disparition en 1952. Ainsi, M. Sellers crée l’esthétique générale des films produits à Londres. Il met également en place les différentes consignes envoyées aux unités de projections mobiles. Enfin, le CFU reprend le principe du cinema van : le gouvernement britannique, avec l’aide du Canada et de l’Australie, envoie des dizaines de camions cinématographiques dans ses colonies africaines.

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L’expérience BEKE (Bantu Educational Cinema Experiment) est lancée en 1933, lorsque J. Merle Davis, directeur du département Social and Industrial Research de l’organisation International Missionary Council, veut montrer l’efficacité de la propagande cinématographique en organisant une unité de production de films éducatifs et un réseau de projection dans cinq pays de l’Afrique de l’Est : Kenya, Northern Rhodesia (Zambia), Nyasaland (Malawi), Tanganyika Territory (Tanzania) et Uganda. Davis (1937, p. 10) justifie son intention de lancer un programme d’éducation s’appuyant sur le cinéma en se basant sur le faible taux d’alphabétisation des populations locales : « Books are of little use to a people of whom more than 90 per cent are illiterate. The moving picture offers a possible substitute. It also seems to offer a means of supplementing the meagre provision for their recreational life. »

Tout l’enjeu de cette expérimentation est de trouver les méthodes qui permettront d’atteindre un très haut niveau de rendement en ce qui concerne la production des films (enjeux technique, esthétique et économique) et leur projection (enjeux technique, économique et de réception). J. Merle Davis cherche à la fois à adapter le principe de l’éducation par le cinéma à un public africain très varié et à démontrer que ces réseaux peuvent fonctionner avec des budgets raisonnables. Ses deux adjoints, le major L.A. Notcutt et G.C. Latham, doivent donc trouver le moyen de produire et de distribuer des films à petit budget, facilement compréhensibles par tout type de public africain et efficaces sur le plan de la propagande.

Dès le départ, les directeurs de la BEKE savent que pour être bien compris, leurs films doivent s’agencer autour d’un commentaire adapté à leur public : « A good commentary can save a poor film and a bad commentary can to a large extent spoil a good film » (Notcutt et Latham 1937, p. 149). Comment obtenir une bande sonore de qualité, compréhensible par l’ensemble des spectateurs ? Notcutt et Latham doivent faire face à une grande diversité linguistique et culturelle. Comme les frontières coloniales ne respectent pas les aires culturelles, il est impossible de trouver une langue comprise par toutes les ethnies présentes dans cette région de l’Afrique. De plus, les spectateurs des villages les plus reculés, des villes minières et des grands centres coloniaux n’ont pas la même connaissance des références occidentales. Tout cela rend très complexe la question de la réception des films éducatifs. Comment, dans ce cas, faire pour que le commentaire en anglais ou en swahili soit compris par tous les spectateurs ?

Les responsables de la BEKE explorent plusieurs possibilités. La première consiste à réaliser autant de versions qu’il y a de langues parlées par les spectateurs. Cette solution pose le problème de la traduction et du contrôle du sens. Cela pose également des problèmes techniques et économiques : sur quel support enregistrer ces différentes versions ? Pour des raisons de coût, ils abandonnent l’idée de tirer une copie par version, avec une bande sonore enregistrée directement sur la pellicule (sound-on-film, enregistrement optique du son) et privilégient la réalisation de films muets synchronisés avec un disque vinyle (sound-on-disk) :

The great advantage of the [sound-on-disc] is that it is much less expensive and that the same film can be provided with commentary in an unlimited number of languages. The cost of adding sound-on-film in a number of language would be prohibitive.

Latham 1937, p. 3

Le sound-on-disk correspond au système Vitaphone, avec la synchronisation d’une image optique et d’un son sur disque, « peu fiable en termes de synchronisation (un choc suffit à faire sauter la tête et une coupure dans le film fait perdre la synchro) » (Mier 2005, p. 48). Ce procédé est très fragile, en particulier dans des conditions de projection difficiles, comme le montre le récit des deux premières tournées de projection, où sont décrits une bonne partie des dommages que peuvent subir le matériel de projection et la pellicule : dommages dus aux conditions de transport (Notcutt et Latham 1937, p. 76, 77, 78, 80, 81, 92-93), invasion d’insectes [2], poussière, chaleur et humidité (p. 92), etc.

Le choix de ce système peu onéreux mais peu fiable explique certainement une partie de la mauvaise qualité technique des films. En effet, les déficiences sonores des films de la BEKE sont souvent critiquées par les fonctionnaires britanniques qui évaluent le projet [3] et par certains spectateurs [4]. Lors des projections, les organisateurs connaissent à la fois des problèmes de synchronisation et d’amplification, imputables au système du sound-on-disk. Ces questions techniques limitent la compréhension du film par les spectateurs.

Afin de pallier ces problèmes linguistiques (aucune version du commentaire n’a été enregistrée dans une langue parlée par les spectateurs) ou techniques (non-fonctionnement du système d’amplification du son ou problème avec le disque), le film projeté est commenté en direct à de très nombreuses reprises : une personne est chargée, par les organisateurs, d’expliquer le film avant et après la projection. Parfois, la même personne commente l’ensemble de la séance. Ainsi, le cuisinier de l’unité, Hamedi, se charge régulièrement de la prise de contact avec le public local et du commentaire de la projection :

[Hamedi] a Yao from Fort Johnson in Nyasaland had travelled over most of East and Central Africa from Bulawayo [Zimbabwe] to Nairobi [Kenya], working as cook and personal servant to a variety of masters, including Robert Codrington, first Administrator of Northern Rhodesia in 1900. He found friends and relatives wherever we went, and was most useful as an entry and interpreter. Whether brow-beating or parleying with other Natives, or providing commentary for films, or holding forth through the microphone to assembled crowds, which gave him a special pleasure, he was never at a loss.

Notcutt et Latham 1937, p. 74

Progressivement, Hamedi semble devenir le commentateur attitré de l’équipe, sans que cela soit souligné pendant la tournée ou dans les rapports : le cuisinier n’est jamais mentionné dans les comptes rendus de séance. Seuls les commentateurs étrangers à l’équipe sont cités, comme James Mwela à la Universities Mission de Mapanza (Northern Rhodesia/Zambia) [5].

Avant la projection, la séance débute très souvent par une présentation et une brève explication de chaque film :

We found it useful, especially when the commentary was in a language not likely to be well understood by large numbers of the audience, to find someone (usually a local official, missionary or educated African) to give through a microphone in the local language a brief explanation of each film before it was shown.

Notcutt et Latham 1937, p. 172

De même, après le film, la même personne traduit les questions des spectateurs pour que les organisateurs puissent y répondre. Cependant, ces explications partielles ne suffisent pas toujours à faciliter la compréhension du film. Par exemple, à Iringa (Tanzania), les haut-parleurs tombent en panne. Il est alors difficile de s’adresser à la foule nombreuse :

The second loud-speaker gave out just before the film display was due to begin, after functioning well for nearly an hour while we played gramophone records and got local talent to amuse the assembling audience. The films had to be shown silent, with a brief explanation before each. Even so they were well received, although they cannot have been really understood by most of the audience.

p. 76

L’absence de commentaire approfondi avant et pendant la projection diminue la compréhension du film par les spectateurs. En outre, le fait que les habitants d’Iringa conservent un intérêt pour la séance suggère qu’ils sont principalement attirés par le dispositif lui-même plutôt que par le contenu narratif ou éducatif.

Latham observe que l’intérêt des spectateurs pour le cinéma est très différent entre ceux qui, provenant généralement de petits villages, n’ont jamais — ou presque — vu de film et ceux qui sont habitués à voir des projections commerciales. Ses commentaires montrent que les gens des villages sont d’abord attirés, comme les spectateurs du cinéma des premiers temps, par le dispositif, c’est-à-dire l’aspect spectaculaire de la projection d’images et de sons. Il est alors difficile de dépasser la simple fascination pour la « magie des blancs », et le contenu des films éducatifs semble parfaitement ignoré. Une personne parlant dans la langue locale pendant la projection est tout de même indispensable pour créer un pont entre ces spectateurs inexpérimentés et le dispositif cinématographique.

Latham décrit comment, dans les centres urbains ou industriels, les spectateurs avertis, c’est-à-dire ayant l’habitude des séances de cinéma, sont particulièrement critiques face aux films projetés, autant en ce qui concerne la qualité technique que l’intérêt du contenu. Cependant, il existe des exceptions, comme la projection organisée à Ndola (Northern Rhodesia/ Zambia) pour les travailleurs des mines Cooper Belt. Malgré un problème avec le disque, la séance semble être relativement bien appréciée :

We had to show without the sound, but this would have been inaudible in any case owing to the din which went on. I gave the commentary myself in English to an African clerk Ernest Muwamba,[6] who retailed it most successfully through the microphone in Bemba. The noisy crowd of about 400 in the hall was difficult to control, though the caretaker, with the curious name of Adam Frog, did his best. The whole performance seemed very popular.

Notcutt et Latham 1937, p. 80

Grâce au commentaire traduit en bemba, la foule massée suit globalement le contenu éducatif du film. De plus, le fait que le commentaire soit transmis en direct par un membre de la communauté modifie l’énonciation du film.

C’est paradoxalement l’une des rares séances devant un public averti ayant connu un succès. Tout d’abord, les spectateurs semblent intéressés par ces films éducatifs parce qu’ils mettent en scène des sujets qui les concernent dans un contexte africain [7]. Cependant, cela ne peut pas constituer la seule explication, les mêmes films non commentés n’ayant pas connu le même succès. Il est donc possible de supposer que le commentaire renforce la proximité entre le film et ses spectateurs, favorisant l’appropriation du film. Les autres projections organisées dans les mêmes conditions pour les travailleurs de mines dans le nord de la Zambie semblent avoir suscité le même enthousiasme [8]. Cet aspect ayant été complètement ignoré par l’auteur du rapport, nous n’avons pas d’autres éléments pour étayer cette hypothèse.

Malheureusement pour l’efficacité de la propagande britannique en Afrique, la Bantu Educational Cinema Experiment n’est pas vraiment prise au sérieux et à aucun moment l’importance du commentateur/traducteur n’est soulignée. Pourtant, d’un point de vue quantitatif, l’expérience est relativement importante : la BEKE produit 35 films et organise 95 projections entre septembre 1935 et février 1936, pour plus de 80 000 spectateurs [9]. De plus, elle est relativement bien documentée. Outre le livre édité par Notcutt et Latham, les conclusions de l’expérience sont reprises dans trois rapports soumis au Colonial Office : S. Caine, Film Instruction and Propaganda in Agriculture in Kenya, Uganda and the Tanganyika Territory (1936) ; Draft Report on the Machinery for the Distribution and Display of Educational Films in Educational and Similar Institutions within the British Empire (Anonyme 1937a) ; Dr. Drummond Shields, Minutes of the Third Meeting of the Advisory Council of the Bantu Educational Cinema Experiment (1939).

Néanmoins, la BEKE influence moins la création du Colonial Film Unit (CFU) que la Nigeria Health Propaganda. Ni les solutions techniques proposées (sound-on-disk [10]), ni le fait de produire les films de manière locale (la production du CFU est centralisée à Londres), ni les techniques de projection ne sont conservés. De même, ni Notcutt ni Latham ne sont engagés par le CFU.

Voyons maintenant comment le matériel et les films envoyés par le CFU en Gold Coast servent à mettre en place un réseau de propagande cinématographique.

Projection de films éducatifs en Gold Coast (Ghana) (1935-1945)

Contrairement aux deux cas précédents, les projections coloniales en Gold Coast (Ghana) ne se mettent véritablement en place qu’au début de la Seconde Guerre mondiale, avec le soutien logique du Colonial Film Unit. Au milieu des années 1930, plusieurs institutions d’enseignement organisent la projection de films éducatifs, comme au collège Achimota (Gold Coast). C’est à cet endroit qu’est située la principale bibliothèque de prêt de films éducatifs produits en Grande-Bretagne, d’où les films sont distribués dans l’ensemble de la région (Anonyme 1937a, p. 8). Même si aucune projection ambulante n’est organisée par une institution publique, quelques exploitants occidentaux proposent des spectacles cinématographiques dans les grandes villes [11]. En l’état de mes recherches sur la question, aucun élément ne permet d’établir un lien direct entre ces pratiques et les projections coloniales qui ont suivi. Cependant, il est probable que le fonctionnaire britannique chargé de l’organisation se soit inspiré de l’expérience des religieux ou des projectionnistes privés :

The Information Officer from previous educational experience in the Gold Coast formed the opinion that the unit might be a more adequate means of disseminating information to the masses than any hitherto available. This view was very sympathetically received by Government with the result that the Information Department has been permitted to develop a cinema branch on comparatively generous lines.

Anonyme 1943, p. 61

Ainsi, il apparaît que les administrateurs coloniaux en Gold Coast sont particulièrement intéressés par ce mode de propagande.

Début 1940, la colonie du Gold Coast reçoit, du Ministry of Information, un cinema van complet et le matériel portatif de projection pour équiper trois autres véhicules. Le premier tour est organisé dans la région du Togo sous mandat britannique en juin 1940 (Anonyme 1943a, p. 2). Les Britanniques mettent en place des réseaux relativement décentralisés, contrairement à d’autres types de projections coloniales. Même si une bonne partie du matériel (camion, projecteur, système de son, générateur, etc.) et la quasi-totalité des copies viennent de Londres, les administrateurs locaux organisent à leur manière les unités (employés, formation, consignes, etc.) et les circuits (durée, programme des séances, contenu, etc.). Cette décentralisation relative (par rapport aux types de projections adoptés par les autres colonisateurs européens : français, belge ou portugais) permet aux officiers de propagande d’adapter le dispositif de propagande au contexte politico-culturel.

Les projections en Gold Coast sont parmi les premières organisées dans le cadre du Colonial Film Unit dans les territoires britanniques en Afrique. Par rapport à ce que l’on observe dans les autres colonies, ce réseau est principalement caractérisé par deux éléments : les séances sont totalement gratuites [12] et le rôle de l’interprète est constamment mis en avant, que ce soit dans le fonctionnement des unités ou dans les différents rapports transmis à l’administration centrale, à Londres :

The Interpreter, who is in charge of the unit, is the key member of the staff. He is required to render in vernacular the various talks and news bulletins, to make an explanatory running commentary on each film. This must not be a literal translation of the original English, but must contain such traditional allusions, proverbs, similes, metaphors, jokes, topical references and the like as will convey to the people the real inner meaning of the material in all the clarity and with all acceptability of the local idiom. He must imitate as far as possible the incidental sounds of the film. The Interpreter is further required to make contacts with the village chiefs and provide them with the latest news in detail, and generally to supervise the efficient working of the unit in all its public, as apart from technical aspects.

Anonyme 1943, p. 66

À l’exception de la première tournée, l’unité voyage sans le contrôle d’un officier britannique. L’ensemble de la tournée est placé sous la responsabilité de l’Interpreter.

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Durant la Seconde Guerre mondiale, la Gold Coast possède quatre unités de projection, soit quatre cinema vans. Chaque unité est constituée de trois personnes : l’Interpreter est en charge de l’unité, de la prise de contact avec les autorités locales et du commentaire des films lors de la projection ; le chauffeur projectionniste (driver-operator) et son assistant sont en charge des questions mécaniques (conduite et entretien du véhicule) et techniques (installation et entretien du dispositif de projection, chargement des bobines). Chacun des douze employés (quatre unités, trois employés par unité) est choisi et formé avec beaucoup de soins. Certains ont déjà une expérience : « two [drivers] have had training in automobile engineering in the Government Technical School » (Anonyme 1943, p. 64). Cependant, plus que l’habileté technique des candidats, c’est leur capacité d’apprentissage qu’évaluent les administrateurs coloniaux :

It is important, when selecting candidates, to pay attention to the class of African, his background and education, rather than his previous experience as a mechanic. With good background and innate handiness an African can be turned into an expert operator.

p. 64

Par contre, il n’est jamais fait mention de leurs opinions politiques ou de leur fidélité à la Couronne.

Afin de pouvoir produire en direct lors de la projection un commentaire dans la langue locale, les interprètes suivent un entraînement complet :

The films to be used were shown repeatedly and studied to the last detail. The relationship between the film and the script was examined exhaustively. Interpreters were then left on their own to run the films through the projector as often as they wished in order to try out the timing of their commentaries, since the vernacular versions are invariably longer than the English versions. The commentaries were then tried by microphone and loudspeaker, and any faults in the use of the microphone corrected.

p. 63

Les organisateurs britanniques mettent également en place un système pour contrôler la qualité et la fidélité des traductions :

Training began by requiring translation into the various vernaculars of all the talks and film commentaries to be used during the forthcoming trek. These were then translated back to the original English, without reference to the originals. Exactness was thus enforced and comparison of the interpreters’ script so produced, with the original English, revealed any deficiency in understanding.

p. 63

Il faut bien sûr questionner l’efficacité de ce système…

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Ces circuits réunissent en moyenne 800 spectateurs par séance, ce qui est largement supérieur aux chiffres estimés par le CFU à partir des expériences précédentes. Un système de son performant permet de répondre à la demande dans les villages : « As regards sounds, audiences of up to 10,000 can hear the loud speakers with ease but when the audience numbers much over the 1,000 mark, disorderliness is apt to creep in unless severely checked by the van staff » (p. 66). Ainsi, un grand groupe peut entendre la bande sonore, mais lorsque le public dépasse mille spectateurs, l’image n’est plus accessible à tous ; les conditions de projection sont relativement médiocres, car il est impossible d’installer à l’extérieur un écran suffisamment grand pour contenter tous les spectateurs. C’est pourquoi les organisateurs font extrêmement attention à la manière dont le public est placé [13]. Leur objectif est à la fois de maintenir un certain ordre lors de la séance, de protéger les plus jeunes des mouvements de foule et d’optimiser le visionnement du film :

This arrangement ensures that no one is likely to obstruct another’s view, and the audience is easily controlled. It also serves as a protection for the small children, who are liable to be trampled underfoot if an audience becomes unruly. A lamp fitted to the top of the screen to provide light during the intervals between films has been found necessary, not only to prevent dispersal of attention while films are being changed but also to reduce any slight tendency to friction in audiences. Isolated trouble-makers are thus exposed to the general gaze and come under the censure, unmistakably expressed, of the main body of the audience.

Anonyme 1943, p. 67

La mention de fauteurs de trouble potentiels indique que toutes les séances ne se déroulent pas aussi pacifiquement qu’elles sont habituellement présentées. Par contre, ce ne sont pas forcément des spectateurs qui refusent la propagande coloniale, mais probablement de jeunes chahuteurs.

Le programme varie en fonction du contexte de projection, de l’arrivage des copies et de l’actualité militaire. Cependant, il semble y avoir une routine suivie par toutes les unités. Chaque séance est précédée par la diffusion d’une demi-heure d’un mélange de musique populaire et militaire censée réunir les spectateurs. Ensuite, l’Interpreter présente la séance et les principaux thèmes de la soirée. Durant ce message d’ouverture, il explique, au nom du roi George VI, l’importance de la colonie dans l’Empire britannique et l’importance de s’unir contre le nazisme. Les films sont projetés en alternance avec des intermèdes musicaux ou les informations cinématographiques. Le programme comporte un mélange de films éducatifs, informationnels et de divertissement, comme le confirme H.E. Lironi, un officier de propagande : « My present idea of a balanced programme is (a) a film of Africans either with an African or European background. (b) A Services film. (c) Newsreel. (d) A contrast film. (e) [An] entertainment film. » Un tel assortiment permet de maintenir l’attention des spectateurs : « An entertainment film is an essential part of the program used to round off the performance. I think it helps in the appropriation of more serious films, by its very contrast and by helping to teach them how to view a screened picture » (Lironi 1943, p. 79). L’Interpreter permet de faire le lien entre ces différents types de films. Son imagination est parfois grandement mise à contribution pour trouver une transition entre un film burlesque de Chaplin et les nouvelles du front ou un film sur l’hygiène…

La séance est systématiquement conclue par The King et l’Interpreter propose à l’ensemble de l’assemblée de reprendre ce chant en hommage au roi George VI. Cet élément n’est pas négligeable, car il constitue la partie de la propagande ayant eu le plus d’impact. En effet, l’information sur l’évolution de la guerre ou les conseils en hygiène ou en agriculture ont eu moins de répercussions sur l’imaginaire des populations colonisées que la diffusion répétée de ce chant d’allégeance à la couronne d’Angleterre. Ce détail explique la persistance des références à la royauté anglaise dans les anciennes colonies, même après les indépendances.

Ainsi, l’ensemble de la séance est conduite par l’Interpreter. Ce dernier présente chaque film en détail, traduit le commentaire en direct, jouant avec le volume sonore de la bande son, laissant les sons d’ambiance et la musique et shuntant la voix en anglais. Entre les films, il répond aux questions des spectateurs. Il arrive qu’il doive demander l’arrêt de la projection pour expliquer un point précis : « […] uninteresting, poorly presented, or confusing sequences are marked by questions shouted at the Interpreter, by loud disapproving comments, or by a hubbub of conversation in an attempt by the members of the audience to get enlightenment from one another » (Lironi 1943, p. 79). Il anime des débats après chaque bobine, afin de s’assurer que le film est bien compris. Il prend la place d’un enseignant, n’hésitant pas à questionner les gens le lendemain d’une projection [14].

Généralement, les thèmes principaux des films sont bien compris et retenus : « The highlights of the film are always well remembered. Every six months, a crew on making a second visit to a point is greeted with shouted references to highlights from the films shown on the previous visit » (Anonyme 1943, p. 68). Plusieurs éléments permettent au Gold Coast Information Department de se prononcer sur l’efficacité de la propagande coloniale. Par exemple, l’une des unités de projection envoyées avec un groupe de recruteurs pour l’armée britannique a permis l’augmentation des enrôlements (p. 68).

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Tous ces éléments permettent d’affirmer que les projections britanniques en Gold Coast durant la Seconde Guerre mondiale ont un impact sur les populations locales. Cette efficacité vient principalement de la présence des Interpreters. D’abord, l’Interpreter permet de transmettre le contenu des films en traduisant le commentaire et en transposant les référents culturels. Ensuite, sa présence lors de la projection lui permet d’adapter le dispositif de propagande au contexte de réception : « Given the same basic film the Interpreter by adapting his commentary can suit the tastes and needs of a variety of audiences » (p. 68). Enfin, en Gold Coast, l’Interpreter peut également faire des suggestions sur l’itinéraire (pour l’adapter aux conditions de route, par exemple [15]) ou le programme (afin de mieux rejoindre les spectateurs en tenant compte du contexte culturel).

La principale limite mise en avant par les rapporteurs concerne le faible nombre d’unités disponibles par rapport à la population de la colonie. Les séances ne sont plus seulement appréciées pour l’aspect spectaculaire du dispositif cinématographique, mais également en tant que divertissement. Il n’y a donc pas de risque à augmenter la fréquence des tournées. D’après les administrateurs coloniaux, les villageois demandent plus de projections. L’augmentation des visites aurait très certainement accru l’impact des films sur l’imaginaire et les manières de faire des populations rurales.

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Les projections coloniales britanniques sont très souvent les premières projections organisées. C’est pourquoi l’expérience britannique sert de référence aux autres réseaux de propagande et d’éducation cinématographique (dont ceux d’André Cauvin au Congo belge ou ceux de John Grierson à l’UNESCO). Ces séances structurent également de manière très spécifique les conceptions du média cinématographique par les populations locales. Cependant, l’impact de la propagande britannique dépend de nombreux facteurs, dont l’un des principaux est l’expérience cinématographique des spectateurs.

Souvent, ce sont les premiers films vus par les spectateurs, en particulier dans les régions rurales de l’Afrique. Dans ce cas, la rareté des séances concentre l’attention des spectateurs sur l’effet spectaculaire du dispositif et correspond au régime des attractions (Gunning 1986) du cinéma des premiers temps. Le commentateur de film facilite alors le contact avec l’appareil cinématographique, expliquant le principe de la projection. L’efficacité éducative est faible et l’impact sur les imaginaires concerne principalement la magie de la reproduction mécanique du mouvement ou de l’amplification des voix. La propagande permet alors de rendre concret le « pouvoir des blancs » et de renforcer la domination coloniale. Une personne parlant en direct lors de la projection renforce l’aspect surnaturel de la séance, sans en diminuer l’effet.

Comme dans d’autres contextes, l’attraction laisse progressivement la place à un intérêt pour les films, principalement lorsque ceux-ci respectent les règles du divertissement. Durant cette période, le commentaire est toujours indispensable, car il facilite la compréhension du film dans un contexte culturel et linguistique de réception particulier. Il permet également de renforcer l’efficacité éducative, en facilitant les débats et suscitant la réflexion. Par contre, le commentaire énoncé en direct rompt l’homogénéité du dispositif de projection et produit un effet de distanciation. Le spectateur est alors empêché d’entrer dans une torpeur fictionnelle (Odin 1990), ce qui diminue l’impact de propagande du média cinématographique, car les images et les sons ne pénètrent plus directement dans l’esprit d’un spectateur médusé par le flux cinématographique. D’un côté, le spectateur doit suivre la lecture du film en fonction du point de vue imposé par l’Interpreter : ce dernier guide la compréhension du film en cherchant à le faire correspondre avec les codes culturels des spectateurs, afin d’augmenter l’efficacité de la projection. De l’autre, la présence du commentateur empêche le public de suspendre totalement son jugement, car elle révèle l’artifice cinématographique. Cette question est parfois soulignée dans les archives britanniques comme étant un frein à la propagande. Autant le film sonore apporte un supplément de réalisme qui permet d’immerger le spectateur [16], autant la voix rompant la continuité sonore brise cet enchantement. C’est l’une des raisons qui expliquent pourquoi les administrateurs londoniens ne recommandent pas la généralisation de l’Interpreter dans toutes les colonies et privilégient plutôt une présentation du film avant la séance ou l’écriture de commentaires enregistrés dans un anglais simplifié.

La présence du commentateur lors de la projection permet également un métissage du dispositif de réception entre l’appareil occidental et des pratiques locales. Dans chaque contexte culturel, les nouveaux spectateurs de cinéma créent une manière de recevoir le film (postures face à l’écran, activité de visionnement et d’interprétation, etc.) tout autant inspirée du contact avec ce nouveau dispositif que de leurs expériences d’autres médias. Ainsi, c’est en re-médiant des pratiques plus anciennes qu’un nouveau média s’insère dans un contexte culturel. Il en va de même lors de projections coloniales et, lorsque le commentateur favorise la prise de contact, l’appropriation du dispositif de projection par les spectateurs en est facilitée.

Plus généralement, l’hétérogénéité médiatique suscitée par l’activité de l’Interpreter ouvre la possibilité d’une appropriation communautaire de la projection par les spectateurs et la création de nouvelles formes de cérémonie inspirées des cultures locales. Le film n’est plus seulement un objet culturel étranger projeté au coeur du village, il peut appartenir à la communauté des spectateurs, car il est commenté en direct dans la langue locale et sa compréhension est facilitée par la transposition des codes culturels. De plus, ce processus a lieu de manière collective, car la voix de l’Interpreter guide la lecture et les spectateurs réagissent verbalement et gestuellement au sens produit à la rencontre entre cette voix, les images et les sons. Il ne s’agit donc pas d’une activité solitaire et très codifiée, mais d’une activité collective dont les codes sont en formation. Lors de ces projections commentées, le public regroupé devant l’écran négocie ensemble le sens des films, mais également la manière dont la séance doit être envisagée et sa signification pour la communauté [17]. Étant donné que ce sont de nouvelles activités culturelles, toutes ces manières de faire (de Certeau 1990) doivent être inventées. Généralement, le plus simple pour la communauté est de chercher à adapter des usages (de Certeau 1990) déjà existants.

Il s’agit là d’effets de re-médiation, soit la réorganisation culturelle d’une société en fonction d’un nouvel agencement médiatique. En fait, comme le souligne Jay David Bolter (2005, p. 19), le processus de re-médiation est double : si l’émergence et le développement de nouvelles pratiques sont structurés spécifiquement par l’environnement médiatique, l’apparition d’un nouveau média dans un contexte médiatique particulier modifie, simultanément, l’agencement global des médias dans ce milieu culturel. Ainsi, les projections coloniales commentées structurent les habitudes des spectateurs et influencent les autres formes de projections. C’est pourquoi, par exemple, on retrouve très largement en Afrique de l’Ouest ou en Afrique de l’Est des séances cinématographiques commentées. Il s’agit d’un élément fondamental de l’impact des projections coloniales sur l’imaginaire cinématographique en Afrique, même s’il a été parfaitement ignoré par ceux qui ont mis en place ces séances. Afin de caractériser en détail cette influence, il faudra questionner les processus de re-médiation, c’est-à-dire replacer chaque dispositif de réception dans son contexte culturel particulier.