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Dans l’histoire de la télévision française, Jean-Christophe Averty est considéré comme un des plus grands créateurs télévisuels. À l’époque fondatrice d’une télévision publique qualifiée tour à tour de « télévision de service public », de « télévision des hussards noirs de la République », d’« école des Buttes-Chaumont », il est apparu aux yeux de ses contemporains comme un metteur en scène ou « metteur en page » sans équivalent dans le contexte télévisuel. Sa conception de l’écran est en effet esthétique et il expérimente sans cesse dans le domaine :

Pour moi, la télévision, c’est comme un journal : je suis chargé de la mise en pages — une mise en pages étalée, à plat, très graphique, très lisible tout de suite [1].

Averty a pensé l’écran de télévision en termes de graphisme et d’esthétisme, ce qui lui a valu une large reconnaissance nationale et internationale [2]. En dépit des travaux qui lui ont été consacrés, la conception plastique de l’espace électronique du petit écran qu’il défend reste encore à interroger. Les entretiens menés avec lui en vue de l’écriture de sa biographie permettent d’éclairer son parcours et ses choix [3]. Comprendre ce temps de la vie d’Averty — avant son entrée à la télévision — amène à mieux cerner les divers univers dans lesquels il évolue. Il s’agit ici de présenter son milieu familial, les personnes qui l’influencent et les courants artistiques et culturels dont il se réclame, afin de reconstituer un cheminement personnel et professionnel au cours duquel se forgeront des idées, des orientations et des amitiés durables qui accompagneront les moments importants de sa vie et qui éclaireront les choix qu’il fera tout au long de sa carrière.

Distraire, instruire, tenir le réel à distance

Fils unique de Rosalie Drouillard, institutrice, et de Charles Averty, quincaillier, Jean-Christophe Averty est né à Paris le 6 août 1928 [4]. Dans sa famille, il acquiert les valeurs de l’école républicaine et un attachement à la culture populaire. Une analyse des représentations qu’il se fait du monde qui l’entoure est nécessaire pour comprendre sa conception du média et du spectateur. Il est, en effet, manifeste que ses origines, son éducation et sa formation auront une influence décisive sur son engagement pour une télévision de service public dont le but principal doit être selon lui « de distraire, d’instruire et de faire rêver [5] ».

Chez Averty, la mémoire de l’enfance est l’occasion d’exprimer l’admiration qu’il a pour les siens, et d’abord pour ses parents, qui lui offrent une ouverture culturelle et une liberté d’agir [6]. Sa famille n’échappe pas à l’histoire et à ses tragédies. Il garde en mémoire les pèlerinages faits sur les lignes de front dans l’est de la France afin d’honorer les morts de la guerre de 14-18 à laquelle a participé courageusement son père :

Nous nous rendions au gré des ans, entre 1936 et 1939, sur des lieux tels que Verdun, Douaumont, le fort de Vaux, la Tranchée des baïonnettes, le bois de Belleau, la côte 304 […] Je visitais, aux côtés de mes parents, ces lieux commémoratifs : cimetières militaires, grands monuments des champs de bataille, ossuaires où j’observais les restes de dizaines de milliers d’hommes, souvent entassés dans l’anonymat le plus complet [7].

En 1940, dans un contexte de guerre, Charles, le père, un homme engagé, décide d’entrer dans la résistance. Pour lui, ancien combattant, cela ne fait aucun doute, l’injure faite à la France est inacceptable. La montée du conflit, l’antisémitisme, la collaboration, les milliers de victimes marqueront Averty pour toujours. S’il s’exprime peu sur la question, le ton n’en est pas moins grave lorsqu’il l’évoque. Et dans ce processus s’affirment son refus du réel, son sens du devoir et son attachement à la liberté et au rejet de tout dogmatisme. À la télévision, s’il se refuse à informer, il ne manque pas de distraire et d’instruire en choisissant une écriture poétique pour dénoncer le racisme, la bêtise, l’argent ou la politique. De cette période, il tient la mise à distance du réel dans ses réalisations.

Dans Histoire de sourire (1963), Averty montre une jeune fille qui donne le biberon à un petit squelette. Dans Rien que des monstres [8], il montre des scènes grinçantes et macabres, dans l’esprit des Raisins verts (1963-1964), où il n’hésite pas à mettre en scène des cercueils. C’est une manière de se souvenir de ses années d’enfance et de déjouer la mort.

La presse illustrée comme source d’inspiration

Outre ces influences, Averty souligne le rôle de la presse illustrée dans l’acquisition d’un savoir encyclopédique qu’il ne manquera pas de convoquer dans ses émissions :

Ma curiosité était immense et j’apprenais dans ces revues la géographie, l’histoire, le monde non dénué de poésie et d’humour. Les rédacteurs, les dessinateurs, les graveurs, sont d’abord animés par une logique de réclame, en ce sens qu’ils sont d’abord des publicistes, des metteurs en page, autant que des popularisateurs. Ils se posent tout autant la question de la diffusion de la connaissance dite utile, que celle de la distraction et de l’information de leurs lecteurs [9].

Dans Une visite à l’Exposition de 1889 (1983), adaptation de la première pièce de théâtre signée par Henri Rousseau, dit le Douanier, il abuse de gravures ou de photographies empruntées au Journal des voyages, à L’Illustration et au Monde illustré par exemple. À côté des images qu’il crée de toutes pièces, il emprunte et retravaille des images existantes qu’il retrouve et collectionne : photos, extraits de presse, peintures, oeuvres graphiques diverses.

On sait que Max Ernst, André Breton, et bien d’autres avec eux, se sont passionnés pour les gravures sur bois de ces hebdomadaires et en ont tiré des centaines de collages. De même, tout est collage dans l’oeuvre d’Averty ou presque [10]. Il utilise les techniques de la bande dessinée, du film d’animation et du photomontage, qui permettent de donner à une seule photo, par inclusion d’autres photos plus petites, une valeur de représentation esthétique. Averty évoque ainsi l’une de ses plus importantes lectures et sources d’inspiration, l’hebdomadaire Le Journal de bébé, qui s’adressait aux tout petits enfants, mais que bien des adultes consultaient en 1934-1935 :

Il se trouvait dans Le Journal de bébé deux pages à coller sur du carton, puis à découper de manière à réaliser des trucages visuels élémentaires. Par exemple, comment mettre un canari dans sa cage en attachant le sommet de ladite cage et son plancher à deux bouts de ficelle que l’on faisait tourner. La rémanence visuelle des deux images imprimées recto verso permettait ce tour de magie extraordinaire [11].

Cette culture lui permet de ne pas se restreindre à l’espace culturel national, mais de s’ouvrir à un horizon international, en particulier nord-américain [12].

Durant cette période, Averty découvre aussi les bandes dessinées. Destinées aux adultes par la presse de William Randolph Hearst, elles sont distribuées par le King Features Syndicate aux États-Unis. En France, il s’agit d’un nouveau genre de publications, dont les héros principaux vont nourrir son imagination. Il lit Tarzan, Le Journal de Mickey, Hurrah, Robinson, Jumbo, L’Aventure, L’Aventureux, Hop-là, etc. Il rit avec Mathurin dit Popeye, La famille Illico (Bringing Up Father), Pim Pam Poum (The Katzenjammers Kids) et Bicot (Winnie Winkle). Il se passionne pour Mandrake (Mandrake the Magician), Guy l’Éclair (Flash Gordon), Luc Bradefer (Brick Bradford), Le fantôme du Bengale (The Phantom), Myra l’infirmière héroïque (Myra North, Special Nurse), et pour toutes les productions issues des Silly Symphonies de Walt Disney. Averty plonge dans cet univers et devient un familier de ces héros :

C’était le temps des bandes dessinées, des livres d’images mais livres tout de même, puisque les images des livres d’images racontent des histoires. Pour moi, la succession de trois images comme autant de plans fixes au cinématographe, en raconte plus que des pages et des pages de littérature rasoir. Elle préfigure le montage filmique d’un Alain Resnais, et pourquoi pas le mien. Les raccords n’importent plus, seule prévaut la vision préférentielle des scènes et les angles inattendus de prise de dessins (comme on parle de prise de vues [13]).

Cet « héritage de la page imprimée », pour reprendre le titre de l’article de Gérard Blanchard (1969, p. 59), se retrouve dans sa mise en page à la télévision, qui implique une façon de présenter le sujet ou l’événement de manière discontinue et brève. Averty renvoie constamment à la mise en page du « journal visualisé » (ibid., p. 60), et son utilisation de l’espace témoigne d’une volonté de rompre avec la pensée chronologique ou linéaire. Averty sera l’un des premiers membres du Club des bandes dessinées, fondé en 1962 par Alain Resnais et Francis Lacassin (le créateur de la revue Giff-Wiff) :

Chaque semaine se retrouvent au Minotaure des journalistes et hommes de télévision et de cinéma comme Jacques Siclier, Gilbert Salachas, Ivan Deputier, Gérard Pignol, Alejandro Jodorowsky, Alain Dorémieux, Anatole Jakovsky et tant d’autres — plus ou moins proches du groupe surréaliste. Lee Falk, grand scénariste américain vivant à Paris, auteur de Mandrake [1934] et du Fantôme du Bengale [1936], se joignait souvent à eux [14].

L’influence de la bande dessinée est ainsi très importante chez Averty. D’une part, il en retient « l’humour, le sens critique, […] le sens de l’ellipse entre les images, la démarche sautillante du récit qui demande au spectateur de combler mentalement les vides, les temps entre les images » (Blanchard 1969, p. 65). D’autre part, la bande dessinée est très proche de sa création « qui fragmente l’écran en autant de petites cases dans lesquelles il se passe autant de choses différentes » (ibid.). Ubu roi (1965), Les raisins verts et beaucoup d’autres émissions en sont des exemples.

Durant cette période, Averty apprend à représenter et à se représenter le monde. Son imaginaire doit beaucoup à l’abondance et à la diversité de ses lectures initiales, avec lesquelles il entretient un dialogue constant et dont il tire un certain sentiment de la beauté moderne qui lui permet de doter d’une valeur poétique ce qui n’en possède normalement pas.

Cette influence de la page dessinée explique qu’Averty soit un réalisateur de la profusion et de la fragmentation. Les images, qui contiennent chacune « un grand nombre d’informations fragmentées, rassemblées, juxtaposées, opposées », se succèdent à un rythme rapide qui suppose de la part du spectateur « une certaine agilité du regard » (Blanchard 1969, p. 60). Dans sa manière d’écrire, Averty s’oppose aux règles en vigueur à la télévision, et son art télévisuel consiste à détruire l’image traditionnelle du documentaire par la négation du lieu, de l’espace et du temps, et le recours au procédé d’incrustation. Les acteurs qu’il choisit, ou les vedettes de la chanson qu’il promeut, sont des personnages proches des marionnettes ou des figures de bande dessinée, intégrables à des mises en page en graphisme. Averty fait de l’écran un espace plat et vide où s’inséreront personnages, objets, symboles… Dans ses « biographies rêvées [15] » par exemple, les personnages sont abstraits de leur contexte, mais pour être confrontés à des archives historiques précises et documentées qu’il rassemble avec le souci de l’exactitude historique.

Toute sa conception de l’image remet aussi radicalement en cause la profondeur de champ. Son art consiste à découper l’écran en morceaux, en procédant à des cadrages et en optant pour des images contrastées et des fonds noirs. Il définit l’écran ainsi :

La télévision, quoi qu’en pensent le public et les critiques, c’est d’abord une image qui bouge. Or la mise en page est un terme qui vient de la presse et qu’on emploie pour définir le travail des graphistes et de ceux qui mettent en page un journal. Je mets en page la page blanche de l’écran, ce qui consiste à répartir les formes, les volumes et les personnages à travers la surface. La mise en page est presque une mise en image [16].

Le jazz : une passion

Durant cette période, la musique occupe une place importante dans la vie d’Averty, qui découvre le jazz, le music-hall et la chanson. En 1946, il joue du piano dans des clubs de jazz de la rive gauche à Paris, auprès de Pierre Atlan et de Claude Luter :

J’ai cherché très tôt à connaître et à explorer le rythme du jazz à ses origines. J’ai tenté, comme d’autres, de combiner de multiples langages : musical, pictural, littéraire, théâtral. Les relations de l’image et du son, en particulier le jazz, étaient à explorer [17].

Averty considère la musique comme un élément essentiel de l’image et ne la voit jamais comme un simple accompagnement. Pour de nombreuses émissions, il fait composer des musiques originales destinées à appuyer, à relancer, à dynamiser ou à interrompre le récit et les éléments visuels (voir Duguet 1991, p. 115). S’il confie le plus souvent les arrangements musicaux et la direction d’orchestre à Jean-Claude Pelletier, d’autres musiciens créent aussi pour lui des musiques inédites [18]. Il va devenir celui par qui le jazz arrive à la télévision : À la recherche du jazz (dès 1957), Jazz Memories (1958-1963), Modern Jazz at the Blue Note (émissions enregistrées in situ dans les boîtes parisiennes comme le Blue Note, Les Trois Mailletz, le Club Saint-Germain, puis au Studio 4 de la rue Cognacq-Jay à partir de 1960), Jazz Land (1973). Les très nombreuses retransmissions de festivals de jazz — celui de Cannes, puis ceux d’Antibes (Juan-les-Pins) et de Nice (la Grande Parade du Jazz), de 1958 à 1990 — portent sa signature et témoignent de son ambition de populariser cette musique :

Je considère mes émissions de jazz comme aussi importantes, sur le plan de la réalisation, que Les raisins verts ou Ubu roi, par exemple [19].

Surréalisme et humour noir

Le parcours d’Averty montre la présence continue du surréalisme dans sa création, son inscription dans ce courant artistique, mais surtout l’affirmation de son attachement, d’une part, à des émissions non ancrées dans le réel et, d’autre part, à la construction d’un art basé sur l’imaginaire au sein d’un moyen d’expression nouveau : la télévision.

Pour lui, la télévision est une façon (la façon) de voir le monde — pas toujours réel —, un art poétique majeur basé sur des écrits et des montages graphiques où l’imagination et la vie de l’esprit sont primordiales. La technique audiovisuelle opère comme un outil de médiation entre le monde et le spectateur, sans se laisser réduire à un instrument de la pensée occidentale pour représenter la soi-disant « vérité ».

La réalité télévisuelle n’est qu’un bluff. Toute image proposée par la télévision est réelle dans la mesure où elle ne représente qu’un rêve éveillé, surréaliste. […] Mes images sont surréalistes dans la mesure où elles montrent tout ce que les autres ne voient pas [20].

Averty tente avec succès d’être admis en septembre 1947 dans le groupe surréaliste animé par André Breton. Pourquoi Breton ? Au-delà du défi au conformisme intellectuel de droite et de gauche, de l’infamie de la guerre, l’adhésion d’Averty au mouvement dirigé par Breton lui permet de confirmer une idée qui est déjà à la base de sa réflexion, à savoir l’ambition de dépasser la raison et la pensée en en mesurant les limites. Au « questionnaire de Cause », destiné selon Sarane Alexandrian (1990, p. 230) à « établ[ir] une sélection parmi [l]es postulants » au titre de disciples de Breton, Averty répond par une véritable profession de foi, en affirmant :

[…] qu’il attend du surréalisme « une régénération permanente, une métamorphose totale de la condition humaine », et aussi « une règle morale novatrice excluant tout précepte qui n’aurait pas pour destination finale le maintien et la défense de la liberté ». […] il précise : « Ce serait restreindre l’action surréaliste que de prétendre lui assigner un domaine particulier. […] Je considère toute activité littéraire ou plastique comme devant relever de la libre prospection de l’inconscient et de l’inconnu ; le poète — ou l’artiste — est celui qui “concrétise le hasard” et “traduit” le merveilleux où ses recherches l’aventurent »

Alexandrian 1990, p. 233

À partir de ce moment s’établit entre Breton et lui une connivence qu’Averty apprécie ; pour lui, le surréalisme concourt à la construction d’une société où s’affirme une liberté absolue, dont il souhaite l’avènement :

L’esprit qui anime toutes mes créations télévisuelles doit d’abord à Guillaume Apollinaire, à Pierre Reverdy, à Philippe Soupault, à Louis Aragon, à André Breton. Au surréalisme donc, défini dans le Manifeste de 1924 [21] [voir Breton 1924, p. 36].

Le surréalisme est l’ossature même de l’art télévisuel d’Averty. La révolution poétique, voire politique, doit passer par les médias, et la télévision peut être un moyen de la réaliser. La technique audiovisuelle a le pouvoir de montrer certaines formes d’associations et de donner sa puissance au rêve. L’image a le pouvoir de bouleverser la connaissance, en la libérant de la domination de la pensée rationaliste (de droite et de gauche), qui a besoin de tout assimiler à ses propres modèles et à ses valeurs. Le répertoire d’Averty témoigne de son appartenance à ce courant surréaliste, car, comme le souligne Anne-Marie Duguet (1991, p. 18) :

Il est peut-être le seul réalisateur qui ait osé adapter pour l’électronique des textes d’auteurs relevant de cette tradition, précurseurs et épigones : Lautréamont […], Jarry, le Douanier Rousseau, Roussel, Apollinaire, Lewis Carroll, Edmond Rostand, Cocteau, etc. […] Une telle filiation est cependant à entendre en termes d’affinité d’attitudes et de disposition d’esprit : la recherche de l’insolite par le télescopage de réalités étrangères, une attention au hasard, un goût pour le « jeu désintéressé de la pensée » (les jeux de mots, rébus, images cryptées, énigmes, mots croisés), un anti-conformisme absolu, etc.

Le merveilleux, interprété dans ses émissions comme un langage, devient l’antidote de la vision bourgeoise du monde. En d’autres mots, il est possible d’affranchir la pensée des préjugés et des représentations qui l’ont pervertie, de la ramener à la liberté et d’en faire le lieu d’implosion de la vision du monde et des réalités imposées par la norme :

Je veux faire du surréalisme perpétuel qui a pour objectif de transcender l’horreur de ce que l’on voit généralement autour de soi lorsque l’on vit et que la télévision quotidiennement nous représente : portes qui se ferment, bombes, guerres, accouchements, HLM… Dans mes émissions, il n’y a rien de tout cela, car la télévision doit être un acte créateur destiné à transcender tout ce que l’on voit sur terre [22].

Dans la préface de son Anthologie de l’humour noir, André Breton (1940, p. 17) écrit :

L’humour noir est borné par trop de choses, telles que la bêtise, l’ironie sceptique, la plaisanterie sans gravité… (l’énumération serait longue), mais il est par excellence l’ennemi mortel de la sentimentalité à l’air perpétuellement aux abois […] et d’une certaine fantaisie à court terme, qui se donne trop souvent pour la poésie, persiste bien vainement à vouloir soumettre l’esprit à ses artifices caducs, et n’en a sans doute plus pour longtemps à dresser sur le soleil, parmi les autres graines de pavot, sa tête de grue couronnée.

L’autodérision est omniprésente dans les émissions d’Averty. Dans Histoire de sourire (1963), il montre une dame qui sort un bébé en celluloïd du four d’une cuisinière. L’image est « très stylisé[e] avec des fonds noirs, des éléments de décor blancs, des gadgets » (Averty cité dans Siclier 1976, p. 55). Il veut « faire des caricatures qui bougent, des bandes dessinées volontairement affreuses et agressives comme dans Mad, la revue américaine, ou Hara-Kiri, qui en est à ses débuts » (ibid.). Averty partage l’humour mordant et souvent noir du dessinateur Fred, l’un des fondateurs du « journal bête et méchant », qui stigmatise dans toute son oeuvre l’esprit bourgeois étriqué. L’effet le plus évident généré par Les raisins verts — et son fameux bébé passé à la moulinette — est celui d’une « attaque contre la condition faite à la vie » (ibid., p. 64) ; la moulinette symbolise la dérision de la vie : l’art, la littérature, la peinture, la musique finiront un jour. L’humour sert à dédramatiser, à mettre à distance le réel. Averty compte aussi sur le potentiel subversif du rire, qui peut annoncer par la médiation télévisuelle un monde nouveau, plus humain, plus éclairé.

Sa curiosité sans limites, son non-conformisme, son goût de l’expérimentation le rapprochent des oulipiens et des pataphysiciens, à qui il voue une grande admiration [23].

L’influence du cinéma

Les années 1930 sont celles de la découverte d’une diversité de films. La conception de Blanche-Neige et les sept nains (Snow White and the Seven Dwarfs, 1937), qui utilise le storyboard, ce document graphique préalable à bien des réalisations cinématographiques, présente pour Averty un grand intérêt, car un réalisateur doit d’abord sa-voir ce qu’il veut donner à voir ; son travail doit beaucoup à cette oeuvre majeure de Walt Disney (qu’il rencontrera en 1962 à Hollywood). De même, les courts métrages d’animation de Mickey témoignent d’une grande créativité :

Certains épisodes, entre 1933 et 1935, sont riches d’inventivité et de surprises à la surréaliste. Sans oublier les héros des films burlesques américains produits par Mack Sennett (Charlie Chaplin, Roscoe Arbuckle, Harry Langdon, W. C. Fields, etc.), ceux des frères Max et Dave Fleischer (Koko le Clown, Betty Boop, Popeye), qui provoquent, pour reprendre la formule de Walter Benjamin [24], un dynamitage thérapeutique de l’inconscient [25].

Averty découvre aussi les films de Georges Méliès, cinématographiste, illusionniste et metteur en scène du xixe siècle. Ces films sont bondés d’effets spéciaux et de gags qu’il convoquera plus tard dans ses émissions, dont la conception graphique fait largement appel aux trucages, au contraste du noir et blanc, à l’humour corrosif :

La méthode connue sous le nom de black art permet de rendre invisible une personne ou un objet en le recouvrant de noir lorsque le fond de la scène est noir. Dans Le Mélomane [1903], Méliès enlève sa tête et la jette sur des fils électriques au-dessus de lui, formant ainsi une note sur une portée. Mes petits bonhommes et mes têtes coupées, je ne les ai pas inventés. On les trouve chez lui [26] !

Dans Méliès, le magicien de Montreuil-sous-Bois (1964), il tient à rendre hommage au pionnier du cinématographe, dont il montre les procédés : trucages, gags, ballets, pantomimes, musique. Les décors sont inspirés de ceux de Méliès, c’est-à-dire qu’ils sont tous très faux ; le jeu des acteurs est volontairement stéréotypé, simplifié. Les trucages abondent, les gags se multiplient, l’histoire est menée sur un rythme très rapide, avec des ballets, des pantomimes, des séances de prestidigitation, des chansons et de la musique.

À cette époque, Averty découvre aussi les peintres dadaïstes, les poètes parnassiens et des auteurs comme Jarry et Roussel, lesquels ne cesseront de l’influencer :

Comment j’ai écrit certains de mes livres, l’auteur d’Impressions d’Afrique et de Locus Solus [27] se garde bien de le révéler. Je suis incapable d’expliquer, après soixante-cinq ans de carrière audiovisuelle, comment et pour quelles raisons j’ai commis tant de trucages. Sans doute ai-je quelque chose à cacher ou à me cacher de la prétendue réalité de ce monde toujours trop chaud ou trop froid. J’emprunte des images à des prédécesseurs beaucoup plus célèbres que moi, les Bosch, Arcimboldo, Max Ernst, Henri Rousseau, certains collages de Robert Desnos, artistes ou écrivains cités pêle-mêle [28].

Le choix du personnage d’Ubu est significatif [29]. Il représente, selon l’appréciation de Paul Léautaud (1921, p. 731), « la bêtise bourgeoise universelle dans toutes ses manifestations odieuses et grotesques, cruelles et poltronnes, et contre laquelle rien ne prévaut que le rire et le mépris ». Comme le fait remarquer Anne-Marie Duguet (1991, p. 39) :

Une autre manière de tenir la représentation à distance consiste à en souligner la théâtralité, à expliciter et affirmer les conventions qui fondent la possibilité même du spectacle. À la fin du xixe siècle, les symbolistes Paul Fort au Théâtre d’Art, Lugné-Poe au Théâtre de l’Oeuvre condamnent le naturalisme au profit d’un art de la suggestion. Mais c’est Alfred Jarry qui va rompre le plus radicalement avec la tradition réaliste et avec toute vraisemblance.

La diversité des centres d’intérêt d’Averty l’amène aussi à lire des écrits publiés outre-Manche, comme ceux de Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles et À travers le miroir) et de Jonathan Swift (Les voyages de Gulliver, Instructions aux domestiques, Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public). De même, il découvre les romans des écrivains afro-américains de la « Renaissance de Harlem » (Langston Hughes, Claude McKay, Richard Wright, James Baldwin, Everett LeRoi Jones) et ceux de la « génération perdue » (Francis Scott Fitzgerald, William Faulkner, John Dos Passos, John Steinbeck, Ernest Hemingway, T. S. Eliot, Henry Miller et Gertrude Stein).

Après les baccalauréats de philosophie et de sciences obtenus en 1945 et 1946, Averty intègre en 1948 l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC), avec l’ambition de mener une carrière au cinéma. Ses études lui donnent l’occasion de se former aux techniques cinématographiques et sont marquées en particulier par des hommes comme Marcel L’Herbier, Jean Laviron, Georges Sadoul et Jean Mitry :

Certains cours de découpage et de confection d’un story-board (manière bandes dessinées) administrés avec grand talent par Jean Laviron m’influenceront grandement pour la mise en page télévisuelle. Ceux de Jean Mitry sur les très lents progrès du langage cinématographique, et son vocabulaire (conception, réalisation, édition, distribution et réception des films), eux, ne manquent pas d’intérêt [30].

Son premier court métrage, Vacances à la mer, réalisé en 1951, est lié aux paysages de son enfance, dont il rend les infinis détails dans une mise en image apparemment joyeuse, mais qui se révèle aussi être la critique sans ménagement d’une société bourgeoise. Dans ce court métrage, il manifeste une curiosité pour les illustrations les plus variées, qui témoigne d’un souci du graphisme. Le sujet est prétexte à une recherche d’archives visuelles : les cartes postales, peintures (tableaux d’impressionnistes), collages, etc., convoqués pour le film lui donnent un ton passéiste et parfois nostalgique. Jean Ferry, sommité du Collège de ‘Pataphysique, dit subtilement et ironiquement le commentaire, texte plein de tendresse et d’humour, qui fustige sans trop d’égards la petite et la grande bourgeoisie. Néanmoins, un aspect de sa création se révèle ailleurs. À la liberté extrême qui caractérise son intention de montrer un univers familier, dans un langage synthétique et rapide exprimant des sensations, répond une autre pensée faisant émerger des zones d’ombre, des retours vers le passé [31].

Après avoir été premier assistant sur le tournage de Pigalle-Saint-Germain-des-Prés (André Berthomieu, 1950), Averty, faute de travail, intègre la télévision en 1952.

Son ambition est d’élaborer une esthétique sans équivalent à la télévision. Il fait face à un problème : traduire une forme de spectacle (théâtre, music-hall…) dans un nouveau langage esthétique. Il lui faut pour cela « trait[er] l’écran de télévision comme une page, comme un espace autonome » (Averty cité dans Siclier 1976, p. 98). Il n’hésite pas non plus à utiliser les caméras autrement que pour filmer les danseurs ou les chanteurs, ce en quoi il s’éloigne des règles édictées par l’école des Buttes-Chaumont en 1963. Son but ultime : faire « de la télévision électronique » pour émanciper le nouveau média du théâtre et du cinéma (ibid.). Averty entend transformer la télévision en un laboratoire, en un lieu de création visuelle au service des téléspectateurs :

Toute retransmission lyrique, théâtrale d’un spectacle préexistant non fait pour la télévision est une escroquerie, une erreur. La télévision doit être élaborée, car elle est différente. Je ne dis pas qu’elle est mieux. J’interviens dans la mise en scène et ça se voit. Je ne témoigne pas de la présence d’artistes sur un plateau. La télévision n’est pas du sous-cinéma, un petit théâtre ou un music-hall. Nous en sommes à ce qu’était Hollywood en 1910. La télévision reste à faire [32].

Par divers procédés, il s’émancipe des codes de liaisons cinématographiques classiques auxquels il est formé en les remplaçant par « la convention de la bande dessinée : le cadrage fixe, la juxtaposition de plans sans figures de continuité » (Duguet 1991, p. 89). Grâce aux trucages électroniques, il crée un espace où tous les objets et personnages peuvent se rencontrer, se déplacer, changer de dimension, dans un univers imaginaire affranchi des contraintes du réel. Averty a pensé très tôt la notion de décor « en termes de graphismes et de mouvement » (Duguet 1991, p. 95) :

Le souci principal, c’est de faire du graphisme, c’est-à-dire […] de construire comme une espèce de fresque, où tout est résumé, un peu comme les miniatures du Moyen Âge, où […] l’histoire se raconte […] comme une bande dessinée. […] j’ai réduit l’acteur à un signe. […] pour cela, il a fallu […] détruire l’espace scénique du tournage — c’est-à-dire que les acteurs ne sont plus sur un même pied d’égalité, ils ne piétinent plus le même sol du même studio, il y en a qui se trouvent à quinze mètres l’un de l’autre —, de manière à ce que je puisse, par trucages et par surimpressions, ou par incrustations, ou par vobulations, ou par… enfin bref, tout ce que les ressources de l’électronique et des ingénieurs qui ont travaillé avec moi […] ont pu m’apporter […], reconstrui[re] une dimension nouvelle dans l’expression même [33].

Parcours et télévision

Que comprendre et retenir de ce parcours d’Averty, des jalons qui en dessinent la réalisation et de leur influence sur sa conception de la télévision ?

En premier lieu, durant ses années de formation, Averty a puisé des valeurs dans la tradition républicaine et laïque, et a développé un attachement à la liberté de penser et d’agir. À propos de cette période, il affirme que c’est à tout ce qu’il a éprouvé et appris avant 1948 qu’il doit ce qu’il a accompli à la télévision en maints domaines. Ces vingt premières années le rendent sensible à la littérature, au cinéma, à la bande dessinée et à la musique — jazz et comédie musicale — dans un foisonnement culturel et esthétique. L’oeuvre d’Averty (dont l’actualité ne se dément pas) abolit les frontières disciplinaires : peinture, sculpture, graphisme, poésie, littérature, musique, symbolisme y sont alternativement — ou simultanément — mis en jeu. Toute son oeuvre est traversée de telles appropriations, imitations, références à des modèles plus ou moins explicites.

En second lieu, il s’engage dans un média en choisissant la voie de la création et de l’esthétique refusant la facilité du réel. Et il confirme une posture critique à l’égard de la société bourgeoise et marchande par la voie de l’humour noir. Ses émissions témoignent de cet humour grinçant. Il tente aussi sans cesse de concilier passé et présent dans ses créations télévisuelles : Musidora (1973), Fragson, un roi du caf’conc’ (1969) ou Rien que des tubes ou La vie rêvée de Vincent Scotto (1972) sont des biographies rêvées de personnages du passé [34]. Il ne s’agit pas de faire un documentaire historique, il s’agit plutôt de faire par un processus narratif un récit où les événements de la vie du personnage sont proches de la réalité, mais enjolivés d’une nostalgie palpable, où la mythologie du spectacle est incorporée à des images d’époque qui défilent en fond. La « biographie rêvée » est un genre nouveau à la télévision, qui s’inspire à la fois des techniques de récit romanesque du cinéma hollywoodien et de la comédie musicale à l’américaine. Ce genre permet de sortir des personnages du passé, dans un univers nostalgique restitué par les costumes, les décors et les chansons. « L’Histoire vue à travers le document » — photo, dessins, etc. — « devient à la fois une pratique et une critique » (Blanchard 1969, p. 61). Averty utilise le graphisme pour transcender la réalité, « chercher un ton nouveau en se préoccupant du décalage de l’époque historique » (Siclier 1976, p. 77). Averty joue avec le temps.

Son rapport au passé se retrouve aussi dans le choix des oeuvres qu’il réalise. Roussel, Jarry, Gracq, Lautréamont, etc. sont convoqués et mis en page dans des émissions dramatiques. Tous les UbuUbu roi, Ubu enchaîné, Ubu cocu —, Un beau ténébreux (1971), Le songe d’une nuit d’été (1969), Alice au pays des merveilles (1970), Les mariés de la tour Eiffel (1973), Impressions d’Afrique (1977), Mouchoir de nuages (1976), Le surmâle (1980) relèvent de ce répertoire qui participe du rêve, mais aussi d’une écriture complexe, voire parfois initiatique. La diversité de ses registres le conduit à l’occasion vers le théâtre, pour lequel il monte des spectacles (Rien que des monstres, 1965) à base de ballets et de scènes convoquant l’humour noir. Dans ses adaptations pour la télévision, « Averty est doublement “fidèle” : à la représentation telle qu’elle a eu lieu la première fois s’il s’agit de pièces de théâtre, ou au contexte artistique de l’oeuvre ; et à l’esprit de l’auteur, ce qui lui permet toutes sortes de libertés » (Duguet 1991, p. 51).

En dernier lieu, sa formation à l’IDHEC et ses expériences dans le cinéma lui donnent les connaissances techniques et artistiques qu’il mobilise dans la création télévisuelle, en inventant, au fur et à mesure de l’avancée des techniques, l’écriture électronique. En mobilisant les procédés cinématographiques, il se met à explorer et à redéfinir ses propres concepts, et invente un style. C’est en effet grâce à cette formation qu’Averty peut créer un langage télévisuel d’une grande inventivité, en « explor[ant] systématiquement les premiers trucages […] qui seront la base de sa conception de la mise en page : écran divisé, fort contraste du noir et blanc, jeux de cadrages et intégration du personnage à des graphismes » (Duguet 1991, p. 77). Dans une dimension scénique, les acteurs ou chanteurs sont en effet des éléments plastiques, c’est-à-dire des surfaces intégrées dans le décor et dans la page qu’est l’écran. En recourant à l’incrustation électronique, le réalisateur « fait de l’écran un espace plat et vierge où viendront s’inscrire objets, graphismes, personnages comme autant de signes » (Duguet 1991, p. 92). Averty est aussi attentif à l’encadrement de chaque émission qu’au cadre de l’image : il fait de chaque générique « un condensé extraordinaire » de l’émission, une « synthèse plastique et conceptuelle » où il se « révèle un artiste incontestable de la forme brève » (Duguet 1991, p. 30). Il emprunte aux différents champs artistiques des éléments essentiels d’expression pour les assembler dans l’oeuvre qui est la sienne. Son propos n’est pas d’imiter ou de reproduire, mais de puiser dans un univers, le sien, et de combiner ses sources. Il décloisonne et rapproche ainsi des sources parfois très diverses : musique, théâtre, textes de journaux, bande dessinée, peinture et littérature.

Son goût pour l’expérimentation technique et esthétique, sa conception de l’écran et de l’image de synthèse, alliés à son art de la narration et à son sens graphique, font éclater les modèles télévisuels en vigueur à la télévision française et ouvrent des voies nouvelles à la représentation.