Comptes rendusBook Reviews

L’espace d’une penséeLucie Roy, Le pouvoir de l’oubliée : la perception au cinéma, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2015, 235 p.[Record]

  • Thomas Carrier-Lafleur

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  • Thomas Carrier-Lafleur
    Université de Montréal

Au cours de ce compte rendu, nous tenterons d’abord de dégager la qualité philosophique du plus récent ouvrage de Lucie Roy, professeure à l’Université Laval, Le pouvoir de l’oubliée : la perception au cinéma, en insistant sur sa méthode essayistique et sur certains de ses principes de composition, puis, sommairement, nous donnerons quelques exemples des enjeux abordés dans ce travail, auquel seule une lecture attentive pourrait toutefois rendre justice. Mais disons tout de même ceci d’emblée, qui a son importance pour la suite : la grande qualité du Pouvoir de l’oubliée est d’être un livre qui ne se résume pas. D’une manière qui, en elle-même, est philosophique, le lecteur est invité à suivre l’auteure dans un généreux parcours réflexif, où cinéma et philosophie se mélangent, se réfractent et, là est le plus important, se construisent l’un l’autre. En refermant l’ouvrage (pour mieux le rouvrir ensuite, car il est de ces livres qu’il faut relire et pratiquer), le lecteur en arrive à cette conclusion : dans cette expérience de lecture, le cinéma et la philosophie ne sont plus seulement alliés ou complémentaires, mais deviennent mutuellement nécessaires et, à tout prendre, indiscernables. « Les images ne “parlent” pas seules au cinéma et le film ne pense pas par lui-même : seul un sujet est susceptible de faire parler les images et de faire en sorte que le film donne à penser » (p. 13-14). Cette instance flottante et transitoire nommée « sujet » représente justement le principal sujet du Pouvoir de l’oubliée — cette « oubliée du cinéma » (p. 13) étant, comme l’indique le titre, la perception. Toutefois, il faut se garder d’associer immédiatement ce sujet à une entité phénoménologique trop clairement identifiable. Pour Derrida, l’auteure nous le rappelle, et ce, dès la première page de son livre, « [l]e sujet de l’écriture est un système de rapports entre les couches » (Jacques Derrida, cité p. 13, note 2). La subjectivité qui est mise en jeu dans l’ouvrage est ainsi éminemment plurielle, convoquant un montage non subjectif d’instances et de points de vue. C’est à partir des différentes strates de ce sujet-système — de cet agencement, pourrait-on dire en termes deleuziens (le mot est aussi utilisé par l’auteure en avant-propos, à l’occasion d’une citation des Mille plateaux) — que l’expérience cinéphilosophique pourra se déployer. Cette multiplicité immanente du sujet de l’écriture — à la fois ce qui écrit, ce qui s’écrit, ce pour quoi l’on écrit, ceux à qui l’on écrit, etc. — est donc le premier ancrage de l’ouvrage, dont la visée est précisément d’ancrer les rapports entre le cinéma et la philosophie, de les incarner et de leur donner vie, au-delà de la réduction disciplinaire ou des attractions d’une pensée qui prétend s’exhiber dans sa nudité et s’illusionne de provoquer ainsi le plaisir du lecteur pressé. La rencontre discursive et dynamique entre le cinéma et la philosophie crée donc un sujet particulier, c’est-à-dire une expérience affective, sensori-motrice et mentale, active à même sa virtualité, et — là est peut-être l’essentiel — dont la description ne doit pas être extérieure à l’écriture elle-même. C’est pourquoi, dès la première ligne de l’avant-propos (p. 9), on peut lire que « [c]e travail est placé sous la large coiffe des essais » (le sous-titre du Pouvoir de l’oubliée est d’ailleurs « Un essai à caractère philosophique »). Le terme ne pourrait être plus approprié : « essai », le Pouvoir de l’oubliée l’est au moins triplement. D’abord par la volonté d’afficher la matérialité de l’écriture. La pensée a toujours besoin d’un espace : le texte s’implante dans le …

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