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Après la période glorieuse de l’après-guerre, les cinémas en République fédérale d’Allemagne, vers la fin des années 1950 et au cours des années 1960, perdent constamment des spectateurs. La croissance continue du nombre de postes de télévision ainsi qu’une offre de films peu différenciée paraissent en être les raisons principales. De plus en plus de cinémas sont forcés de fermer leurs portes ; afin de réduire leurs coûts fixes et de regagner la faveur du public, les exploitants innovent en divisant les grandes salles en salles plus petites. Ce changement radical aura des conséquences importantes pour l’exploitation : non seulement sur la direction, mais aussi sur le personnel, les spectateurs, les distributeurs, et même l’infrastructure des villes. On peut néanmoins se demander pourquoi cette nouvelle stratégie est adoptée si tardivement et uniquement dans les centres-villes, et pourquoi la règle d’un seul écran par établissement a persisté aussi longtemps. Comment la répartition des salles à travers une ville a-t-elle évolué ? Quel est le rapport entre les cinémas du centre-ville et les salles de quartier ou de banlieue [1] ?

La capitale de l’Allemagne, Berlin, sert normalement de référence privilégiée aux historiens du cinéma, qui en transposent la situation par extrapolation à l’ensemble du pays, dans une perspective macro-historique. Cependant, vu sa taille et le nombre important de salles qui s’y trouvent, cette ville constitue plutôt une exception. Aussi avons-nous choisi de présenter le cas de Düsseldorf, grande ville située dans l’ouest du pays, capitale de la Rhénanie du Nord-Westphalie, et reconnue comme l’un des centres de la distribution cinématographique [2]. Dans les meilleures années de l’exploitation cinématographique, la ville compte plus de 60 cinémas ainsi que 59 distributeurs de films (Lenk 2009, p. 16). Cela en fait un modèle idéal pour l’étude des paramètres de l’évolution des salles entre les années 1950 et le milieu des années 1980. À l’échelle de toute l’Allemagne, il s’agit d’une « mezzo-histoire [3] », que de futures analyses pourront comparer avec celle d’autres villes allemandes.

Düsseldorf et ses types de salles de cinéma : un aperçu

À partir de 1896, les habitants de Düsseldorf peuvent voir des photographies animées, d’abord dans des locaux temporairement aménagés à cette fin, puis en permanence, dès 1904, comme l’une des attractions d’une salle d’automates, et enfin, après 1906, dans des salles fixes exclusivement réservées à cette activité. Les besoins des différents intervenants (spectateurs, exploitants, employés), les nécessités de la technique utilisée (écran, projecteur, haut-parleurs, amplificateurs, etc.), les exigences des autorités (sécurité) et les intérêts des constructeurs (propriétaires, bailleurs de fonds, architectes) contribuent à la naissance de différents types de lieux de projection à Düsseldorf : le Ladenkino (salle établie dans un ancien magasin, de 1906 à 1918), le Filmpalast (salle luxueuse, de 1909 à 2004), le Schluppenkino [4] (ou salle de quartier, de 1906 à 1985), le Kommunales Kino (cinéma municipal ou autre salle non commerciale, depuis 1918), le Studiokino ou Gildekino (équivalent du cinéma d’art et d’essai, depuis 1958), le Schachtelkino (littéralement « cinéma en boîte », qui est le résultat de la segmentation d’une grande salle en plusieurs petites, de 1974 à 2004) et, enfin, le multiplexe (depuis 1997). Cette diversité, que l’historien du cinéma Enno Patalas (1995, p. 9) décrit comme « l’histoire en camaïeu et pleine de tensions des différents types de salles », témoigne de la capacité du cinéma à se réinventer, à se transformer pour s’adapter aux goûts du public qui s’est détourné de lui.

Les différences se manifestent dans la taille de l’immeuble, l’aspect de la façade, l’aménagement de l’entrée, du vestibule et des passages vers la (ou les) salle(s), l’équipement des salles et des cabines de projection (confort, élégance, technique) ainsi que dans les méthodes employées pour subdiviser le public (différences de prix des billets, modèles des sièges, services supplémentaires). Par ailleurs, l’emplacement géographique de la salle (centre ou périphérie, grand axe de circulation ou quartier résidentiel) est un facteur déterminant de son émergence et de la durée de son existence. Même si cette liste donne l’impression que certaines formes perdurent plus que d’autres, la longévité d’un type de salle peut n’être due qu’à un unique établissement dont le propriétaire a su tenir plus longtemps que ses concurrents [5].

La formule à « longue durée » : une salle par bâtiment (1906-1958)

Depuis ses débuts, le cinéma à Düsseldorf en tant que lieu de distraction connaît une constante : la salle unique. À une exception près [6], la règle est celle d’une seule salle par établissement. Les recherches basées sur l’étude de différentes sources (annuaires et revues de cinéma, archives de la ville, quotidiens) montrent que cette règle est valable d’août 1906 (création de la première salle sédentaire) à avril 1958 (ouverture du premier cinéma à deux salles, le Savoy et son Atelier im Savoy).

Les années 1950 connaissent une explosion des salles de cinéma : installer deux écrans dans un bâtiment aurait pu paraître une réponse pratique au besoin croissant de la population d’aller au cinéma. Cette situation — la prolifération de salles comme réaction à une hausse de la demande — a même eu des précédents, notamment au moment de la transition du muet au sonore, un changement qui nécessitait en plus l’acquisition d’une technique nouvelle exigeant un lourd investissement, et cela malgré la crise économique et la baisse des salaires. Cependant, la subdivision des salles ne semble pas avoir été envisagée.

Le nombre de salles croît, passant de 19 en 1926 à 29 en 1938, et se maintient à ce niveau jusqu’au milieu de la guerre (29 en 1941, 28 en 1942), puis commence à diminuer avec les bombardements des Alliés et la destruction (surtout au centre-ville) d’une partie des salles : encore au nombre de 23 en 1943, elles ne sont plus que 12 en 1945 [7].

Le nombre d’habitants — 431 800 en 1922, 476 300 en 1930, 498 600 en 1933, 535 750 en 1939 — n’a pas connu une augmentation aussi rapide (Lenk 2009, p. 27-28) et n’est donc pas la cause de l’augmentation du nombre de cinémas, d’autant que la croissance de la population va de pair avec celle du nombre de chômeurs : 25 000 en 1929, 58 433 en 1931 et 68 500 en 1932 ; le 1er janvier 1933, « 30,3 % des habitants reçoivent de l’aide sociale » (Brücher 1985, p. 410 et 412).

L’augmentation des entrées après 1933 est avant tout due au rythme de fréquentation : depuis que le ministre de la Propagande du IIIe Reich, Joseph Goebbels, a déclaré le film « bien culturel allemand », aller au cinéma fait en effet partie des « obligations » de tout bon national-socialiste allemand [8]. Tout au long des années 1930, les journaux incitent à aller voir des films et commentent le taux de fréquentation des salles : « Pas plus de dix fois par an au cinéma ? Les statistiques révèlent que l’habitant de Düsseldorf ne va pas assez souvent au cinéma » (Düsseldorfer Nachrichten, 21 octobre 1938). Avec la crise mondiale qui suit le krach de la bourse de New York en octobre 1929 et qui fait 6,1 millions de chômeurs en Allemagne jusqu’à 1932, on aurait pu s’attendre à une stagnation ou à une diminution du nombre de spectateurs, comme après la guerre de 1914-1918 (Brücher 1985, p. 59). Düsseldorf souffre de la crise économique, tout comme le reste du pays, et subit des fermetures temporaires ou définitives d’entreprises (Brücher 1985, p. 346). Mais la vague d’ouvertures de salles continue, elle est déjà presque à son apogée avant l’arrivée des nazis, malgré — ou peut-être grâce à — la misère qui est omniprésente durant ces années-là.

Fig. 1

Évolution du nombre de cinémas à Düsseldorf entre 1920 et 1945.

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Ainsi la vente de billets d’entrée au cinéma au cours de cette période atteint-elle 4,2 millions en 1934, 4,5 millions en 1935, 5 millions en 1936, 5,6 millions en 1937, 6,2 millions en 1938 et 7,1 millions en 1939. La presse proclame un nouveau record à Düsseldorf, soit « 13 entrées annuelles par habitant » (Rheinische Landeszeitung, 8 mars 1940). Exploiter une salle dans les années 1930 s’avère donc rentable ; en 1938, Düsseldorf dispose de 21 000 fauteuils, ce qui correspond à environ une place par 25 habitants [9], ladite place étant par ailleurs occupée 295 jours par an.

On peut ventiler cette fréquentation selon la géographie des salles, entre 1930 et 1945 [10], de la façon suivante : 11 salles de 1 300 places au centre-ville, 11 salles de 500 places dans les quartiers proches du centre, 10 salles de 375 places dans les quartiers éloignés et 3 salles de 400 places à la périphérie de la ville (le nombre de places indiqué correspond à une moyenne). Cela permet d’avancer l’hypothèse que les habitants préfèrent aller voir des films dans leur quartier et ne se rendent pas (forcément) au centre [11].

Pourquoi la règle d’une seule salle par bâtiment persiste-t-elle, alors que la masse des spectateurs et le nombre de billets vendus auraient permis des agrandissements ? Premièrement, l’infrastructure des villes allemandes s’y oppose : au centre de Düsseldorf et dans les quartiers avoisinants, il n’y a pas de terrains disponibles. Sur les « axes cinématographiques » (c’est-à-dire les rues à forte concentration de salles) qui existent depuis les débuts du cinéma sédentaire, il est difficile de trouver un terrain pour construire un nouvel établissement ou d’agrandir un bâtiment pour qu’il contienne deux, voire trois salles.

Fig. 2

Nombre de fauteuils dans les différentes zones de Düsseldorf entre 1920 et 1945.

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Deuxièmement, le public qui se rend au centre-ville pour se divertir est habitué à des établissements de 600 à 3 000 fauteuils, et surtout au luxe qui s’y rattache. Dans les quartiers avoisinants, les salles ont une capacité d’accueil de 450 à 900 places. Proposer des espaces plus petits n’aurait probablement pas satisfait cette clientèle, pour qui les grandes salles représentent une « sortie de première classe » et qui, pour une « sortie ordinaire », va plutôt dans un cinéma à proximité. Comme nous l’avons vu, les quartiers résidentiels excentrés, les quartiers ouvriers, les zones industrielles éloignées où sont logés les travailleurs des grandes usines ou encore les banlieues à la périphérie de l’agglomération disposent de salles plus petites, en fonction du nombre d’habitants. Or, même pendant les années record, une seconde salle n’aurait pas été rentable pour ce nombre restreint d’établissements.

Troisièmement, afin d’attirer le public, les exploitants investissent plutôt dans la modernisation technique, l’élégance des espaces fréquentés par les spectateurs, l’organisation événementielle (au centre-ville on invite notamment des vedettes) et publicitaire. Enfin, il n’y a pas de grande variété sur le marché : les films projetés sont principalement des productions allemandes, en grande partie tournées par l’Ufa [12]. Les nazis contrôlent alors rigoureusement la vie quotidienne et imposent une uniformisation qui ne permet pas de dévier ouvertement de la norme. Il résulte de cette homogénéisation forcée une stagnation : ni les exploitants ni le public ne semblent éprouver un besoin de changement.

Quelques mois après la fin de la guerre, les Alliés autorisent les premières réouvertures de salles, afin de créer des lieux de distraction pour leurs soldats et d’utiliser le cinéma comme moyen de rééducation du peuple allemand. De plus, ils voient le potentiel qu’offre ce grand marché pour la diffusion de leurs productions nationales. Douze des trente salles de l’année 1942, qui sont soit intactes, soit réparées provisoirement, reprennent leurs activités. Une fois le processus d’Entnazifizierung [13] terminé, d’autres établissements sont ouverts. Leur nombre augmente rapidement. Comparée à la progression de 55 % dans les années d’avant-guerre (de 20 salles en 1925 à 31 en 1937), la nouvelle augmentation est une véritable explosion : plus de 450 % (de 12 salles en 1945 à 67 en 1958 [14]). La ville ayant été en partie détruite (environ 10 % des bâtiments et 4 % des rues [15], surtout au centre), il a été facile de construire différemment, en plus « moderne ».

Les propriétaires investissent de préférence dans de nouvelles salles, facteur important pour avoir de meilleures conditions auprès des distributeurs. Les « moteurs » de ce développement sont principalement des individus, ainsi que quelques « familles d’exploitants » dont les débuts remontent aux années d’avant-guerre. Le nombre de salles de quartier et de banlieue augmente : la concentration au centre est contrebalancée par une décentralisation au profit des quartiers avoisinants et même des secteurs périphériques, pourvu qu’on y trouve une forte concentration d’habitants due à la proximité d’une zone industrielle.

Y a-t-il des changements dans la taille des salles après la guerre ? Il y en a peu au début, car la plupart des grands établissements des « rues de divertissement » de l’avant-guerre, une fois réparés provisoirement, reprennent leurs activités entre 1945 et 1950 en gardant leurs dimensions des années 1930. Les cinémas qui ouvrent pendant cette période sont généralement de grande taille (de 500 à 999 fauteuils) ou de taille moyenne (de 300 à 499) ; même observation pour les quartiers résidentiels et la périphérie de Düsseldorf, où les salles rouvrent leurs portes avec la même capacité d’accueil (de 300 à 500 sièges) qu’elles avaient avant la guerre.

Fig. 3

Évolution du nombre de cinémas à Düsseldorf entre 1945 et 2005.

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Hormis le fait que les habitants vont au cinéma pour se réchauffer (Paech et Paech 2000, p. 165), il y a aussi le désir de se distraire et d’oublier la misère. Se perdre dans le film, le voir avec la foule, réagir à un besoin commun — l’« état émotionnel collectif » (Bliersbach 1985, p. 33) — ou tout simplement l’habitude prise pendant le IIIe Reich… quelle que soit la motivation, les salles sont pleines. Leur imposante capacité assure un revenu maximal à leurs propriétaires. On peut supposer que si ces derniers avaient eu les moyens de se procurer des matériaux de construction (qui servent alors avant tout à reconstruire l’infrastructure de la ville), ils auraient encore agrandi la superficie de leurs installations.

Fig. 4

Capacité des salles (en nombre de fauteuils) dans les différentes zones de Düsseldorf entre 1945 et 1950.

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Les grandes salles pouvant accueillir plus de 1 000 spectateurs existent toujours, mais on n’en construit plus. Les salles nouvellement bâties qui ouvrent entre 1950 et 1960 témoignent d’une même tendance, à savoir une préférence pour une capacité se situant entre 500 et 999 places, indépendamment de la situation géographique.

Est-ce la tradition qui pousse les propriétaires à reproduire le modèle d’avant-guerre ? On retrouve en effet la plupart des exploitants d’avant 1945 : des familles, des partenaires commerciaux ou des individus qui possèdent depuis deux générations un ou plusieurs établissements. Ils reviennent au modèle qui a déjà fait ses preuves, surtout quand leur salle n’a pas trop souffert. Mais c’est aussi le cas des nouveaux venus dans la profession, qui ouvrent des cinémas au centre et en banlieue en reproduisant le modèle traditionnel. Les architectes qui avaient construit et décoré les salles avant 1939 sont chargés des mêmes travaux après 1945. Il faut dire que la situation financière des propriétaires de cinémas, qui ont perdu une bonne partie de leurs économies à cause de la réforme monétaire de 1948, ne les incite pas à se lancer dans des expérimentations architecturales, d’autant que les innovations techniques imposées par les Américains dans les années 1950 — écran large ou courbé, son stéréo à quatre canaux ou autres formats sonores — exigent des investissements considérables. Il en va de même pour ceux qui ont trouvé des moyens financiers et qui construisent des cinémas là où il n’y en avait pas auparavant.

Fig. 5

Capacité des nouvelles salles bâties entre 1950 et 1960 dans les différentes zones de Düsseldorf (en nombre de fauteuils).

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Ni la croissance du nombre de cinémas au centre-ville, ni l’implantation de salles dans les quartiers des alentours, ni la prolifération des écrans dans les zones périphériques ne conduisent à créer de nouveaux types de salles, sur le plan tant de la structure que de la décoration. Le succès financier des exploitants les pousse à ne pas innover et à garder le modèle confirmé ; l’immédiat après-guerre ne marque donc aucune rupture.

Un modèle de transition : le « cinéma intime [16] » (1953-1969)

Il faut attendre la fin de décembre 1953 pour qu’une première exception voie le jour : l’Europa-Palast — un grand établissement de 1 760 places situé dans la « rue des cinémas », la Graf-Adolf-Straße —, qui avait rouvert ses portes en juillet 1945, se dote d’une seconde salle de 230 sièges : le Studio im Europa-Palast. Il s’agit d’une salle supplémentaire construite dans le même bâtiment, un grand magasin spacieux : c’est donc un ajout, et non pas le résultat d’une segmentation. Le Studio propose une attraction : une section réservée aux fumeurs avec un bar. La presse souligne le caractère intime de la salle, la disparition de la scène traditionnelle, le confort des fauteuils ; le propriétaire (Ufa-Theater AG) précise que le Studio privilégiera le « film à dialogues » (Dialogfilm) et présentera des « films artistiques […], ce qui ne serait pas possible dans le programme quotidien d’un cinéma ordinaire [17] ». L’ancienne combinaison film, bière, cigarettes — que le cinéma a connue à ses débuts — revient sous la forme de la loge pour fumeurs (Raucherloge) ; par contre, son jumelage avec « les films artistiques » ainsi que son aura d’intimité sont une nouveauté.

Cinq ans plus tard, dans la même rue, un autre directeur de cinéma adopte ce modèle à deux salles. Un nouveau bâtiment apparaît en avril-mai 1958 : le Savoy-Theater (900 places, écran de 165 mètres carrés, son stéréo six canaux, Todd-AO) et, au sous-sol, l’Atelier im Savoy, une salle de 250 places qui permet de programmer d’autres films ou de prolonger l’exploitation d’un film qui ne remplit plus la grande salle.

Peut-on parler d’une conception nouvelle ? En principe oui, car la construction d’une salle plus petite permet un modèle d’exploitation inédit : projeter deux films en parallèle afin de servir une clientèle plus diversifiée. Pour l’Ufa-Theater AG, la salle qu’Arno Hauke — qui était à cette époque l’agent fiduciaire des Britanniques chargé de gérer les biens de l’Ufa — appelait « la plus petite maison de l’Ufa [18] » permettait de programmer des oeuvres intéressant un public minoritaire. La seconde petite salle fait son apparition à un moment où le nombre d’entrées en Allemagne est déjà en décroissance [19]. Toutefois, comme la planification et la construction d’une salle demandent en général plusieurs années, il est possible qu’en 1958 la motivation de l’exploitant n’ait pas été de contrebalancer les effets de la télévision. D’un autre côté, il y a changement architectural, certes, mais vu que ce modèle — l’augmentation de la capacité par l’ajout d’une salle à une structure déjà existante — reste pour ainsi dire sans suite, il ne s’agit pas d’un mouvement novateur. Les exploitants réagissent à la désaffection du public en fermant leurs salles plutôt qu’en les transformant.

Il faudra attendre 1969 avant qu’une troisième salle de taille réduite ouvre ses portes : l’Apollo 69 (240 places). Née de la crise du cinéma, cette salle est le résultat d’une segmentation (partition [20]) : celle de la grande salle du Savoy, qui passe de 900 à 600 sièges. Pour la première fois à Düsseldorf, une salle aux dimensions d’avant-guerre est transformée ; on peut désormais projeter trois films en même temps dans le même établissement. C’est Manfred Goldermann, le fils du propriétaire Willi Goldermann, qui est à l’origine de l’idée : il aurait « importé des moeurs anglaises » découvertes lors d’un « séjour d’apprentissage » en Grande-Bretagne, explique la presse locale (Düsseldorfer Zeitung, 24 juin 1969) ; il aurait suivi le modèle du cinema centre britannique. Bien que nous n’ayons pas pu trouver de déclarations explicites de la part des exploitants de Düsseldorf, cette stratégie semble attribuable à plusieurs facteurs : la segmentation permet de diversifier l’offre, et Goldermann espère sans doute vendre plus de billets au total ; par ailleurs, l’exploitant peut faire passer un film qui marche encore bien à la salle plus petite après un certain temps et programmer une nouveauté dans la salle principale.

Contrairement à ce qui est souvent dit, ce ne serait donc pas Heinz Riech qui serait à l’origine de la subdivision des salles en Schachtelkinos — opération qu’il effectua dès qu’il eut racheté la chaîne de cinémas de l’Ufa à la société Bertelsmann en 1972 —, mais plutôt des exploitants locaux comme Goldermann ou August Scepanik à Kiel (Reimers 1999, p. 281, 312, 327 et 331) et Hubertus Wald à Karlsruhe (Bechtold 1987, p. 156-163).

Il est donc à noter qu’en Allemagne la hausse extraordinaire du nombre de billets vendus pendant les années 1950 ne change rien à la structure traditionnelle des salles, et cela indépendamment du propriétaire. Les rares innovations à Düsseldorf sont d’abord réalisées par l’Ufa, qui est alors sous le contrôle des Alliés et destinée à être segmentée et vendue [21], puis par les Goldermann, une famille locale propriétaire de quelques salles dans la région. Dans les deux cas, il s’agit d’entreprises qui oeuvrent depuis longtemps dans le domaine de l’exploitation cinématographique et qui tentent de réinvestir leurs gains. Le vrai renouveau sera provoqué par une crise.

La prolifération des salles par segmentation ou addition (1969-1989)

Les années 1958 et 1959 marquent la fin de la période glorieuse des cinémas à Düsseldorf : sur les 67 salles qui existent à cette époque, une première ferme en 1960, suivie de quatre autres en 1961, de trois en 1962, d’encore trois en 1963, puis de six en 1964, et ainsi de suite… Düsseldorf ne compte plus que 30 salles en 1970, 24 en 1980, 19 en 1990, 15 en 2000. Au cours de cette période, en Allemagne, le nombre de spectateurs passe de 817 millions en 1956 à 257 millions en 1966, pour atteindre son point le plus bas en 1976 avec seulement 115 millions (Pflaum et Prinzler 1985, p. 129). Le « miracle économique » de l’après-guerre en République fédérale d’Allemagne, qui réduit chaque année le nombre de chômeurs — passé d’environ 1,9 million en 1950 à 150 000 en 1970 (Bertelsmann 1985, p. 170-171) — ne profite plus aux cinémas : ce sont maintenant la télévision et l’industrie de consommation qui en bénéficient. La télévision allemande a (re)commencé à émettre en 1952 et le nombre de postes a augmenté continuellement. Par ailleurs, il y a d’autres facteurs qui interviennent : dès que possible, les familles s’achètent une voiture, les jeunes couples un cyclomoteur ou une moto. Les Allemands changent leurs habitudes dans leurs temps libres, et restent devant la télévision, ou se promènent en voiture ou en Vespa.

La fermeture des salles touche tous les quartiers, y compris ceux qui se trouvent aux confins de la ville. Cela est également une conséquence du système d’exploitation traditionnel : les salles de banlieue sont aussi désertées à cause de leur programmation ; elles ne reçoivent les copies que plusieurs semaines après les cinémas de première exclusivité du centre-ville, et ne tirent donc parti ni de la nouveauté des films, ni de la promotion de la presse, alors qu’elles paient autant pour avoir ces copies (parfois déjà rayées) — environ 40 % des revenus allant au distributeur (Pflaum et Prinzler 1985, p. 129) — et qu’elles ont les mêmes frais [22] (taxe sur les spectacles, TVA, salaires, location des locaux ou frais d’entretien, électricité, etc.). Le déclin des Schluppenkinos signifie la perte d’une animation culturelle à quelques pas de chez soi, et la disparition d’un lieu social différent des bars.

En 1985, les salles de quartier ont presque disparu. En 2015, il en existait encore deux : un cinéma à deux écrans dont les origines remontent à 1940 (le Metropol) et un cinéma datant de 1977 (le Souterrain), situé au sous-sol d’un bar populaire, l’un et l’autre dirigés par deux associés qui possèdent au total cinq cinémas dans la ville.

Fig. 6

Évolution du nombre de cinémas en centre-ville et de cinémas de quartier entre 1945 et 1985.

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L’emplacement d’une salle, pour ceux qui la fréquentent, est aussi important que sa capacité. La fermeture d’un cinéma de 600 places laisse un plus grand vide que celle d’une salle qui en compte 300. Entre 1945 et 1985, le centre-ville voit son offre de fauteuils quadrupler, puis diminuer de plus de la moitié ; après quatre décennies, il compte seulement 2 500 fauteuils de plus qu’en 1945. Les salles des quartiers très proches ou relativement proches du centre n’ont plus, en 1985, que 64 % et 40 %, respectivement, de la capacité qui était la leur immédiatement après la guerre ; les salles des quartiers éloignés disposent encore de 47 % de leur capacité d’accueil, tandis que la banlieue et la périphérie n’ont plus de salles du tout après 1977 et 1982, respectivement. La concentration des cinémas au centre-ville s’accélère depuis la fin des années 1960 ; elle est irréversible, car même les trois multiplexes de Düsseldorf construits en 1997 et en 1998 se trouvent au centre-ville (2 700 places) et dans des quartiers proches du centre-ville (2 540 et 2 786 sièges). Les habitants de la banlieue qui veulent aller au cinéma sont aujourd’hui forcés de s’y rendre en autobus ou en voiture, au centre-ville ou dans des villes voisines.

Fig. 7

Évolution du nombre de fauteuils dans les différentes zones de Düsseldorf entre 1945 et 1985.

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Quels sont les facteurs qui déterminent la réussite d’une telle structure ? À Düsseldorf, les cinémas du centre-ville investissent dans la réorganisation de leurs salles ; on peut distinguer différents modèles :

  1. division d’une grande salle en (au moins) deux salles et réduction du nombre total de sièges : c’est le cas des grandes salles uniques de 600 à 1 000 places du Lichtburg, de l’Asta Nielsen, du Metropol, du Rex et du Kamera, qui ont été subdivisées en deux ou trois salles plus petites totalisant de 180 à 500 places [23], ce qui a représenté des réductions de la capacité d’accueil de l’ordre de 16 % à 77 % ;

    1. division d’une grande salle en (au moins) deux salles et augmentation du nombre total de sièges : c’est le cas du Residenz, dont la salle unique de 1 000 fauteuils a été transformée en cinq salles totalisant 1 100 places (augmentation de 10 %) ;

    2. division d’une petite salle en (au moins) deux salles et augmentation du nombre total de sièges : c’est le cas du Bambi, dont la salle de 180 fauteuils a été transformée en deux salles totalisant 240 places (augmentation de 33 %) ;

  2. ajout de salles supplémentaires : c’est le cas du Savoy et de l’Universum, qui sont passés d’une salle unique de 900 et de 600 fauteuils, respectivement, à plusieurs salles d’une capacité totale de 1 400 places (augmentation de 56 %) et de 800 places (augmentation de 33 %) ;

  3. construction de nouvelles salles selon le modèle de la segmentation : c’est le cas de l’Europa, constitué d’une grande salle de 500 sièges, à laquelle se sont ajoutées cinq petites salles de tailles différentes : une moyenne (120), deux petites (65 et 70) et deux mini (52 et 48), pour un total de 855 places (soit une augmentation de 71 %).

On peut donc constater que 45,5 % des cinémas considérés réduisent leur capacité d’accueil, alors que 45,5 % d’entre eux l’augmentent par segmentation ou par addition. Huit de ces cinémas se trouvent au centre-ville, les deux autres dans des quartiers populaires très fréquentés à cause de leurs bars et restaurants. Cette transformation ne se traduit pas au bout du compte par une réduction globale du nombre de fauteuils (ce qui est une idée répandue), car les réductions sont compensées par des agrandissements. Elle confirme que les cinémas segmentés n’ouvrent que dans les quartiers de divertissement hautement fréquentés.

Le premier cinéma subdivisé, l’Europa, ouvre ses portes en 1971, et le processus se termine avec l’ouverture du Bambi en 1981. La multiplication des salles au sein d’un bâtiment se passe normalement d’un seul coup avec la réouverture de toute la structure. La stratégie additive, par contre, procède par étapes, et il est donc possible que la dernière salle soit inaugurée plus d’une décennie après la première : c’est le cas du Savoy (1958 et 1978) et de l’Europa (1971 et 1989). Vu que les entrées n’ont pas augmenté, il est possible que cette initiative ait un rapport avec le fait que depuis vingt ans le taux de chômage était en baisse. En 1970, le plein emploi est la règle (Bertelsmann 1985, p. 170-171). Même si, à partir de 1971, les pertes d’emplois recommencent [24], pendant que le nombre des habitants de Düsseldorf ne cesse de diminuer — passant de 680 800 en 1969 à 592 200 en 1980 et à 575 600 en 1990 [25] —, au moment où ces initiatives de modernisation sont lancées, les perspectives paraissaient encore positives.

Ces dix cinémas représentent quatre modèles (dont l’un comporte une variante), ce qui signifie que la segmentation est un processus non homogène à deux temps. Malheureusement, les sommes investies ne sont pas connues, sinon une analyse de la relation entre situation financière et modèle choisi aurait pu être établie. On connaît en revanche les investisseurs : ce sont soit des « familles d’exploitants », qui s’occupent d’une ou de plusieurs salles depuis plusieurs générations, soit de nouvelles sociétés créées par deux ou trois associés qui adoptent les modèles existants. Il faudra attendre que ces propriétaires cessent leurs activités et vendent leur entreprise à l’Ufa ou, plus tard, l’arrivée des multiplexes pour retrouver des chaînes nationales comme avant 1914 [26] (Lenk 2009, p. 11). On peut supposer que l’attachement des propriétaires locaux à leur cinéma — qu’ils essaient de garder à tout prix en temps de crise — stimule davantage l’innovation qu’un simple investissement qui vise plutôt un amortissement rapide et une rentabilité supérieure à celle qu’auraient pu offrir d’autres secteurs.

Est-ce qu’une segmentation aurait pu sauver les Schluppenkinos ? Dans les quartiers excentrés, les propriétaires ne possèdent en général que deux salles de seconde vision. Ces salles connaissent la même baisse progressive de fréquentation que les cinémas du centre-ville, ce qui rend la situation financière des exploitants de plus en plus difficile. Une segmentation aurait exigé des investissements dont l’amortissement n’était pas garanti, d’une part à cause du nombre limité de spectateurs — pour être rentable il faut 35 places par 1 000 habitants (Lenk 2009, p. 209) — et d’autre part à cause de l’état du marché allemand des années 1960 : les petites salles proposent surtout des westerns italiens, des films de kung-fu, des films érotiques, des histoires policières ainsi que des séries allemandes construites autour de vedettes comiques ou musicales. Il faudra attendre les ciné-clubs de la fin des années 1960 pour former une nouvelle génération de spectateurs. La segmentation d’une salle de quartier ou de banlieue aurait ruiné son propriétaire. Par ailleurs, les exploitants des deux salles proches du centre qui tenteront plus tard cette expérience le feront en gardant le même nombre de sièges, ce qui indique qu’ils n’attendaient pas plus de spectateurs.

Conclusion

Le paysage des cinémas à Düsseldorf au siècle dernier se caractérise, dans un premier temps — au cours des années 1910 et 1920 —, par une expansion allant du centre-ville vers les quartiers périphériques. Cette situation se maintient, notamment grâce à deux périodes de grand essor, jusqu’à la fin des années 1950. À partir de 1960, la tendance se renverse, avec une concentration progressive des salles au centre-ville, qui va de pair avec un autre rapport des habitants à leurs quartiers (de nouvelles formes de loisirs et une plus grande mobilité). Le centre-ville devient le lieu privilégié de la consommation culturelle, et les cinémas, avec leurs nouveaux types architecturaux dus à la segmentation, contribuent à son attractivité. Quant aux exploitants, cette évolution leur permet de diversifier leur offre et, au total, d’améliorer leur rentabilité.

Le déclin des salles de quartier et de banlieue est dû aussi au système mis en place par l’industrie cinématographique (conditions de location des films, exploitation différée dans les cinémas de quartier). La concentration au centre-ville de Düsseldorf est poussée plus loin encore à partir de 1997, avec les multiplexes qui, justement, ne sont pas construits en périphérie. Ce phénomène s’inscrit dans le prolongement du modèle de segmentation d’un cinéma en multisalles pour en faire un Kinocenter, qui a habitué le public à trouver une offre diversifiée dans un même bâtiment. Il est difficile de dire s’il s’agit là d’une évolution irréversible. Les propriétaires de salles sont en général plutôt conservateurs, mais ils dépendent tout de même de la demande des spectateurs, à laquelle ils vont devoir répondre par de nouvelles stratégies.