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Dans un des premiers numéros des Cahiers du cinéma, à propos d’une enquête portant sur « la désaffection des spectateurs de cinéma », François Truffaut (1954) disait devoir « confesser [son] indifférence à l’égard de ce bilan », dont il ne retient que la vitalité des auteurs : « Tout ce que je vois, c’est qu’Autant-Lara tourne 4 films coup sur coup, Becker deux ; que Gance va faire un film après un silence de douze années. » Après la politisation très forte de la revue, qui s’intéresse peu, dans les années 1970, aux questions économiques, les années 1980 — décennie de changement marquée par le départ de Serge Daney laissant Serge Toubiana seul à la tête de la rédaction — vont renouer avec un rapport aux salles déjà installé dans les années 1950 [1], mais aussi ouvrir la réflexion de la revue à des problématiques propres à cette période, qui coïncide avec la deuxième chute de fréquentation (1982-1992) — rompant ainsi d’une certaine manière avec l’indifférence truffaldienne des origines (ou en tout cas avec son affirmation provocatrice). Outre cette question de l’évolution et de la compréhension des publics de cinéma, les Cahiers s’interrogeront également sur l’avenir des salles, notamment en rapport avec les nouveautés technologiques, la télévision et le magnétoscope. De ce questionnement va émerger une réflexion sur la programmation, et sur la politique dont elle doit relever.

Comme c’était déjà le cas dans les années 1950, la revue tire ses analyses, hypothèses et conclusions quasi exclusivement de cas parisiens : lieu d’implantation de la revue, Paris devient pour celle-ci le symbole et le symptôme à partir duquel se construisent ses réflexions sur les salles de cinéma — de la Cinémathèque française au Studio 43, en passant par les expérimentations de la Géode et la fin de l’âge d’or du Quartier latin. Dès lors, le discours sur les salles produit par cette revue cinéphile dresse moins le portrait varié des évolutions nationales qu’il ne révèle les interrogations d’une revue sur l’évolution du paysage cinématographique de la ville dans laquelle ses auteurs vont au cinéma.

La question du public

À partir des années 1980, les questions économiques sont principalement abordées dans une section particulière de la revue, intitulée « Le Journal des Cahiers du cinéma », imprimée sur un papier plus rêche que la partie principale et présentée en janvier 1980 comme « un sommaire d’articles qui traitent la matière cinématographique plus vite [2] ». Dans les années 1950, la salle parisienne du Grand Rex et son public étaient souvent la cible des moqueries les plus féroces des auteurs de la revue. Or, dès mars 1980, quelques lignes relatant le comportement des spectateurs venus assister au « festival de fantastique qui s’[était] déroulé au Grand Rex » sont éloquentes quant au changement du regard de la revue sur ce public et à l’orientation de son discours sur les salles : « Au Rex les spectateurs hurlent, crient, lancent des petits avions, conspuent les films qui déplaisent, retrouvant une identité collective que le public de cinéma a depuis longtemps perdue » (Assayas 1980, p. VII [3]). Ainsi les réactions spontanées d’un public populaire, dont on se moquait dans les années 1950, sont-elles considérées d’un bon oeil dans les années 1980.

Cette question du public [4] — « large », « grand », « populaire »… le qualificatif changera selon les articles — devient un sujet récurrent de la revue, sujet qui ouvre d’une certaine manière la décennie, les Cahiers affirmant dans ce même numéro de mars 1980 que « [c]e qui manque le plus au cinéma français, c’est un public populaire » (Le Péron 1980a, p. III). Toujours dans le même numéro, un article de Nathalie Heinich, intitulé « Grand public et petits calculs », met en avant la manière, exemples à l’appui, dont ce critère du public est constamment convoqué par la critique, mais aussi, par exemple, par le dispositif de l’avance sur recettes. L’auteure, sociologue de la culture, s’interroge sur le fait que, dans un entretien accordé au Film français, la présidente de la commission d’avance sur recettes, Danièle Delorme, a mentionné, parmi les critères guidant la politique de ce dispositif, « l’appel au public “le plus large” : “il ne faut pas oublier que les films sont faits pour le public le plus large” » (Danièle Delorme citée dans Heinich 1980, p. VII). Derrière cette affirmation, ce qui pose un problème à l’auteure est évidemment la mise en place d’une dichotomie entre deux types de films, les films commerciaux et les films « art et essai » dans un sens très strict, et l’idée qu’une politique d’aide ne soit tournée que vers un type de film susceptible de séduire le plus grand nombre. Deux ans plus tard, l’éditorial « Référendum » de Serge Toubiana (1982a) s’attaque au succès de Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ (Jean Yanne, 1982), que la revue n’arrive pas à analyser, mais qui lui inspire une diatribe contre « les distributeurs, les exploitants paresseux, les publicitaires […] et les fabricants de films à partir de formules » qui se croient propriétaires du public :

Le public leur appartient — pas en droit mais de fait — et il leur sert aussi de monnaie d’échange pour discuter-dialoguer avec les cinéastes et les mettre au pas. Vous voulez le public ? Nous l’avons. Donnez-nous la formule (le scénario, les acteurs, bref le « package ») qui lui convient (à ce public). Et vos films marcheront.

Encore une fois se retrouve l’idée qu’on se sert du public — ce « on » renvoyant non seulement aux critiques et aux pouvoirs publics, mais aussi aux producteurs, aux distributeurs et aux exploitants — dans une visée d’uniformisation du cinéma français. Ce dont il s’agit vraiment ici, la revue l’explicitera dans un dossier consacré au cinéma d’auteur, plus précisément dans l’article de Serge Toubiana (1983a, p. 5) intitulé « Cinéma français : le grand écart » :

[…] le cinéma d’auteur ou celui des jeunes réalisateurs qui tentent de sortir des voies ordinaires — dont il a été souvent question ici ces derniers mois, car, faut-il le dire, ce cinéma nous importe — ne rencontre pas réellement le public. Son public. Ce public […] qui a fait les beaux jours du cinéma d’Art et essai et du Quartier Latin jusqu’à il n’y a pas si longtemps.

Derrière les inquiétudes de la revue relatives à la baisse de fréquentation se cachent à peine celles qui concernent son public, ce public cinéphile qui est bien celui qui a déserté les salles de cinéma au cours de cette décennie et qui correspond en partie au lectorat des Cahiers, qui a lui aussi partiellement délaissé la revue dans sa période politique des années 1970. À la fin de son éditorial intitulé « L’affaire », Toubiana (1982b) avait d’ailleurs semblé prendre acte de l’écart qui s’était creusé entre le public et la critique, cette dernière s’étant « rendue compte […] qu’elle avait beau s’enthousiasmer, faire des pieds et des mains, elle était seule. Loin du public. De son goût [5] ».

Sans que la cinéphilie soit l’objet et encore moins l’enjeu principal d’un article, elle revient souvent en fin de discours, dans des interrogations qui essaient parfois de trouver le lien entre public cinéphile et public populaire : dans « Paris béguin du cinéma », Serge Le Péron (1980b, p. II) s’interroge sur la recrudescence des reprises dans les salles de cinéma (parisiennes) et met en garde contre ce que l’on pourrait a priori imaginer être une réconciliation entre deux catégories spectatorielles :

[…] cet engouement nouveau pour le cinéma d’hier ne scelle pas forcément les retrouvailles posthumes de la qualité artistique et de l’accueil populaire, pas toujours la revanche du goût sur les vicissitudes du marché.

En effet, tous les films « classiques » ne connaissent pas le même succès : « Chaplin (surtout s’il n’est pas Charlot) intéresse de moins en moins […] Lewis s’est effondré […] Bergman de la grande époque baisse ; Bunuel connaît des difficultés croissantes ». Le Péron fait émerger des films de répertoire qui marchent — les Bogart (« à condition qu’il soit détective »), Arsenic et vieilles dentelles (Arsenic and Old Lace, Frank Capra, 1944) — l’idée d’un « courant cinéphile de masse » basé sur « plusieurs éléments connus […] ou qui laissent la part belle à un vedettariat rétro ». C’est la fin d’une certaine forme de cinéphilie dont la revue fait ici, tant bien que mal, son deuil : « […] c’est moins le cinéma comme passion dévastatrice et art immédiat qui semble ici se manifester, que la cinéphilie recyclée comme instance référentielle nécessaire et marchande » (ibid.).

La revue conclura sur cette question du (grand) public en novembre 1989 — dans un article de Charles Tesson très symboliquement accompagné d’une photo tirée des Cinéphiles de Louis Skorecki, sortis la même année — en affirmant que « [l]e grand public n’existe plus » (Tesson 1989, p. 42) ; mais le plus important dans cet article qui prend acte de l’hétérogénéité des publics de cinéma réside peut-être dans la manière dont il abandonne progressivement le terme de public pour, dans son dernier paragraphe, laisser la place à celui de « spectateurs ». Dans le sillage de Jean-Claude Biette (1985) parlant de la « solitude du spectateur » et, surtout, de Marguerite Duras qui, dès juin 1980, déclarait : « Ce spectateur, je crois qu’il faut l’abandonner à lui-même, s’il doit changer, il changera […], mais seul. Dans un affrontement solitaire avec le changement » (Duras 1980, p. 13), les Cahiers, après avoir éprouvé la nostalgie du public populaire des origines, critiqué la manière dont les autres le convoquaient pour servir leur propos, interrogé la possibilité (ou l’impossibilité) de la rencontre entre « cinéphile » et « populaire », laissent de côté cette entité obscure, indéfinissable, pour affirmer, d’un simple changement de vocabulaire au sein d’un article, l’individualité du spectateur de cinéma.

L’avenir de la salle

L’évocation des salles de cinéma se retrouve toujours, comme dans les années 1950, dans de nombreux articles rendant compte de cinématographies étrangères, souvent de manière anecdotique ou cocasse, au détour d’un paragraphe ou en guise d’entrée en matière. Un certain nombre de mentions de salles étrangères renvoient dans les années 1980 à des préoccupations qui trouveront écho dans la situation de l’industrie française, qu’il s’agisse d’évoquer les longues files de spectateurs devant telle salle indienne ne programmant que des films indiens [6] (la revue louera à différentes reprises le travail de salles ne diffusant, comme le Studio 43 de Dominique Païni, que des films français) ou de poser la valeur de l’art et essai [7]. On y voit poindre aussi un ton nostalgique vis-à-vis de la disparition d’un certain type de salle, à la fois regret mélancolique d’une période que l’auteur a connue ou fantasmée et sentiment d’impuissance face à l’inéluctable évolution du paysage cinématographique ; dans les premières lignes de sa « Lettre de New York », Bérénice Reynaud (1988, p. 40) affirme ainsi :

Au coin de la soixante-septième rue, un moment de nostalgie m’envahit devant la façade close du « Regency », cinéma jadis spécialisé dans les « revivals » de films classiques. Le géant Cineplex, son nouveau propriétaire […], en a fermé les portes le temps de le transformer en cinéma d’exclusivité.

On retrouvera dans les « nécrologies » de salles qui traverseront cette décennie cette affirmation nostalgique doublée d’une amertume : Serge Toubiana (1989), dans « Le quartier perd son latin », déplore la fermeture du Cluny-Palace et du Studio 43 (salle pourtant située non pas dans le Quartier latin mais rive droite, rue du Faubourg-Montmartre, dans un quartier populaire), affirmant que le « périmètre de notre nostalgique jeunesse étudiante s’est transformé en vitrine pour fast-food ». L’évocation de salles à l’étranger permet non seulement de sous-entendre certaines aspirations vis-à-vis de la situation française, mais aussi d’affirmer ce que la revue attend des salles dont elle parle et ce qu’elle rejette ou regrette pour elles. L’article « Rotterdam 82 » de Charles Tesson (1982, p. 39) fait référence à un cinéma, le Lantaren, qui, « avec ses six salles, n’est pas un complexe avec parcours fléché à sens unique », mais représente un idéal d’espace ouvert dans lequel déambuler, « partir en voyage ». Toubiana (1984, p. 40) tiendra des propos similaires, au début de son article « Question de diffusion », au sujet de l’évolution des salles dans les années 1970 : « Plus ou presque plus de grandes salles, immenses, faites pour qu’on s’y perde, mais des lieux confortables, balisés, “drugstorisés”, pour qu’on s’y retrouve ». De nouveau cette idée de salles dans lesquelles on est libre de se perdre, et un discours tourné, de manière nostalgique, vers une autre époque du spectacle cinématographique. À la fin de la décennie, dans « Le public du cinéma. Théâtre d’une crise », Thierry Clech (1989, p. XI) interroge l’avenir des salles (la TVA à 12 %, la municipalisation), évoquant la création d’une « carte orange cinéma [8] » — dont la « tarification, évidemment, serait délicate à manipuler » — et surtout émettant un premier avis sur ce que sera la nouvelle génération de salles en France quelques années plus tard :

[…] il n’y a plus guère de marge de manoeuvre que dans la surenchère, comme à Bruxelles qui vient d’accueillir le Kinepolis : un ciné-center de 22 salles […] Quand viendra-t-il sinistrer un peu plus le paysage français de l’exploitation ? Si le cinéma a encore une chance de survie — y compris esthétiquement — ce ne sera certainement pas en se « disneyworldisant » ainsi, sous peine d’oublier que le public est moins fait de familles à divertir que d’un inconscient collectif (mais de plus en plus segmenté) à accompagner.

L’article prêche pour un « juste retour » vers un artisanat qui relèverait d’un « devenir-théâtre » des salles, avec des exploitations sur de très longues périodes de certains films, les spectateurs réservant leurs places à l’avance. Cette idée avait déjà vu le jour au sein de la revue dans une question posée à Éric Rohmer en mai 1981 :

Cahiers. Il pourrait se créer ce qui existe un peu aux USA et qui a peut-être du bon : ces phénomènes de « culte » où un film tient un, deux ans dans le même cinéma jusqu’au moment où les gens commencent à se demander pourquoi il tient et ils vont le voir.
Rohmer. C’est ce que j’aurai voulu. Je suis même prêt à tenter l’expérience mais il faut non seulement avoir le distributeur avec soi, mais aussi la salle. […] Il n’y a plus de salles. […] Je pense que le cinéma devra être de plus en plus traité comme le théâtre, avec des salles où les gens vont en confiance

Rohmer 1981, p. 38-39

Ainsi la revue appelle-t-elle de ses voeux un rapprochement des salles de cinéma avec le fonctionnement des salles de théâtre, autrement dit un retour vers cet art dont le cinéma avait essayé, très tôt, de s’émanciper.

L’idée d’un retour aux origines se trouve également convoquée autour des innovations technologiques. Dans « Préparez vos lunettes », Alain Philippon (1982a) s’enthousiasme de la redécouverte en 3D du film Le crime était presque parfait (Dial M for Murder, Alfred Hitchcock, 1954) au cinéma l’Action Christine, équipé de deux projecteurs : « Le résultat est beau et surprenant, parce qu’une technique a priori spectaculaire y est mise au service d’un film intimiste ». La nouveauté technologique est louée pour la manière dont elle permet de rendre hommage, une nouvelle fois, à des films qui font partie du répertoire cinéphilique de la revue. Lorsque la question de la 3D est de nouveau abordée, en février 1983, dans deux articles réunis sur la même page sous la rubrique « Le cinéma en 3 D », les deux auteurs, Vincent Ostria (« Le relief tombe à plat ») et Charles Tesson (« La peur en 3 dimensions »), concluent presque à l’identique, malgré leur différence d’opinions : le premier, déçu par le procédé, « attend surtout un réalisateur comme Skolimowski pour [se] convaincre du bien fondé du retour du 3D », alors que le second, plutôt convaincu par la projection à laquelle il a assisté, imagine « les ballets nautiques d’Esther Williams […] en 3 D. Il est permis de rêver ! ». En se tournant vers un film « d’auteur » en projet ou en convoquant le cinéma classique, ces articles sont en effet caractéristiques d’un double discours qui interroge l’avenir d’un cinéma dit « art et essai » ou « indépendant » tout en rêvant de retrouver un rapport passé à la salle. Ainsi Olivier Assayas (1981, p. II) écrit-il, à propos du cinéma hémisphérique, qu’il suscite « un vague écho du sentiment que pouvaient créer les premières projections de L’Entrée d’un train en gare de La Ciotat », tandis que Thierry Cazals (1986) termine un article sur l’ouverture du Planétarium de la Villette en affirmant que « le cinéma en mutations retourne à ses amours de jeunesse (le laboratoire et la fête foraine) ». En cette période de nouvelles concurrences, il s’agit de retrouver quelque chose du plaisir spectatoriel des origines, nourri par un cinéma qui expérimente (techniquement) ses possibles, dans un souci de se différencier de la télévision.

Cinéma et télévision

Cette décennie des années 1980 verra divers articles aborder la question des rapports entre cinéma et télévision. Dès 1982, dans un texte intitulé « La vidéocassette est arrivée », Serge Le Péron affirme que les exploitants :

[e]n rentabilisant à l’extrême l’espace des projections (les salles de cinéma), en ramenant le temps du cinéma au temps d’exposition d’un film (le One Film Show omniprésent sans court métrage ni spectacle d’accompagnement), en réduisant la dimension des écrans […] se sont eux-mêmes placés sous l’orbite de la galaxie vidéo

Le Péron 1982, p. II

De nouveau, on a affaire à l’évocation d’un autre temps des salles, celui où le film était un élément au sein d’un spectacle plus large, temps révolu bien avant l’arrivée de la télévision, mais qui est ici convoqué comme horizon perdu et comme avènement programmé du petit écran.

Outre quelques articles sur les émissions de cinéma à la télévision [9], il s’agit aussi, pour les cinéphiles des Cahiers, de s’interroger sur la vision d’un film sur un écran plus petit, ainsi que sur la pratique du magnétoscope. Ce sont d’abord (dans la chronologie des articles sur cette question) des questions techniques qui occupent la revue, comme en témoigne l’article « Le point, le point, le poil, le poil ! », publié en avril 1981, dans lequel Alain Lasfargues regrette moins ces problèmes techniques rencontrés dans les salles que la possibilité d’essayer d’en venir à bout en invectivant le projectionniste. Si, dans un premier temps, dans cet article notamment, le discours de la revue critique le télécinéma — qui ampute les films (surtout les films en scope) d’une partie de leur image (que le choix soit fait des bandes noires ou du plein écran) et qui, par sa diffusion à la cadence de 25 images par seconde, relève la bande sonore d’un demi-ton —, il va progressivement évoluer : l’année suivante, Serge Le Péron (1982, p. II) affirme que l’enjeu des rapports cinéma-vidéocassette ne se situe ni du point de vue de l’émotion — « qui se souvient d’Holocauste ou qui a suivi le Mundial sur son petit écran sait bien que l’“événement” (et son cortège d’émotions, de cris, de rires et de pleurs) n’est plus l’apanage du grand écran » —, ni de celui de la concurrence — « Les exemples déjà nombreux de sorties simultanées en salles et en vidéo […] ne permettent pas de conclure que l’édition vidéo a gêné l’exploitation en salles » —, mais au niveau de l’autonomie que la télévision doit acquérir par rapport au cinéma.

Comme on peut s’y attendre compte tenu de l’époque, les réalisateurs interviewés par la revue sont souvent interrogés sur leur rapport à la salle et sur leur rapport au magnétoscope. En février 1981, dans une « discussion à bâtons rompus » intitulée « Journal d’un magnétoscopeur », Jean Eustache affirme qu’« on peut prendre un grand plaisir à revoir les films à la télévision et au magnétoscope, mais [qu’]on a beaucoup de mal à [y] découvrir un film » (Eustache 1981, p. I). Trois mois plus tard, Jacques Rivette (1981, p. 47) abondera dans son sens en déclarant :

Cela m’est arrivé de voir des films à la télévision chez des amis, et comme je n’ai pas l’habitude de ça, j’ai toujours eu le sentiment que je ne voyais pas le film, que je voyais autre chose, un reflet… Ce n’était pas un vrai rapport ! Je suis assez d’accord avec ce que dit Eustache.

Il ne s’agit néanmoins pas pour lui d’exprimer du mépris vis-à-vis de cette nouvelle pratique, mais plutôt de prendre acte de son développement : quand la revue souligne, à propos des cassettes vidéo et du magnétoscope, que « quelqu’un peut décider de ne revoir qu’une scène dans un film qu’il aime », ajoutant qu’il « y a là un nouveau rapport au film, un peu fou, louche, assez anti-culturel », Rivette répond : « Ce n’est pas anti-culturel. Au contraire, moi je pense que c’est ça la culture cinématographique… » Éric Rohmer (1981, p. 39), dans un autre type de discours, ne diabolise pas non plus la télévision : « […] elle n’est pas, à mon avis, l’ennemie du cinéma d’auteur. Elle pourrait, au contraire, en être l’alliée ». La pratique des metteurs en scène admirés par la revue va ainsi contribuer à l’évolution du regard de cette dernière sur la télévision, qu’elle va progressivement inclure dans son discours, de même qu’elle va rendre compte de la manière dont certaines salles intègrent l’image vidéo, comme dans ce passage d’un article de Thierry Clech (1988) citant les propos de Carole Roussopoulos, « initiatrice et responsable de l’Entrepôt » :

Le concept de salle de cinéma est en train de se modifier, il va falloir proposer autre chose au public, d’autres services. […] Il est indispensable que l’Entrepôt soit une entreprise rentable, cette rentabilité s’effectuera à 75 % en dehors de la billetterie des salles. Entre autre exemple, l’Entrepôt pourra être loué le matin et pour le déjeuner, à des utilisateurs privés (entreprises, particuliers, publicitaires, professionnels de l’audiovisuel…) qui souhaitent se réunir dans un lieu multimédia.

Cet article s’intéresse à « [d]eux salles de cinéma [qui] renaissent de leurs cendres (l’Entrepôt et le Max Linder) », la première se proposant comme lieu de diffusion à la fois d’images vidéo et d’images cinématographiques, la seconde « jou[ant] la carte de l’unité. 700 places sur trois niveaux […] devant un écran géant panoramique qui se combine avec le très performant système THX sound ». De ce type d’exemples précis va émerger une réflexion de la revue sur le travail de programmation, réflexion qui oppose souvent les salles des circuits aux salles « indépendantes » : l’article de Clech se termine ainsi, après avoir évoqué les cartes de fidélité mises en place par Pathé et l’UGC, en s’attardant sur le « cinéma Triomphe (seule salle indépendante des Champs-Élysées) » et « sa petite note novatrice » :

De ses quatre salles, l’une restera spécialisée dans les films soviétiques, une autre maintiendra une ligne de qualité (tout en misant sur l’éclectisme). La troisième sera consacrée à la « mémoire » du cinéma français et la dernière aux films fraîchement sortis mais (trop) vite retirés de l’affiche

Clech 1988

L’évocation des salles des circuits entraîne aussitôt celle des « indépendants », dont le travail novateur de programmation est systématiquement souligné par la revue.

L’art de la programmation

Ce dont rendent compte les Cahiers pendant cette période est le lien qui se développe dans les années 1980 entre la salle et les films qu’elle programme, comme dans cet extrait du premier d’une série de trois articles de Serge Le Péron intitulés « Distribution-Exploitation » :

[…] le cinéma classique américain pour les salles Action […] ; les documents filmés à vocation politique pour le Saint-Séverin […] ; le cinéma de haute rigueur pour l’Action République […] ; les cinémas européens de qualité aux 14 Juillet

Le Péron 1980c, p. II

Cette association entre les types de films et les salles qui les diffusent refera surface dans la troisième partie du dossier « Distribution-exploitation », qui s’intéresse, sous le titre de « Série Karatéporno », aux salles spécialisées, rescapées des années 1970, dans une énumération qui n’est pas sans rappeler celle que proposait déjà l’auteur deux numéros auparavant :

[…] les films doivent être « durs » au Hollywood Boulevard […], en demi-teinte à la Maxeville toute proche […], tandis que les Trinita connaissent un succès exclusif à l’Argos, situé en face

Le Péron 1980d, p. II

Ce discours était déjà en partie présent dans les années 1950, mais la manière dont les circuits (Gaumont-Pathé, l’UGC et Parafrance, intégrés aux trois stades de l’industrie et associant ainsi la production de films et leur exploitation dans un certain type de salles) se sont développés dans les années 1970 a rendu ce discours beaucoup plus prégnant. Le Péron (1980c, p. II) semble aller jusqu’à s’inquiéter de l’effacement des frontières associant un type de salle à un type de film lorsqu’il évoque la façon dont les circuits, et notamment Gaumont à l’époque, se mettent à s’intéresser au secteur de l’art et essai, « zone de recherche et d’innovation cinématographique [que] les indépendants jusqu’ici exploraient seuls » ; point d’orgue de ce lien intrinsèque film-salle : « Don Giovanni, produit Gaumont, a mieux marché aux Trois Forums tenus par des indépendants que dans la salle Gaumont du même quartier [10]. » Une vingtaine d’années plus tard, Roger Diamantis (2002) reprendra un exemple similaire en affirmant que Va savoir (2001), de Jacques Rivette, « lâché […] après deux semaines » par son concurrent l’UGC Odéon, « a très bien marché » dans sa salle (le Saint-André-des-Arts), parce que justement le public associait le film à l’art et essai.

Le noeud du problème pour la revue est posé dès le no 308, deuxième numéro de la décennie :

Cette situation n’est pas sans incidence sur les films. […] seule l’existence d’un réseau d’indépendants (exploitants et distributeurs) a jusqu’ici permis que soient sauvegardées de véritables politiques de programmation axées sur l’intérêt des films

Le Péron 1980c, p. I

À côté de la politique des auteurs apparaît ainsi une politique de programmation. En 1981, s’entretenant avec Rohmer (1981, p. 38), la revue évoquera une « politique des salles » que Rohmer reformulera en appelant de ses voeux « des salles avec de la personnalité ».

Après le Studio des Ursulines dans les années 1950, c’est le Studio 43 et son programmateur Dominique Païni qui seront régulièrement cités en exemple dans les années 1980 : cette salle, « première salle de répertoire exclusivement consacrée au cinéma français, écrit Louella Intérim (1981, p. XI), mérite tous les éloges et tous les encouragements » ; l’entretien qui suit avec Dominique Païni est l’occasion pour la revue d’affirmer son regard sur le travail d’exploitant (« votre travail […] d’exploitant […] est une véritable pratique du cinéma ») et pour l’interviewé de théoriser sa démarche :

[…] tous ces cycles représentent pour moi un commentaire critique sur les films, par la façon même dont ils sont rapprochés et mis en perspective. Il y a une véritable pédagogie de la programmation, et c’est un rôle que les salles seront de plus en plus appelées à jouer dans le futur, quand chacun pourra avoir les films à domicile

Dominique Païni dans Intérim 1981, p. XII

Autour de cette idée d’une politique des salles et d’un art de la programmation commence à s’installer la notion de programmateur-auteur :

[…] les lieux de cinéma […] derrière lesquels on sent l’âme d’un programmateur insolite, curieux, dérangeant, cherchant à donner au spectateur le goût du voyage à travers et dans le cinéma, ont tendance à disparaître depuis longtemps

Toubiana 1983b

La programmation s’érigera progressivement au rang d’art : dans « L’art oublié de la programmation », sous-section d’un article consacré à la Cinémathèque française, Frédéric Sabouraud (1987, p. II), évoquant cet « art de la confrontation-programmation, qui […] rejoint l’acte de création d’artistes contemporains », pose la programmation comme devant relever d’un « tourbillon enivrant doublé d’une vive intelligence ». Cette politique de programmation que la revue appelle de ses voeux s’inscrit dans la lignée d’un des « pères spirituels » des Cahiers du cinéma, Henri Langlois (fondateur de la Cinémathèque française). Pour Païni, cette politique ne doit pas être orientée uniquement vers le passé, mais doit confronter des films du passé et du présent ; cette conclusion de l’entretien de 1981 cité plus haut est un élément sur lequel reviendront souvent les Cahiers et qu’on retrouve dans un article d’octobre 1982 sur le « premier forum du cinéma français », dont la programmation :

[…] permettait de voir, dans la même journée, un film de 1930 et un film de 1982. Se dessinait ainsi une histoire du cinéma français, vécue sur un mode ludique, procédant par bonds, laissant une part au hasard des rencontres, faisant jouer les films les uns avec les autres

Philippon 1982b, p. IV

Un encart accolé à cet article, intitulé « Cinémathèque(s) » et rendant compte des points saillants d’une rencontre « historique » entre les directeurs des cinémathèques francophones, se termine sur l’affirmation suivante :

L’idée de la nécessité d’une articulation du passé sur le présent et le futur est particulièrement opérante, et rejoint tout-à-fait la préoccupation majeure de Dominique Païni (conserver, mais aussi confronter).

Païni apparaît d’autant plus comme une sorte de figure symbolique de cette réflexion de la revue qu’il est à la fois critique (à Cinéma 81) et exploitant.

Dans ces années-là, la revue va d’ailleurs multiplier les initiatives de programmation, le « Journal des Cahiers » annonçant en décembre 1984 la naissance du « ciné-club des Cahiers du cinéma », qui a pour but :

[…] d’organiser de façon plus cohérente un certain nombre de manifestations (semaines des Cahiers en France et à l’étranger, avant-premières parisiennes régulières, etc.) autour de la programmation des films qui nous importent

Bergala 1984

La revue ne manquera pas de se féliciter de ses initiatives en matière de programmation [11], grâce auxquelles elle se fait, elle aussi, critique et, sinon exploitante, du moins programmatrice — ce double travail lui permettant de renouer avec ce public cinéphile qu’elle (re)cherche si ardemment ; l’article « Marseille-Toulouse. Les Cahiers voyagent » commente ainsi deux « Semaines des Cahiers » qui ont drainé dans les deux villes où elles ont eu lieu « un public nombreux […], exigeant, cinéphile » :

Il suffit de voir la hauteur à laquelle ces lecteurs jeunes ou moins jeunes mirent la barre lors des débats, d’entendre l’exigence de leurs interventions, pour être sûr que ce qui se passe lors de telles manifestations, c’est un resserrement précieux du lien culturel et du tissu cinéphilique. […] Nous ne manquerons pas de renouveler ces expériences qui nous confrontent avec bonheur au réel du cinéma, en ces lieux où la notion d’« art et essai » retrouve son plein sens

Philippon 1984

Pour conclure…

Dans les années 1950, le discours des Cahiers sur les salles était révélateur du rapport que les jeunes critiques de la revue entretenaient avec les films. Dans la période charnière des années 1980 — charnière à la fois pour la revue, qui sort de sa période politique des années 1970 pendant laquelle elle a perdu une partie de son lectorat, et pour les salles de cinéma, qui voient arriver le marché vidéo, une augmentation de l’offre, une nouvelle génération de spectateurs —, quelque chose se joue, dans la mutation du public et des salles qui est en train d’avoir lieu, où les auteurs des Cahiers projettent leurs propres inquiétudes et considérations quant à l’avenir et à l’identité de leur revue. Celle-ci se reconstruit alors, à l’instar de certaines salles, au point de rencontre entre sa cinéphilie passée et celle qui émane de nouvelles pratiques et de nouvelles technologies, cette nouvelle image d’elle-même passant par l’expérience de la programmation, condition pour retrouver, non pas un large public, mais des spectateurs, cinéphiles.

On retrouve dans les pages de la revue concurrente Positif (souvent aussi au sein d’une rubrique particulière, intitulée en l’occurrence « Encyclopédie permanente du cinéma ») un discours assez similaire à celui des Cahiers : mise en avant des salles art et essai face aux complexes [12], nostalgie vis-à-vis de la disparition, actée ou à venir [13], de certaines salles (parisiennes), que les auteurs fréquentaient dans leur enfance [14] ou dans lesquelles ils ont fait leurs premières armes de critiques [15]. Ainsi les deux revues concurrentes se rejoignent-elles dans la recherche des lieux de leur cinéphilie, et de leur public. Que leur nostalgie soit tournée vers le passé ou projetée vers un idéal, les deux revues ne peuvent imaginer l’avenir autrement qu’à travers un retour à ce qu’elles et leurs auteurs ont connu, ni concevoir autrement qu’avec tristesse ou colère la désaffection de certaines salles, telle que certains films peuvent aussi la mettre en scène [16] ; ainsi que l’affirmait Serge Daney (1988, p. 148) dans Libération :

C’est ici qu’un ciné-démographe serait le bienvenu. Pour dire qu’une population évanouie ne se ressuscite pas et que les figurants de Cecil B. De Mille ne vont pas revenir par miracle. Que nous sommes dans une autre période, quelque chose comme un post-cinéma […] qui se caractérise par cette situation inédite : beaucoup de gens veulent regarder dans peu de (grandes) salles des films où il y ait peu de personnages.

Dans les années 1990-2000, bien que l’on retrouve dans les Cahiers un long entretien avec Dominique Païni et que son nom y soit évoqué à différentes reprises, la revue s’identifiera avant tout à la figure de Roger Diamantis et à son travail au Saint-André-des-Arts, peut-être parce qu’en matière de programmation il a réalisé ce qu’elle appelait un temps de ses voeux, le « devenir-théâtre » de la programmation : ainsi a-t-il programmé La rencontre (1996), d’Alain Cavalier, « à raison d’une séance par jour à 13 heures [pendant] près de quarante semaines » (Diamantis 1997, p. 50). À partir de novembre 1989 (no 425), date de l’arrivée d’une nouvelle formule de la revue, le « Journal des Cahiers » disparaît. Dès lors, les évocations de salles pourront apparaître occasionnellement dans différentes rubriques (« Traverses », « Actuelles » ou « Ephéméride »). Il faudra attendre l’avènement des multiplexes, puis l’arrivée des cartes illimitées pour que la question de la salle s’inscrive au coeur de certains numéros, même si les propos qui y seront alors tenus ne feront souvent que reprendre les dichotomies forgées dans les années précédentes. Le discours sur l’évolution des salles de cinéma parisiennes a accompagné la mue de la revue dans les années 1980 ; celle-ci accomplie, les salles ont pour longtemps disparu de ses pages.