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C’est dans l’article « Théâtre et cinéma » que Bazin (1975, p. 151) énonce l’interrogation essentielle de sa philosophie de l’image : « L’image photographique — et singulièrement cinématographique — peut-elle être assimilée aux autres images et, comme elle, distinguée de l’existence de l’objet ? » à cette question, qui doit être posée car « le xixe siècle, avec ses techniques objectives de reproduction visuelle, a fait apparaître une nouvelle catégorie d’images » (ibid.), Bazin propose une réponse paradoxale qui fonde l’ensemble de son discours : le cinéma est la réalité elle-même. C’est pour cette raison que sa conception de l’image peut être qualifiée de réaliste. Cependant, la documentation critique n’a pas toujours analysé de façon exhaustive la signification précise du réalisme bazinien. Par ailleurs, l’étude de la pensée de Bazin se limite souvent aux articles les plus célèbres et tend généralement à grossir le trait des thèses les plus énigmatiques et provocatrices de l’auteur afin de pouvoir les réfuter plus aisément. Cette interprétation figée, sinon biaisée, peut être résumée par le néologisme bazinisme (Lounas 1997, p. 13). Celui-ci consisterait en deux thèses essentielles. En premier lieu, la théorie de Bazin manifesterait une conception idéaliste de l’art cinématographique (Comolli 1971 ; Bonitzer et Daney 1972), qui négligerait le travail d’écriture filmique (voire préconiserait la disparition des figures du montage) ainsi que les facteurs socioéconomiques de la production cinématographique. En deuxième lieu, elle reposerait sur une vision naïve de l’image cinématographique, selon laquelle il existerait une équivalence immédiate entre cette dernière et la réalité. Certes, les études les plus récentes nuancent cette analyse. Cependant, si elles proposent une contextualisation historique pertinente des thèses essentialistes de Bazin, elles en sous-estiment la portée philosophique (Carroll 1988, p. 94-171)[1] ; de même, lorsqu’elles décrivent de manière précise certains aspects de l’image cinématographique, elles négligent sa dimension psychologique (Ungaro 2000, p. 23-40)[2] ; enfin, si elles saisissent l’importance du phénomène de la croyance dans la théorie bazinienne, elles ne mettent pas suffisamment en lumière la valeur ontologique que Bazin assigne à l’image cinématographique (Andrew 1983, p. 82 et 112-113 ; Rosen 2011). Ainsi, une compréhension plus féconde des idées baziniennes suppose le dépassement d’une conception naïve du réalisme cinématographique, fondée sur la notion de reproduction. Le réalisme bazinien doit plutôt être qualifié de « réalisme ontologique ».

Il convient de remarquer, en premier lieu, que la notion bazinienne du réalisme dans les arts visuels, dont l’image cinématographique est la réalisation la plus accomplie, échappe aux définitions les plus communes. Tout particulièrement, le réalisme ne doit pas être assimilé à une tentative de reproduction immédiate, extérieure et objective du réel[3]. Bien au contraire, une image du monde ne peut être qualifiée de réaliste que dans la mesure où elle est construite de manière telle à « faire apparaître plus de réalité sur l’écran » (Bazin 1975, p. 270)[4]. En effet, plutôt qu’une simple reproduction, l’image cinématographique est nécessairement une « représentation de la réalité » (Bazin 1948, p. 157), toujours partielle et seulement possible. Bazin admet explicitement que l’image cinématographique ne peut pas offrir une exhibition pleine et entière de la réalité qu’elle cherche pourtant à montrer dans son intégralité — si bien que le mythe du « cinéma total » ne vaut que comme idée régulatrice ; jamais non plus elle n’en offre une illustration immédiate, car elle suppose une sphère inéliminable de choix techniques et stylistiques de la part du cinéaste[5]. La question du réalisme est donc, d’abord, esthétique et stylistique[6] et implique toujours un ensemble de choix de la part du cinéaste, ces choix étant ouverts à de multiples possibilités — en témoignent clairement, d’après Bazin, les cinquante premières années de vie du cinéma[7]. On peut alors avancer que la notion de réalisme s’articule, dans la pensée de Bazin, dans trois directions convergentes : historique, psychologique et stylistique, dont la condition de possibilité réside dans les caractéristiques techniques du moyen cinématographique. Je me focaliserai sur la relation entre les dimensions psychologique et stylistique, en essayant de reconstituer, dans un discours unitaire, une réflexion que l’on trouve disséminée dans l’ensemble des articles de Bazin.

En premier lieu, il convient de remarquer que l’image cinématographique — dans sa genèse psychologique (conforme en cela à la motivation anthropologique profonde des arts figuratifs, « le besoin primitif d’avoir raison du temps par la pérennité de la forme » [Bazin 1975, p. 10]) et comme fait technique (c’est-à-dire en tant que dispositif de reproduction mécanique du réel) — représente une sorte d’accomplissement dans l’histoire des images, car elle dévoile une intimité avec le monde qui n’avait jamais été atteinte jusqu’à son apparition[8]. Cependant, si Bazin assigne une importance essentielle à la nature mécanique du processus d’enregistrement, il ne néglige pas pour autant l’« intervention créatrice de l’homme » (ibid., p. 13).

La structure de l’image cinématographique est en effet composite, car des éléments hétérogènes participent à sa construction. En témoigne le passage suivant, rarement cité car incompatible avec la vision naïve (souvent attribuée à Bazin) d’une identité immédiate de l’image et du monde :

Au terme de cette chimie inévitable et nécessaire [le processus de production de l’image], on a substitué à la réalité initiale une illusion de réalité faite d’un complexe d’abstraction (le noir et blanc, la surface plane), de conventions (les lois du montage par exemple) et de réalité authentique.

ibid., p. 270

Autrement dit, l’image cinématographique comporte toujours, en même temps que le noyau de réalité que la caméra ne peut pas ne pas capturer, des facteurs de manipulation du réel. Ainsi, selon Bazin, l’image reste toujours, en elle-même, une image, essentiellement distincte de la réalité dont elle est la représentation à tel point que, s’il est impossible de briser le lien de proximité entre l’image et le monde, l’impression de réalité qui procède de l’image cinématographique peut néanmoins s’affaiblir —  jusqu’à presque se dissoudre — en fonction des choix stylistiques de l’auteur[9]. Il s’ensuit que les choix esthétiques du cinéaste, et l’interaction entre technique et style, acquièrent, de toute évidence, une importance essentielle dans la construction d’une image réaliste[10].

Toutefois, le réalisme cinématographique ne repose pas exclusivement sur la manière de construire l’image, mais requiert l’intervention d’un dispositif psychique du côté du spectateur. L’intense impression de réalité engendrée par l’image cinématographique manifeste, en effet, une violente « puissance de crédibilité » (ibid., p. 13) : autrement dit, l’image produit spontanément chez le spectateur une forme très vive de croyance dans l’existence de l’objet représenté en image et dans l’adhérence essentielle de l’image à la part de réel qu’elle représente. Ce pouvoir de l’image cinématographique peut bien être qualifié d’irrationnel, car il s’impose à nous, spectateurs, « quelles que soient les objections de notre esprit critique » (ibid.)[11]. Au coeur même de la théorie bazinienne, il permet de saisir le sens des formules les plus paradoxales : par exemple, que l’image cinématographique ne se limite pas à fournir un « décalque » de l’objet représenté, mais qu’elle est l’« objet lui-même », qu’« elle est le modèle » (ibid., p. 14). Cette identité « ontologique » entre l’objet et son image ne doit pas s’entendre comme une sorte de coïncidence objective ; elle ne veut pas non plus dire que la représentation d’un objet du monde possède le même type de réalité que cet objet lui-même : il ne faut pas oublier en effet que, en raison de sa genèse mécanique, « l’existence de l’objet photographié participe […] de l’existence du modèle comme une empreinte digitale » (ibid., p. 16), c’est-à-dire à la manière dérivée d’une trace causalement produite par un objet. Cette identité ontologique n’existe que dans la mesure où, comme « nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté », « la photographie bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction » (ibid., p. 13-14). Autrement dit, la croyance spontanée du spectateur dans la réalité de l’image provoque une sorte de mécanisme psychique de réalisation ontologique, qui accorde à l’image cette part d’être dont elle est structurellement dépourvue, mais qu’elle sollicite en vertu de sa propre genèse technique, de ses propres motivations psychiques et de sa propre configuration formelle. C’est cette part d’être conférée par la croyance du spectateur qui permet à l’image d’annuler le décalage qui la sépare de l’original et en réalise la coïncidence avec la section du monde qu’elle représente : cette identification, cette superposition de l’image et de la réalité ne sont alors, en dernière instance, ni réelles ni objectives, mais plutôt psychiques et subjectives.

Cependant, cette identification de l’image au réel n’est pas une simple illusion de l’esprit du spectateur[12]. Bien au contraire, elle possède une valeur ontologique car elle permet à l’image de dévoiler, dans son interaction avec la perception du spectateur, cette richesse du réel qui nous serait autrement invisible : dans cette mesure, comme l’écrit Bazin, l’image « s’ajoute réellement à la création naturelle au lieu de lui en substituer une autre » (ibid., p. 16). Ainsi, en approfondissant notre expérience du monde, l’image cinématographique nous permet d’aller au-delà de notre perception ordinaire. Le réalisme de Bazin n’est donc pas un simple « réalisme perceptif » (Andrew 1983, p. 125-127)[13] : selon cette idée de réalisme, l’image cinématographique serait réaliste dans la mesure où elle produirait sur le spectateur la même impression que la réalité ; la perception cinématographique serait alors identique à notre expérience habituelle du monde. Bien au contraire, la perception cinématographique devient une sorte de super-perception en raison de son caractère désintéressé, libre de toute sorte de conditionnement, subjectif ou culturel : comme l’écrit Bazin (1975, p. 16),

[…] seule l’impassibilité de l’objectif, en dépouillant l’objet des habitudes et des préjugés, de toute la crasse spirituelle dont l’enrobait ma perception, pouvait le rendre vierge à mon attention et partant à mon amour. Sur la photographie, image naturelle d’un monde que nous ne savions et ne pouvions voir, la nature enfin fait plus que d’imiter l’art : elle imite l’artiste.

Ainsi, grâce à l’image cinématographique, le regard du spectateur est capable de transcender les obstacles d’une relation instrumentale avec le monde : il peut alors entrer dans une relation immédiate et intuitive avec le réel, qui n’en réduit pas la richesse à des critères d’action ou à des schémas intellectuels mais qui en garde toute la multiplicité de sens et l’inépuisable ambiguïté. L’image cinématographique parvient alors à montrer le monde dans sa pure présence, à exhiber l’original dans son essence, à rendre en même temps au regard toute sa pureté. Cette thèse de Bazin peut alors être rapprochée de la pensée esthétique de Bergson[14]. Pour Bergson (1911, p. 153), en effet, l’expérience esthétique permet, grâce au caractère désintéressé du regard de l’artiste, un élargissement de nos capacités de perception et une « vision plus directe de la réalité » : l’oeuvre d’art éduque notre regard, au point que la vision de l’artiste devient, progressivement, la « vision de tous les hommes » (ibid., p. 150). Aussi la perception cinématographique est-elle en même temps une révélation et une purification parce qu’elle réveille notre perception authentique et primordiale des choses : le dépassement du paradigme de la reproduction est complet.

Ce dévoilement du réel par le cinéma de la réalité se fait, plus précisément, dans trois dimensions interdépendantes. D’abord, l’image cinématographique nous place devant l’unité et l’homogénéité originaires de l’espace, dont nous pouvons dans un deuxième temps sélectionner subjectivement des esquisses en fonction de nos intérêts particuliers. En deuxième lieu, elle nous permet de saisir la durée réelle des événements, qui est fluide, irréversible et essentiellement qualitative[15]. Ces deux dimensions ne peuvent pas être séparées, si bien que la représentation cinématographique de l’unité spatiale de l’événement et de sa continuité temporelle ne repose jamais sur des procédés stylistiques spécifiques, comme en témoigne le lien intime entre les formes filmiques de la profondeur de champ et du plan-séquence. Ainsi, selon Bazin (1975, p. 74), la représentation de la temporalité par le plan-séquence ne se limite pas à offrir les choses dans leur durée réelle, mais participe à la formation des coordonnées spatiales de l’image parce qu’elle confère une nouvelle fonction dramatique et expressive au plan en profondeur de champ : pour s’en rendre compte, « il suffit de comparer deux photogrammes en profondeur de champ, l’un de 1910, l’autre d’un film de Welles ou de Wyler, pour comprendre […] que sa fonction est tout autre ». La représentation du mouvement dans la durée permet de détacher les objets à l’arrière-plan, leur offre une certaine consistance et une certaine autonomie ; elle contribue ainsi à la construction de la profondeur de l’image. Inversement, le plan-séquence n’est pas réalisable indépendamment d’une représentation en profondeur du monde : il semble difficile d’imaginer l’articulation de l’image dans le temps sans que l’on puisse disposer ses éléments sur de multiples niveaux de profondeur. L’image cinématographique s’avère alors supérieure à l’image photographique non seulement parce qu’elle offre la durée et le mouvement des choses, mais aussi en vertu de sa représentation de l’espace : la profondeur spatiale de l’image ne peut pas être représentée indépendamment de sa temporalité. Plan-séquence et profondeur de champ tendent alors à coïncider : l’un implique l’autre dans l’invention d’une nouvelle forme de découpage, le montage interne à l’image, et d’un nouveau sens de l’image. Ces deux figures de style permettent à l’image, en effet, d’exhiber le sens invisible des choses dans toute sa richesse, ce fond d’ambiguïté qui les enveloppe et qui leur est immanent. Comme l’écrit très clairement Bazin (1950a, p. 69), ce nouveau langage cinématographique, en conduisant le spectateur à « faire usage de sa liberté et de son intelligence », lui permet de percevoir « directement dans la structure même de l’image l’ambivalence ontologique de la réalité ».

Une thèse de nature philosophique constitue le soubassement de cet aspect de la réflexion de Bazin : contrairement aux positions constructivistes, et plus proche des perspectives phénoménologiques[16], Bazin défend l’idée d’une naturalité de la signification, d’un sens qui habite les choses et le monde. Il en procède une norme esthétique fondamentale, « l’obligation pour l’écran de signifier par le seul intermédiaire du réel » (Bazin 1975, p. 164) : il faut laisser les choses parler d’elles-mêmes, en les composant dans des images et en les organisant dans un discours qui ne doit pas leur imposer un sens univoque et extérieur. C’est un précepte en même temps esthétique et moral, qui doit en ce sens orienter l’ensemble des choix du cinéaste. Certes, l’opération subjective de sélection des aspects du monde à représenter, qui est nécessaire pour qu’il y ait création d’oeuvre d’art (ibid., p. 270), implique nécessairement la sélection de certaines significations du monde et représente toujours une manipulation du réel. Cependant, elle ne doit pas pour autant se transformer dans un dispositif d’appauvrissement de la signification, mais la maintenir, dans la mesure du possible, dans sa naturalité, c’est-à-dire dans son ambiguïté et dans son opacité. Car, si le sens intime du réel réside dans son inéliminable ambigüité, ce sens ne peut être ni expliqué ni démontré, mais seulement montré. C’est ici que réside le caractère paradoxal du discours de Bazin : si l’essence du réel se donne à notre regard, cette révélation ne peut advenir que dans une relation indirecte avec le monde, par l’intermédiaire de sa représentation cinématographique. C’est pourquoi la conception bazinienne de réalisme engage une réflexion approfondie sur la situation cinématographique, et tout particulièrement sur la relation entre le spectateur et l’image.

La relation entre le regard du spectateur et l’image cinématographique ne se réduit pas, dans l’optique de Bazin, à une simple dialectique entre émotion et pensée rationnelle. La théorie bazinienne propose d’abord, en effet, une analyse des caractères de la perception cinématographique, inséparable d’une réflexion sur les dispositifs de croyance qui l’animent. À cet égard, il n’existe pas un modèle unique de situation cinématographique, car celle-ci varie en fonction du style adopté dans la construction de l’image. Il est alors possible d’analyser trois étapes dans la relation du spectateur à l’image.

1/ L’acte perceptif constitue le moment originaire de la relation entre le spectateur et l’image. Il s’agit d’une relation immédiate et directe permettant d’explorer et de décoder l’image, qui précède toute dynamique intellectuelle ou émotionnelle. Si Bazin analyse avec précision les conditions permettant à la perception cinématographique de dépasser la perception ordinaire, il ne semble pas pleinement saisir le pouvoir créateur de l’acte perceptif : Bazin emploie exclusivement des termes appartenant à la sphère de l’intelligence pour décrire la part d’activité au sein du rapport entre spectateur et image[17]. En réalité, le discours de Bazin présente des éléments, seulement ébauchés, qui renvoient à la nouvelle conception de la perception émergeant dans la première moitié du xxe siècle. Alors que les interprétations classiques de la perception — en tant que synthèse intellectuelle ou association empirique de données sensorielles élémentaires — sont vivement rejetées dans le débat philosophique de la première moitié du xxe siècle, la psychologie de la forme introduit l’idée d’une perception qui serait en même temps un acte irréductible à des processus sensoriels élémentaires (contre l’empirisme) et un acte immédiatement structurant par rapport aux données spécifiques de l’expérience sensorielle (contre le rationalisme), ces dernières n’existant que comme des abstractions intellectuelles. Il s’ensuit que le spectateur participe déjà, au moment même de la perception de l’image, à la construction de ses coordonnées spatiotemporelles et de son sens. On peut ainsi distinguer, au sein du champ d’activité du spectateur dans sa relation avec l’image cinématographique, un moment perceptif (et donc antéprédicatif) et un moment intellectuel (et donc rationnel). Dès lors, si la perception constitue le moment du rapport immédiat du spectateur avec l’image et si en même temps elle se définit comme une activité préintellectuelle, l’attitude du spectateur face à la représentation cinématographique ne s’épuise jamais dans une passivité intégrale : la perception cinématographique demande la coopération du spectateur. Cette activité permet seule d’intégrer les informations fournies par les différents plans de façon telle à construire, au moment même de la perception, ces relations spatiotemporelles et ces significations que les images contiennent en elles-mêmes et en fonction de leur organisation en discours : de ce point de vue, la perception cinématographique ne se distingue pas de la perception ordinaire du monde[18]. Dans cette mesure, on peut même avancer que la représentation construite selon les codes du montage classique exige elle aussi une certaine interaction interprétative du spectateur avec l’image, cette interaction se situant à un niveau immédiat et prélogique, celui de la perception. C’est seulement sur ce soubassement que pourra s’instaurer un rapport affectif entre le spectateur et l’image.

2/ Le sentiment de croyance dans la réalité de l’image est le dispositif psychique essentiel qui confère à l’image cette part d’être lui permettant, dans sa relation avec le spectateur, de révéler l’essence du réel. Cette croyance est tout à fait spontanée, parce que le pouvoir de crédibilité de l’image cinématographique est qualitativement autre par rapport à celui d’une image picturale : il s’impose à la volonté et à l’intelligence du spectateur. Le spectateur se découvre alors impuissant et passif, car les ressources logiques dont il dispose ne parviennent pas à endiguer le pouvoir de crédibilité inhérent à l’image cinématographique. C’est ainsi seulement le fond d’irrationalité du phénomène de la croyance, sorte de résidu de pensée magique, qui permet d’accomplir la vocation ontologique de l’image cinématographique. À ce niveau, le rapport entre spectateur et image se situe sur un plan presque mystique[19] : l’image s’impose finalement comme une sorte de substitut magique de la réalité.

3/ Le rapport du spectateur avec l’image présente enfin deux possibilités, qui coïncident avec les deux styles de mise en scène que Bazin distingue depuis la naissance du cinéma sonore. Selon Bazin (1975, p. 166-168), le cinéma semble d’abord entraîner une adhésion intellectuellement passive ; et cela semble séparer la psychologie du cinéma de celle du théâtre, car le théâtre exige, en raison de ses modalités de représentation, une conscience mentale active. En ce sens, une représentation cinématographique obéissant aux codes du découpage classique est conforme à cette prétendue essence du plaisir cinématographique — ou du moins à la tendance psychique qui en procède, celle d’une fascination immédiate. C’est dans ce but qu’ont été conçus tous les codes du cinéma classique hollywoodien visant à masquer le travail d’écriture filmique. Ses règles de montage en sont un exemple : l’idéal d’un montage invisible — capable de composer la discontinuité des plans dans une continuité spatiotemporelle fluide et harmonieuse — n’est qu’un simple moyen permettant de tromper le spectateur, de le porter à croire que les événements représentés ne se produisent pas fictivement sur l’écran, mais hic et nunc ; c’est seulement cette impression affective qui déclenche, en effet, l’identification émotionnelle du spectateur avec le personnage — cette identification constituant le ressort de la cinématographie classique. Il s’agit néanmoins, selon Bazin, d’une illusion trompeuse, à la fois en ce qui concerne le moyen employé (l’artifice du montage) et le but visé (l’émotion dramatique, plutôt que la découverte du réel). Certes, comme toute forme d’expression cinématographique, le cinéma classique engendre un sentiment de croyance chez le spectateur ; cependant, il n’utilise pas cette croyance pour dévoiler l’ambigüité du réel mais afin d’envoûter le spectateur et de solliciter sa participation émotionnelle. C’est pourquoi on peut avancer que la participation du spectateur à l’image — troisième phase de leur relation — reste, dans le cadre du cinéma classique, à ce niveau prérationnel qui était déjà celui de la perception et de la croyance. Cette participation passive et émotionnelle n’est pourtant qu’une tendance psychique sur laquelle le cinéaste maintient une grande marge d’action, au point que « des films comme Espoir ou Citizen Kane exigent du spectateur une vigilance intellectuelle toute contraire à la passivité. […] Le réalisateur de film découvre […] les moyens d’exciter la conscience du spectateur et de provoquer sa réflexion » (ibid., p. 167-168)[20]. Ce sont là, justement, les raisons qui ont déterminé la naissance d’un nouveau style de découpage, dont le pivot est les figures du plan-séquence et de la profondeur de champ. Elles fondent, en dernière analyse, la possibilité du « réalisme du sens » : la structure ambiguë de l’image cinématographique implique, selon Bazin, une attitude mentale active, une contribution positive du spectateur au découpage qui se situe, cette fois-ci, non seulement à un niveau perceptif mais aussi intellectuel.

Par conséquent, l’opposition entre cinéma classique et cinéma de la réalité ne s’épuise pas, en ce qui concerne le rôle du spectateur, dans l’opposition très approximative entre activité et passivité, mais est en réalité bien plus complexe. Dans les deux cas, en effet, le rapport du spectateur avec la représentation est défini, tout d’abord, par la perception de l’image sur l’écran et par le phénomène de la croyance du spectateur dans la réalité ontologique de l’image. C’est seulement à un niveau supérieur d’élaboration mentale que l’on peut situer la différenciation définitive entre les deux types de mise en scène cinématographique : si devant l’image conforme aux codes classiques l’originaire activité perceptive du spectateur se transforme en projection émotive, face à l’image du nouveau cinéma de la réalité la coopération préréflexive (sur le plan de la perception) s’intensifie en coopération réflexive et intellectuelle[21]. à partir de l’ensemble des significations que le cinéaste a placées dans les images, le spectateur peut ainsi parvenir à la construction d’un sens cohérent et, en même temps, subjectif et conjectural. Les chemins de signification proposés par l’image s’achèvent enfin dans l’esprit du spectateur.

La situation cinématographique est alors paradoxale. Une relation intellectuelle avec l’image, tout en intervenant dans un deuxième temps, devrait en effet conduire le spectateur à reconnaître la pauvreté ontologique de l’image : la réflexion devrait montrer que le rapport entre l’objet et sa représentation cinématographique, tout en étant très intime, n’est pas une relation de coïncidence et de dévoilement. Cependant, cette reconnaissance de l’écart objectif entre l’image et le monde empêcherait en même temps le déclenchement de ce dispositif de croyance qui constitue le fondement psychique de la théorie bazinienne de l’image. Or, que cela puisse avoir lieu demeure, dans l’optique de Bazin, inconcevable, car la proximité naturelle et essentielle de l’image avec le monde, l’effet de réalité et le pouvoir de crédibilité qui en procèdent, s’avèrent si intenses qu’ils annulent la force critique de l’élément réflexif : la dimension psychique de l’image cinématographique demeure ainsi structurellement irrationnelle. En ce qui concerne l’image cinématographique, nous ne pouvons que nous résigner « à faire des constructions rationnelles sur des assises prélogiques » (Sartre 1940, p. 54).

Cela nous permet d’éclaircir l’idée d’imaginaire que la théorie de Bazin semble présupposer. Si, selon Bazin, l’imaginaire produit par le cinéma ne se distingue pas essentiellement du réel — comme étant le corrélat, par exemple, d’une forme spécifique de conscience[22] —, l’imaginaire cinématographique ne s’annule pas pour autant dans le réel, en devenant un objet de notre perception ordinaire et quotidienne : il est plutôt question, paradoxalement, d’un imaginaire qui devient réel et, inversement, d’un réel qui devient imaginaire — « toute image doit être sentie comme objet et tout objet comme image » (1975, p. 16) —, cette superposition entre le réel et l’imaginaire permettant le surgissement d’une « surréalité ». La référence bazinienne au surréalisme n’est alors pas surprenante. L’esthétique surréaliste est, en effet, conforme aux présupposés du discours de Bazin car, pour le surréalisme aussi, « le but esthétique est inséparable de l’efficacité mécanique de l’image sur notre esprit » (ibid.) : autrement dit, la construction de l’image a pour but de suspendre les modalités instrumentales de notre perception quotidienne et de proposer une nouvelle vision des choses, plus profonde et plus essentielle. Ainsi, si Bazin maintient le lien institué par Sartre (1940, p. 361-373) entre imaginaire et phénomène esthétique, la discussion sur la « dialectique de l’imaginaire » déclenchée par l’image cinématographique apparaît comme une tentative de dépasser la séparation radicale que Sartre (ibid., p. 30-35) institue entre perception et image, entre imaginaire et réel. L’imaginaire peut non seulement procéder du réel, mais s’y intégrer et s’y superposer (Bazin 1975, p. 16), jusqu’à devenir lui-même réalité, voire constituer un monde dont la consistance ontologique devient, en relation avec le regard et la croyance du spectateur, supérieure à celle du monde réel : le monde en image se nourrit du monde réel pour le transcender en exprimant toute son ambigüité intime et secrète. Ce sont là les raisons du mythe (et du danger) inhérent au cinéma, qui fait tout d’abord « que nous puissions croire à la réalité des événements en les sachant truqués » (ibid., p. 56) : dans la vision cinématographique, la croyance s’impose et même dissout l’attitude rationnelle ; dès lors, l’image cinématographique s’impose « à notre esprit comme rigoureusement superposable à la réalité » à tel point que « le cinéma est par essence incontestable comme la nature et comme l’Histoire » (Bazin 1950b, p. 225)[23]. Le cinéma offre à l’homme la possibilité d’une nouvelle création — création d’un univers alternatif au réel, plus solide, plus compact, plus cohérent, capable de capter une impression de réalité plus intense.