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Ce dossier s’inscrit dans un courant de recherche qui s’intéresse de façon générale à la « persistance du cinéma » (Andrew 2010 ; Casetti 2015 ; Gaudreault et Marion 2013) à l’ère du numérique et des nouveaux médias. Car le septième art existe toujours en dépit de la perte d’identité qu’il a connue à la suite des changements de supports et de formats, de la multiplication des situations de visionnement et de la concurrence croissante à laquelle il doit faire face dans un environnement médiatique en expansion, qui inclut les plateformes en ligne et d’autres formes médiatiques (comme la télévision et le jeu vidéo). En effet, ce que l’on appelle depuis plus d’un siècle « cinéma » a connu au cours de son histoire une série de mutations : esthétiques, technologiques, pratiques et discursives. La dernière crise identitaire en date, engendrée par la « révolution numérique », a remis en question les pensées et les travaux sur le montage qui ont été produits dans le milieu universitaire jusqu’à tout récemment. L’apparition d’oppositions telles que la pellicule et l’argentique versus la bande magnétique et le numérique, ou la salle de cinéma versus le cinéma maison et la mobilité des écrans, a forcé les historiens et théoriciens à redéfinir les présupposés des modes de segmentation, de fragmentation et d’assemblage des films et autres oeuvres audiovisuelles.

Si l’agencement syntagmatique des plans d’un film a fait l’objet de travaux théoriques qui ont été déterminants pour la fondation des études cinématographiques (notamment les Essais sur la signification au cinéma de Metz, 1968), il est désormais fort difficile de s’y limiter. Le montage ne se pense maintenant plus en plans et en séquences, mais aussi en épisodes et en saisons dès lors qu’on se penche sur les séries télévisuelles (Boni et Christoforo). Si on a autrefois mis l’emphase sur l’enchaînement temporel des images, c’est aujourd’hui la facilité plus grande à souder les espaces (le fameux montage spatial de Manovich, 2001) qui est au coeur des articulations. Les plus grandes possibilités d’effectuer des corrections, des modifications et des ajustements visuels en sont venues à accentuer l’évolution du montage sur pellicule vers le montage numérique (Furstenau). Cette liberté du montage constitue ce que cherchent à la base les praticiens, à savoir des méthodes et des outils qui leur assurent, du moins en principe, une plus grande circulation des images et des sons au sein du processus créatif (Gervais). Elle se retrouve aussi dans les nouvelles manières de penser la transparence du montage en atténuant par une continuité plus mentale que formelle les dislocations plus nombreuses que dans le cadre d’un montage cinématographique classique (Marchessault).

Mais l’autorité attribuée à la version finale du montage image (le culte du director’s cut) se voit questionner par un flux d’images présentées en continuité, des liens réalisés de façon automatique par des algorithmes numériques et des combinaisons de contenus divers – pas seulement des films – réalisées et consultées en ligne (Bonnard). Qui plus est, si en anglais « montage » et « editing » sont des termes dont les significations se recoupent et qui sont parfois utilisés l’un pour l’autre, ils recouvrent des réalités souvent différentes qui témoignent d’un écart épistémologique et ontologique fondamental – qui n’a toujours pas été comblé – entre différentes communautés linguistiques oeuvrant dans des espaces médiatiques différents. Il est fascinant de constater qu’à l’origine, les premiers discours sur l’editing proviennent d’un champ sémantique appartenant au monde de l’édition et de la presse papier (Shaw et Keil). Il est tout aussi surprenant de découvrir que le vocabulaire et les notions cinématographiques n’ont pas été naturellement adoptés par la critique de la presse spécialisée afin de parler des jeux vidéo, alors que les concepteurs et éditeurs (!) de jeu ont souvent fait référence au septième art pour valoriser et commercialiser leurs productions vidéoludiques (Montembeault, Deslongchamps-Gagnon et Perron).

En affectant le cinéma tant dans sa matérialité que dans son expressivité, les crises identitaires – spécialement celle, plus récente, qui amène à placer le cinéma à côté des séries télévisuelles dans l’interface d’une plateforme comme Netflix, ou à comparer des jeux vidéo comme Detroit : Become Human (Quantic Dream, 2017) à des films interactifs – s’accompagnent d’une crise épistémologique des études cinématographiques qui incite à réécrire l’histoire du montage sur de nouvelles bases. Cela nécessite une double orientation : une vision historiographique du développement du montage (des premières pratiques intuitives aux pratiques plus normalisées, en passant par les discours conceptuels explicites) et une vision disciplinaire, qui cherche à décrire les processus (notamment par la convergence des discours profanes, spécialisés et théoriques sur la question) par lesquels les champs sémantiques du montage contribuent à définir d’autres médias visuels.

Ce dossier montre comment le montage continue à exercer une influence dans les domaines de la culture et du savoir, pas seulement à travers les films et l’expérience cinématographique, mais aussi à travers le langage, les concepts et les métaphores propres au discours sur le cinéma que lui empruntent les espaces médiatiques émergents. L’examen du montage à travers le prisme des mutations vient éclairer la constitution de nouvelles disciplines comme les sciences du jeu ou les études télévisuelles, de concert avec la création délibérée de nouveaux champs sémantiques distincts de ceux du cinéma visant à rendre compte de la spécificité des nouveaux médias.