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L’article qui s’amorce ici[1] a pour but de proposer une compréhension dynamique du cinéma à l’ère du tout-numérique, à partir de certaines des « lignes de fracture » – comme disait Soulez dans le texte de cadrage du présent dossier – qui ont jalonné l’histoire mouvementée des images en mouvement. Pour ce faire, nous développerons une hypothèse récemment formulée par l’un des auteurs du présent texte, selon laquelle aurait été instauré, au moment de l’avènement de la télévision, un nouveau paradigme, celui du « vidéocinéma » (Gaudreault 2016, 325), qui réunirait tous ces films qui s’offrent au spectateur en dehors des cadres classiques délimités par la projection en salle d’un film couché sur pellicule argentique. L’arrivée de la télévision a en effet permis au spectateur de « consommer » une oeuvre cinématographique sans être captif de la pénombre d’une salle publique. Ce qui a constitué, en soi, une véritable révolution, à laquelle allait bientôt en succéder une autre : celle de l’enregistrement vidéo, qui a pour sa part permis au spectateur de « consommer » un film quand il le voulait, et ce, encore là, tout en restant à distance des salles dites obscures. Les « nouveaux » supports « hors pellicule » sur lesquels on coucherait désormais les films – ou plutôt sur lesquels on les « encoderait » – allaient ainsi creuser un tel écart entre la situationclassique de consommation d’un film et les autrescirconstances de visionnement rendues possibles par ce qu’on pourrait appeler de manière globale le « dispositif vidéo », que c’est un tout nouveau type de rapport aux oeuvres cinématographiques – un nouveau paradigme – qui allait être instauré au sein même d’une culture, celle du cinéma, dont certains des éléments fondamentaux allaient ainsi être passablement ébranlés et bouleversés, pour ne pas dire compromis.

Selon cette façon d’envisager les choses, il y aurait ainsi, d’un côté, les films de cinéma et, de l’autre, les films de vidéocinéma, issus de deux dispositifs concurrents et concomitants, mais fondamentalement différents, qui offrent des circonstances de visionnement diamétralement opposées.

Pour bien situer le contexte de ce que nous appelons « vidéocinéma », il faut raviver une question ancienne qui, bien qu’émoussée par l’actualité de la transition numérique, continue d’exhaler des relents de polémique sulfureuse : les rapports entre cinéma et télévision. Car c’est bel et bien l’arrivée de la télé(vision) qui a amorcé la remise en cause de l’exclusivité du photochimique dans la production des images en mouvement, et qui a été l’élément déclencheur d’une des plus grandes crises « existentielles » qu’ait connues le cinéma – une crise qui se termine à peine maintenant que la suprématie du vidéocinéma est assurée par la domination qu’exerce le numérique sur l’ensemble des médias audiovisuels.

On aura eu beau ériger des frontières entre ces deux médias autonomes que sont le cinéma et la télévision (notamment en leur assignant des rôles sociaux et culturels distincts), un certain recoupement a toujours subsisté entre eux, ne serait-ce que parce que ce nouveau média qu’était la télévision présentait des films en provenance de ce tout autre média qu’était alors le cinéma. Mais aussi parce que, dès le moment où la télévision fut instituée, les frontières entre les médias commencèrent à se brouiller. À titre d’exemple de la façon dont la télévision s’immisça dans le champ de la réflexion sur le cinéma et de la critique de film, on peut citer le fait, assez peu connu en études cinématographiques, que les Cahiers du cinéma se sont eux-mêmes qualifiés d’entrée de jeu de « revue du cinéma et du télécinéma » – ainsi que le proclama leur page couverture dès leur premier numéro (Fig. 1) et tout au long de leurs quatre premières années d’existence[2].

Les Cahiers du télécinéma ?

Il n’y a alors pas que les frontières qui sont brouillées ; la lecture d’une note éditoriale publiée dans le premier numéro des Cahiers[3] donne en effet à penser qu’un peu de confusion règne dans les esprits des purs d’entre les purs :

Cette revue comporte dans son titre le mot « télécinéma » ; il s’agit bien là d’un programme : tout film qui enregistre des images par un procédé photochimique nous intéresse, fût-il le film qui sert à la télévision de support et qui joue par rapport à elle – mutatis mutandis – le rôle du disque ou du magnétophone par rapport à la radio. Paraphrasant un mot célèbre, nous serions presque tentés de dire : « Tout ce qui est cinéma est nôtre. »

Quand on lit bien cet énoncé de principe, on constate que, malgré une apparente ouverture au « télévisuel », les purs sont purs et restent purs. Les rédacteurs des Cahiers du cinéma se mouillent, certes, mais ils ne franchissent pas le Rubicon : à la télé, ne relèveraient selon eux du cinéma que les images ayant été « enregistr[ées] […] par un procédé photochimique ». Et c’est ainsi que, dès 1951, des intervenants particulièrement éclairés du monde de la cinématographie anticipent déjà l’opposition photochimique/électronique, à l’origine d’un combat qui fait rage depuis la fin du siècle dernier et qui se profilait déjà à l’horizon, le cap de la première moitié dudit siècle à peine franchi : dans le coin droit, la stochastique du grain ; dans le coin gauche, la trame du pixel…

Figure 1

Premier numéro des Cahiers du cinéma, paru en avril 1951 ; la mention « revue du cinéma et du télécinéma » figure au bas de la page couverture.

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À noter que le « télécinéma » auquel les Cahiers font référence ne désigne ni l’« [a]ppareil servant [encore de nos jours] à transmettre par télévision un film[4] », ni les « différentes techniques optiques et électroniques qui permettent de convertir un film de cinéma tourné sur pellicule argentique en source vidéo[5] ». Pour les rédacteurs des Cahiers, le télécinéma, c’est d’abord et avant tout ce qui est couché sur une pellicule photosensible et qui passe à la télé. Est et resterait, donc, « cinéma », toute image de la télé ayant été d’abord mise sur film ou, pour le dire autrement, toute image ayant la pellicule film comme support. Soit, à tout le moins :

  • les films « de cinéma » eux-mêmes, qui passent par le télécinéma (l’appareil) pour être diffusés à la télé ;

  • les dramatiques télé qui passent elles aussi par le télécinéma (l’appareil) après avoir été tournées sur pellicule[6].

Ainsi le mot « télécinéma » désigne-t-il non seulement une technique et un appareil, mais aussi un « genre » nouveau[7], propre à la télévision, souvent évoqué dans les journaux français à partir des années 1930, et dont il n’est pas facile de trouver une définition claire. En fait, comme l’écrivait Fabien Le Tinnier à l’un des auteurs du présent texte[8], le mot « télécinéma » :

[…] couvre un large spectre d’acceptions possibles et autant de réalités diverses. Le télécinéma des Cahiers n’est pas le même que celui présenté par L’Herbier, par exemple. Pour les Cahiers, l’occurrence télécinéma semble désigner la fiction télévisée réalisée d’abord sur film puis diffusée à l’antenne au moyen de l’appareil nommé télécinéma, quand L’Herbier, lui, évoque une « brève séquence » servant d’incipit à une émission de variétés[9].

Il n’en reste pas moins que pour L’Herbier aussi, qui fait référence en 1954 au principe d’un « art télécinématographique » (35), l’idée même de télécinéma déborde du simple appareil puisque, pour le grand cinéaste français, le « langage “télévisuel” » relèverait d’un « bilinguisme Télé-Ciné » (34) fondé sur une alternance entre segments préenregistrés sur film et passés au télécinéma, au moment de la transmission, et segments diffusés en direct, depuis un plateau sis dans un studio de télévision.

Le phénomène du télécinéma avait notamment fait l’objet, en octobre 1949 (dix-huit mois avant la sortie du tout premier numéro des Cahiers du cinéma), d’un article – aussi remarquable par son contenu que par sa longueur – publié dans La Revue du cinéma par le réalisateur français George Freedland (aussi scénariste et monteur), pour qui le télécinéma consistait notamment en la « [t]ransmission d’un film, documentaire ou romanesque, préparé spécialement pour la télévision » (1949, 124). Au moment où l’article de Freedland paraît, le rédacteur en chef adjoint de La Revue du cinéma[10] n’est nul autre que Jacques Doniol-Valcroze, qui sera bientôt (en avril 1951), l’un des deux rédacteurs en chef (avec Lo Duca) de ces « cahiers du télécinéma » que seront (aussi), à leurs débuts, les Cahiers du cinéma. Il est donc probable que le terme soit utilisé en 1951 par les Cahiers dans le prolongement de son usage en 1949 dans LaRevue du cinéma[11], et qu’il désigne aussi des fictions (cf. le « film […] romanesque » de Freedland) destinées à la télévision, d’abord tournées sur pellicule – dans un sens pas trop éloigné de celui du téléfilm de la fin des années 1970. Il faudrait cependant nuancer cette esquisse de comparaison un peu hâtive, car, comme le précise Gilles Delavaud[12] :

[…] le téléfilm des années 1970, ou d’aujourd’hui, n’est jamais qu’un film tourné en vue d’une diffusion à la télévision, généralement sans projet esthétique lié à la spécificité du média, et en ce sens assez éloigné du projet (ou du rêve, de l’utopie) d’un « télécinéma » pensé comme « un “genre” nouveau ». […] les téléfilms courants des années 1970 en France (ou les movies made for television aux États-Unis à partir du milieu des années 1960) peuvent difficilement être considérés comme relevant d’un genre nouveau, c’est-à-dire inventant, pour parler comme Freedland [1949, 124], une « syntaxe nouvelle ».

La magie du studio de la rue Cognacq-Jay

Ces réflexions autour du télécinéma vers la fin des années 1940 se développent aussi à travers des reportages sur les studios de télévision, et notamment, en France, ceux de la rue Cognacq-Jay. Dans l’un de ces reportages, publié dans L’Écran français, Jacques Sigurd (1946, 9) propose une typologie à deux régimes qui illustre bien les réflexions d’alors (les hésitations, même, pourrait-on dire) quant à la place et au statut du télécinéma : à côté de la télévision directe, « qui saisit une scène sur le vif et la transmet instantanément », le télécinéma est un « procédé annexe qui permet de diffuser des images cinématographiques précédemment enregistrées sur pellicule ». Sigurd précise en outre que la télévision permet aussi d’associer les deux régimes :

Une même émission peut comporter à la fois des passages en télévision directe et des passages de télécinéma qui se combineront, grâce aux artifices du montage, en une continuité homogène.

Il pressent lui aussi cette force incontestable du film – du « cinéma » – en tant que support indispensable à la télévision :

Mais le cinéma ne servira pas seulement à véhiculer et à conserver les images télévisées. L’expérience prouve dès maintenant qu’on sera amené à réaliser des films spécialement conçus pour la télévision.

Le détour par la télévision des années 1950 esquissé ci-dessus nous montre donc que le numérique a, pour ainsi dire, de « qui » tenir, puisqu’on peut lui trouver des racines dans un passé assez lointain, où des inventions techniques nouvelles comme la télévision envahirent l’écosystème médiatique. Le mot « racines » pourrait paraître suspect… Pour désamorcer tout soupçon de « téléologisme » et être davantage en phase avec notre propre conception des séries culturelles[13], disons seulement que le numérique mérite selon nous d’être placé en résonance avec la « mouvance » qui a précédé et entouré l’avènement de la télévision.

Séries culturelles et archéologie du numérique : le spectre du bélinographe

Rappelons que, dans l’acception que nous donnons au concept, la « série culturelle » est un outil heuristique que peut construire l’observateur afin d’établir des liens et des continuités entre des éléments médiatico-culturels qui n’apparaissent pas d’emblée reliés entre eux. Le recours à la notion de série culturelle vise justement à dépasser les « figements » médiatiques et génériques, et à permettre au chercheur de s’affranchir des cristallisations institutionnelles dans son appréhension des phénomènes socioculturels. La série culturelle trouve sa pertinence dynamique dans l’idée, déclinée sous diverses formes, de « suite », de prolongement, de continuité.

Comme nous l’avancions récemment, cette instance que nous avons appelée le « faiseur de séries » (Gaudreault et Marion 2016, 66) serait ainsi un tresseur deliens, capable de mettre au jour des continuités là où on ne percevait auparavant que des discontinuités, des ruptures, des univers séparés, voire incompatibles. La série culturelle se situe dès lors en surplomb ou même en relation d’englobement par rapport aux pratiques culturelles elles-mêmes, comme Laurent Gerbier l’a d’ailleurs souligné[14] :

Ce que cette conception de la « série culturelle » a de fondamental, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une pratique culturelle, il s’agit surtout d’un choix problématique du chercheur, qui porte à l’existence une catégorie qui lui semble faire sens. Ainsi conçue, la notion de « série culturelle » constitue un outil de recherche qui produit de l’intelligibilité qui soit la moins biaisée possible (c’est-à-dire la moins brutalement généalogique possible, puisqu’il va s’agir d’utiliser la notion de série culturelle pour désamorcer la sempiternelle question des origines […]).

L’éclatement, ou la « déperdition de son être-au-monde » (Gaudreault et Marion 2013, 205), que semble vivre le cinéma aujourd’hui ne date pas d’hier. Bon nombre d’innovations technologiques, bien plus anciennes que le numérique, se sont en effet elles aussi mises de la partie pour revisiter le cinéma dans ses singularités identitaires. Il n’y a d’ailleurs pas que le cinéma qui connaisse une forme de déperdition de son être-au-monde : c’est le cas de toute image qui est soumise à un processus de désassemblageréassemblage. En ce sens, la digitalisation[15] du cinéma ne serait qu’une forme avancée de ce processus que nous appelons la « bélinographisation » (mot dérivé du nom de cet ancêtre du télécopieur qu’est le bélinographe, inventé au début du xxe siècle, sur lequel nous reviendrons plus loin), processus qui aurait commencé dans les années 1930-1950 avec l’introduction de la télévision au coeur de l’expérience audiovisuelle.

C’est en ce sens que nous aimerions que le présent texte, qui s’imprègne et se nourrit de notre réflexion récente sur la dynamique des séries culturelles, contribue à la mise en oeuvre d’une archéologie du numérique, qui s’inscrirait dans cette archéologie des médias qui, selon Yves Citton, doit beaucoup à l’imagination heuristique d’un Georges Didi-Huberman et à son interprétation de la notion de survivance[16] – interprétation qui entre en résonance avec notre propre démarche généalogique et sérialo-culturelle ; en effet, pour Didi-Huberman :

La survivance « ouvre une brèche dans les modèles usuels de l’évolution » qui raisonnent en termes de commencements et de fins, de naissances et de morts, d’avants et d’après, nous empêchant de saisir la dynamique propre qui constitue la vie – profondément « anachronique » – des images, des textes et des oeuvres d’art.

Citton 2014, 31

Un média naît toujours trois fois…

Réfuter, donc, le raisonnement « en termes […] de naissances et de morts ». Mais en relevant cette critique, n’offrons-nous pas un bâton pour nous battre, nous qui avons proposé le modèle de la double « naissance » des médias[17] ? Pas vraiment, puisque cette remarque rejoint parfaitement l’autocritique que nous avons formulée à l’égard de notre modèle, sitôt celui-ci énoncé. Nous avons en effet toujours pensé – et dit – que ce qui est important dans l’expression « double naissance », ce n’est pas tant le mot « naissance » que le mot « double » – car rien ni personne ne peut à proprement parler « naître » deux fois. Pour nous, le mot « double » est en quelque sorte une manière ironique et homéopathique de remettre en question « la mythologie hagiographique du “bébé-média” apporté un beau matin par on ne sait quelle cigogne des premiers temps » (Gaudreault et Marion 2000, 23-24). Cela dit, nous avons, il est vrai, commis un autre « péché » – véniel et délibéré – d’anthropomorphisation, en parlant plus récemment (Gaudreault et Marion 2013) de la « mort » du cinéma, de sa mort apparente, bien entendu… comme en témoigne le point d’interrogation à la fin du titre de l’ouvrage en question (intitulé La fin du cinéma ?), dans lequel nous faisons de surcroît l’hypothèse que la mort du « modèle classique » du cinéma, à l’occasion de la digitalisation du média, aurait en fait donné lieu à une autre naissance : une troisième donc, si l’on nous permet de recourir encore à notre métaphore anthropomorphique.

Rappelons aussi que notre modèle initial de la double naissance (nous l’avons expliqué maintes fois) ne doit pas (surtout pas !) être considéré comme un modèle figé. Et c’est dans le même esprit – qui est bien en phase avec la notion de survivance défendue par Didi-Huberman – que nous avançons l’hypothèse de cette nouvelle et troisième naissance.

Disons d’abord qu’il s’agit d’une naissance qui revêt une apparence paradoxale, dans la mesure où elle peut ressembler à une mort par éclatement, par dilution, par dissémination dans le numérique. Nous avons parlé plus haut de la mort du « modèle classique » du cinéma. En effet, évoquer aujourd’hui le cinéma ne nous ramène pas de façon aussi univoque qu’auparavant au « monolithe » du modèle classique. Le cinéma n’est plus cette pratique culturelle dominante qu’il a pu être par le passé. Il n’est plus désormais qu’un mode audiovisuel parmi d’autres, résiduel pour certains, dans le grand tourbillon des images écraniques. Comme art et comme média, le cinéma a en effet fini par perdre une partie de sa suprématie, de son exclusivité et de son lustre d’antan : nos écrans de cinéma présentent maintenant des opéras, des ballets, des combats de boxe (quand ce ne sont pas des séances de jeu vidéo, des productions télévisuelles ou des visites de musée), et la prolifération des écrans a fini par faire subir à la salle de cinéma une considérable perte d’aura. Tout est donc devenu relatif dans le monde des « images en mouvement » et, pour le dire carrément, le cinéma est, dans les faits, tombé de son piédestal. Ce sont d’ailleurs ces circonstances, alliées à la plasticité nouvelle du cinéma, à cette élasticité identitaire dont il fait preuve, qui le rendent, en ce début de troisième millénaire, comparable à ce qu’il était du temps de sa première naissance : un simple moyen parmi d’autres, somme toute, d’offrir un spectacle audiovisuel.

L’incarnation de cette troisième naissance, ce serait justement le phénomène du vidéocinéma, ce nouveau paradigme dont un certain nombre de dimensions s’intègrent d’emblée dans l’esprit et la visée d’une archéologie des médias.

« Bélinographiser » le cinéma

Un petit éclairage « documentaire » s’impose ici concernant le bélinographe (qui doit son nom à Édouard Belin, qui l’inventa en 1907). C’est un appareil de téléphotographie[18] qui fut l’un des premiers à avoir la capacité de transmettre des photographies à distance de façon simple et rapide (pour l’époque du moins[19]).

Cette mise au point sur le bélinographe nous permet maintenant de formuler ce qui constitue le noeud de notre enquête archéologique et sérialo-culturelle, à savoir l’hypothèse selon laquelle la télévision, la vidéographie et l’image numérique découleraient toutes d’un même principe, qui serait le socle technologique sur lequel reposerait le paradigme du vidéocinéma, et qui représenterait la condition d’existence de cette troisième naissance du cinéma dont il est ici question. Ce principe, ce serait, donc, la « bélinographisation », soit ce mouvement conjoint de désassemblage/réassemblage des images et des sons, qui les rend transmissibles ou reproductibles, principe qui est à l’oeuvre dans tous les procédés qui transforment l’image en l’atomisant (en fréquences, en lignes, en points, etc.).

Une technologie de l’artifice, pourrait-on dire, puisque l’image qui est ainsi proposée ne retrouve sa totalité représentationnelle et perceptive que par le truchement de ce remontage qui doit nécessairement succéder au démontage constitutif de toute technologie « bélinographisante ». Car l’image télévisuelle (mais cela vaut aussi pour l’image vidéographique et, avec un minimum d’adaptation, pour l’image numérique) n’est au fond qu’une modulation de points électriques, analysés par un balayage ligne par ligne.

Ainsi qu’on l’entend souvent affirmer ces derniers temps, l’histoire des médias ne peut se faire autrement qu’en tissant ensemble les fils d’une histoire croisée[20]. Quand on songe que la radio procède de la télégraphie, que la télégraphie et la téléphonie sont proches parentes, que l’une des premières applications du téléphone est le théâtrophone[21], que la radio n’est au fond qu’une adaptation domestique de la T.S.F. (sigle de « télégraphie sans fil » qui vaudrait aussi pour « téléphonie sans fil »), que le premier journal « radio » fut en fait un journal transmis à distance par téléphone[22], que le bélinographe a commencé sa carrière en téléphotographie par une transmission téléphonique des images qu’il captait, pour bientôt passer par la « transmission radiophotographique[23] », que la télévision, c’est au fond de la téléphotographie animée, et que l’iconoscope, l’« oeil électrique de la télévision » (Sigurd 1946, 8), c’est un bélinographe pour images en mouvement… on ne peut qu’en conclure qu’on ne peut pas ne pas embrasser large.

Quand on songe aussi que la revue française La Télévision, que son sous-titre qualifiait, au début, de « revue mensuelle de phototélégraphie et de télévision » – marquant ainsi son intérêt tant pour les dispositifs du type « bélinographe » que pour la télévision elle-même –, et qui a ensuite changé son titre pour manifester ses affinités électives avec, cette fois, le cinéma, en devenant La Télévision et le cinéma sonore, était en fait à l’origine un supplément de La T.S.F. pour tous, qui se considéra elle-même pendant un temps comme la « revue mensuelle des professionnels de la radio », on voit bien qu’il faut militer en faveur d’une histoire croisée des médias. Vous imaginez : une revue de cinéma comme supplément, comme complément en quelque sorte, à une revue mensuelle des professionnels de la radio ! En fait de croisement des médias, on ne saurait guère faire mieux.

L’exaspération de Valéry…

Notre hypothèse de la troisième naissance est donc, au départ, une façon pour nous de comprendre et de situer ce cinéma, dit « éclaté », qui est devenu notre lot quotidien, un cinéma de l’hybridité où ces ensembles de données audiovisuelles que sont devenus les films, une fois « déposés » sur tel ou tel support, circulent sans contrainte et avec vélocité, à la faveur de tel média, de tel autre, ou de tel autre encore. Il faut cependant comprendre cette dimension de décloisonnement et de circulation intermédiale selon un point de vue intrinsèque à la technologie numérique, c’est-à-dire en interrogeant cette dernière quant à sa manière singulière de générer ce type particulier de représentations que sont les images. Le numérique a, on le sait, profondément modifié l’ontologie sémiotique de nos images, tout en constituant une condition de leur immense plasticité, mais aussi de leur irréductible artificialité. C’est selon nous la composante, disons, « techno-sémiotique » de cette troisième naissance.

On le sait, l’enregistrement numérique ne relève pas de l’empreinte lumineuse, mais procède plutôt d’un encodage. L’ennumérisation par le codage binaire affecte aujourd’hui tous les stades du filmage, ce qui n’est pas sans conséquences « ontologiques » sur le statut de l’image qui en résulte. C’est d’ailleurs ce que Jean-Baptiste Massuet soulignait récemment[24], en disant que ce que « le mode binaire a […] de particulier », c’est « qu’il indifférencie les images captées dans la réalité et les images intégralement générées par ordinateur », et en citant Àngel Quintana, qui écrivait en 2008 :

La numérisation fragmente des indices de réalité, les transforme en unités d’information, en petites données pixels, qui peuvent être manipulées comme des informations placées dans la mémoire de l’ordinateur. […] La caméra capture le monde et le transforme en image. […] Une fois digitalisée, la machine ne distingue plus si l’image a été capturée dans la réalité ou si en revanche elle a été élaborée par un programme informatique.

Quintana 2008, 46-48

Cette indistinction entre « image capturée dans la réalité » et image digitalement construite permettrait même de reprendre à ce titre la célèbre réaction d’humeur de Paul Valéry (cité par Benedetta Zacarello[25]) :

  • Le cinéma ?

  • M’exaspère. C’est le faux par le vrai […]

Le vidéocinéma serait donc justement le produit de cette troisième naissance du cinéma… C’est ce que l’un de nous a récemment formulé sous la forme suivante, et que nous réitérons ici :

Le vidéocinéma, ce serait ainsi le phénomène qui réunit tout ce qui relève de ce cinéma qui s’offre à moi en dehors des cadres classiques délimités par la projection, en dur pourrait-on dire, d’un film couché sur pellicule argentique, sur des supports qui me permettent d’avoir accès au film dans d’autres circonstances de visionnement, où je suis libre, grâce à ma télécommande, d’interrompre ou de moduler mon expérience.

Gaudreault 2016, 325

Notons encore que notre approche du vidéocinéma et de la bélinographisation pourrait se prêter à un dialogue critique avec une certaine compréhension de l’image propre à la pensée médiologique ; comme l’écrit Régis Debray :

[…] le tube cathodique nous a fait passer de la projection à la diffusion, ou de la lumière réfléchie du dehors à la lumière émise par l’écran. La télévision brise l’immémorial dispositif commun au théâtre, à la lanterne magique et au cinéma, opposant une salle obscure à une révélation lumineuse. L’image ici a sa lumière incorporée. Elle se révèle elle-même.

Debray 1992, 382

Le vidéocinéma mériterait, dès lors, d’être compris et étudié dans le sens non seulement d’une archéologie du numérique mais, plus précisément, d’une « archéologie de l’image décomposée », voire de l’image « éclatée », ou, comme on a dit plus haut, « atomisée », ce qui nous permettrait de dégager, du côté de la télévision, ce qu’on pourrait considérer comme les prémices du codage numérique.