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Depuis quelques années, la réflexion sur le cinéma et les médias est marquée par un courant de pensée attaché à l’exploration de la dimension « haptique » ou « tactile » des dispositifs visuels. Se situant plus ou moins explicitement dans le sillage d’idées avancées en philosophie de l’art (d’Aloïs Riegl à Gilles Deleuze et Félix Guattari), plusieurs auteurs contemporains ont mis en avant les diverses formes d’implication corporelle que peuvent engager les images cinématographiques en fonction de différentes stratégies et d’effets qui renvoient, selon les perspectives, aussi bien aux procédés techniques susceptibles de produire un sentiment de spatialisation qu’à la volonté d’engendrer une stimulation d’ordre kinesthésique[1]. Si ces idées concernent essentiellement les domaines de l’art vidéo, des installations muséales ou du cinéma expérimental, elles ont suscité au sein des études médiatiques un intérêt croissant, qui est allé de pair avec le souci de répondre aux enjeux particuliers posés par le phénomène majeur que représente la transition numérique contemporaine.

Même si les productions standardisées de l’industrie des médias ne paraissent pas avoir été ébranlées sur le plan de leurs normes langagières, il est difficile de nier que l’émergence du numérique a transformé en profondeur les modalités de production, de circulation et de consommation des images animées. On doit pourtant relativiser le caractère absolument novateur de ces mutations techniques, dans le sens où elles actualisent, développent et exploitent systématiquement des virtualités du médium cinématographique qui ont été identifiées depuis sa période d’émergence, tout en demeurant partiellement réalisées, limitées ou embryonnaires. Effets illusionnistes fondés sur l’analyse du mouvement, simulation du relief, diffusion à distance et en direct, ou encore possibilités de tournage offertes par la miniaturisation et la maniabilité des appareils de prise de vue : toutes ces possibilités ont été régulièrement associées au cinéma et ont alimenté, dès l’apparition à la fin du xixe siècle des techniques fondées sur la production et la restitution des images animées, la constitution d’un imaginaire théorique. Celui-ci exprime une fascination sans limites pour les facettes inédites de la perception humaine, que les outils propres à la modernité scientifique et industrielle seraient à même de dévoiler. C’est dans le sillage de cette tradition utopique que s’inscrivent largement les discours contemporains autour du rapport que les technologies audiovisuelles engageraient avec le corps de leurs usagers, en manifestant un surcroît de dynamisme et d’entraînement physique. S’il n’est pas rare de faire référence, dans ce cadre, aux premières théories du film – notamment celles de Jean Epstein[2] –, il s’avère nécessaire de revenir en profondeur sur la place occupée par cette question dans les débats nourris qui ont été dédiés au médium cinématographique dans la France des années 1920. La présente étude vise à montrer combien la nouvelle relation symbiotique, qui a alors été mise en évidence entre les propriétés perceptives de la machine et celles du corps humain, fait écho tant aux termes d’un contexte théorique particulier, tourmenté par la problématique du mouvement, qu’à la mise au point et à la diffusion de techniques destinées à accroître la « portabilité » des appareils de prise de vue.

Modernité et machines de mouvement

Au début du xxe siècle, le film est fréquemment perçu comme le mode d’expression emblématique d’un univers largement remodelé par les machines, où l’être humain est contraint de repenser ses modes d’appréhension du monde en fonction d’une accélération considérable des moyens de déplacement et de communication. Ainsi, les affinités du cinéma avec les expériences spatio-temporelles offertes par la voiture ou le train sont-elles signalées, au milieu des années 1920, par le critique Jean Tedesco, qui n’hésite pas à regrouper ces différents dispositifs sous la bannière commune d’une « esthétique de l’acier » ou d’une « beauté mécanique » (1927). Ce choix de termes, à la frontière entre les domaines de l’art et de la technique, renvoie à une perspective déjà pointée par Ricciotto Canudo. Insistant sur la volonté à la fois scientifique et artistique (1995b, 65) qui gouverne une expression filmique tout entièrement vouée à la transcription de la mobilité effrénée propre à la modernité, Canudo a ainsi pu évoquer, en 1911, « l’excès même de mouvement des films » (1995a, 33) ou, au début des années 1920, la démultiplication « à la fois folle et calculée » de la production cinématographique elle-même, la comparant à un processus de fécondité biologique (1995c, 124). Au même moment, l’historien d’art Elie Faure relevait, lui aussi, combien ce soudain déferlement ininterrompu de signes visuels toujours instantanés, tels que les génère le cinéma, est à même de produire des « impressions plastiques neuves » dont la « complexité […] varie et s’enchevêtre dans un mouvement continu », « une composition mobile, sans cesse renouvelée, sans cesse rompue et refaite » (1963, 26).

Cette impression d’un renouvellement constant des données sensibles constitue l’un des versants du discours culturel sur l’apparition du cinéma. Le film apparaît dans ce cadre comme la machine qui traduit, de la manière la plus emblématique, la nouvelle logique de mouvement que l’on associe à cette époque au processus d’industrialisation. Ce surgissement d’une hypermobilité a souvent été interprété comme la source d’une anxiété collective. Notamment soulevée par Walter Benjamin (2000) dans sa lecture des textes fondateurs de Charles Baudelaire, cette hypothèse bien connue a été étayée par de nombreux historiens tels que Mary Ann Doane (2002) ou Ben Singer (2001). L’expérience de la modernité y est envisagée, à la lumière de la psychanalyse freudienne, comme un traumatisme où l’impression de vitesse est avant tout produite par un flux incessant de stimulations visuelles, sans que l’on puisse s’y arrêter, distinguer, choisir.

Mais cette appréhension du film comme reflet des débordements caractéristiques du mouvement de l’ère industrialisée s’accompagne, dans le discours de la plupart des critiques et théoriciens français des années 1920, d’une conception du médium cinématographique comme instrument de canalisation et de contrôle rythmique du mouvement[3]. Le film apparaît alors comme un outil d’« homogénéisation », une machine permettant à l’être humain de maîtriser le nouvel univers révélé par la science et d’en conserver une empreinte complète qui reproduise jusqu’à son extrême mobilité. Selon ce mode de discours largement repris, le cinéma est autant assimilé à un outil de transmission, d’analyse et de sélection du mouvement, qu’à une source d’exaltation énergétique en phase avec le monde mécanique dans lequel évoluent désormais les spectateurs. Au plan perceptif, le film participerait donc à la constitution d’un nouveau rapport aux images projetées sur l’écran, exprimant pleinement l’expérience moderne d’une existence reconfigurée par la rationalité scientifique. Avec cette idée d’un dispositif technique soucieux de reproduire, puis d’améliorer les mécanismes propres à la vision humaine, on retrouve ici les grands paradigmes d’inscription et de simulation portés par le phonographe et le cinéma, et qui ont marqué le tournant du xxe siècle[4].

Le cinéma comme outil prothétique

La modélisation de la machine sur les facultés perceptives humaines passe d’abord par une comparaison entre le cinéma et l’appareil psychique, plus particulièrement la dimension de la mémoire. En 1925, Jean Tedesco offre ainsi une description du dispositif cinématographique où l’objectif est assimilé à « un oeil […] ouvert, une paupière rapide [qui] bat entre le monde visible et la rétine mouvante », débouchant sur « un simulacre de vie biologique » où « les images de la Réalité sont gravées sur la spirale souple qui est une mémoire sans défauts » (1925, 28). L’analogie établie ici par Tedesco entre la pellicule elle-même et une mémoire parfaite, infinie, capable de tout stocker, est reprise dans un autre essai où le critique affirme que le film est une « mémoire fidèle autrement plus précise que la nôtre, qui est vivante, fantasque et a ses préférences » (1927, 11). Loin d’être original, ce propos s’ancre dans un courant de pensée qui a marqué le début du xxe siècle. L’une de ses meilleures formulations intervient dans une conférence de Henri Bergson[5], où le philosophe estime que la remémoration visuelle d’une chose nécessite bien plus que ce que l’« appareil photographique » peut couvrir, « non pas une image, mais dix, cent, mille images, autant et plus que sur le film d’un cinématographe » (1999b, 171-72). Cette dernière nuance en apporte une autre à la tradition mécaniciste dans laquelle s’inscrit le discours de Tedesco. Celui-ci fait en effet écho à un mode de discours largement répandu dans le monde scientifique à la fin du xixe siècle, mû par des objectifs utilitaristes visant à offrir à l’être humain les moyens techniques de surpasser ses évidentes limites perceptives. Dévoiler les mouvements qui demeurent invisibles à l’oeil nu, c’est bien le projet d’Étienne-Jules Marey qui a pu, lui aussi, dans sa conférence La chronophotographie, nouvelle méthode pour analyser le mouvement dans les sciences physiques et naturelles (1891), comparer le dispositif d’enregistrement des images avec le système visuel de l’organisme (cité dans Mannoni 1999, 255).

Dans ce cadre, le dispositif cinématographique n’apparaît donc pas uniquement comme la traduction emblématique d’une forme d’hypermobilité moderne, mais aussi, et surtout, comme un mode d’extension prothétique de la perception humaine. Cette conception a été maintes fois développée dans les premières années du xxe siècle, du texte programmatique de l’écrivain Maurice Renard dans son essai sur le « merveilleux-scientifique », en 1909, à la célèbre critique ironiquement formulée par Sigmund Freud dans Lemalaise dans la culture (1929). Les perspectives soulevées par ces auteurs sont aux antipodes l’une de l’autre. Chez Freud, la prétention de perfectionner ses organes sensori-moteurs avec des outils comme les lunettes, le télescope ou le microscope, afin de faire « disparaître les limites de [ses] performances » (1995, 33-34), aboutit irrémédiablement à la figure grotesque d’un Dieu prothétique. Chez Renard apparaît, au contraire, un discours où la méfiance initiale s’efface devant une fascination – mêlée d’accents mythologiques – pour la possibilité d’une expérience sensorielle démultipliée suite aux transformations technologiques et industrielles de la vie quotidienne.

Cette dernière idée triomphe nettement chez les premiers théoriciens français du cinéma, généralement enthousiastes de célébrer sans crainte les vertus du progrès scientifique ayant abouti à l’apparition de la machinerie cinématographique et du « nouvel homme » qui lui est corrélé. Ainsi se réfère-t-on avec admiration à ces « moyens techniques qui prolongent l’étendue d’un de nos sens » (Pierre-Quint 1925, 168), ou encore à ces « instruments qui prolongent nos sens, nos facultés de comprendre et de sentir, qui nous rendent maîtres enfin de l’Espace et du Temps dont les valeurs ont singulièrement varié depuis un siècle » (Moussinac 1927, 26). Quant au principal chroniqueur de l’époque, Emile Vuillermoz, il situe bien le cinéma dans la série des diverses « antennes supplémentaires » qui permettent de « prolonger la portée de notre voix, de notre oreille par le téléphone, vaincre le temps et la distance par la T.S.F., triompher […] de la pesanteur par l’automobile ou l’avion… » (1927, 42-43).

Si certains, comme Jean Epstein, frappé par l’« oeil doué de propriétés analytiques inhumaines » (1974d, 136-37) auquel s’apparente la caméra, rappellent le statut essentiellement prothétique de cet appareil – « une rallonge inattendue au sens de la vue, une sorte de télépathie de l’oeil » [1974c, 138] –, d’autres y voient l’amorce d’une mutation en cours de l’organisme optique suite à l’usage quotidien des technologies modernes offrant la sensation physique d’une mobilité accrue. Jean Tedesco estime ainsi qu’après une phase d’adaptation à cet « Oeil-Cinéma plus habile et plus scrutateur que le nôtre » (1925, 25), nous pourrons « voir plus et mieux » (24). Jean-Francis Laglenne voit quant à lui se généraliser l’habitude d’une « vision plus rapide, plus brutale mais aussi plus aiguë et plus précise ». En spécifiant que le « rythme de l’écran peu à peu éduque et transforme l’oeil de l’artiste au même titre que l’auto ou l’avion » (1925, 105), Laglenne rapproche des situations certes comparables – le défilement dynamique d’images perçues par un spectateur le plus souvent installé dans un fauteuil –, mais où le cinéma se distingue néanmoins par le fait qu’il ne produit, pour sa part, qu’une simulation du déplacement réel que propose la voiture ou le trajet aérien.

Une « ocularisation des sens »

Pour comprendre cette assimilation a priori abusive d’une simple illusion à une sensation effective, il faut se pencher sur l’approche très « corporelle » des rapports entre vision et mouvement qui se développe, à cette époque, dans des milieux scientifiques où se croisent constamment les domaines respectifs de la psychologie et de la physiologie. En France se développe notamment la notion de l’« expérience motrice de l’organe visuel[6] », qui souligne l’importance des processus moteurs dans la perception visuelle d’éléments tels que la grandeur ou la forme. De manière générale, l’idée est alors très largement répandue de faire du mouvement le centre de l’ensemble des activités humaines, jusqu’aux phénomènes de la conscience, affectifs ou intellectuels, comme la pensée. Une conception générale de la « pensée comme mouvement » marque en effet les secteurs de la science comme ceux de la culture ou de l’art, dans un contexte où les sciences humaines se redéfinissent autour de l’activité de médecins psychologues. C’est par exemple la position développée en 1914 par Théodule Ribot dans son livre La vie inconsciente et les mouvements (19), de même que celle de son héritier au Collège de France, Pierre Janet. En 1923, celui-ci définit encore la psychologie comme l’« étude des mouvements partiels, des attitudes générales ou des déplacements d’ensemble par lesquels l’individu réagit aux actions que les divers objets environnants exercent sur lui » (919).

Ces conceptions innervent en profondeur les commentaires enjoués des premiers théoriciens français du film, aux yeux desquels le dispositif cinématographique permet non seulement d’abolir toutes les frontières d’ordre spatio-temporel, mais également d’entrer en prise directe avec les différents mécanismes de l’intériorité qui tourmentent alors les sciences psychophysiologiques (Soupault 1979, 60). La machine cinéma n’est plus simplement assimilée à un super-oeil, mais s’apparente désormais à un véritable organisme intérieur. L’appareil de prise de vue se voit, dans ce contexte, expressément décrit comme un instrument d’ordre prothétique : « prolongement scientifique » du système nerveux pour Emile Vuillermoz (1927, 42-43) ; « cerveau en métal […] qui transforme le monde extérieur » pour Jean Epstein (1974b, 92) ; « cerveau » et même « coeur » autorisant l’homme à percevoir au-delà de ses limites pour Abel Gance (2002, 118). Ce dernier précise qu’au-delà du seul travail de caméra, ce sont les procédés techniques les plus élaborés qui prennent en charge cette nouvelle perception du monde offerte par le cinéma : « éclairages artificiels ou combinés, réimpressions, accéléré, ralenti, méthodes de montage, prises mobiles, etc. » (116). Dans les termes synthétiques formulés en 1925 par l’écrivain Jules Supervielle, le cinéma contraint le spectateur à se muer lui-même en un « grand oeil ». D’après Supervielle, l’ensemble de la perception sensorielle – qu’il s’agisse de l’ouïe, du goût ou du toucher – se réorganise désormais autour de l’organe visuel : « Tous nos sens s’ocularisent », jusqu’à la « pensée » elle-même (183-84).

Après la mémoire infinie et l’extension prothétique, cette ocularisation des sens pointe de manière plus affirmée encore la sensation de participation, voire d’immersion qu’est censé engendrer le cinéma. Jean Epstein, dans « Bonjour cinéma », fantasme ainsi la possibilité d’épouser totalement le point de vue d’un personnage : « Je vois sa main se tendre de dessous moi comme si c’était la mienne » (1974b, 95). Cet effet de caméra subjective revient dans nombre de films d’avant-garde de la première moitié des années 1920, notamment dans la fameuse séquence de fête foraine d’un film réalisé par Epstein lui-même, Coeur fidèle (1923). Dans un essai de 1926 sur la « valeur psychologique de l’image », le psychanalyste René Allendy s’arrête précisément sur cette scène qui offre, d’après lui, une visualisation de la pensée intérieure, où les « objets défilent » jusqu’à produire une « sensation de vertige » susceptible de faire « participer » les spectateurs plus intensément à l’« état d’âme » des personnages (86-87). Un an plus tard, l’écrivain André Beucler se réfère lui aussi à cette même possibilité de se trouver « en puissance dans l’objet », qui signale pour lui l’émergence d’une nouvelle « sensibilité cinématique » (1927, 30).

Cette interprétation du procédé de la caméra subjective rabat par conséquent la pensée mobile du spectateur sur le dispositif cinématographique, que cette mise en rapport soit médiatisée ou non par la subjectivité intermédiaire d’un personnage. Cette idée doit être, encore une fois, rapprochée de la réflexion de Henri Bergson. D’après celui-ci, l’intelligence se caractérise en effet par le défaut de se placer « en dehors de l’objet lui-même », alors que seule la fusion avec cet objet serait susceptible d’en offrir la connaissance absolue. Dans son « Introduction à la métaphysique » de 1903, Bergson prend l’exemple du roman, où les descriptions les plus minutieuses ne lui semblent pas parvenir à offrir un accès complet à l’intériorité d’un personnage : « tout ça ne vaudra pas le sentiment simple et indivisible que j’éprouverais si je coïncidais un instant avec le personnage lui-même. […] Description, histoire et analyse me laissent ici dans le relatif. Seule la coïncidence avec la personne même me donnerait l’absolu » (1999a, 178-79). Le philosophe préconise dès lors que la pensée épouse le mouvement même de la réalité, et en adopte les contours sinueux :

[…] notre esprit […] peut s’installer dans la réalité mobile, en adopter la direction sans cesse changeante, enfin la saisir intuitivement. Il faut pour cela qu’il se violente, qu’il renverse le sens de l’opération par laquelle il pense habituellement, qu’il retourne ou plutôt refonde sans cesse ses catégories. Mais il aboutira ainsi à des concepts fluides, capables de suivre la réalité dans toutes ses sinuosités et d’adopter le mouvement même de la vie intérieure des choses[7].

Bergson 1999a, 213

Le fait de mobiliser l’objectif renvoie donc avant tout à l’introduction d’une forme de subjectivité « primaire » qui, en ramenant le point de vue de la caméra sur celui du spectateur, mime le processus de la connaissance absolue des objets réclamée par Bergson. Ce procédé s’étend largement à des images où l’objectif déploie un « point de vue mobile », sans pour autant refléter la subjectivité d’un personnage spécifique. Par exemple, dans Maldone (Jean Grémillon, 1928), les différents plans en mouvement qui saisissent une valse de plus en plus endiablée comprennent notamment des points de vue qui, tout en ne pouvant pas être rapportés à des protagonistes de la situation représentée, nous font percevoir l’action sous des angles inédits, « impossibles », en phase avec les nouveaux standards dynamiques et modernistes de la « Nouvelle Vision photographique[8] » : angles basculés, en plongée totale depuis le plafond, ou cadrages nerveux et abrupts placés à même le sol, directement braqués sur les pieds des danseurs.

Du modèle chorégraphique à la « dynamisation » de l’espace

Le rôle attribué à l’art chorégraphique, on le voit, dépasse largement le seul cadre de cette séquence. La danse fournit alors le modèle d’une nouvelle forme de corporéité en mouvement, éminemment moderne, dont la puissance propre se voit désormais amplifiée par les nouveaux outils de figuration, caractéristiques de l’ère technologique. Dans « Bonjour cinéma » (1921), Jean Epstein exprime ainsi le souhait de montrer « une danse prise successivement des quatre directions cardinales. Puis, à coups de panoramique […] la salle telle que la voit le couple de danseurs. Un découpage intelligent reconstituera […] la vie de la danse, double selon le spectateur et le danseur, objective et subjective » (1974b, 95). Concernant autant les mouvements de caméra que le montage, cette dynamisation des procédés cinématographiques vise certes à épuiser les possibilités de représentation du corps dansant, de tous les points de vue (extérieur, puis intérieur). Mais les réflexions d’Epstein pointent aussi le statut plus important qui est alors attribué à la danse, celui d’une métaphore générale pour décrire le paradigme de la mobilité. Le cinéaste va ainsi jusqu’à employer le qualificatif de « photogénique » – terme qui vise à exprimer, dans le langage de l’avant-garde, l’essence spécifique du médium filmique – à propos de la « danse du paysage » que l’oeil peut saisir depuis un train ou une voiture lancée à pleine vitesse. De son côté, Abel Gance appellera de même l’appareil de prise de vue à « entrer à son tour dans la danse », c’est-à-dire « au coeur du spectacle de la vie » (2002, 118).

Cette insistance sur le geste chorégraphique montre combien la perception du mouvement cinématographié ne peut pas être envisagée, dans les discours de l’époque, sans qu’elle se prolonge sous la forme d’un engagement physique qui dépasse largement le seul organe visuel pour s’étendre à l’ensemble de l’organisme. C’est l’exploration de ce déplacement et, plus particulièrement, des changements de points de vue impliqués par la pratique du montage qui frappent, en 1925, l’attention du réalisateur René Clair. Marquant un « passage de l’objectif au subjectif », la variation incessante des angles de vision qui s’enchaînent dans un film produit selon Clair un effet d’entraînement kinesthésique, qui s’associe chez le spectateur à un processus d’identification assez puissant pour générer le sentiment d’un véritable transport du corps tout entier : « Ainsi le spectateur qui voit sur la toile quelque lointaine course d’automobiles est soudain jeté sous les roues énormes d’une des voitures, scrute le compteur de vitesse, prend en main le volant. Il devient acteur et voit, dans les virages, les arbres bousculés s’engouffrer dans ses yeux » (15). Le motif du trajet automobile à l’allure frénétique nous réinstalle d’emblée dans un lieu commun du modernisme, c’est-à-dire la vision ultrarapide à laquelle s’habituent désormais les passagers de véhicules mécaniques tels que le train, l’avion, la moto ou la voiture à moteur.

L’analogie avec le geste saltatoire dépasse le seul cadre théorique français. Elle revient ainsi chez Rudolf Arnheim, qui décrit la perception par « bonds successifs » grâce à laquelle le cinéma bouleverse la « continuité spatiale et temporelle ininterrompue » de la vision courante (1989, 31-32), ou encore chez Béla Balazs, qui qualifie de « danse du spectateur » le réglage qu’effectue le public afin de s’aligner sur « l’orientation du regard de la prise de vues » : « Lorsqu’elle change, le spectateur change aussi de position, bien qu’il ne bouge pas de sa place. Il se meut intérieurement » (1977, 168). La tension qui est soulevée ici entre la fixité du corps et le surgissement d’un mouvement tout intérieur fait l’objet d’un développement approfondi chez Erwin Panofsky. Dans son célèbre essai de 1934 sur la dynamisation de l’espace cinématographique, il rappelle qu’au cinéma « le spectateur occupe un siège fixe, mais seulement physiquement, pas en tant que sujet d’une expérience esthétique » : « Esthétiquement, il est en mouvement permanent alors que son oeil s’identifie avec l’objectif de la caméra, qui change constamment de distance et de direction. Et, pour la même raison, l’espace présenté au spectateur est aussi mobile que peut l’être ce dernier » (1979, 246-47).

Cette mobilité « esthétique » du spectateur – simulée extérieurement, mais ressentie intérieurement – dépend donc étroitement de celle qui se déploie au sein même de l’image, et qui dépend tant des déplacements propres aux objets qui apparaissent sur l’écran que des reconfigurations successives de l’espace représenté sous l’action transformatrice du montage. Quand Panofsky souligne que tout cela « ouvre tout un monde de possibilités dont la scène ne peut jamais rêver », il inscrit son propos dans une tradition discursive ayant identifié dans le cinéma un moyen de dépasser les limites supposées de la représentation théâtrale[9]. Ainsi en va-t-il de la critique que les peintres futuristes ont adressée à l’espace scénique, en rapprochant l’étroitesse relative de celui-ci du cadre soi-disant étriqué de la toile traditionnelle, ce « petit carré de vie artificiellement serré comme entre les décors d’un théâtre ». La peinture de l’avenir, pour les futuristes, consiste plutôt à « faire vivre le spectateur au centre du tableau » en représentant « l’invisible qui s’agite et qui vit au-delà des épaisseurs, ce que nous avons à droite, à gauche, et derrière nous » (Boccioni et al. 1973, 169)[10]. Cette formule jette clairement les bases du dispositif dont rêvent la plupart des critiques cités dans cette étude, c’est-à-dire la possibilité offerte au regard de se projeter au sein même d’une représentation s’apparentant à un espace ouvert, à un véritable univers susceptible d’être exploré dans de multiples directions simultanées. C’est en pointant à son tour une barrière liée au théâtre que Jean Epstein a ainsi défini le nouveau rapport que le cinéma permet désormais d’établir « entre le spectacle et le spectateur, aucune rampe [je souligne]. On ne regarde pas la vie, on la pénètre » (1974a, 66). De même, le critique Juan Arroy regrette que le cinéma, « art de mouvement » (1927a, 372-73), demeure encore inféodé à des codes scéniques, alors qu’il devrait plutôt exploiter ses moyens d’expression spécifiques, ceux qui font en sorte que « tous les vieux cadres conventionnels [soient] brisés », passant de « la vie reproduite » à « la vie vécue » (1927c, 9).

Expérimenter la portabilité cinématographique

Cette réalité physique de l’expérience du mouvement n’est pourtant pas complètement négligée dans la réflexion de l’époque. Dans leur célébration de cette nouvelle mobilité cinématographique, ainsi que de l’entraînement irrésistible qu’elle est censée provoquer, de nombreux critiques et théoriciens du cinéma insistent en effet sur les conditions de tournage et, plus particulièrement, sur des dispositifs dits « portatifs » déplaçant la caméra à une allure et dans des directions encore inexplorées. Ainsi, Jean Epstein juge essentiel de tenter de « mobiliser à l’extrême l’appareil de prises de vues ; de le placer, automatique, dans des ballons de football lancés en chandelle, sur la selle d’un cheval galopant, sur des bouées pendant la tempête ; de le tapir en sous-sol, de le promener à hauteur de plafond » (1974e, 224). Loin de relever de l’hypothèse ou du fantasme, ces propositions renvoient en fait à des expérimentations techniques qui ont concrètement marqué la seconde moitié des années 1920, et qui ont trouvé leur actualisation emblématique dans l’emploi d’appareils particuliers lors des tournages de films signés Marcel L’Herbier et Abel Gance.

En janvier 1926, Pierre Heuzé rend ainsi compte, dans Cinéa-Ciné pour tous, des efforts récents de la caméra pour « quitt[er] son ancienne immobilité ». Il ne manque pas d’associer ce phénomène à la volonté de « se rapprocher de l’oeil humain » (13). Heuzé souligne dès lors l’importance des nouveaux appareils de prise de vue : la « Sept » pour le vol d’un faucon dans Robin Hood (1922) ; la caméra gyroscopique – une invention anglaise – pour Le dernier des hommes/Der letzte Mann de Friedrich Wilhelm Murnau (1924) (Arroy 1927c). D’après Heuzé, ce qui distingue ces innovations des précédents accomplissements en la matière, c’est la disparition du trépied et le recours à un système automatique – horlogerie ou « accumulateur ». Il fait surtout l’éloge, parmi ces objectifs dernier cri, du « Caméréclair spécial » mis au point par Jean Méry, et dont Marcel L’Herbier est l’un des premiers utilisateurs. Interrogé sur ce point, le cinéaste fait montre de son enthousiasme pour une telle caméra, qu’il regrette de ne pas avoir pu employer pour les scènes de L’Inhumaine, jouant sur la « sensation de vitesse ». D’après lui, le Caméréclair aurait facilité la réalisation de ces séquences, notamment en réduisant le danger qu’elles ont impliqué pour des techniciens contraints d’adopter des positions périlleuses. L’Herbier met surtout en avant la taille modeste de l’appareil, grâce à laquelle il peut désormais être fixé sur l’essieu d’une voiture ou sur un porte-bagage, ou encore la légèreté de son moteur électrique et de son gyroscope automatisé, par le biais desquels il peut être pris en main par une personne sans force particulière. Grâce à cette méthode, il est, selon L’Herbier, possible de « vivre en pleine action » le déplacement d’un corps animal ou humain dont on serait à même de partager dès lors la sensation particulière. Ainsi, le fait de filmer « sans coupures » la course déchaînée d’une meute de chiens dans une scène du Vertige (L’Herbier, 1926) devrait idéalement déboucher sur l’impression « qu’on cherche avec eux » (Heuzé 1926).

La proximité physique rendue possible par le recours à l’appareil portatif se révèle, toujours pour L’Herbier, le meilleur moyen de représenter la subtilité spécifique des gestes chorégraphiques. S’il condamne, comme avait pu le faire Lev Koulechov dans l’une de ses expériences sur le montage, l’inefficacité supposée d’une captation de la danse en plan large, la solution qu’il propose évite la vision fragmentée et montée que suggérait pour sa part le cinéaste russe :

Dans El Dorado, je dus faire recommencer à la danseuse ses pas plus de dix fois afin d’être sûr d’obtenir un bon résultat, c’est-à-dire l’élasticité des mouvements, la grâce, car cette scène était prise de fort loin ; aujourd’hui la danseuse pourrait être suivie dans toutes ses évolutions, comme en se jouant, l’appareil tout près d’elle et se déplaçant à la cadence de son rythme.

Heuzé 1926

Cet éloge du rapprochement ne concerne donc pas seulement la possibilité d’engendrer un effet d’entraînement kinesthésique, mais aussi celle de mieux apprécier les qualités rythmiques et dynamiques qui définissent une performance artistique. Il en va de même pour le fait de saisir en premier plan les « jeux de la physionomie » d’un comédien, un procédé qui permet supposément de « pénétrer plus profondément dans le drame psychologique ». L’Herbier précise clairement que l’intérêt obsessionnel de sa génération pour l’enregistrement de l’ensemble des mouvements ne s’arrête pas seulement aux « gestes », mais s’étend aussi aux « impressions psychologiques, celles qui montent du fond de l’être, dessinent une ride sur le front, luisent dans le regard et s’éteignent presqu’aussitôt nées » (cité dans Heuzé 1926).

Cette nuance est partagée par Juan Arroy, l’un des critiques les plus investis dans la description et la promotion des qualités propres à l’« appareil portatif ». Il assigne lui aussi aux objectifs mobiles la tâche de transcrire le plus fidèlement possible les rythmes caractéristiques de l’expressivité humaine, qu’il s’agisse des sentiments et des émotions incarnés par les acteurs – via l’adaptation des échelles de plan et le réglage adéquat des sources lumineuses (1927b, 550) –, ou des déplacements les plus dynamiques du corps humain : « Les gros plans d’un personnage qui marche ou court gagneront à être pris à l’aide du portatif, qui imitera exactement la trépidation de ces mouvements » (553). À l’instar de nombre de ses confrères avant-gardistes, Arroy perçoit certes le montage comme le principe essentiel de l’art cinématographique, mais il met également en avant les qualités des procédés photographiques qui autorisent l’appareil à « danser avec les danseurs, galoper avec les cavaliers, tournoyer avec les aviateurs » et, surtout, à produire un effet d’entraînement physiologique « qui fera le spectateur successivement danseur, cavalier, aviateur » (553).

Ce sont ces perspectives qui ont motivé Abel Gance à s’investir dans l’expérimentation d’« appareils portatifs, à mise au point automatique et à entraînement par moteurs électriques », tel que les ont mis à sa disposition les ingénieurs et les industriels[11]. Inlassable promoteur de ces dispositifs, Arroy relate dans le détail les diverses manières dont ils ont pu être employés lors du tournage de Napoléon. Il explique par exemple comment une caméra placée sur le dos d’un cheval au galop – les batteries d’accumulateurs étant dissimulées par la selle – traduit à l’écran les conditions perceptives du protagoniste lors de la scène de cavalcade en Corse, se retournant pour observer ses poursuivants « dans un mouvement de tangage fou » (1927a, 373). De même, pour des séquences de foule, des appareils automatiques déposés sur de petits chariots, se déplaçant sur des rails et traversant, en toutes directions, « la masse compacte des figurants », ont spontanément saisi « les plus hallucinantes et réalistes expressions ». À ces images s’ajoutent encore celles qui peuvent être obtenues par un opérateur portant l’appareil sanglé sur sa poitrine, ou par l’introduction, dans des ballons de football, de petites caméras amateurs entraînées par ressort et disposant de cinq mètres de pellicule, les « Sept », afin d’être projetées en l’air et de rebondir (Arroy 1928).

Une page de publicité dédiée à Napoléon dans Photo-Ciné de Noël 1927-janvier 1928 vante précisément ces mérites de l’« appareil portatif » autorisant la prise de vues en mouvement. Détaillant l’installation de cette caméra sur un cheval, sur une luge ou sur un véhicule à moteur, ces illustrations évoquent, avec dix ans d’avance, les différentes images de tournage prises durant les Jeux de Berlin 1936 pour le dispositif plurifocal de captation mis en place par Leni Riefenstahl pour son film Olympia (1938)[12]. En fait, elles reviennent assez régulièrement dans la presse cinématographique française dès la fin des années 1920. En témoigne, par exemple, une page de Cinémagazine, en 1927, qui met en vis-à-vis le cheval « équipé » de Napoléon et une photographie de plateau de Casanova (Alexandre Volkoff, 1927), où un opérateur harnaché à une « Sept » se tient près d’un autre technicien effectuant une contre-plongée à l’aide d’une autre caméra Debrie[13]. Dans un compte rendu du tournage de Cagliostro (Richard Oswald, 1929), Marcel Carné rapporte lui aussi aux innovations de Gance, dans Napoléon, l’emploi des appareils mobiles pour le « clou » du film, soit une scène de foule lors d’une fête au village : « des opérateurs se mêlaient aux badauds, un appareil portatif fixé sur la poitrine » tout comme les « câbles […] tendus dans le haut du studio sur lesquels glissaient sans arrêt des appareils mus par un moteur » (1929, 333). Enfin, si l’on en croit le même périodique, les auteurs du Carnaval de Nice ont recouru à des « appareils portatifs et automatiques » pour les scènes de liesse costumée, offrant au « spectateur […] l’impression d’être mêlé à la foule » (Anonyme 1927, 486).

Postulant une nouvelle forme de vision plus dynamique, associée à l’engendrement supposé d’une forme de sensation physique chez le sujet percevant, l’imaginaire théorique mis en évidence dans cette étude apparaît donc bien avant que n’émerge et ne se développe la vogue des appareils de prises de vue « portatifs », qui représentent pourtant son principal terrain d’expérimentation dans la seconde moitié des années 1920. Comme nous l’avons vu, le fantasme d’une « visualité » empreinte d’hypermobilité participe d’un vaste système de pensée auquel l’émergence du cinéma contribue certes de manière déterminante, mais moins par l’exemplarité de ses techniques spécifiques que par le statut emblématique qu’on lui accorde alors, relativement aux nouvelles conditions d’existence caractéristiques de la modernité industrielle et scientifique.

À l’heure où l’espace social est saturé par des engins numériques – téléphonie mobile, drones… – dont les fonctions prothétiques semblent actualiser diverses propriétés associées au cinéma dans les discours fantasmatiques examinés dans le présent article – de la capacité à stocker les informations dans une mémoire artificielle à l’expérience supposée d’une « accélération de la pensée », sans oublier la possibilité d’enregistrer des images en mouvement –, on peut faire le constat d’un paradoxe du même ordre. L’idée que la perception visuelle soit susceptible de produire un effet d’entraînement kinesthésique, comme les premiers théoriciens du cinéma n’ont cessé de la promouvoir, s’apparente en effet de nos jours à une perspective des plus banales, tant elle a été systématiquement exploitée, sous la forme illusoire d’une simulation, dans le domaine des jeux vidéo, des blockbusters à effets spéciaux et d’autres techniques de « réalité virtuelle ». À l’instar des caméras maniables et automatiques mises au point et utilisées dans l’entre-deux-guerres, les nouveaux dispositifs portables se voient, à leur tour, investis par de telles aspirations utopiques qu’ils en viennent désormais à confronter la réalité des pratiques et des usages sociaux.