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« Je ne monte pas dans cet hélicoptère avec toi ! Ni avion… ni train… ni rien qui bouge ! » C’est sur cette réplique de Natalya que se clôt GoldenEye (Martin Campbell, 1995), qui marque le retour de 007 sous les nouveaux traits de Pierce Brosnan. Ce cri du coeur de la « James Bond girl » vient au terme d’une aventure riche en déplacements en tous genres : course-poursuite à moto, en voiture puis en char d’assaut, éjection d’un hélicoptère piégé puis d’un train, escalade d’une antenne parabolique… Le tout, depuis la Côte d’Azur jusqu’à Cuba, en passant par Londres et la Russie. Bond est capable de piloter n’importe quel moyen de transport, de l’étui à violoncelle à l’avion-cargo.

Dès James Bond 007 contre Dr No (Terence Young, 1962), la mobilité du héros est au fondement de l’identité du cycle cinématographique : les nombreux déplacements de 007 vers des villes et pays lointains ainsi que son usage aisé de techniques de transport dépaysantes en font un « individu hypermobile », selon l’expression développée dans le courant de la time geography (Fretigny 2015). D’autres sagas telles que Mission : impossible (1996- …) ou Jason Bourne (2002-2016) emboîteront le pas de Bond en reprenant les mêmes codes audiovisuels pour les déplacements de leurs agents secrets à l’étranger. Le spectateur voit ainsi le monde à travers le regard de Bond et ses modes de déplacement. Sa mobilité sort des normes : luxueuse et multimodale, privilégiant les voitures sportives et autres moyens de transport de haute technologie, celle-ci s’adapte même aux transports locaux. Néanmoins, en fonction de l’époque et de l’acteur incarnant 007, ce qui est vu, et donc donné à voir à travers lui, diffère selon des choix de réalisation spécifiques, tant en ce qui a trait à la mise en scène ou au montage qu’à la bande-son. Or, si la représentation de la mobilité bondienne à l’écran a déjà fait l’objet de plusieurs travaux en études cinématographiques, sociologiques ou géographiques (Baker 2010 ; Bourgeat et Bras 2014 ; Duprat 2015 ; Strong 2018), la littérature existante n’aborde souvent que de façon périphérique le rôle pourtant capital de la musique et des bruits. À l’inverse, le seul ouvrage musicologique existant sur la saga (Burlingame 2012) examine la musique de chaque film de façon chronologique, dans une visée encyclopédique, sans traiter spécifiquement des trajets de 007. Il paraissait donc essentiel de réunir ces différentes approches grâce à des croisements interdisciplinaires pour aborder une saga dont le protagoniste est probablement l’archétype et la référence du héros voyageur.

Au sein de cette « hypermobilité », les scènes de course-poursuite, notamment en voiture, occupent une place de choix : les films Bond ont participé à institutionnaliser la poursuite dans le cinéma d’action et d’espionnage, devenue incontournable au point d’être également reprise par toutes les parodies du genre (Johnny English [2003-2018], OSS 117 [2006-2021], Austin Powers [1997-2002], Kingsman [2014-…]). Loin d’être figées, ces séquences archétypales connaissent de nombreuses transformations dans leur construction audiovisuelle, liées en partie aux mutations des techniques cinématographiques et aux possibilités qu’elles ouvrent en matière de représentation et de construction sonore.

Cet article propose de dégager de quelles manières s’incarne l’hypermobilité bondienne à l’écran, en se focalisant sur la représentation audiovisuelle des moyens de transport, des techniques de déplacement et des trajets de l’agent secret et leur inflexion au fil de la saga, sur une durée de presque soixante ans. Il s’agira de voir comment l’image, le son et la musique participent à la mise en scène d’une hypermobilité qui se donne à penser aussi bien comme le reflet de l’époque dans laquelle évolue le héros, que comme une construction fantasmée.

À partir d’une approche croisée, cinémusicologique et géographique, au prisme de ce que les géographes et sociologues qualifient de « rétrécissement du monde[1] », nous éclairerons la manière dont la mobilité de 007 fait partie intégrante de la « formule Bond », reflétant l’évolution des mobilités au sein des sociétés de la deuxième moitié du xxe siècle, avant d’étudier sa représentation à l’écran. Enfin, nous comparerons l’approche sonore de plusieurs séquences de course-poursuite en voiture, depuis la période Connery jusqu’au cycle Craig.

Bond autour du monde : recette pour un héros « hypermobile »

Le courant de la time geography, dont l’objectif est de prendre en compte à la fois l’espace et le temps pour comprendre les comportements individuels et le fonctionnement des lieux dans un contexte de mondialisation croissante, met en évidence le fait que les individus – les voyageurs d’affaires, progressivement rattrapés par les touristes – sont désormais « hypermobiles ». Dans les pays dits « développés », cette hypermobilité est fortement valorisée, voire socialement « glamourisée » (Cohen et Gössling 2015), et cette dimension est nettement perceptible dans la saga 007.

La mobilité, plat de résistance de la formule Bond

Comme c’est le cas pour la plupart des cycles cinématographiques – et ici de façon paroxystique –, les films Bond reposent sur ce que de nombreux auteurs ont qualifié, dès les années 1960, de « formule narrative » constituée de moments incontournables – prégénérique, briefing de 007 par M puis Q, séduction de la « James Bond girl », rencontre avec le méchant… – et d’éléments récurrents comme le canon de pistolet, le générique et le thème musical principal (Chapman 2009). Au coeur de cette formule, la mobilité du héros est essentielle : Bond se doit de voyager et d’utiliser certains modes de transport spécifiques, et il doit y avoir au moins un déplacement dans un pays autre que la Grande-Bretagne par épisode (Bourgeat et Bras 2014).

Les moins « gourmands » en destinations extérieures sont Dr No, Opération Tonnerre (Terence Young, 1965) et On ne vit que deux fois (Lewis Gilbert, 1967). À partir d’Au service secret de Sa Majesté (Peter R. Hunt, 1969), qui voit le premier changement de visage pour Bond, la succession de voyages au cours d’une même intrigue devient la norme, que ce soit au sein d’un même continent ou d’un continent à l’autre. Le nombre de destinations contenues dans un même film est en très nette augmentation à partir de la fin des années 1960. Une autre inflation remarquable est celle des moyens de transport utilisés : non seulement 007 voyage dès ses débuts, mais il a utilisé au cours de sa carrière presque tous les modes de transport existants, toujours à la pointe de son époque, parfois jusqu’à dix différents dans un même film[2].

Cet accroissement des déplacements du héros suit l’évolution des mobilités au sein de la population mondiale. En effet, lorsque les premiers films 007 sont sortis, celles-ci connaissaient un essor sans précédent grâce à la démocratisation des moyens de transport. Chaque nouvel opus devient alors une vitrine pour les destinations portées à l’écran, jouant un rôle clé dans la mobilité : les films, « substituts au voyage » (Staszak 2014), permettent de voyager par procuration et servent d’incubateurs touristiques. Par ses succès mondialisés, la saga donne naissance à une forme de tourisme (Reijnders 2010), suscitant des voyages dans des pays jusqu’alors ignorés tel le Monténégro (Chevrier et Huvet 2018). L’hypermobilité de Bond est contagieuse.

Des lieux du transport où se concocte l’intrigue

Outre les destinations de 007, les lieux du transport – terminaux et centrales de transport (gares, aéroports, ports) ou intérieur des moyens de transport (cabine d’avion, wagon du train…) – sont très utiles à la trame narrative. Ce sont des lieux génériques : à travers les itinéraires qui y sont imposés par des barrières et des couloirs, ils sont idéaux pour mettre en oeuvre une filature. Ce « passage obligé » est introduit dès 1962 : à sa descente de l’avion, une Chinoise, agente du Dr No, essaie de photographier Bond tandis qu’un agent de la CIA le file. Il est ensuite pris en charge à sa sortie du terminal par un agent ennemi, chauffeur de taxi. La mise en scène rend la filature lisible pour le spectateur : le gros plan fixé sur des hommes aux lunettes noires qui se mettent en mouvement quand Bond passe à leur hauteur, et les plans larges permettant de voir 007 et ses « ombres », soulignent l’enchaînement causal des déplacements à l’écran et les enjeux narratifs. Ce schéma de prise en filature dans un lieu du transport permet de faire avancer l’intrigue ; il est repris dans la plupart des Bond suivants, incluant chaque fois des éléments le renouvelant et l’adaptant à son époque. Il devient ainsi un ingrédient de la formule, lequel est également utilisé dans les franchises d’espionnage concurrentes (La vengeance dans la peau [Paul Greengrass, 2007], Mission : impossible 5 – Rogue Nation [Christopher McQuarrie, 2015]) et leurs parodies.

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Prospectus promotionnel pour une excursion depuis Phuket jusqu’à James Bond Island.

Source : http://phukettravelandtours.com/

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Dès Bons baisers de Russie (Terence Young, 1963), la formule Bond s’étoffe : des confrontations nécessaires à l’intrigue se jouent à l’intérieur d’un lieu du transport. Une scène emblématique est le combat qui se déroule dans une cabine de l’Orient Express, au moment où Bond démasque l’agent double Grant. Cette péripétie – un duel entre 007 et l’acolyte principal du méchant – est non musicalisée, laissant place aux bruits du train et de la bagarre. Pendant tout le dialogue précédant la lutte, les bruitages sont le seul indice permettant de situer l’action dans un train en mouvement ; le cadre, lui, est parfaitement fixe. La caméra tremble très légèrement, seulement quand Bond se trouve en difficulté, filmé devant une fenêtre où défile le paysage incrusté. Lorsque la bagarre commence, le cadrage se resserre, accentuant l’impression d’exiguïté. La formule est répétée de façon quasi identique dans Vivre et laisser mourir (Guy Hamilton, 1973) et L’Espion qui m’aimait (Lewis Gilbert, 1977), et se déploie avec quelques variantes dans Spectre (Sam Mendes, 2015), depuis le restaurant jusqu’au wagon à bagages en traversant les cuisines. La manière de filmer, cependant, diffère : le mouvement chaotique du train est perceptible dès la scène du dîner entre Bond et Madeleine, où les tressautements du cadre suggèrent une caméra embarquée. Lors du duel entre 007 et Hinx, les changements de plan rapides et le montage alterné entre les plans sur Bond et sur ce qu’il voit dégagent une impression de vitesse et de déséquilibre, faisant ressentir la difficulté supplémentaire induite par le mouvement du train. D’autres scènes de lutte ont aussi lieu dans des avions ou des hélicoptères – péripéties finales de Goldfinger (Guy Hamilton, 1964), Tuer n’est pas jouer (John Glen, 1987) et Meurs un autre jour (Lee Tamahori, 2002), prégénériques de Moonraker (Lewis Gilbert, 1979) et de Spectre –, des bateaux – yacht et bateau furtifs dans les duels finaux d’Opération Tonnerre et Demain ne meurt jamais (Roger Spottiswoode, 1997), paquebot dans une ultime péripétie des Diamants sont éternels (Guy Hamilton, 1971) –, ou des moyens de transport plus inattendus, comme la navette spatiale de Moonraker. Ces grandes scènes ont deux utilités narratives : faire avancer l’intrigue, notamment lorsqu’elles constituent le prégénérique ou la scène finale, ou mettre en avant un adversaire de Bond – généralement le second du méchant – qui se distingue par un attribut particulier (crochet ou dents de fer, pouces acérés).

Situer de grandes scènes d’action à bord d’un moyen de transport comporte certains avantages scénaristiques. D’une part, cela permet d’établir une unité de lieu dans des films où le héros est en constant déplacement, au risque de perdre parfois les spectateurs. D’autre part, l’action devient plus dynamique et imprévisible du fait des contingences propres aux moyens de locomotion. Enfin, un effet de surenchère est créé au sein de la saga et à l’égard des franchises concurrentes. Il s’agit à chaque fois de trouver quelque chose qui n’a pas encore été fait ou de renouveler ce qui l’a déjà été : le petit avion privé de Goldfinger devient un gros porteur dans Meurs un autre jour, et le modeste yacht d’Opération Tonnerre, un grand catamaran furtif dans Demain ne meurt jamais. D’un point de vue narratif, et pour le renouvellement de la franchise, les lieux du transport sont ainsi un ingrédient essentiel de la « formule Bond ».

Voiture de luxe et haute technologie, ingrédients d’une mobilité réussie

L’agent 007 est un voyageur hors du commun : la mobilité bondienne se fait dans le luxe, assistée par la haute technologie. Un élément paroxystique de cette mobilité est la voiture utilisée par l’agent secret, progressivement érigée en caractéristique quasi intrinsèque de Bond : à partir de Goldfinger, il est associé à la marque Aston Martin, en particulier au modèle DB5.

L’introduction des nouveaux acteurs s’appuie dès lors sur l’Aston Martin, initialement choisie pour symboliser le luxe et le savoir-faire britannique. Dès la 40e seconde du prégénérique d’Au service secret de Sa Majesté, qui marque l’arrivée de Lazenby dans le rôle-titre, un plan large montre une DB5 qui démarre sur le fond musical du thème principal. Suivent des plans filmés depuis l’intérieur de l’habitacle, dévoilant le dos du conducteur et le bas de son visage. Ce n’est qu’à 2 minutes et 40 secondes que ses traits sont révélés ; ce ne sont plus ceux de Connery, mais le spectateur a déjà reconnu Bond à sa voiture et son motif musical. L’importance accordée à l’Aston dans les premiers opus, comme marqueur identitaire du personnage de James Bond, s’estompe peu à peu dès la fin de l’ère Connery, et plus encore pendant l’ère Moore, au profit de moyens de transport plus improbables ou locaux. Seul L’Espion qui m’aimait y fait exception, dans lequel les producteurs préfèrent un autre constructeur britannique : Lotus. En revanche, le passage de témoin vers Dalton, en 1987, repose à nouveau sur l’ancienne alliée de Bond, dans son modèle V8 équipé comme la DB5 de Goldfinger et filmé en plans plus larges. La voiture est mise à l’honneur au son du thème principal durant une course-poursuite dans les Alpes autrichiennes.

C’est finalement dès les premières minutes de l’ère Brosnan que l’Aston Martin est complètement mythifiée. Dans GoldenEye, le son précède la visualisation de la voiture : le générique se clôt sur le bruit du moteur, et un premier plan subjectif place le spectateur au volant du bolide. L’avant de la voiture est alors révélé : les connaisseurs de la saga l’identifient immédiatement comme la DB5, ce qui est confirmé par un plan de l’Aston Martin en entier. Les traits du conducteur sont enfin dévoilés, mais son identité était déjà révélée par cette dramatisation sonore. En l’absence de musique, les bruits du bolide lui confèrent une véritable personnalité, tandis que le gros plan mis sur les phares confirme son statut de personnage à part entière. La DB5 devient alors définitivement la voiture personnelle que Bond utilise pour son plaisir. Sa voiture de fonction peut également être une Aston, mais Q lui fournit alors le modèle le plus récent du constructeur. Dans les trois premiers films de l’ère Brosnan, le département Q ne procure plus la voiture au logo ailé à 007, mais plutôt des BMW qui n’ont pas la même image de luxe qu’Aston, Lotus ou Rolls. Ce choix est plus économique que scénaristique ; la firme allemande ayant déboursé 75 millions de dollars pour ses trois participations (Evin 2002). Avec BMW, 007 est néanmoins précurseur dans l’utilisation de technologies qui deviendront ensuite grand public. En effet, la BMW de Demain ne meurt jamais est équipée d’un système de navigation GPS, ce qui en fait, en 1997, un véhicule exceptionnel : le GPS n’est disponible au civil qu’à partir de 2000. Grâce à sa haute technologie, la voiture de 007 est un adjuvant précieux et, à présent douée de parole, peut même être considérée d’un point de vue narratif comme un personnage secondaire récurrent.

Pour Meurs un autre jour, film doublement symbolique (20e opus et 40e anniversaire de la franchise), les producteurs reviennent à l’Aston Martin dont la présentation constitue le clou de la visite de Bond chez Q. Ce « retour aux sources » perdure ensuite durant toute l’ère Craig, qui met en scène les derniers modèles d’Aston (DBS V12) et invente un passé à la DB5 que Bond affectionne tant. Celle-ci n’est plus un simple véhicule utilitaire ; gagnée au poker contre un membre de la pègre internationale dans Casino Royale (Martin Campbell, 2006), elle a désormais une histoire qui lui confère une importance particulière aux yeux du héros. Le paroxysme est atteint dans Skyfall (Sam Mendes, 2012) : après sa mort présumée, il ne reste à Bond, à l’abri dans un garage londonien, que son Aston Martin. Lorsqu’elle est révélée à l’écran, la voiture est accompagnée par le thème principal dans sa version originelle, dont c’est la seule occurrence du film. C’est à bord de celle-ci qu’il emmène M dans son manoir familial écossais Skyfall, où va se dénouer l’intrigue. Lorsque son ennemi, Silva, pulvérise la DB5, la musique et l’action s’interrompent momentanément. La brusque colère froide et la détermination renouvelée affichée par Craig sont soulignées par les notes du thème : en s’attaquant à une part intégrante de l’identité de Bond, Silva commet l’erreur qui signera sa perte. On ne s’en prend pas impunément à la DB5.

Quand Bond est contraint d’abandonner ses exigences d’un certain luxe pour ses déplacements, une parenthèse comique s’ouvre au sein de l’action. Au début de Rien que pour vos yeux (John Glen, 1981), privé de sa Lotus Esprit, Bond se résigne à utiliser la voiture de son alliée Mélina. Il déchante rapidement en constatant qu’il s’agit d’une 2CV Citroën, apparemment pas de première jeunesse. La déception de 007 est marquée par un « Mickey Mousing » moqueur, un glissando de guitare électrique et un très court enchaînement de tierces mineures dissonantes aux vents rappelant le bruit d’un klaxon usé. Parmi les autres moyens de transport inattendus ou inappropriés utilisés par Bond, notons le char d’assaut russe à Saint-Pétersbourg (GoldenEye) ou l’étui à violoncelle faisant office de luge – le stradivarius qu’il contient sert de gouvernail – dans les Alpes autrichiennes (Tuer n’est pas jouer).

Rien que pour vos yeux : représentation de la mobilité bondienne à l’écran

Au coeur de la « formule Bond », un accent particulier est mis sur les déplacements du héros, scénarisés et érigés en moments clés de la trame narrative. Il faut cependant éviter de se répéter afin de ne pas lasser le spectateur et de rester en phase avec les évolutions techniques et sociologiques de la mobilité, et leur mise en scène. La représentation cinématographique de la mobilité bondienne oscille donc entre un certain conservatisme, entretenant différents topoï, et des mises à jour indispensables.

Un espion qui donne de sa personne

Bond se laisse rarement transporter passivement. Acteur de sa mobilité, il est le représentant d’une « mobilité fantasmée » (Baker 2015, 21) : il n’a jamais de problème de visa ou de douane, et il est connu par tous les services secrets étrangers qui l’attendent à son arrivée. En vingt-quatre missions portées à l’écran, le seul pays dans lequel il entre clandestinement est la Corée du Nord (Meurs un autre jour), ce qui est d’ailleurs souligné. Les films d’espionnage se voulant plus réalistes – tel Jason Bourne – insistent, au contraire, sur la difficulté des héros à passer les contrôles douaniers, ce qui fait partie des enjeux narratifs.

Une fois les frontières internationales traversées, Bond se distingue encore par sa facilité à piloter tous types de véhicules sur n’importe quelle surface, et à utiliser intuitivement les options dont ils sont pourvus. Dans Meurs un autre jour, lorsque Q lui tend le mode d’emploi de sa nouvelle Aston suréquipée en lui précisant qu’il n’en aura « que pour quelques heures » de lecture, Bond s’empresse de jeter ledit manuel devant les fusils automatiques dont est équipée la voiture, s’exclamant, face au nuage de confettis qui en résulte, qu’il n’en a eu « que pour quelques secondes ». Ce passage résume bien l’aisance presque innée de Bond en ce qui a trait à tout ce qui roule ou vole, figurant ainsi cette mobilité fantasmée, exempte de toute condition pratique. Sa maîtrise de la conduite est exagérément soulignée dans certains opus, comme dans Rien que pour vos yeux : alors que Mélina et lui sont rattrapés par leurs poursuivants, l’agent secret, guère serein, se retourne sans arrêt, prend le volant des mains de la jeune femme pour lui faire faire une embardée et lui prodigue moult conseils avant que la 2CV se retrouve sur le toit, dans une ruelle – une conclusion qui paraît inéluctable au spectateur. Une fois la voiture remise sur ses roues, 007 s’installe au poste de conduite. Absente pendant toute cette première partie, la musique reprend, comme pour signifier que, maintenant que Bond est au volant, les choses sérieuses peuvent commencer.

Autre constante : ce que voit le spectateur dépend des techniques de déplacement du héros, comme le mettent en évidence les travaux de John Urry sur l’importance du regard dans la mobilité (Urry et Larsen 2011). Le spectateur voit le monde tel que 007 le voit, et Bond le voit différemment selon qu’il est au volant d’une Aston suréquipée ou en pleine course à pied sur un chantier de Madagascar, ce qu’appuient les choix de mise en scène.

En vingt-quatre films, deux grands types de poursuites se détachent, influençant la manière de filmer la mobilité de 007 : celles, majoritaires, dans lesquelles Bond a la maîtrise de la situation, et celles où il est, au contraire, en difficulté – souvent lorsqu’il est à pied, ce qui est de plus en plus fréquent à partir de Casino Royale. Contrairement aux franchises concurrentes, quand 007 en est réduit à se déplacer à pied, il ne maîtrise pas bien les événements et se heurte à une difficulté principale : la foule. La première poursuite où il y est réellement confronté se déroule dans Au service secret de Sa Majesté. Après s’être échappé de la clinique de Blofeld, 007 arrive au coeur de la station suisse de Grindelwald, en fête. Toujours poursuivi, il tente de se frayer un chemin dans la foule. Le cadrage qui, pendant l’évasion nocturne à ski, alternait les plans larges et rapprochés du point de vue de Bond et de ses poursuivants, se resserre nettement. La caméra, à hauteur de regard, provoque quelques effets saisissants, comme lorsque Bond est surpris et effrayé par un yéti factice. La foule s’oppose donc à 007 qui doit jouer des coudes, et la mise en scène insiste sur la mobilité contrariée du héros. Une scène du même ordre se joue au début de Quantum of Solace (Mark Forster, 2008) : Bond poursuit un assassin en fuite au milieu du Palio de Sienne et doit bousculer les badauds pour traverser la foule, dans un passage filmé caméra à l’épaule soulignant les multiples obstacles au déplacement fluide du héros. Dans les quatre derniers opus, les poursuites à pied sont plus nombreuses et filmées de manière plus nerveuse. Bond est constamment en mouvement et les films sont de plus en plus immersifs pour le spectateur qui, en partageant le point de vue du héros, ressent sa difficulté à se mouvoir.

Lorsqu’à l’inverse, Bond maîtrise la situation, celui-ci est dans un engin motorisé où il peut faire usage de son talent inné pour la conduite. Quel que soit le contexte de ces poursuites, la mobilité de Bond est facilitée : les autres conducteurs et les passants s’écartent, les barrières se lèvent, et quand la voie se trouve encombrée par les étals d’un marché, ceux-ci volent en éclat sans entraver le héros, tout en gênant ses adversaires – un autre ingrédient type de la formule. Les plans plus larges sont alors privilégiés pour saisir les conséquences du passage de 007 avec, souvent, un effet burlesque (Octopussy [John Glen, 1981], Demain ne meurt jamais, Skyfall).

Outre la question des enjeux narratifs, la manière de filmer le héros en mouvement dépend aussi de la mobilité de l’acteur lui-même, qui induit une « corporalisation du regard » (Baker 2015, 17). Les vues d’ensemble sont filmées depuis les points de vue que 007 fréquente (le sommet de la tour Eiffel, le téléphérique du Corcovado…), et non depuis un avion, par exemple. Ce que le spectateur voit du paysage dépend alors, et en partie, de la mobilité de l’acteur : il ne voit pas la même chose dans Dangereusement vôtre, alors que Moore, à 57 ans, est moins mobile qu’à ses débuts, que dans Casino Royale, où la forme physique de Craig, 38 ans, permet d’orchestrer une poursuite très immersive qui emprunte au parkour[3] et que le montage nerveux rend particulièrement « réaliste » et spectaculaire (Baker 2015, 17-22).

« À Rome, fais comme les Romains » : Bond et les transports locaux

Le personnage de Bond est construit de telle manière qu’il semble être « chez lui » partout (Baker 2015) : quel que soit le pays dans lequel il se trouve, Bond est maître de l’espace et de ses spécificités locales.

L’usage de moyens de transport locaux devient presque systématique dans la période Moore et remplit deux fonctions : rappeler l’exotisme de la destination via des plans montrant une felouque sur le Nil, une jonque dans la baie d’Along, des chameaux dans le désert, etc., et ménager une parenthèse comique, telle la poursuite en tuk-tuk à Delhi (Octopussy). Outre l’incongruité de retrouver Bond en smoking dans un mode de transport si éloigné de ses standards, les effets cocasses s’enchaînent : alors que l’ennemi prend d’assaut le tuk-tuk, le conducteur se saisit d’une raquette. La caméra alterne alors entre des plans montrant les coups de raquette assenés par Vijay et la foule des passants qui observent la scène en tournant d’un même mouvement la tête de gauche à droite comme pour un match de tennis. Puis, depuis le tuk-tuk toujours en pleine course, Bond se débarrasse de liasses de billets transpercées par le couteau d’un de ses assaillants qui tombent directement dans l’écuelle d’un mendiant. Enfin, un court panoramique se focalise sur un chameau qui suit du regard les véhicules passant en trombe. Cette poursuite concentre une collection de topoï relatifs à l’Inde et à ses transports en commun sur un ton burlesque, convoqué par le mode de transport lui-même, comme s’il était impossible de prendre au sérieux une poursuite se déroulant dans un véhicule aussi primitif aux yeux de Bond. Cet aspect comique est très présent dans toutes les poursuites avec Moore mettant en jeu les moyens de transport locaux.

S’il s’adapte si facilement aux transports locaux, c’est aussi parce que des modèles spéciaux conçus par Q permettent à Bond de se « fondre dans le décor ». Ceux-ci sont dotés d’une technologie de pointe qui les rend ultraperformants et proches des véhicules que l’agent a l’habitude de conduire, telle la « Bondole » fournie à 007 pour son passage à Venise dans Moonraker. Contrairement aux traditionnelles gondoles, celle-ci dispose d’une colonne de direction et d’un moteur à hélice la transformant en hors-bord, ainsi que de coussins d’air pour se déplacer sur la terre ferme. Cette poursuite enchaîne les effets comiques appuyant les étonnantes capacités de l’engin (Chevrier et Huvet 2018).

« The Hunt for the Commander » : évolution des courses-poursuites à travers la saga

Au coeur de cette mobilité exacerbée, s’appuyant de manière prépondérante sur la technologie, les scènes de filature et de course-poursuite en voiture sont vite devenues des incontournables de la « formule Bond ». Dans les films d’action et d’espionnage, elles répondent avec efficacité « à l’un des principes fondamentaux de la construction classique hollywoodienne, soit l’identification aux personnages » et l’empathie envers le héros (Bolduc-Cloutier 2018, 50), tout en contribuant à la « dynamisation de l’espace » (Panofsky 1997, 96).

« Bond, James Bond » : le classicisme de l’ère Connery

Dans les premiers Bond, les courses-poursuites, souvent non musicalisées, ont des proportions relativement modestes, ce qui les distingue des films antérieurs où interviennent des poursuites en voiture, tels Thunder Road (Arthur Ripley, 1958), où la musique occupe le premier plan de la bande-son avec des bruitages mis en retrait, ou Correspondant 17 (1940), où Hitchcock recherche une dramatisation et une accélération des plans par l’accompagnement musical (Sullivan 2006, 97).

Dans Dr No, la musique disparaît au moment où la poursuite s’engage, au profit des seuls bruits à un volume élevé. Structurellement, la scène, qui dure à peine plus d’une minute, est construite sur un montage alterné présentant une régularité de changements de plans et de bruitages ; les sons – moteur, freinage, crissement des pneus – sont relativement similaires tout au long de la poursuite. Des plans fixes, rapprochés et frontaux, posés assez longuement sur Connery, derrière lequel des transparents défilent en générant l’illusion du mouvement, sont entrecoupés de plans extérieurs « réels » plus brefs, souvent en panoramiques, saisissant la course des deux bolides – aucun plan ne dévoile le visage des ennemis. Un unique plan subjectif, tremblant au moment où l’obstacle apparaît en travers de la route, nous fait partager le point de vue de 007 et porte la tension à son climax avant la résolution finale – soit la chute et l’explosion de la voiture des poursuivants. Les courses-poursuites en voiture d’Opération Tonnerre et de Goldfinger sont aussi dénuées d’accompagnement. Dans tous ces films, la poursuite n’est pas dramatisée en tant que telle, et l’absence de musique est à penser en lien avec les pratiques sonores de l’époque. Afin d’éviter une compétition stérile entre la musique et les effets sonores, John Barry a certainement préféré laisser ces scènes bruitées : « Au moment où nous avons fait Goldfinger, certains films avaient des effets sonores exagérés. Mais là, ils sont allés vraiment très loin, avec les chocs et les crissements pour les sons de voitures […] – tout était franchement excessif, très bruyant » (Schelle 1999, 23).

On ne vit que deux fois est le premier film de la saga à présenter une poursuite en voiture musicalisée. L’accompagnement débute quand Aki demande des renforts aériens contre leurs poursuivants : la poursuite se complexifie au moment où l’on quitte le modèle du duel, appelant un soulignement musical qui en accentue les enjeux. Afin qu’il reste audible aux côtés des bruitages, Barry opte pour un motif staccato puissant à tout l’orchestre, dans l’aigu, amplifié par les percussions, et une mélodie en valeurs longues aux cuivres. Les plans sur l’extérieur des véhicules sont plus longs et permettent de mieux saisir le déploiement de l’action dans son ensemble. Gilbert abandonne les plans de face sur Bond et Aki au profit de plans rapprochés de profil ou de dos, plus dynamiques, limitant ainsi l’écrasement de perspective généré par la transparence. Ces changements de procédés audiovisuels intensifient la poursuite et la rendent plus haletante.

« Far up ! Far out ! Far more ! » : la poursuite entre burlesque et spectaculaire

Le ton et l’approche des scènes de poursuite changent avec le cycle Moore : elles deviennent des moments attendus et appréciés des spectateurs. Leur durée se dilate, les cadrages se font plus variés en intégrant plus de plans subjectifs et le montage délaisse la simple alternance poursuivant/poursuivi. La course-poursuite en voiture s’inscrit comme un ingrédient essentiel du divertissement où s’expriment toutes les ressources de 007 et les gadgets de Q, les facteurs motivant la filature devenant secondaires. Loin du sérieux des films avec Connery, une place importante est ménagée à l’humour, aux gags et aux invraisemblances. Dans L’Homme au pistolet d’or (Guy Hamilton, 1974), la cascade de l’AMC Hornet effectuant un saut à 360 degrés par-dessus la rivière est bruitée par un « Mickey Mousing » surprenant : plutôt que de miser sur l’aspect impressionnant de la cascade effectuée en une seule prise, Barry lui confère une dimension comique, voire ridicule, par un sifflement tapageur de dessin animé ascendant puis descendant. Cette incongruité musicale est emblématique du changement de style et de conception audiovisuelle des films Moore.

Le caractère amusant et récréatif de la course-poursuite est également promu dans L’Espion qui m’aimait, où Bond et Anya sont pris en chasse tour à tour par une moto, une voiture et un hélicoptère dans la même séquence. Si la musique, basée sur des synthétiseurs, n’appuie pas les divers gags – destruction de la maison d’un Sarde par la chute de la voiture de Requin, clin d’oeil lascif de Naomi à Bond depuis son poste de pilotage –, le style pop disco de l’accompagnement – « du pur Bee Gees » de l’aveu du compositeur (Burlingame 2012, 128) – maintient la légèreté du ton et met en évidence l’absence de danger encouru par les héros.

Ce n’est qu’à partir de l’ère numérique que les courses-poursuites en voiture dépassent le statut de divertissement pour basculer dans le paradigme de l’attraction. Depuis les années 1990, le cinéma-spectacle a réaffirmé « son ancrage dans la culture de la stimulation et les tours de montagnes russes », en mettant l’accent tant « sur des moments de pure stimulation visuelle [que] sur la narration » (Gunning 2006). Ce retour au cinéma des attractions est lié aux mutations techniques, le numérique permettant d’« enchaîner les démonstrations des possibilités magiques du cinéma » avec aisance et souplesse, et de déployer des effets spéciaux inédits. La poursuite sur la glace entre l’Aston et la Jaguar dans Meurs un autre jour est l’occasion de déployer une pléthore d’effets visuels, faisant un clin d’oeil aux fans de jeux vidéo : invisibilité de l’Aston, apparitions/disparitions du bolide sous l’effet des balles, effets pyrotechniques, passage d’une vitesse extrême de défilement à un quasi-arrêt sur image au sein d’un même plan… Conformément aux normes de mixage des scènes d’action, les effets sonores occupent le premier plan : des bruits de moteur distincts confèrent une personnalité à chacune des voitures – le grondement de la Jaguar étant plus voilé et plus profond – et guident la perception de la scène. La palette variée de bruits de munitions évite toute monotonie et enrichit la texture sonore tout en amplifiant l’intensité des tirs. Parfois à peine audible et dénuée de mélodie, la musique maintient un rythme soutenu, donné par les synthétiseurs et les percussions, où percent par endroits des cuivres grinçants. Ce type d’accompagnement s’inscrit dans une communauté de pratique au sein des blockbusters de la fin des années 1990, où la musique d’action est fondée sur l’impulsion, sur l’accentuation rythmique et sur des variations rapides de nuances (Buhler, Neumeyer et Deemer 2010, 224).

Dangereusement vôtre : l’immersion intensifiée de l’ère Craig

Les films Bond contemporains s’inscrivent dans cette même « culture de la stimulation » (Gunning 2006), qu’ils exacerbent par la recherche d’un engagement spectatoriel intensifié via une mise en vibration du corps par les technologies numériques. Ressentant le son autant qu’il l’entend, le spectateur est « invité à partager la même expérience sonore que les personnages à l’écran » (Sergi 2001, 128), vivant intensément les séquences spectaculaires où il est immergé au coeur de l’action.

La scène d’ouverture de Quantum of Solace est un quasi-cas d’école. Dès les premières secondes, une atmosphère musicale sombre et tendue en crescendo progressif prépare la course-poursuite par des interventions tremblées de cordes en trémolos, un motif oscillatoire construit sur deux tierces mineures mises en boucle, transposé vers l’aigu et ponctué de cuivres menaçants. Un plan général dévoile un paysage grandiose, mais l’angle légèrement débullé signale une anomalie par la distorsion visuelle. Le spectateur est plongé dans l’action in media res. L’orchestre disparaît soudain quand Bond enfonce l’accélérateur et que la fusillade débute, dans un net contraste sonore avec le début de la scène : à la 49e seconde, on atteint un pic et une saturation sonores qui restent à une densité maximale constante, comme le montre bien cette représentation de l’intensité du signal (Fig. 2). L’auditeur est assailli par des sons très forts qui ne présentent quasi aucune respiration ; l’occupation maximale du spectre des fréquences est visible sur ce sonagramme (Fig. 3).

Figure 2

Quantum of Solace, représentation du signal stéréophonique de la première minute de la scène d’ouverture. Le canal gauche figure dans la partie supérieure ; le canal droit en bas.

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Figure 3

Quantum of Solace, sonagramme de la scène d’ouverture et du début de la poursuite en voiture.

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Au sein de ce « mur de son », la répartition soigneuse des fréquences dans le spectre sonore va néanmoins créer des variations et une « densité claire » (Murch 2005) : le tintement des munitions reste nettement perceptible dans l’aigu, distinct des vrombissements graves des moteurs, tandis que les altérations de matière au cours de la poursuite sont exprimées par des bruits plus « musicaux » – crissement du pneu qui éclate, tôle froissée contre le tunnel – s’apparentant presque à des gémissements ou des plaintes. Ce traitement contrasté des objets sonores permet à la bande-son de s’éloigner d’un vacarme informe et de proposer un résultat sonore plus riche et percutant.

Parallèlement, la rapidité du montage cut ne permet au début que de saisir des bribes de l’action, tandis que l’alternance de points de vue de l’extérieur/intérieur des véhicules participe à l’immersion du spectateur, ballotté au coeur de l’action. La succession de flashs lumineux dans une plastique dominée par le clair-obscur crée une mythification des voitures par des inserts sur les attributs symboliques de chaque automobile, saisis en un éclair par des angles de vue multiples, et une dramatisation typique du régime visuel et narratif des blockbusters contemporains (Bordwell 2002, 24).

La musique revient quand Bond parvient à dépasser le camion, corrélée à une atténuation de la densité et du volume des bruits. Elle participe au dynamisme et au suspense, et signale le dessus momentané de Bond sur ses ennemis, jouant ainsi un rôle structurel renforcé lorsque la police italienne se joint à la poursuite. L’accompagnement ralentit, devient plus aéré et suspendu, offrant une respiration et un court répit avant la phase finale de la poursuite, en corrélation avec le changement au montage : moins « embarqués » à bord des véhicules, les plans, plus larges et surplombants, permettent au spectateur d’avoir une vue élargie de la situation et d’anticiper la suite. La phase finale est enclenchée par la chute de la voiture de police ; le retour des plans tremblés et resserrés sur Bond suggère l’imminence de la résolution du conflit.

La course-poursuite est caractérisée par son aspect « brut » – sans gadget ni étalage pyrotechnique – et fragmenté, jouant volontairement sur la désorientation du spectateur. Elle se démarque de celle de Meurs un autre jour qui mise sur le spectaculaire et les effets impressionnants, mais où l’action est toujours lisible et aisée à suivre grâce aux cadrages, aux angles de vue et au montage moins frénétique. Les armes y sont présentées sous un jour ludique, en tant qu’accessoires ajoutés aux voitures – dimension qui disparaît dans Quantum of Solace, film plus sérieux et sombre, conforme en cela au traitement graphique accru de la violence dans le cinéma contemporain (Kendrick 2009). Ce sont la vitesse extrême des véhicules, la puissance des moteurs et le danger encouru par Bond qui sont mis en avant par le son, la mise en scène et le décor : aux immensités glacées islandaises fait place la route resserrée à flanc de falaise au trafic dense, l’environnement étranger devenant un antagoniste que Bond doit surmonter (Wildgen 2017, 83).

Roberto Schaefer, directeur de la photographie, revendique cette rupture vis-à-vis de l’ère Brosnan : « Les séquences d’action ont été maintenues plus réalistes que dans les précédentes aventures de Bond. Nous avons tenté de donner aux poursuites une dimension plus tactile et viscérale[4]. » Les courses-poursuites en voiture dans Quantum of Solace et Spectre (Chevrier et Huvet 2018) s’inscrivent ainsi pleinement dans une approche récente, propre aux blockbusters postérieurs aux années 2000, dessinant une esthétique de l’« immersion-sidération sonore » (Berthomieu 2013, 366).

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Quelle que soit l’époque à laquelle il évolue au cinéma depuis 1962, James Bond est toujours à la pointe de la mobilité : trains, avions et voitures, de luxe et suréquipées, lui permettent de s’affranchir des tracas rencontrés par le commun des mortels. Il est à l’aise partout dans le monde, sans jamais s’assujettir à un lieu spécifique. La dimension pionnière et archétypale de ce caractère (au sens de La Bruyère) de héros voyageur se manifeste dans le fait même que l’objet le plus fort de son attachement s’avère être son Aston Martin DB5 personnelle qui, elle, traverse les époques et reste son dernier recours quand tout le reste s’effondre (Skyfall), fréquemment sublimée par les bruits ou l’accompagnement musical. L’hypermobilité de 007 est manifestée de façon éclatante à l’écran, à tel point qu’elle devient l’une de ses caractéristiques principales et institutionnalise la représentation audiovisuelle de la mobilité dans les blockbusters d’action et d’espionnage – une mobilité fantasmée, car absoute des contingences qui lui sont pourtant inhérentes.

Les effets sonores et la musique concourent en effet, au premier chef, à la mise en valeur des multiples trajets et déplacements de l’agent secret, en particulier dans les scènes attendues de course-poursuite en voiture, progressivement instituée comme l’ingrédient incontournable de la « formule Bond » et traitée sur un mode ludique, burlesque ou sérieux. Une inflexion nette se distingue au fil des décennies : la musique occupe une place de plus en plus importante dans la poursuite, côtoyant des effets sonores minutieusement conçus et articulés à la partition, dans une optique d’attraction croissante et une dramatisation accrue depuis le tournant du xxie siècle. Les derniers opus bondiens s’inscrivent dans une communauté de pratiques audiovisuelles partagées avec des blockbusters comme Jason Bourne (La mémoire dans la peau [Doug Liman, 2002], La mort dans la peau [Paul Greengrass, 2004]), Mission : impossible – Protocole Fantôme (Brad Bird, 2011) ou Matrix Reloaded (Lana et Lilly Wachowski, 2003), qui ménagent tous une place privilégiée à la poursuite sur (auto)route, favorisant une immersion intensifiée du spectateur par leur montage rapide, des échelles de plan variées, une mise au point mouvante, des mouvements de caméra chaotiques, et par une bande-son riche et percutante.