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Figure 1

Portrait de Harry Halbreich à la Chapelle des Brigittines, lors d’une présentation d’oeuvres de Rădulescu, en 2010.

Photo : Isabelle Françaix

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« Musique ! » C’était l’injonction première du musicologue belge Harry Halbreich lors de ses conférences. Il invitait ainsi à l’écoute, avant toute autre explication, plongeant directement ses auditeurs dans le monde sonore dont il allait parler.

Décédé en 2016 à l’âge de 85 ans, Harry Halbreich a consacré sa vie avec passion et sans relâche à la musique. Musicologue reconnu internationalement, il n’appréciait guère être catalogué et préférait se définir comme un homme « fou de musique ». Écrivain, conférencier, homme de radio, professeur d’analyse musicale, conseiller à la programmation de grandes institutions musicales (Société philharmonique de Bruxelles située à Bozar, festival Ars Musica, festival de Kuhmo, en Finlande…) et directeur du Festival de Royan de 1973 à 1977, Harry Halbreich avait une personnalité inclassable, hors cadre par sa profonde indépendance d’esprit, hors norme par ses immenses connaissances et sa mémoire encyclopédique, hors du commun par son inlassable énergie d’explorateur en quête incessante de nouveauté.

Il défendait les compositeurs tant dans le domaine de la création contemporaine que dans le répertoire du passé, ayant à coeur de faire connaître les oeuvres nouvelles et celles injustement oubliées. Entier dans ses positions, vénérant certains, ignorant d’autres, il justifiait ses choix à travers ses « affinités électives », reconnaissant les valeurs de liberté et d’indépendance des compositeurs qu’il appréciait à travers la richesse de leur dimension humaine. Il percevait le monde musical dans sa globalité avec un esprit de synthèse, souvent associé à des visions fulgurantes, intégrant l’histoire musicale à celle des autres arts, à celle du monde, ainsi qu’à une dimension spirituelle.

Aborder la personnalité de Harry Halbreich m’apparaît comme une tâche impossible ; le compte rendu en serait inévitablement limité. Mon évocation se basera donc sur les souvenirs d’une amitié partagée pendant une petite vingtaine d’années jusqu’à son décès, une amitié qui a été une source d’énergie intarissable et de découvertes infinies.

Dès l’abord, un trait lumineux me semble émerger de sa personnalité : il était un éveilleur d’esprits, animé, émerveillé. Harry Halbreich était assoiffé de connaissances et désireux de les communiquer.

Notre première « vraie » rencontre a eu lieu en mars 1999. Je devais jouer les 24 Préludes pour piano de Maurice Ohana. Harry Halbreich, ayant bien connu le compositeur, m’avait demandé d’introduire lui-même le concert programmé dans le cadre du festival Ars Musica, à Bruxelles. Franck Madlener, alors directeur du festival, avait accepté sa proposition, non sans lui imposer un minutage précis, le sachant très prolixe. À l’issue du concert, Harry Halbreich était venu me saluer avec ces mots : « Maurice aurait été tellement heureux de vous entendre, c’est dommage que vous ne l’ayez jamais connu[1]. » Harry Halbreich est alors devenu Harry, nous nous sommes tutoyés comme il avait l’habitude de le proposer aux personnes avec lesquelles il établissait sans réserve une relation amicale.

Dans un temps présent où tout semble vaciller face à la mise en péril de notre planète et à la nécessité de réajuster nos valeurs, c’est l’enthousiasme rayonnant de Harry, resté intact jusqu’à la fin de sa vie, qui m’aide à rassembler mes propres souvenirs. Les « vingt regards » qui suivent, portés avec affection sur cet homme fascinant et hors du commun, en seront le fil conducteur.

1 – Regard sur l’enfant blessé

Harry est né le 9 février 1931 à Berlin, d’une mère anglaise et d’un père allemand, et sa soeur Janine est née cinq ans après lui. La famille, d’origine juive, est très rapidement venue s’installer à Bruxelles avant de fuir la Belgique, occupée en 1940, vers la France d’où elle a cherché, en 1942, à passer en Suisse. Malheureusement, les deux parents sont morts tragiquement de froid en tentant de passer par la montagne. Les deux enfants ont alors été recueillis par leur tante. Harry, sous le choc, s’est enfermé dans sa chambre, se réfugiant totalement dans la musique, son moyen de consolation, réceptacle de sa mémoire meurtrie et de son extrême sensibilité, douloureusement éprouvée. L’enfant blessé y a trouvé ce qui l’a porté toute sa vie : un amour inconditionnel pour la musique, qui l’a également ouvert à une dimension spirituelle.

2 – Regard sur l’éternel enfant

Harry a été un « éternel enfant » toute sa vie. Il le reconnaissait et en jouait, non sans malice, selon les circonstances. Il entretenait avec les enfants une relation complice, se mettant à leur niveau, à quatre pattes si nécessaire, et jouait avec eux en leur accordant une attention faite de joie et d’imagination. Au cours de certains débats, Harry avait la répartie facile et parfois provocante, ne démordant pas de ses convictions. Il m’est arrivé d’entendre qu’on le traitât d’enfant, appellation qu’il trouvait élogieuse puisqu’il se retrouvait alors dans une position d’innocence faussement naïve, hors d’atteinte de toute accusation de mauvaise intention.

3 – Regard sur le silence

Pour Harry, le sens musical se trouvait « dans une vérité qui se situe au-delà des notes écrites ». Il m’a exprimé un jour, dans un courrier, qu’« [a]u-delà des doigts capteurs de magie et de rêve, il y a la chair nue de l’émotion, il y a l’indicible, qui émerge doucement du silence-matrice ». Il m’a fait connaître la Música Callada de Federico Mompou, souvenir d’un passage à Table d’écoute – émission comparative d’enregistrements à l’aveugle, animée à l’époque par Anne Mattheeuws – à la radio de musique classique belge Musiq3. Nous y étions invités, avec la critique musicale Martine Dumont-Mergeay, autour de Música Callada. Dès le premier extrait, Harry avait fait son choix parmi cinq ou six versions proposées, choix auquel nous nous sommes toutes ralliées à l’écoute du dernier extrait !

Nous parlions souvent de notre besoin de silence, certaines musiques faisant écho à une vie intérieure intense, comme c’est le cas de l’univers musical de Morton Feldman ou de certaines oeuvres de Luigi Nono. Ces discussions étaient comme des moments de prière – prière que, par ailleurs, Harry pratiquait quotidiennement – qui correspondaient à un point d’équilibre entre sa vie trépidante et son profond besoin de spiritualité.

4 – Regard sur le Maître

Olivier Messiaen, à qui Harry a consacré un livre de référence de son vivant, a rempli bien plus qu’un rôle musical auprès de lui, puisqu’il fut un père fondateur dans sa vie. La fidélité que Harry a vouée à Messiaen était profondément sincère et se manifestait à travers l’expression d’une admiration et d’un attachement presque filial pour l’homme. Cette fidélité était vécue dans une réciprocité de reconnaissance par Messiaen, qui lui écrivit d’ailleurs, lors de la parution de son livre :

À mon tour de vous remercier pour tout : pour votre talent d’écrivain, pour votre compréhension de ma musique, pour tout ce que vous dites sur la Foi, sur les oiseaux, sur la couleur, … pour votre amitié surtout ! Chaque fois que je me sentirai inutile ou pas doué, je rouvrirai votre livre pour me donner du courage…[2]

Ayant suivi le cours d’analyse de Messiaen au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, Harry a accompagné celui-ci tout au long de sa vie de compositeur et d’organiste, assistant à toutes ses créations. Détestant viscéralement la musique de Wagner, Harry avait été dans l’obligation de faire l’analyse du « Prélude de Tristan » pour son examen final d’analyse et il n’était pas peu fier de dire qu’il avait obtenu la meilleure note, ayant surmonté pour l’occasion, son aversion wagnérienne. Harry a par ailleurs reconnu très tôt un guide spirituel en Messiaen, ce qui l’a progressivement amené à vouloir entrer dans l’Église catholique et à s’y faire baptiser en 2008.

Figure 2

Lettre inédite d’Olivier Messiaen à Harry Halbreich, 27 avril 1980.

Fac-similé reproduit avec l’aimable autorisation de Marielle Halbreich

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Nous avons assisté ensemble à un concert symphonique au programme duquel était inscrite Des Canyons aux étoiles. J’en suis sortie complètement étourdie, le coeur prêt à exploser, abasourdie par l’ampleur de l’oeuvre, alors que Harry était joyeux, frais, dynamisé, profondément heureux d’avoir retraversé ce monument sonore qu’il connaissait par coeur, transporté « des plus profondes entrailles de la terre jusqu’aux étoiles[3] ». J’étais sans doute restée au fond du canyon sans avoir trouvé le chemin de l’élévation qu’il ressentait et revivait chaque fois comme une libération.

5 – Regard sur l’éveilleur

Harry s’est intéressé très tôt à la création contemporaine. En contact avec de très nombreux compositeurs et interprètes, il suscitait leur curiosité et leur imagination, notamment dans ses cours d’analyse musicale, donnés au Conservatoire royal de Mons. L’un de ses anciens étudiants, le pianiste et compositeur Jean-Luc Fafchamps[4], fondateur de l’ensemble Ictus avec Jean-Luc Plouvier, lui a rendu hommage après son décès, rappelant

ses fulgurances exaltées, sa sapience impressionnante, ses mots d’esprit improbables, son bouleversement d’idées reçues, son engagement sans calcul et de plaisir exigeant, ou simple… on sortait un peu hallucinés, et de tous les cours que j’ai suivis, le sien est un des seuls à avoir eu des conséquences décisives sur mon existence[5].

En une soirée, on pouvait aller de Jean-Philippe Rameau à Jean Sibelius, d’Albéric Magnard à Klaus Huber, de Lili Boulanger à Vítězslava Kaprálová, de Leoš Janáček à André Jolivet, de Claude Debussy à Luc Brewaeys, de Henri Dutilleux à Francisco Guerrero, de Franz Schubert à Hugues Dufourt, de Zelenka à Claude Vivier et d’Anton Bruckner à Gérard Grisey… des mondes infinis à découvrir, entre lesquels il créait sans cesse de nouvelles connexions. Ma propre bibliothèque s’en est trouvée considérablement augmentée.

En tant que conseiller à la programmation musicale de la Société philharmonique de Bruxelles et de plusieurs festivals internationaux, de même que durant sa direction du festival de Royan, Harry a suscité de très nombreuses oeuvres nouvelles. Il éprouvait un profond respect envers le travail des compositeurs, curieux de tout nouvel acte créateur – non sans émettre son avis critique, parfois virulent et intransigeant, à l’égard de certaines orientations esthétiques, comme ce fut le cas à l’endroit du sérialisme. Pour Harry, cette technique d’écriture était tout simplement à bannir et il condamnait ceux qui y adhéraient sans retour possible !

C’est lui également qui amena Pascal Dusapin à s’intéresser à la scène finale de la Penthesilea de Kleist, sujet de son opéra créé en 2015, à Bruxelles. Je suis certaine que de nombreux musiciens pourraient témoigner de sources d’inspiration qui leur ont été suggérées par Harry.

6 – Regard sur l’amour familial

Harry était père et grand-père, un « patriarche » fier de sa tribu et très attaché aux siens. Avec son épouse Hélène Chaït, ils ont eu trois enfants : Frédéric, devenu peintre, Marielle, illustratrice et fondatrice de « L’Accessoire Vagabond » (création de bijoux originaux, d’accessoires exclusifs), et Sophie, qui se consacre au dessin et à la sculpture. À eux trois, ils ont donné naissance à huit petits-enfants. Harry sortait avec eux au concert ou leur proposait de l’accompagner lors de certains festivals. Je pense notamment à ses dernières interventions au Festival Pablo Casals de Prades, où il s’est rendu avec ses filles Sophie et Marielle et son petit-fils Adam, qui se destine à devenir musicien professionnel, ce qui rendait le grand-père particulièrement heureux.

S’étant séparé de sa femme sans rompre leurs liens, Harry a eu une deuxième compagne pendant 30 ans, Élisabeth Biolley. Elle avait été danseuse et l’accompagnait régulièrement au concert.

Il entretenait avec sa soeur Janine, habitant à Paris, un rapport particulièrement étroit ; ils se téléphonaient presque quotidiennement. Celle-ci avait habité une dizaine d’années à Montréal et avait tissé des liens d’amitié avec le compositeur Claude Vivier qu’elle a fait connaître à son frère. Janine l’avait également sensibilisé au jazz, fréquentant de près un milieu de musiciens issus de cette scène, et Harry était heureux de compter dans sa famille un musicien de jazz, soit le contrebassiste Philippe Euvrard, fils de Janine et de son mari Michel. Frère et soeur avaient par ailleurs tous deux des caractères bien trempés, au même diapason d’énergie et de répartie, ce qui entraînait parfois certains écueils de communication auxquels leurs proches s’étaient habitués sans véritablement s’en inquiéter.

7 – Regard sur le marcheur infatigable

Harry n’a cessé d’arpenter le monde pour assister à des premières mondiales ou pour écouter les oeuvres qu’il aimait passionnément. Il se rendait annuellement à plusieurs festivals (Kuhmo, Prades, Ottawa), incluant Musica, à Strasbourg et le Festival d’Automne à Paris, où nous avons tour à tour assisté, à quelques semaines d’intervalle en 2002, à la création du concerto pour piano À quia de Pascal Dusapin et à celle des Sept études de ce même compositeur par le pianiste Ian Pace. Je me souviens aussi de notre déplacement à l’Opéra de Lille pour y assister à la première de La Métamorphose de Michaël Levinas, en 2011. Nous faisions la route en voiture dans des échanges passionnés et ininterrompus. Tous les ans, il se rendait aussi au Festival de Donaueschingen avec son ami Paul Beusen, son ancien conseiller au Festival de Royan, conduits en voiture par leur ami Robert Pirotte et ne voulant rater aucune nouvelle création dont il faisait des comptes rendus pour des revues musicales.

Harry était aussi un vrai montagnard. Initié très tôt à la haute montagne par son père, il n’a eu de cesse de poursuivre ses escalades pendant des années, d’abord en solitaire et, ensuite, avec son fils. Il avait besoin de retourner sur les lieux de son enfance ; en particulier, sur celui du drame qui avait coûté la vie à ses parents, et ce, jusqu’au moment où, l’ayant trouvé, ce besoin s’évanouit.

Lors de l’été 2014, j’ai eu l’occasion de le rejoindre en Ardèche, dans la maison que possédait sa soeur Janine avec son mari Michel. Il a tenu à faire avec moi l’ascension du mont Mézenc jusqu’à son plus haut point panoramique, non sans que j’aie éprouvé certaines frayeurs, le voyant tituber régulièrement sur le chemin caillouteux. Là-haut, Harry a éprouvé une joie tout à fait particulière. Assis sur un rocher, la vue s’étendant à 360° autour de lui, il surplombait le monde comme au sommet de sa propre vie. Ce fut un moment unique et inoubliable quand il me dit très calmement que c’était la dernière fois qu’il voyait ce paysage. Il avait 83 ans et semblait en parfaite santé. Il devait mourir 2 ans plus tard. Son esprit d’anticipation avait vu juste, une fois de plus.

Figure 3

Harry Halbreich en haut du mont Mézenc, en août 2014.

Photo : Laurence Mekhitarian

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8 – Regard sur les écrits et l’homme de paroles

La verve d’écrivain de Harry était l’égale de sa verve d’orateur. Il pouvait, dans une concentration exceptionnelle, produire des pages d’un seul jet, sans nécessiter de corrections. Il a publié plusieurs livres monographiques et des analyses de référence sur Edgard Varèse, Olivier Messiaen, Claude Debussy, Albéric Magnard, Arthur Honegger, Bohuslav Martinů. En outre, il a écrit d’innombrables articles et dossiers complets sur certains compositeurs pour des revues spécialisées (Crescendo, Harmonie, Diapason, L’Avant-Scène Opéra), pris part à des publications collectives sur Charles Ferdinand Alkan, Maurice Ohana et Iannis Xenakis, contribué aux bulletins de la Société Frank Martin – qu’il présidait à Genève –, sans compter de très nombreuses notices d’enregistrement de cd – entre autres pour les étiquettes Timpani, en France, ou Cypres, en Belgique –, et de disques 33 tours de la marque Valois, incluant des analyses complètes d’oeuvres de Beethoven, Schumann, Fauré…

Harry était aussi un conférencier passionnant. Il avait un réel pouvoir de communication : usant d’un discours toujours accessible au plus grand nombre, il fascinait littéralement ses auditeurs. Je pense notamment à un cycle de conférences intitulé « La Machine à remonter le temps », organisé par le violoncelliste, compositeur, chef d’orchestre et directeur de l’ensemble Musiques Nouvelles, Jean-Paul Dessy. Harry y a parlé de certains compositeurs qu’il avait connus personnellement : Xenakis, Rădulescu, Nono, Ohana, Feldman… Ses présentations étaient de réels hommages aux créateurs, illustrées de nombreux enregistrements sonores et accompagnées, si possible, de l’intervention en direct de musiciens, présence vivante de la musique à laquelle Harry tenait particulièrement.

Il donnait ses cours d’analyse au Conservatoire et intervenait très régulièrement à la radio belge, sur Musiq3, ainsi qu’en Suisse, sur la chaîne Espace 2. À ce titre, il se définissait comme étant très « radio-actif » !

Comme je l’ai déjà signalé, Harry était présent dans certains festivals pour lesquels il préparait des conférences et des notes de programme (festivals de Kuhmo, en Finlande, Pablo Casals [Prades, France], ainsi que le Festival international de musique de chambre d’Ottawa [Canada]). En Belgique, outre ses fonctions de conseiller à la programmation dont était responsable Christian Renard, il a introduit de nombreux concerts à la Société philharmonique ou lors du festival Ars Musica, dès la première édition de ce dernier, en 1989.

À la suite de son décès, survenu le 27 juin 2016, deux évènements majeurs ont eu lieu en son honneur. Une soirée de concert – organisée en juin 2017 à l’initiative de son amie violoniste Elsa de Lacerda, fondatrice du Quatuor Alfama – a d’abord réuni à Flagey des musiciens proches de Harry ; ce fut l’occasion de projeter le magnifique documentaire du vidéaste Yves Gervais consacré à Harry, HH sur la brèche, basé sur plusieurs entretiens filmés en 2015. Ensuite, en novembre 2019, Michel Stockhem, directeur du Conservatoire royal de Mons, a souhaité rendre hommage à l’enseignement donné par Harry pendant 25 ans dans cette institution, en désignant son Auditorium du nom de Harry Halbreich. On y trouve une inscription d’hommage à Harry sur un mur ainsi que la sculpture de son buste réalisé par sa fille Sophie (Figure 4) et un tableau de son fils Frédéric.

Figure 4

Sophie Halbreich, buste de Harry Halbreich, 2015.

Photo : Sophie Halbreich

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9 – Regard sur la mémoire prodigieuse

Harry possédait une extraordinaire mémoire.

Sa soeur Janine témoigne que, tout petit déjà, on lui demandait de réciter des listes d’horaires de bus, de train, ou la hauteur des sommets des montagnes du monde entier. Plus tard, il pouvait citer tous les numéros d’opus des oeuvres, les bwv des cantates de Bach, les dates de naissance et de mort des compositeurs ou de création de leurs oeuvres, leurs tonalités. Sa mémoire étonnante dépassait largement le domaine musical : il était incollable sur les dates, les évènements historiques et les lieux géographiques, tout autant que sur les stations du métro parisien.

Encyclopédie vivante à lui seul, il n’a jamais pu utiliser un ordinateur, malgré les tentatives répétées de certains amis bien intentionnés.

10 – Regard sur la passion dévorante

Sa mémoire prodigieuse reposait en grande partie sur l’immense documentation qu’il possédait. Des milliers de livres, de partitions, des originaux dédicacés, des revues, des cd, des 33 tours, des bandes enregistrées et de la correspondance : tout s’entassait sur les tables ou à même le sol de son appartement, où il ne trouvait plus de place suffisante dans les bibliothèques qui tapissaient déjà les murs entiers des pièces et des couloirs. Des piles de cd formaient ses « tours de Manhattan », dans un équilibre fragile et vertigineux, qui régulièrement s’effondraient sous son oeil à la fois atterré et amusé.

Son lieu de vie était le reflet de sa passion dévorante. Il continuait à recevoir, jusqu’à ses derniers jours, de nombreux courriers, des revues scientifiques et des partitions commandées directement chez des éditeurs. Après son décès, nous avons pris la mesure de l’énorme richesse de sa documentation, qui ne pourrait qu’être accueillie par une institution où on en ferait l’inventaire et la mettrait à la disposition d’un public intéressé.

11 – Regard sur l’échange intérieur

Harry était un personnage public, mais il appréciait l’intimité des rencontres privées, propices à des échanges plus personnels. Combien de soirées avons-nous partagées en tête à tête, tranquillement, autour d’un bol de soupe, d’un généreux plateau de fromages et d’un excellent vin ! Nous terminions toujours avec un verre de cognac arménien, qu’il appelait volontiers mon « armégnac ». Ces soirées, où la musique était présente, étaient surtout l’occasion de poser les armes, de lâcher prise face aux activités incessantes.

Je me souviens d’autres moments d’intimité chez Elsa de Lacerda, qui a eu la généreuse idée d’inviter Harry à donner des conférences dans son salon, rassemblant un petit groupe d’amis. Ces moments, partagés avec Rameau, Poulenc, Janáček, Xenakis, Liszt, Zelenka, les fils de Bach, ou encore Prokofiev, ont été des instants privilégiés d’écoute musicale, de présence chaleureuse et de petites dégustations délicieuses, auxquels nous participions comme auditeurs et comme musiciens. Nous approchions alors les compositeurs comme s’ils étaient réellement vivants, parmi nous.

12 – Regard sur l’esthète jouisseur

Harry était un « esthète jouisseur ». Il disait vivre pour son propre plaisir : les voyages, la montagne, les échanges, son appétit de connaissances, le cinéma et les bons repas. Il profitait de tout avec bonheur, presque goulûment. Je l’ai rarement vu accablé, sauf dans certaines situations familiales douloureuses ou face à des contrariétés professionnelles qui lui ont fermé certaines portes ; il pouvait alors plonger dans des colères et des tristesses extrêmes. Mais il avait toujours cette capacité à se relever, trouvant ses propres solutions et rebondissant avec de nouveaux projets, sans ressentiment ni rancune.

Après les concerts, nous prolongions souvent notre plaisir musical au restaurant, avec l’un de ces bons couscous qu’il appréciait particulièrement. Ces souvenirs me renvoient à la situation actuelle de la pandémie, fermée aux possibilités des rencontres essentielles, chaleureuses et bienfaisantes. Comment Harry aurait-il supporté d’être empêché dans ses élans vitaux ? Nous ne pouvons que nous réjouir qu’il n’ait pas eu à connaître l’heure des confinements. Mais qui sait : peut-être aurait-il trouvé sa propre porte de sortie ?

13 – Regard sur l’écoute attentive

Harry m’a souvent invitée à l’accompagner au concert quand il n’y allait pas avec l’un de ses proches. J’ai fait, à l’une de ces occasions, connaissance avec Raoul Jakubowitcz, qui était son ami d’enfance. Adolescents, ils s’étaient rencontrés à l’internat d’Anvers ; souvenirs pénibles mais également souvenirs de joies musicales partagées, selon Harry. Raoul jouait du violon et invitait son ami durant les fins de semaines chez ses parents, à Bruxelles, et ils avaient ainsi l’occasion d’assister à certains concerts le dimanche après-midi. C’est là que Harry se souvenait avoir découvert pour la première fois la musique de Bohuslav Martinů, compositeur auquel il a consacré un ouvrage des années plus tard.

Assister à un concert avec Harry était une aventure unique. Sa concentration d’écoute était intense, active, la musique l’habitait non seulement dans le moment présent, mais également à travers les diverses références rassemblées dans sa mémoire phénoménale. Il arrivait toujours avec ses partitions. Elles étaient souvent marquées d’un minutage précis. Aussitôt l’oeuvre achevée, on recevait le verdict, qu’il fût bon ou mauvais. Je me souviens d’une occasion où Harry se réjouissait d’aller entendre la septième symphonie de Sibelius, dirigée par Esa-Pekka Salonen, avec l’Orchestre de Philadelphie. Dès qu’elle commença, Harry regarda sa montre et plongea dans une écoute totale, lisant sa partition en tournant les pages bruyamment, sans égard pour ses voisins ! Ce soir-là, le verdict tomba : mauvais ; la durée d’interprétation avait dépassé de presque dix minutes sa version de référence…

14 – Regard sur la colère vive

J’ai rarement vu Harry exploser de colère en perdant le contrôle de lui-même. À la fin de cette symphonie de Sibelius, il n’a pu retenir ses critiques à haute voix, accusant l’interprétation d’être « hollywoodienne », dans un style de guimauve insupportable. Harry ne faisait aucune concession, défendait son opinion, « disant ce qu’il pensait et pensant toujours ce qu’il disait ». À cette occasion, nous l’avons laissé partir en coulisses pour féliciter, malgré sa rage, les musiciens qu’il connaissait ; j’ai ramassé ses partitions jetées par terre et l’ai attendu dans le hall pour le ramener en voiture chez lui. Il est revenu calmé, ayant trouvé la solution à sa « crise ». De retour chez lui, il se mettrait au lit, écouterait sa version idéale avec un bon whisky : le meilleur moyen de se nettoyer les oreilles !

Harry avait conscience de son « foutu caractère explosif ». Il se traitait lui-même de fou, sachant parfaitement qu’il n’arrivait pas toujours à se contrôler. Mais il n’y avait ni méchanceté en lui ni animosité envers ceux par qui il se sentait blessé. Il était pris au piège de ses propres débordements, entier et excessif ; il ne restait cependant jamais captif de lui-même, et trouvait toujours une ouverture pour rebondir vers d’autres horizons.

15 – Regard sur la liberté

Harry se traitait lui-même d’« électron libre ». Il avait une spontanéité de parole, une énergie d’action, un appétit de vivre qui semblaient constamment improvisés. Il n’est pas étonnant qu’il se soit pris d’affection pour des créateurs ayant tracé leur chemin de manière solitaire : Scelsi, Ohana, Vivier, Xenakis, Nono, Rădulescu… Il entrait dans l’unicité propre à leur langage, avec une réelle intelligence d’écoute des oeuvres, qu’il communiquait ensuite en revivant l’émotion de sa propre expérience sonore « inouïe ».

Il détestait les « suiveurs », les écoles. Il aimait et admirait la fierté des êtres libres. Voici ce qu’il écrivait au sujet de Xenakis dans son texte intitulé « Un loup parmi les chiens » :

Du loup il avait la noblesse et la fierté (allant de pair avec une modestie, voire une humilité véritable, car la fierté est le contraire de l’orgueil), et aussi le caractère irrémédiablement séparé, conséquence d’une farouche soif d’indépendance, laissant aux chiens qui l’entourèrent toute sa vie la marque infamante du collier[6].

16 – Regard sur l’engagement

Harry a été politisé très jeune. Se souvenant de l’appel du général de Gaulle, il s’est informé sur le marxisme après la défaite de Hitler à la bataille de Stalingrad. Son engagement musical rejoignait celui d’une conscience politique dans un monde dont il suivait l’évolution avec lucidité. Il lisait le journal tous les jours, écoutait les informations à la bbc et partageait les mêmes positions que sa soeur Janine, défendant notamment la cause palestinienne. Harry se rendait à Paris à chaque festival de cinéma qu’elle organisait sur le thème « Israël/Palestine : que peut le cinéma ? ».

Harry nous rappelait, entre autres, qu’il avait passé commande d’une nouvelle oeuvre pour le Festival de Royan, en 1975, au compositeur marocain Ahmed Essyad. La cantate Identité était basée sur un texte du poète palestinien Mahmoud Darwich et n’a pu être créée cette année-là pour cause de menaces de mort, d’abord contre Harry et ensuite contre la chanteuse qui devait en assurer la première. L’oeuvre a néanmoins été donnée l’année suivante, à Paris, sous la direction de Max Deutsch, dernier élève de Schönberg et professeur de Essyad.

Harry était aussi sensible à mes origines arméniennes. Dans nos silences intérieurs, nous partagions une douleur commune liée aux horreurs du passé. À l’heure où je rédige ce texte, face à la résurgence de telles violences en Arménie et dans d’autres parties du monde, j’entends Harry me parler, prendre parti pour défendre une justice contre les abus de l’histoire et le négationnisme d’État, tout en n’étant pas dupe de la violence destructrice des hommes. Il n’agissait pas autrement dans la défense des compositeurs, des mal-aimés, des marginaux et des ignorés, et je peux imaginer que, devant les grandes questions de l’humanité soulevées aujourd’hui, Harry aurait plongé corps et âme dans une dimension d’écoute intérieure, artistique et spirituelle, pour se sauver du désastre d’un monde lui rappelant trop douloureusement celui de son enfance.

17 – Regard sur la foi

Harry, qui a toujours cru dans le Christ, ressentait de plus en plus le besoin d’approfondir son engagement spirituel, surtout à partir de 2008, l’année où il a demandé à être baptisé dans l’Église catholique. C’est le père Jean-Rodolphe Kars qui lui a administré le sacrement, le 13 avril 2008, à l’église de la Sainte-Trinité, à Paris, où Messiaen avait tenu les orgues toute sa vie.

Sa foi religieuse relevait d’une conviction profonde comme celle qu’il avait mise au service de la musique, lui permettant d’atteindre la tranquillité intérieure dans une doctrine pouvant paraître paradoxale par rapport à son besoin d’indépendance. C’était son rempart, sa force, son refuge et l’équilibre contrebalançant l’intensité excessive de sa nature passionnée ; sans elle, il n’aurait pu accomplir ses innombrables activités.

L’accompagnement du père Kars dans le cheminement religieux de Harry n’était pas un hasard. Également d’origine juive, pianiste de grande renommée, celui-ci avait renoncé à sa carrière musicale pour se consacrer à l’Église. Tous deux s’étaient rencontrés à travers l’oeuvre d’Olivier Messiaen, que le père Kars avait intégralement jouée après avoir remporté le premier prix au concours Messiaen de 1968. Selon les dernières volontés de Harry, respectées par sa famille, c’est également lui qui a célébré la messe de son enterrement à l’église des Carmes, à Bruxelles.

Le travail spirituel de Harry était constant, dans une expression presque naïve, une sincérité reliée à celle de l’éternel enfant qu’il était, confiant et heureux dans l’Église universelle. Je lui opposais mon athéisme avec des questions d’ordre existentiel, auxquelles il me répondait régulièrement par la célèbre phrase de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »

18 – Regard sur la joie

La joie de Harry était dans son regard, une joie d’engagement total dans l’instant vécu. Elle le portait vers une autre dimension. Sa soif de connaissances et sa soif de partage se fondaient en un rayonnement lumineux dans la transmission de son témoignage musical et spirituel. Il donnait à vivre le moment présent comme un moment unique, que ce soit face à un bon plat ou à la présence de ses petits-enfants, à la vue d’un paysage, à l’évocation d’une pensée spirituelle ou encore à la création de ses jeux de mots. Sa joie était totale par sa présence entière, sans restriction, et s’il lui est arrivé de traverser des périodes sombres, il trouvait toujours à puiser une énergie nouvelle grâce à une force confiante en sa bonne étoile, porteuse d’espoir.

19 – Regard sur le visionnaire panoramique

Les immenses connaissances de Harry et sa mémoire prodigieuse lui ont permis d’avoir des « visions panoramiques » impressionnantes. Il avait une manière de parler qui unifiait le temps. Sa parole, inscrite dans le présent, renvoyait sans cesse au passé. Il survolait les siècles d’histoire et le présent se concentrait alors dans un temps essentiel. Ayant eu besoin d’atteindre des sommets de connaissances et d’expérience intime toujours plus hauts, il donnait l’impression de tout contenir en lui-même.

Toute question trouvait sa réponse mais ouvrait en même temps à de nouvelles réflexions dans des perspectives infinies.

La somme du savoir de Harry aurait pu être écrasante, mais, au contraire, à travers sa générosité de parole, il ouvrait des portes sur des horizons inimaginables de manière toujours abordable, tout en permettant à chacun d’assimiler ce savoir à sa propre mesure.

20 – Regard sur l’émerveillement

Harry aspirait à une paix intérieure reliant les extrêmes les plus contrastés de sa personnalité. J’ose espérer qu’il soit arrivé à l’atteindre grâce à la force de cette espérance qui l’a accompagné, sans jamais s’essouffler, sur son chemin d’émerveillement : « des canyons aux étoiles », vers la lumière d’un au-delà de rêve et de repos.