Article body

Il est difficile de ne considérer Björk que comme une chanteuse, tant la musicienne islandaise semble être l’artisane des particularités de son propre « son ». Il n’est pas anodin que la plateforme de streaming Spotify elle-même, aussi dépourvue soit-elle de toute prétention musicologique, la présente à juste titre comme « the architect of her own musical landscape[1] ». Au-delà de sa voix donc, au timbre certes si particulier, et au-delà aussi des différents instruments acoustiques (piano et flûte) dont elle a appris à jouer lors de sa formation musicale en conservatoire, l’instrument principal de Björk est certainement le studio de musique électronique. Cependant, la sobriété déconcertante de son home studio, tel qu’elle le présente en 1994[2], nous permet de supposer que la musicienne avait conscience de la richesse que sa musique pourrait acquérir en s’entourant sinon d’experts, du moins de musiciens aux connaissances électroniques confirmées, pour progresser dans sa connaissance de la technologie musicale.

C’est cette relation que nous aborderons ici, à travers une présentation de certains des musiciens house et techno[3] qui ont contribué à forger son expérience en la matière. Leur importance est parfois encore négligée[4], car, comme nous l’évoquerons dans un premier temps, la relation de Björk avec le trip-hop, par le truchement de Nellee Hopper, Howie B et Tricky, est prépondérante. Mais nous espérons nuancer cette association quelque peu exclusive en détaillant en quoi la dimension électronique de la musique de Björk doit aussi beaucoup à des musiciens acteurs de la scène rave du nord de l’Angleterre, dont nous présenterons trois entités : Graham Massey, The Black Dog et enfin Mark Bell, qui retiendra tout particulièrement notre attention.

L’aura du trip-hop

Lorsqu’il est question des musiciens électroniques qui ont collaboré avec Björk, ce sont généralement certaines grandes figures du trip-hop qui sont évoquées en premier lieu, du fait de leurs renommées propres et de leurs carrières individuelles. C’est le cas de Nellee Hooper, producteur du premier album de Björk[5] – le bien nommé Debut (1993) – qui produira également l’album Protection de Massive Attack l’année suivante. Nous ne nous attarderons pas davantage sur son oeuvre sinon pour mentionner certaines collaborations majeures, avec le groupe Soul II Soul notamment, ainsi qu’avec des chanteuses telles que Tracy Chapman, Janet Jackson ou Sade. Vient ensuite « Howie B » Bernstein, qui entreprend sa propre carrière en 1991 et qui coproduit le second album de Björk, Post (1995). Principalement en tant qu’ingénieur du son, Howie B travaillera lui aussi avec les groupes Soul II Soul et Massive Attack, de même qu’avec Siouxsie and the Banshees, Goldie et U2. S’impose enfin Adrian Thaws, plus connu sous son nom de scène Tricky, dont la carrière est lancée en 1990 et qui coproduira lui aussi Björk sur Post. Rappelons que Tricky fut l’un des membres fondateurs de Massive Attack, groupe qui sera lui-même créateur du trip-hop, aux côtés de Portishead, au début des années 1990 à Bristol.

Ce lien étroit entretenu par Björk avec d’importants représentants du trip-hop conduit à l’associer plus volontiers à une musique électronique d’écoute plutôt qu’à une musique électronique de danse telle que la house ou la techno. Ceci est d’autant plus vrai que sa musique a tendance à perdre de sa dimension dansante dès son second album, sans plus compter de morceaux dont la pulsation serait prééminente, à de rares exceptions près, telles que « Isobel » (extrait de l’album Post), « Pluto » (extrait de Homogenic) ou encore « Triumph of a Heart » (extrait de Medúlla). Mais cette réalité ne doit pas occulter l’influence significative exercée par la musique électronique de danse dans l’élaboration de l’esthétique sonore de Björk, en prélude à sa carrière solo.

The Summer of Björk : rencontre avec la house en Angleterre

Le meilleur indice de cette attraction nous est offert par l’album Debut. Alors que le premier groupe de Björk, The Sugarcubes, pratiquait une musique pop-rock tout à fait typique, à l’aide des instruments habituels du genre, pas moins de cinq des onze morceaux que compte Debut sont, pour leur part, résolument house[6]. À l’origine programmé à l’aide d’une boîte à rythmes tr-808[7], le schéma rythmique de la house est d’une grande simplicité : tous les temps sont marqués par le son de grosse caisse, tous les contretemps sont marqués par un son de charleston, et les temps faibles peuvent être marqués par un son de caisse claire[8]. C’est fondamentalement le squelette rythmique du disco, dont le genre house est directement issu, mais dont le tempo moyen est généralement plus élevé que celui de son ancêtre. Le choix fait par Björk d’utiliser de telles programmations rythmiques pour accompagner ses chansons pourrait être perçu comme une rupture, mais il résulte en réalité d’une évolution musicale personnelle dont Debut est l’aboutissement. Dès 1988 et à compter de sa déflagration en Angleterre, la house exerce en effet sur la musicienne un attrait considérable, ce qu’elle confirme en 1993 : « Dance music is the music that I’ve mostly been listening to in the past few years. It’s the only pop music that is truly modern. To be honest, house is the only music where anything creative is happening today[9]. »

Cette attirance explique certainement pourquoi la compilation de remixes de The Sugarcubes intitulée It’s-It (1992) compte parmi les artistes invités Tony Humphries et Todd Terry, deux des plus illustres représentants de la house new-yorkaise. Ce point précis pourrait encore être développé en faisant référence aux nombreux remixes house dont Björk fera l’objet par la suite. Durant la French Touch, cette période d’engouement pour la musique électronique française ainsi baptisée par la presse britannique au milieu des années 1990, la chanteuse se verra remixée par les plus célèbres producteurs house hexagonaux du moment : Dimitri from Paris, Philippe Zdar, Motorbass, Ludovic Navarre et Shazz remixeront ainsi Human Behaviour en 1993 puis Isobel en 1995.

Pour expliquer cette omniprésence de l’esthétique house dans les débuts discographiques de Björk en solo, revenons sur le rôle joué par l’Angleterre dans la trajectoire de la chanteuse. Depuis la fin de l’année 1986, le groupe The Sugarcubes est signé sur l’étiquette londonienne One Little Indian et « Birthday », leur premier titre chanté en anglais, est couronné « single de la semaine » par le magazine Melody Maker en août 1987. Lors de divers concerts et tournées, Björk est ainsi amenée à séjourner à de nombreuses reprises sur le sol britannique, au moment précis où intervient un phénomène majeur de l’histoire de la musique populaire en Angleterre : le « second Summer of Love[10] ». C’est en effet durant l’été 1988, à partir de fêtes organisées dans les régions de Manchester puis de Londres, que l’Angleterre succombe définitivement aux charmes de la house de Chicago et de la techno de Detroit. Ces deux genres musicaux sont si vite assimilés par le public britannique qu’ils deviennent les catalyseurs tant d’un renouveau de la club culture du pays que de l’invention d’une nouvelle pratique festive, les raves, fameux rendez-vous festifs clandestins qui rassembleront jusqu’à plusieurs milliers de danseurs et dont Björk sera friande[11].

Le déménagement de Björk à Londres au début des années 1990 apparaît comme la suite logique de ce rapprochement avec l’Angleterre, et sa liaison amoureuse avec Clifford Price[12] illustre encore davantage sa relation aussi intime que durable avec la scène électronique britannique. Du fait de cette proximité et des amitiés liées par Björk dans le milieu des raves, nous formulons l’hypothèse que l’usage des instruments électroniques s’est naturellement imposé à elle, comme une évidence sonore venant refléter son environnement musical de prédilection. Deux citations viennent appuyer cette hypothèse, la première formulée par Björk à propos du musicien électronique Graham Massey, et la seconde énoncée par Massey à propos de la chanteuse :

Graham Massey was a real catalyst for me in the fact that I went out and did my own stuff. After being in a band with the same people for ten years, […] musically, I was craving something that didn’t fit into all that, and I felt slightly criminal by wanting something even more than that. So the person I contacted in ’89 or ’90 was Graham Massey [and] he was always completely enthusiastic and paternal [and] he believed in me which was quite important to me[13].

You couldn’t help but notice the huge shift in the culture, to the rave era. [Björk] was looking to work in that electronic realm and started doing all the things she couldn’t do in a group. […] She was exploring, throwing the whole thing wide open[14].

Trois rencontres déterminantes : Graham Massey, The Black Dog et Mark Bell

Nous évoquerons maintenant trois rencontres qui ont permis à Björk d’intégrer ces nouvelles influences à son langage musical : celle de Graham Massey à Manchester, qui accompagne Björk sur une période allant de 1991 à 1996 ; celle des musiciens du groupe The Black Dog à Sheffield, liés à la discographie de Björk entre 1993 et 1997 ; et celle de Mark Bell à Leeds, qui collabore avec la chanteuse entre 1995 et 2011 et qui donne son titre à cet article[15]. La géographie est ici significative puisque la proximité de Leeds, Manchester et Sheffield inscrit ces trois villes au sein d’une même scène musicale. En effet, dès la fin des années 1960 et donc bien avant leur adoption de la house et de la techno, les clubs du nord de l’Angleterre étaient unis par l’esthétique Northern Soul, ce mouvement social et musical porté par de jeunes Anglais férus de musique afro-américaine. Ainsi, l’avènement de la scène électronique de Manchester, symbolisée par le Summer of Love de 1988, se répercutera nécessairement à Leeds et Sheffield, du fait de cette proximité tant spatiale que musicale.

a) Graham Massey

Graham Massey a entrepris sa carrière musicale au sein des Biting Tongues, un groupe post-punk actif entre 1979 et 1989. Il a notamment enregistré pour la célèbre étiquette mancunienne Factory, bastion de groupes tels que The Happy Mondays, Joy Division et New Order. L’étiquette Factory était également propriétaire du club Haçienda, qui fit de Manchester l’épicentre du Summer of Love. Au sein des Biting Tongues, Graham Massey chantait et jouait de divers instruments, en plus de manipuler aussi des bandes magnétiques, un ordinateur Atari st, un échantillonneur et divers synthétiseurs. Massey est surtout célébré pour son rôle au sein du groupe 808 State[16], qui a produit aussi bien de la house que de la techno ou du breakbeat, et dont la plus célèbre composition se nomme Pacific (1989)[17]. Cette pièce est un classique de la house que l’on aurait alors pu entendre aussi bien en club qu’en rave, et sur lequel Björk a nécessairement dansé lorsqu’elle a découvert cette musique en Angleterre, au tournant des années 1990.

La collaboration de Massey et Björk a débuté en 1991 avec les morceaux « Ooops » et « Qmart », intégrés à l’album ex:el de 808 State. Cette rencontre s’est produite alors que The Sugarcubes était encore en activité, et Massey sera d’ailleurs l’un des remixeurs invités sur leur compilation It’s-It évoquée précédemment. En 1993, Massey remixe la chanson de Björk « Violently Happy » puis, en 1995, il collabore à « Army of Me » et « The Modern Things », que l’on retrouve sur l’album Post.

En 1996, Massey produit et mixe « Karvel », extrait du single I Miss You. La tentation est grande d’employer l’adjectif « baléarique » à propos de cette composition. La valeur scientifique du terme est certes discutable, mais son usage est parfaitement justifié lorsqu’il s’agit de la scène rave anglaise, puisque celle-ci fut directement inspirée d’Ibiza. L’esthétique de « Karvel » est ainsi produite par de longues nappes de synthétiseur qui viennent adoucir l’impression de répétition inhérente à la musique électronique de danse. La voix de Björk, au premier plan, dialogue avec une version d’elle-même très éthérée, par réverbération. Similaire à celle du rap, dont elle est issue, la rythmique breakbeat relativement énergique du morceau est nuancée par son tempo modéré (66 bpm). « Karvel » s’inscrit dans la stabilité harmonique propre à la musique électronique populaire et rappelle la sérénité de Pacific par exemple, mais aussi celle de « Magical Dream », extrait de l’album de 808 State intitulé 90 (1989), ou encore du morceau « One Day » de Björk, produit par Nellee Hopper sur l’album Debut.

b) The Black Dog

Une seconde rencontre nous conduit à Sheffield, d’où opère le trio The Black Dog, alors formé des musiciens Ken Downie, Ed Handley et Andy Turner. Leur discographie débute en 1989 dans une esthétique breakbeat propre aux raves et similaire aux productions des Chemical Brothers (album Exit Planet Dust, 1995) ou de Prodigy (album Experience, 1992), par exemple, publiées quelques années plus tard et dont le succès sera bien plus considérable. Rapidement, The Black Dog adopte cependant une tangente plus intellectuelle que le standard des raves, ce que reflète leur premier album, Temple of Transparent Balls, paru en 1993 sous l’étiquette General Production Recordings. Le trio devient l’un des piliers de l’Intelligent Dance Music, ou idm, qui s’est développée au début des années 1990, notamment grâce à l’étiquette londonienne Warp, dont les Black Dog deviendront l’un des fers de lance[18].

Dès 1993, la relation de Björk et des Black Dog aboutit à la publication d’un premier maxi promotionnel, Björk Bitten By Black Dog, proposant deux remixes des titres « Come to Me » et « Anchor Song ». Dans les deux cas, ces remixes sont relativement anecdotiques : la balade « Come to Me » prend une couleur indianisante par l’introduction d’un son de tabla, et l’accompagnement instrumental d’« Anchor Song » reçoit un traitement de mise en boucle minimaliste, sans que la voix y soit manipulée. La relation de Björk et du trio s’étend ensuite à la composition avec « Charlene » (extrait du single Isobel) et « Sweet Intuition » (extrait du single Army of Me), titres tous deux parus en 1995. La qualité durable de cette collaboration est encore illustrée sur l’album Live At Shepherds Bush Empire (1997) alors que les claviers sont occupés par deux des trois membres des Black Dog, Ed Handley et Andy Turner.

Si d’autres mises en miroir seraient possibles, un parallèle révélateur de la proximité musicale de Björk et du trio anglais peut être établi grâce aux titres « Charlene » et « Raxmus », ce dernier ouvrant l’album Spanners (1995) des Black Dog. Les points communs principaux de ces deux compositions sont explicites, relevant ici de principes proches du dub, pendant instrumental du reggae qui en conserve les principes, à l’exclusion donc de la voix. Tout d’abord, les tempi des deux morceaux sont proches et modérés (respectivement 66 et 77 bpm). Ensuite, les temps faibles sont nettement accentués, faisant en cela écho au principe du skank caractéristique de la musique jamaïcaine, qui vise à marquer les temps faibles, souvent à la guitare ou au piano. Enfin, et peut-être surtout, il faut noter le travail sur le plan sonore et la prépondérance des effets (réverbération et spatialisation, notamment), eux aussi hérités du dub jamaïcain[19].

La collaboration du trio avec Björk connaîtra une fin abrupte, brièvement relatée par Ken Downie en ces termes :

My biggest regret is the decision not to work with Bjork more. I admired her song writing abilities, and her pagan humanity but I got the feeling of being « funnelled » by her record company’s hype machine, and felt it was time to withdraw[20].

c) Mark Bell

Ce tour d’horizon nous conduit enfin à Leeds, ville de Mark Bell. Björk a entretenu avec cet artiste l’une de ses collaborations les plus prolifiques et, si les musiciens évoqués précédemment permettent de comprendre que Mark Bell n’est pas qu’une exception, il reste cependant le meilleur symbole de cette relation de Björk à la techno anglaise.

La carrière de Mark Bell s’est faite principalement sous le nom de lfo, une entité formée en 1988 et qui a pu être – selon les périodes et les morceaux – un duo ou un trio (avec Martin Williams entre 1988 et 1990, et Gez Varley entre 1988 et 1996), mais qui reste fondamentalement son projet personnel. La carrière discographique de lfo a débuté en 1990 sous cette même étiquette Warp évoquée à propos des Black Dog.

Deux extraits d’entrevues de Björk viennent illustrer le caractère singulier de sa relation avec Mark Bell, laquelle précède leur collaboration musicale :

In 1990, when the lfo album came out, I was very excited – this is when I would meet up with Mark Bell and Graham Massey in Manchester. After this, me and Mark would stay in touch and have occasional nerd phone calls where we would play each other impossible stuff to find [and] and have a freeform about how to fuck up the human voice and use certain effect units and that sort of stuff[21].

Me and Mark have a gorgeous music relationship which comes from a lot of trust. I am very grateful to him on albums like Homogenic, Selma Songs, Medúlla. He has had little ego enough to come into songs of mine that are almost complete, I have even programmed some of the rhythms, he has then come into it and added just the rhythm that was needed to complete the track. That is a very generous thing to do and not a lot of electronic artists are that flexible. They wanna storm into your song and change it all and make it into their own environment[22].

Trois parallèles entre des morceaux de Björk et de lfo

a) « I Go Humble »/« Nurture »

La collaboration de Björk et Bell débute avec « I Go Humble », extrait du single Isobel (1995) cité précédemment. Aux côtés des titres « Nature is Ancient » (album Homogenic, 1997) et « Declare Independence » (album Volta, 2007), c’est l’un des très rares morceaux cités par Björk[23] pour lesquels elle a simplement chanté, sur un accompagnement intégralement composé par Bell. De fait, « I Go Humble » rappelle immédiatement le morceau « Nurture » de lfo, extrait de Frequencies (1991), un album dont les qualités et le succès furent essentiels pour asseoir la réputation de la jeune étiquette Warp. Inspiré par la techno originelle de Detroit, Frequencies oscille volontiers entre techno et electro[24], comme peuvent le faire les artistes pionniers de la techno en général et Juan Atkins, père fondateur du genre, en particulier.

Mark Bell se démarque cependant d’autres musiciens techno européens en manipulant de nombreux éléments vocaux, ce qui est relativement fréquent dans la house, mais rare dans la techno. Malgré cet usage d’échantillons vocaux, les morceaux de l’album Frequencies n’adoptent pas pour autant de formes proches de celle de la chanson. Cependant, cette particularité illustre l’intérêt manifeste de Mark Bell pour la voix et explique naturellement la richesse de sa future collaboration avec Björk, qui s’étendra ainsi de « I Go Humble » (1995) au morceau « Dark Matter », présent sur l’album Biophilia (2011)[25].

b) « Wanderlust »/« Mummy, I’ve Had An Accident… »

La composition « Wanderlust » (album Volta, 2007), dont la programmation rythmique est réalisée par Mark Bell, est l’occasion d’un second comparatif. Björk cite en effet ce morceau comme étant issu de ces sessions durant lesquelles Bell lui faisait écouter « tons of beats of his and I will pick one[,] take it home and edit to a track of mine[26] ». Il est ici révélateur de comparer le foisonnement percussif de « Wanderlust » à celui de « Mummy, I’ve Had An Accident… » extrait de l’album Sheath (2003), produit toujours en tant que lfo, mais ici en solo par Mark Bell. On notera la proximité des programmations rythmiques, à la fois par leurs caractères syncopés et leurs tempi (65 bpm pour « Wanderlust », 69 bpm pour « Mummy, I’ve Had An Accident… »). Une même ambiguïté dans la cadence charpente également les deux morceaux, dont les tempi semblent parfois doubler : dans les passages purement rythmiques de « Wanderlust », par exemple, et dans l’intervalle techno qui articule « Mummy, I’ve Had An Accident… »[27].

c) « Pluto »/« Shut Down »

Proposons un dernier parallèle, plus riche encore que les précédents, entre un morceau composé par Mark Bell pour Björk et un autre de lfo : « Pluto », issu d’Homogenic (1997) – album presque entièrement produit par Bell – et « Shut Down », extrait de l’album Advance (1996) de lfo paru l’année précédente. Ce cas évoque les différentes réflexions de Björk sur la relation entre musique électronique et nature, puisque l’artiste affirmait au magazine Q, en 1997, que « techno and nature is the same thing[28] » ; cette même relation fait également l’objet d’une interrogation formulée par Björk la même année :

I asked myself if there is such a thing as Icelandic techno, and how it could sound. Well, in Iceland, everything revolves around nature, 24 hours a day. Earthquakes, snowstorms, rain, ice, volcanic eruptions, geysers… Very elementary and uncontrollable. But at the other hand, Iceland is incredibly modern ; everything is hi-tech[29].

« Pluto », le morceau le plus techno que compte la discographie de Björk, exprime bien cette dualité tant son énergie tellurique semble générée par ses sonorités électroniques. À l’écoute de ces deux morceaux, ce sont d’ailleurs les tempi qui retiennent d’abord notre attention : 149 bpm pour « Pluto », 137 bpm pour « Shut Down ». Particulièrement élevées pour de la techno, ces vitesses s’approcheraient plutôt de celles rencontrées dans la hard techno, voire le hardcore, deux styles de techno plus rapides, aux sonorités plus industrielles et bruitistes. Malgré son tempo, « Shut Down » conserve cependant les caractéristiques classiques de la techno : la composition est dépourvue de tout motif mélodique dont la durée dépasserait une mesure, tandis qu’un état de tension statique est produit par une nappe de synthétiseur, sorte de pédale infinie dont les paramètres sonores évoluent subtilement tout au long du morceau. On notera également la structuration parfaitement claire du titre, par ajouts ou retraits d’éléments selon une carrure stricte.

« Pluto » est lui aussi dénué d’une mélodie à proprement parler, remplacée par un ostinato chromatique ascendant, sonorisé de différentes manières. Le traitement extrême de la voix hurlante et distordue qui caractérise la deuxième moitié du morceau rappelle les furieuses distorsions qui agrémentent le dernier tiers de « Shut Down ». Si « Pluto » adopte également une rythmique techno, il emprunte aussi des voies chaotiques propres à l’univers de Björk, ce qui nous semble efficacement symbolisé par le positionnement du son de grosse caisse : son entrée tardive et arbitraire se fait sur la quatrième mesure de la carrure (0:26) au lieu de la suivante, comme on s’y attendrait dans un cadre strictement techno, et ses retours en fin de breaks interviennent sur des troisièmes temps, au lieu du premier de la mesure suivante (1:04, 2:26). Cette dernière comparaison nous semble pleinement refléter l’adaptabilité réciproque des deux musiciens, autant que leur estime mutuelle.

*

Les qualités humaines de Björk semblent s’être traduites par des collaborations artistiques d’une grande richesse, qui sont autant d’invitations à découvrir la musique de ces musiciens, parfois confidentiels, qui ont pourtant durablement contribué à sa carrière. À ce titre, nous ne pouvons qu’encourager une étude comparée, plus systématique que la nôtre, entre les caractéristiques propres de Graham Massey, des Black Dog ou de Mark Bell, et la transposition de leurs singularités au sein de leur travail avec la chanteuse.

En cherchant à mettre en lumière le rôle joué par des musiciens issus de la scène rave du nord de l’Angleterre dans la constitution du son électronique de Björk, nous pensons surtout avoir découvert une spécificité inexplorée de cette musicienne, celle d’avoir su puiser une inspiration nouvelle dans le renouveau électronique de la scène musicale populaire anglaise, dont elle a été un témoin privilégié. Au carrefour du trip-hop (par le biais de Nellee Hooper et Howie B), de la simplicité de la house (grâce à Graham Massey), de l’expérimentation drum’n’bass (au contact de Goldie), et de la profondeur electro et techno (sous l’égide des Black Dog et de Mark Bell), Björk a su assimiler l’ensemble de ces influences pour proposer une musique dont la dimension électronique semble toujours faire partie intégrante de son processus de composition. Comme le synthétise Graham Massey, Björk « never tried to fit in with any electronic movement, she just took the ideas and got personal with it[30] ».