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En janvier 2015, trois attentats ont été perpétrés à Paris : l’attaque au Charlie Hebdo, la prise d’otages à l’Hyper Cacher et la fusillade à Montrouge. Ces événements ont généré diverses formes d’expression dans l’espace public. À titre d’exemple, des étudiants en journalisme ont proposé de faire du 11 janvier une journée internationale de la liberté d’expression, d’autres ont fait des dessins accompagnant des articles de fond qu’ils ont publiés dans une édition spéciale du Quotidien de l’école de journalisme de Toulouse et des blogues ont été créés pour laisser libre cours aux diverses réflexions sur les attentats sur le territoire français.

À travers ces prises de parole, certains ont critiqué la couverture médiatique des journalistes en soutenant que ces derniers ont mis en danger la vie des otages de l’Hyper Cacher en diffusant des informations sur les opérations policières en direct, ou en faisant la promotion du terrorisme en diffusant des photos des assaillants et des victimes. En réponse à ces critiques, un groupe de chercheurs du laboratoire de recherche « Communication et politique » (LCP-IRISSO, UMR 7170)[1] s’est regroupé pour organiser une journée d’étude afin de se questionner sur la couverture médiatique de ces événements. L’ouvrage Le défi Charlie : les médias à l’épreuve des attentats recense les actes de cette journée d’études. Certains auteurs qui désiraient contribuer à la réflexion ont par ailleurs complété l’ouvrage par des travaux qui n’ont pas été présentés lors de cette journée. L’ouvrage collectif a été dirigé par Pierre Lefébure et Claire Sécail. Pierre Lefébure, docteur en sciences politiques, s’intéresse particulièrement à la communication politique, à la participation politique ainsi qu’à la psychologie politique. Claire Sécail, chargée de recherche au CNRS, étudie, quant à elle, les médias dans le système politique et le traitement médiatique judiciaire et criminel. Les travaux des auteurs sur l’attentat au Charlie Hebdo survenu le 7 janvier 2015 sont présentés dans l’ouvrage selon trois thèmes : le temps de l’attaque, le temps de la marche et le temps du débat.

Le temps de l’attaque

Cette première partie de l’ouvrage est particulièrement intéressante pour les chercheurs concernés par la médiatisation en période de crise ou d’attentat. Les contributions, portant directement sur l’attaque au Charlie Hebdo y sont pertinentes et comportent des méthodologies concrètes et claires relevant d’une veille médiatique. Les travaux présentés sont complémentaires, car ils abordent sous des angles distincts la médiatisation de l’événement.

D’abord, Katharina Niemeyer démontre que les unes journalistiques des 8 et 12 janvier ont été influencées par des publications d’amateurs sur le web ainsi que par des sources journalistiques traditionnelles telles des agences de presse. À titre d’exemple, des captures d’écran du slogan « Je suis Charlie » et d’une vidéo amateur précitée sur le web montrant les attaquants tuant un policier ont été reprises intégralement en premières pages des journaux.

Pour la deuxième contribution, Lefébure affirme que l’attentat de Charlie Hebdo était une attaque à la liberté d’expression. Ce dernier a analysé l’approche adoptée par certains humoristes français pour parler de l’attaque au Charlie Hebdo. Selon lui, la liberté d’expression n’a pas été atteinte, puisque les humoristes se sont permis de blaguer malgré l’attentat.

Dans la dernière contribution de cette section, Pierre-Emmanuel Guigo a examiné le traitement médiatique des communications du président français François Hollande à la suite de l’attaque. L’auteur explique que, par ses discours et ses apparitions publiques, Hollande a cherché à montrer qu’il était aux commandes. Notamment, il a publié des photos de lui et de son équipe lors de réunions de crise et a tenté de solenniser sa parole présidentielle en rappelant la gravité des faits (par ex., faire le bilan des morts) et en modifiant le débit de ses élocutions selon les thèmes abordés. En analysant les commentaires des journalistes, Guigo en a conclu que, pendant la crise, la couverture médiatique de François Hollande lui a été plus favorable qu’à l’habitude.

Le temps de la marche

Le lien social se définit comme ce qui relie les acteurs dans un système social et ce qui décrit les modalités du vivre-ensemble (Katambwe, 2011). Sans le nommer de cette façon, les quatre textes de cette partie abordent, à leur manière, des aspects du lien social.

Pour la première contribution de cette deuxième section, Sécail analyse la couverture médiatique de la Marche républicaine du 11 janvier 2015. Ce jour-là, ce sont près de 4 millions de personnes qui ont marché sur le territoire français pour rendre hommage aux victimes ou pour appuyer les principes républicains, d’où le nom de « Marche républicaine » attribué à cet événement. En mettant l’accent sur le nombre de manifestations ainsi que sur la quantité de manifestants, les journalistes ont contribué, selon l’auteure, à rendre la journée historique.

Ensuite, Romain Badouard aborde le mouvement social « Je ne suis pas Charlie », qui s’est déroulé en parallèle du mouvement « Je suis Charlie ». Les partisans de « Je ne suis pas Charlie » condamnent eux aussi les attentats, mais désapprouvent la ligne éditoriale du journal Charlie Hebdo. Plusieurs jours se sont écoulés avant que les journaux traditionnels se tournent vers ce mouvement alors que, sur le web, cela a été instantané. Ainsi, Badouard, dans sa contribution, a analysé 100 prises de parole sur le web en rapport avec ce mouvement. Ces observations lui permettent d’avancer que les réseaux sociaux sont de plus en plus perçus comme étant des « opportunités de prises de parole pour des populations peu visibles dans l’espace public » (p. 188).

Dans le dernier texte de cette partie, Joël Gombin, Bérénice Mariau et Gaël Villeneuve expliquent que les jours suivants l’attentat au Charlie Hebdo s’est dessiné un consensus populaire pour le soutien aux victimes. Très peu de messages discordants ont été observés sur Twitter. Cette communion aurait empêché les opinions racistes et xénophobes de sortir dans l’espace public :

L’ampleur de l’événement et de l’émotion qu’il génère réduit la variabilité des opinions et conduit souvent à l’usage d’un discours aphoristique (énoncé succinct d’une vérité fondamentale) et à la diffusion d’images témoignant d’une émotion collective. L’expression de l’émotion constitue alors une forme sociale attendue, son absence pouvant apparaître comme suspecte (p. 236).

Cependant, selon les auteurs, la parution de la première édition de Charlie Hebdo à la suite des attentats a mis fin au consensus. Cette parution a alors changé, ce que l’auteur nomme le « symbole Charlie », pour laisser place à Charlie Hebdo, journal qui détient une ligne éditoriale non consensuelle.

Le temps du débat

La dernière partie du livre présente certains débats qui ont eu lieu à la suite des attentats. La contribution de Lefébure et Sécail s’inscrit bien dans la dernière section du recueil. Ils y font l’analyse du contenu de 1 047 courriers électroniques reçus par le médiateur de l’information de la chaîne de télévision France 2 entre le 7 et le 20 janvier 2015, qui portaient sur le traitement médiatique des attentats. Il s’avère que la majorité de ces plaintes était directement liée à la journée du 9 janvier, journée où France 2 a été condamnée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA)[2]. Les plaintes concordaient avec les reproches apportés par le CSA.

La dernière contribution, coécrite par Lefébure, Niemeyer et Sécail, rassemble l’ensemble des contributions du recueil. Ils nous y présentent une critique honnête et un regard assez juste du travail effectué. En effet, malgré la pertinence sociale des travaux, certains aspects de l’objet de recherche restent dans l’ombre. Ceux-ci soulèvent notamment l’oubli du média radiophonique dans les analyses, et ce, malgré que Le défi Charlie porte sur les médias en général. Pourtant, plusieurs chaînes de radio ont diffusé des émissions spéciales et six d’entre elles ont même été sanctionnées pour avoir mis en danger la vie d’otages en divulguant des informations concernant les opérations en cours ou qui n’avaient pas encore eu lieu. Ensuite, les chercheurs ont effectué ces travaux rapidement après les attentats, sans avoir beaucoup de recul sur les évènements et ceci pourrait avoir une l’incidence sur l’« objectivité » de leurs travaux – ce que les auteurs appellent « présentisme ». Néanmoins, Lefébure, Niemeyer et Sécail affirment avoir utilisé les outils nécessaires pour conserver une certaine distance. Finalement, les auteurs soulignent qu’aucun entretien n’a été réalisé dans le cadre de ces travaux. L’expérientiel n’a donc pas été investigué dans ce recueil, ce qui aurait apporté un éclairage complémentaire.

Malgré ces lacunes, il faut garder en tête que les attentats de Paris sont encore récents et la médiatisation comporte une multitude de variables. Il apparaît donc impossible d’aborder toutes les spécificités de ce phénomène dans un seul recueil. De fait, Le défi Charlie reste pertinent dans la recherche sur la médiatisation lors d’attentats, puisque

[l]e terrorisme vise la médiatisation, recherche la visibilité, convoite la postérité par l’image au-delà de son entreprise mortifère. Terroriser les consciences pour mieux soumettre la volonté ou susciter la reddition morale. Avec la télévision et internet, la visibilité obtenue est d’une telle ampleur et d’une telle immédiateté que la médiatisation s’avère consubstantielle au terrorisme. Le statut de l’image en devient tout à fait essentiel, car c’est elle qui frappe le plus profondément l’esprit (p.366).

Médiatiser les actes terroristes impute de grandes responsabilités aux acteurs journalistiques, car la couverture médiatique peut faire écho au terrorisme. Dans le cas spécifique des attentats de Paris, le CSA a sanctionné sept chaînes de télévision et six postes de radio pour des manquements à leurs responsabilités. Partant de ce constat, l’analyse de cet objet de recherche s’avère des plus pertinente afin d’améliorer le traitement médiatique éventuel d’événements similaires. Nous l’avons souligné, les médias ont publié des informations qui auraient pu avoir des conséquences importantes. Cela a mené la population à se mobiliser face au traitement médiatique des journalistes. « [U]ne partie du public avait ardemment défendu cette idée que tout n’était pas montrable et que l’une des retenues éthiques consistait à ne pas diffuser en boucle les visages des terroristes » (p. 369). Une pétition a même été mise en place pour ne pas que les journalistes nomment les assaillants ou montrent les photos des visages de ces derniers afin d’éviter de promouvoir le terrorisme.

Plus de travaux sur les médiatisations des attentats sont souhaitables. Ceux-ci pourraient examiner, entre autres, la couverture médiatique à l’international, la réception des contenus médiatiques ou la perception des dirigeants d’organes de presse quant à leurs responsabilités lors d’attentats.