Article body

Le rôle des réseaux socionumériques en communication politique ne fait que croître depuis la campagne électorale de Barack Obama en 2008 (Towner et Muñoz, 2017). En 2017, Justin Trudeau, premier ministre canadien élu en 2015, chef du Parti libéral du Canada et fils du 15 e  premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, détient la 13 e  place du classement des personnalités politiques les plus populaires sur Instagram (Annexe 1; Statistica, 2017). Si Facebook et Twitter bénéficient déjà de l’attention de nombreux chercheurs, l’état des recherches traitant du recours à Instagram en politique est encore à un stade exploratoire (Bossetta, 2018; Filimonov, Russman et Svensson, 2016; Jung, Tay et al, 2017; Lalancette et Raynauld, 2017; Liebhart et Bernhardt, 2017; López-Rabadan et Domenech-Fabregat, 2018; Towner et Muñoz, 2017).

En outre, Instagram est surtout centré sur l’importance du visuel, souvent plus mémorable que les contenus verbaux et écrits (Grabe et Bucy, 2009, cité dans Lalancette et Tourigny-Koné, 2017). Selon Schill (2012), «  the visual aspects of political communication remain one of the least studied and the least understood areas  » (119). Or l’aspect visuel joue un rôle important dans la construction de l’ ethos d’un acteur politique et dans la création d’une connexion émotionnelle. En effet, si le caractère-clé du visuel avait déjà été souligné par la prégnance de la télévision comme média d’information politique (Schill, 2012), l’usage d’Instagram et des autres réseaux socionumériques s’inscrit dans une nouvelle vague de la communication politique où le visuel prend encore plus d’importance. Ainsi, l e 21 e  siècle est marqué par (1) des cultures représentationnelles et (2) des cultures de présentation, la culture en ligne agissant comme source d’expansion de cette culture de présentation (Marshall, 2010). Par ailleurs, le contenu iconographique matériel des profils officiels des personnalités politiques sur les réseaux socionumériques forme la base des images immatérielles, qui peuvent être utilisées comme premiers indicateurs pour une étude des images (Müller et Geise, 2015). Combinant à la fois le visuel et le discursif, Instagram pourrait se révéler être un outil de campagne efficace. C’est pourquoi, dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à l’utilisation d’Instagram en tant qu’outil stratégique de communication politique. Plus particulièrement, à la façon dont l’ ethos de Justin Trudeau se révèle à travers son discours et ses représentations photographiques sur Instagram. Cette recherche contribue ainsi à combler le vacuum scientifique quant à l’utilisation d’Instagram, et par extension du visuel, par nos dirigeants politiques.

Concernant les limites temporelles de notre corpus, nous nous focalisons sur la campagne électorale fédérale canadienne (du 3 août 2015 au 19 octobre 2015), la période de campagne officielle constituant la communication politique dans sa forme la plus observable. Notre période d’analyse s’étend aux 100 premiers jours du gouvernement de Justin Trudeau (du 20 octobre 2015 au 12 février 2016), afin d’accroître le nombre de publications étudiées, mais aussi en raison de l’importance symbolique de cette période en communication. Passé ce délai, Justin Trudeau semble ne plus être considéré comme candidat nouvellement élu, mais comme ayant pris pleinement possession de son poste de premier ministre. Le compte Instagram du personnage politique [1] met lui-même en exergue l’importance symbolique de la fin de cette période, la considérant comme une «  milestone  » en utilisant les hashtags «  # first100 » et « #100jours ». Il faut en effet attendre la fin des 100 premiers jours pour voir apparaître Trudeau dans son bureau pour la première fois. Selon Radio-Canada [2] , cette tradition symbolique consistant à juger le gouvernement sur la base du travail accompli durant ses 100 premiers jours trouve son origine aux É tats-Unis durant les années 1930. Il est toutefois important de souligner que nous nous référons à ce délai dans un but pragmatique et que ce n’est en aucun cas l’affirmation de sa valeur de prédication. Finalement, il est important de rappeler le caractère permanent de la campagne électorale au 21 e  siècle (Marland, 2003).

Cet article tente de répondre à la question suivante : « Comment l’ ethos de Justin Trudeau est-il révélé à travers son discours et son contenu iconographique sur Instagram durant la campagne électorale canadienne de 2015 et les 100 premiers jours de son gouvernement? » Notre article sera divisé en trois parties : la revue de la littérature et la définition des concepts-clé; l’exposition de la méthodologie; et la présentation et l’interprétation des résultats.

Cadre théorique : constructivisme, personnalisation et ethos numérique

Une approche constructiviste : le cadrage en politique

Avant toute chose, nous souhaitons situer la recherche dans une épistémologie globale, celle de l’«   approche constructiviste   ». Nous adoptons un point de vue selon lequel la perception que nous avons des hommes et des femmes politiques n’est pas le reflet fidèle de la réalité, mais une co-construction entre récepteurs et énonciateurs, dans laquelle les conseillers en communication détiennent un rôle important (Lemieux, 2012). Nous pouvons faire un lien entre le rôle tenu par les conseillers en communication, ou spin doctors [3] , et le « marketing politique », défini comme « l’application des techniques de marketing par les organisations politiques et les pouvoirs publics pour susciter le soutien concentré ou diffus de groupes sociaux ciblés » (Gerstle et Piar, 2010, p. 45). Ce domaine d’expertise suppose qu’il est possible de comparer le comportement des consommateurs et celui des citoyens. On vend un produit-candidat en persuadant la cible (les électeurs) de ses qualités qu’on adapte au préalable aux demandes de la cible.

Or projeter les qualités désirées d’un personnage politique demande le contrôle du discours de l’information. Au minimum, il s’agit de se prémunir contre ce que Goffman (1959) appelle les «  unmeant gestures  », menant à une disruption de la performance. Ainsi, les conseillers en communication tentent de contrôler la façon dont leurs clients sont perçus publiquement grâce à la publicité, la gestion de l’actualité, les communiqués de presse, les interviews, l’usage du spin [4] , les formations aux médias et la campagne permanente ( Coulomb-Gully, 2001; Gourévitch, 1998; Marland, 2013, 2017).

Lorsque l’audience croit au « bon caractère » de l’orateur, ses opinions vont être acceptées plus rapidement (Holt, 2015). Il est dès lors important d’accroître sa crédibilité en tant que personnage politique. Il s’agit de mettre en lumière l’intentionnalité de la routine de sélection et de présentation sur Instagram. Les personnalités politiques ont leur photographe personnel, qui bénéficie d’un accès privilégié à leur vie professionnelle et semi-privée. Adam Scotti (photographe officiel de Justin Trudeau depuis 2010) déclare : «  If the door’s closed, I don’t have to ask. I can also count on one hand the amount of times I’ve been told, “Don’t come in right now [5] . ”  » Selon Scotti, Trudeau a l’habitude de la caméra et est à l’aise devant celle-ci. Il comprend l’importance des photos et à quoi elles servent . Les photos sont ensuite sélectionnées et agencées avec soin par l’équipe de relations publiques (Liebhart et Bernhardt, 2017, p. 16). Kate Purchase, la directrice de communication de Trudeau, considère Scotti comme «  a great asset […] He really provides us with another medium to tell our story and to tell the Prime Minister’s story [6] . »

Toutefois, si certains consultants parlent de « création » de l’ ethos d’un candidat, d’autres optent plutôt pour les termes d’ encadrement ou d’ ajustement (Giasson, 2006). Cette deuxième catégorie insiste sur l’impossibilité de créer un personnage politique de toutes pièces. L’ ethos public se basant avant tout sur la personnalité de l’acteur politique, dont il s’agit alors de modérer les faiblesses et de souligner les forces. Une des préoccupations principales des conseillers politiques consiste à s’assurer du respect de l’authenticité de leur candidat : « il faut que l’image reflète la réalité. Il faut que ça colle à la réalité de la personne. On ne peut pas créer un personnage » (Giasson, 2006, p. 372).

Nous pouvons ainsi établir un lien entre l’approche constructiviste et le concept de cadrage , qui peut être défini comme un processus par lequel certaines dimensions sont mises en évidence au détriment d’autres en vue de promouvoir une interprétation particulière, une construction d’un problème, ou une évaluation morale (Grabe et Bucy, 2009, cité dans Howe-Conlin, 2016). Selon Reese, Gandy et Grant (2001) «  the special quality of visuals – their iconicity, their indexicality, and especially their syntactic implicitness – makes them very effective tools for framing and articulating ideological messages  » (cité dans Howe-Conlin, 2016, p. 12). Le concept de cadrage est donc central dans la construction de l’ ethos de Justin Trudeau sur Instagram. Le framing est ainsi effectué à travers la rhétorique, les images sélectionnées, la présentation des publications, etc., et peut avoir un impact fondamental sur les résultats politiques en privilégiant certains aspects de la réalité, et en en relayant d’autres au second plan (Howe-Conlin, 2016). Ce cadrage médiatique a pour fonction de décomplexifier la réalité, en la rendant compréhensible et chargée de sens.

Malgré cela, il est important de nuancer cette approche en mettant l’accent sur le caractère négocié de cette construction. En effet, si les spin doctors mettent en place des stratégies de présentation de soi (Goffman, 1959), ce n’est pas sans tenir compte des retours de l’audience. En effet, le profil numérique ne traduit pas une vision rationaliste de l’individu, sélectionnant rigoureusement les aspects qu’il veut promouvoir sans prise en compte des participants. On se situe dans une négociation de la mise en scène de soi, contrainte par la norme sociale et le dispositif technique (Coutant et Stenger, 2010).

Un contexte marqué par la personnalisation et la spectacularisation

Filimonov, Russmann et Svensson (2014) soulignent l’importance de la personnalisation sur Instagram, ainsi que la forte présence des candidats de tête. Au sein des démocraties industrielles avancées, la communication politique est de plus en plus personnalisée et l’attention médiatique s’oriente davantage vers la vie privée des politiciens (Stanyer, 2013). La personnalisation désigne le processus par lequel les personnages politiques deviennent le critère d’interprétation et d’évaluation des personnalités politiques au sein de l’arène politique (Balmas et Sheafer, 2011, dans Lalancette et Raynauld, 2017). Ainsi, la personnalité des candidats accroît de plus en plus son poids dans le choix électoral, aux dépens des considérations idéologiques et partisanes (Andre et al. , 2015), tandis que la privatisation , ou intimisation , désigne l’attention médiatique sur les caractéristiques et la vie intime des candidats. Selon Corner (2003, cité dans Street, 2004), les hommes et les femmes politiques agissent dans trois sphères différentes, mais chevauchantes : la sphère du publique et populaire, la sphère des institutions politiques et des procédures et la sphère privée. La dernière croise la sphère publique au niveau de la projection stratégique publicitaire de la vie privée et des révélations journalistiques sur la vie privée des candidats (Corner, 2003, cité dans Street, 2004). C’est ce chevauchement que Stanyer (2013) désigne par le concept d’ intimisation  : flux d’informations et d’images circulant entre la sphère privée et la sphère publique médiatisée.

Par ailleurs, la spectacularisation désigne la transformation de la politique en spectacle opérée par les médias ( Pellisser et Pineda, 2014 ). Celle-ci entraîne une modification du discours public sur le plan de sa forme, de la mise en scène de l’information et, a fortiori , du contenu. En effet, avec l’arrivée de la télévision dans les années 1960, les politiques se sont professionnalisés en vue d’apprendre à maîtriser ( media trainings ) le langage télévisuel, comment interagir avec la caméra, etc. Cela dans un contexte de post-vérité, défini par l’encyclopédie d’Oxford comme «  relating to or denoting circumstances in which objective facts are less influential in shaping public opinion than appeals to emotion and personal belief » Pellisser et Pineda (2014) définissent cinq indicateurs de la spectacularisation : 1) la présence de thèmes légers; 2) l’intense personnalisation; 3) la tendance vers l’émotionnel et l’approche humaine; 4) la proéminence d’actions individuelles sur l’explication d’idées; et 5) l’usage d’images au format spectaculaire (filtres, perspectives, localisations, mise en scène, etc.). Ainsi, la spectacularisation permet de simplifier le message et de créer une connexion émotionnelle avec l’audience (Balmas et Sheafer, 2013).

Cette réflexion s’insère dans l’extension du concept de sphère publique développée par Jürgen Habermas (1962), selon qui la sphère publique était dominée par le débat critique et argumentatif, caractéristique de la démocratie. Aujourd’hui, cette sphère publique ne se limite plus à la rationalité et y lie l’émotivité orientant l’ensemble des communications médiatiques et sociétales. Selon McGuigan (2000), la spectacularisation, la personnalisation et l’importance croissante du pathos sont symptomatiques d’un type particulier de sphère publique qu’il désigne sous le nom de « sphère publique culturelle », «  which operates routinely according to affectivity, emotionally and sensuously, alongside the effectivity of the official public sphere of politics where questions of information flow, popular cognition and rational debate are paramount matters of concern   » (p. 2).

Ce contexte est inextricablement lié au concept de célébrité , désignant ceux qui, par les médias de masse, profitent d’une plus grande présence et d’un spectre plus large d’activité et d’agence que le reste de la population. Nous nous concentrerons ici sur un type de phénomène lié à la célébrité et nommé par John Street (2004) sous le terme de «  celebrity politico  ». Celui-ci désigne les acteurs politiques qui utilisent les artefacts, les icônes et l’expertise de la culture populaire pour améliorer leur ethos et communiquer leurs messages.

L’ethos numérique en communication politique

Tout d’abord, il est important de délimiter l’usage de la notion d’ ethos dans le cadre de notre recherche. Amossy (1999) définit la construction de l’ ethos comme l’activité consistant à faire bonne impression, à l’élaboration d’une image de soi favorable en vue de lui conférer crédibilité et autorité. Il distingue trois plans disciplinaires liés à la notion d’ ethos  : l’ ethos d’Aristote, étudié à travers la rhétorique en tant qu’effet d’une stratégie du locuteur; la conception linguistique, portée par Ducrot (1984) et Maingueneau (2002) à travers l’analyse de discours; et l’approche sociologique de la « présentation de soi » descendant de Goffman (1959) et s’intéressant à l’ ethos dans le contexte des interactions sociales.

Introduite par Aristote dans son œuvre la Rhétorique , l’ ethos peut-être défini comme « l’image de soi que le locuteur construit dans son discours pour exercer une influence sur son allocutaire » (Charaudeau et Maingueneau, 2005, p. 82). La théorie aristotélienne place l’ ethos au cœur d’un triangle de moyens de persuasion-clé, aux côtés du logos et du pathos . Le logos fait référence à « la capacité de construire un discours rationnel et argumenté », tandis que le pathos renvoie à « la capacité d’utiliser le registre de l’émotion pour toucher son public » (Koutroubas et Lits, 2011, p. 231). L’ ethos est ainsi désigné comme un moyen de persuasion technique, issu d’un travail discursif du locuteur et lié à l’énonciation même. L’ ethos d’Aristote est à distinguer du savoir extradiscursif sur l’orateur en tant qu’être empirique (Burbea, 2014; Maingueneau, 2002), chaque nouveau discours faisant table rase des opinions et savoirs passés. Parallèlement, la linguistique distingue l’«  ethos préalable » ou « prédiscursif », qui désigne ce que l’on perçoit du locuteur en tant qu’être empirique, en tant que sujet psychosocial, tandis que l’«  ethos discursif » d’Aristote est rattaché aux rôles énonciatifs tenus par le locuteur, en fonction de la scénographie de ses actes de langage (Perrin, 2012).

Dans le domaine des sciences sociales et à la suite d’Amossy (1999), Lalancette (2012) insiste sur l’interdépendance des deux points de vue, considérant l’ ethos au croisement de l’ ethos préalable et de son équivalent discursif. En outre, dans le domaine politique, la plupart des orateurs sont constamment présents sur la scène médiatique, l’ ethos discursif devient donc difficilement dissociable des représentations de l’ ethos préalables à l’acte d’énonciation (Maingueneau, 2002). À l’instar de la définition d’Isocrate, dans le cadre de la construction d’un profil sur les réseaux socionumériques, l’ ethos ne peut être considéré comme limité à un artefact rhétorique spécifique. En effet, l’accessibilité et la disponibilité des profils numériques a un impact non négligeable lorsque nous considérons la construction de l’ ethos. Chaque nouvelle énonciation va infirmer ou confirmer les représentations antérieures de l’ ethos de l’orateur. Ainsi, parallèlement à Amossy (1999) et à Holt (2015), nous situons d’abord l’ ethos dans le contexte de sa construction perpétuelle.

Ensuite, en parallèle avec l’approche sociologique de Goffman (1959) et par contraste avec les approches aristotéliennes et linguistiques (Ducrot, 1984), nous adoptons ici une définition multimodale du concept d’ ethos . Celle-ci prend en compte non seulement l’ ethos discursif construit au travers des légendes des publications Instagram, mais aussi les signes émanant de la communication non verbale sur la plateforme. L’ ethos renvoie donc tant aux indices verbaux (le choix des mots, les arguments mobilisés, les modalisateurs, les embrayeurs, etc.) par lesquels l’orateur pose sa marque sur l’énoncé (Burbea, 2014), qu’aux éléments extraverbaux ou coverbaux, tels que la voix, le ton, les gestes, la tenue vestimentaire, la posture, etc. (de Chanay et Turbide, 2011). En effet, si la rhétorique souligne la dimension technique du discours, l’usage des comportements coverbaux fait également l’objet d’une réflexion stratégique (de Chanay et Turbide, 2011).

Par ailleurs, l’approche sociologique de Goffman (1959) insiste sur la dimension interactionnelle de l’ ethos à travers le concept de la présentation de soi . Il s’agit d’une représentation qu’on a de soi-même et qu’on tente de projeter sur les autres dans les contextes de présence sociale, à travers une performance. Comme chez Aristote, l’ ethos préalable est renégocié à chaque nouvelle interaction; il peut être confirmé, modifié, voire invalidé (Amossy, 1999). Toutefois, dans le cas de notre recherche sur Instagram, nous nous concentrons sur la rhétorique et l’analyse des publications du compte Instagram de Justin Trudeau comme partie intégrante d’une stratégie politique, sans prendre en compte l’engagement ou les réactions suscitées par celles-ci (commentaires, partages, likes ). Cependant, nous considérons une dimension interactionnelle, dans la mesure où Justin Trudeau et ses conseillers en communication prennent en compte les réactions et le public auquel ils s’adressent pour établir la stratégie qui orientera les publications sur Instagram. Selon Coutant et Stenger (2010), le profil des utilisateurs sur les réseaux socionumériques est « une face que l’individu va construire et négocier avec autrui » (p. 49).

Enfin, il nous semble important de distinguer le terme d’ ethos de celui d’ image . Parallèlement, Müller et Geise (2015) désignent l’image comme une construction mentale d’un objet ou d’une personne, générée sur la base d’images, de faits, d’associations, d’expériences de jugement (médiatiques) perçues consciemment ou inconsciemment. Ainsi, si les concepts d’image et d’ ethos sont inextricablement liés, l’ ethos se réfère davantage aux représentations négociées à propos de la crédibilité et du caractère de l’orateur, tandis que l’image désigne davantage l’impression psychologique (Marland, 2013) résultant de ces représentations.

Dans le cadre de cet article, nous optons donc pour une conception de l’ ethos située au croisement de l’ ethos prédiscursif social et de l’ ethos discursif. En outre, à la suite de Turbide et de Chanay (2011), cette recherche s’inscrit dans une volonté d’articulation des dimensions multimodales des discours politiques, en combinant l’analyse des indices verbaux et visuels. Il est aussi nécessaire de mettre en évidence le caractère « socionumériquement » construit de l’ ethos faisant l’objet de notre étude, lequel est contraint par des codes médiatiques intrinsèquement liés à la plateforme. Finalement, il nous semble important de lever le voile sur l’« hyperconscience » des personnalités politiques à propos de leur ethos , faisant l’objet d’une stratégie dans un contexte de spectacularisation (Ebacher et Lalancette, 2012).

Entre analyse de contenu catégorielle et analyse de discours

Le dispositif prend forme à travers une analyse de contenu catégorielle consistant à comptabiliser et à comparer l’occurrence de certains éléments iconographiques et textuels, regroupés en catégories significatives. Selon l’analyse de contenu catégorielle, plus fréquemment une catégorie est utilisée, plus significative celle-ci est. Cette méthode rentre dans le cadre des démarches quantitatives (Van Campenhoudt et Quivy, 2011) et a été réalisée à l’aide du logiciel de tabulations Excel de la suite bureaucratique Microsoft Office.

En complément de l’analyse de contenu catégorielle, les légendes des publications Instagram du compte de Justin Trudeau ont été analysées suivant certains éléments issus de l’analyse de discours. En effet, notre dessein est d’étudier les publications Instagram sous leur forme la plus exhaustive, en nous penchant non seulement sur le visuel, mais également sur le discours qui « ne se contente pas de décrire un réel qui lui préexiste mais construit la représentation du réel que le locuteur souhaite faire partager par son allocutaire […]. Le discours a donc un objectif performatif : c’est un acte volontariste d’influence » (Seignour, 2011, p. 31).

Les légendes Instagram de Justin Trudeau sont donc considérées en tant que parties intégrantes de la stratégie de campagne et de communication gouvernementale postélectorale. L’unité d’analyse est la publication Instagram, comprenant l’image, mais aussi la légende et les hashtags , ou le discours dans le cas de la vidéo de l’échantillon. À travers l’analyse discursive, notre rôle est d’identifier les marqueurs de la visée persuasive du corpus textuel, sous le prisme de la construction de l’ ethos du candidat et premier ministre nouvellement élu (Seignour, 2011). Cette étape méthodologique inclut l’analyse quantitative du système d’énonciation, des champs sémantiques, de la nature des arguments et du discours en général, ces éléments étant ensuite interprétés de façon qualitative. Nous nous appuyons sur le logiciel de sémantique Tropes, créé par des chercheurs en psychologie sociale (Seignour, 2011), qui facilite et objective le processus analytique « en faisant apparaître de façon systématique, sans qu’aucun choix ne soit opéré, les « nuances invisibles à l’œil nu » (Baudelot, cité dans Seignour, 2011, p. 43). Il est important de noter que le logiciel ne fut qu’un outil dans le calcul de la présence des catégories discursives. Une fois identifiées grâce au logiciel, cela de façon isolée dans les deux langues, les catégories et les tendances discursives ont été réincorporées au corpus et analysées dans leur globalité, en connexion avec les documents iconographiques.

Enfin, notre étude peut être catégorisée comme une étude de cas qui porte sur la personnalité politique de Trudeau, et constitue donc une analyse d’un cas particulier, ne pouvant être généralisée à l’ensemble des personnages de la classe politique (Cresswell et Clark, 2007). À l’instar de Lee Cronbach (1975), nous souhaitons souligner l’importance de l’évaluation du degré de transférabilité entre deux contextes avant toute transposition. La transférabilité renvoie à la concordance entre le contexte d’émission et celui de destination. Ainsi, nous transformons un problème de représentativité en une question de transférabilité (Latzko-Toth, 2009). Dès lors, si le contexte d’une étude A est suffisamment congruent au contexte de l’étude B, il sera possible de transférer certains résultats d’une recherche à l’autre (Gomm, Hammersley et Foster, 2000). En effet, l’étude de cas est caractérisée par la description dense du terrain et fait le lien entre l’empirique et le théorique.

Concernant notre corpus, 46 publications (45 photos et une vidéo) ont été archivées pour la période considérée dans cette étude (du 3 août 2015 au 12 février 2016). Nous avons développé une grille de catégories de codage inductive et déductive pour déterminer comment l’ ethos de Trudeau fut cadré sur Instagram durant les deux périodes préalablement déterminées (la campagne électorale du 3 août 2015 au 19 octobre 2015 et les 100 premiers jours du gouvernement de Justin Trudeau, du 20 octobre 2015 au 12 février 2016). Les commentaires sous les publications de Trudeau n’ont pas été pris en compte dans l’analyse. Les stories Instagram n’ont pas non plus été considérées, celles-ci ayant été lancées par Instagram le 2 août 2016 (Lalancette et Raynauld, 2017).

Pour éviter une interprétation subjective des publications, les indicateurs ont été développés pour l’entièreté des variables et testés sur un petit échantillon de cinq photos du fil Instagram de Justin Trudeau. Les catégories de codes ont ensuite été adaptées, ajoutées ou enlevées afin de décrire et d’analyser de façon adéquate le cadrage de l’ ethos de Trudeau sur Instagram. Un total de 41 catégories ont été prises en compte dans la recherche. Elles peuvent être regroupées en sept groupes : 1) les caractéristiques générales de la photographie (ex. : couleurs, format); 2) le recours aux fonctionnalités d’Instagram (ex. : likes et hashtags ); 3) les caractéristiques générales de la scène représentée (ex. : lieu, sphère, activité); 4) les caractéristiques strictement politiques (ex. : symboles patriotiques ou présence du parti); 5) la description de la situation sociale (ex. : interaction, nombre de personnes); 6) la représentation de Trudeau (ex. : vêtements et expression); et 7) les caractéristiques discursives (ex. : langue(s), temporalité, ponctuation).

Concernant la fiabilité du codage, celle-ci peut être définie comme le degré de consistance dont fait preuve le codeur en classifiant le contenu selon des valeurs définies sur des variables spécifiques (Bell, 2001). Elle peut être démontrée grâce à la fiabilité « inter-codeur » (la corrélation des jugements du même échantillon par plusieurs codeurs) ou « intra-codeur » (la corrélation des jugements du même échantillon par un seul codeur, à plusieurs moments) (Bell, 2001). En effet, l’analyse de contenu se revendique fiable et donc susceptible d’être répliquée, montrant ainsi la minimisation du nombre d’erreurs. Dans le cadre de notre recherche, après avoir testé le procédé de codage des données iconographiques et discursives grâce à un échantillon de cinq publications du compte Instagram officiel de Justin Trudeau [7] , le procédé fut appliqué à l’entièreté des données, cela à trois reprises différentes, de façon à assurer au maximum la fiabilité du codage et donc des résultats de la recherche.

Parmi les catégories, l’ensemble des éléments discursifs a été analysé dans les deux langues. Les fréquences et les pourcentages des 41 catégories ont ensuite été calculés en distinguant deux périodes d’analyse : la campagne électorale (3 août 2015 au 19 octobre 2015) et les 100 premiers jours du gouvernement Justin Trudeau (20 octobre 2015 au 12 février 2016). Nous avons procédé à une évaluation simultanée du texte et de l’image offrant une impression globale.

Présentation et interprétation des résultats

À l’instar de López-Rabadan et Doménech-Fabregat (2018), nous avons choisi d’organiser nos résultats selon la structure des « 5 W + H » journalistiques (qui a fait quoi ( who did what ), où et quand ( where and when ), pourquoi et comment ( why and how ); Cramerotti, 2009) afin de proposer une vue complète et cohérente de la mise en scène stratégique de l’ ethos de Justin Trudeau sur son profil Instagram.

Quoi?

Activité

En période de campagne, les rencontres avec les citoyens (35 %) sont les activités les plus partagées sur le compte Instagram de Trudeau, suivies par les temps d’intimité familiale (31 %). Par contraste, les moments de travail, dans un contexte strictement professionnel (hors rencontre avec les citoyens), prennent la première place (47 %) en post-élections, pour seulement 15 % durant la campagne. Par ailleurs, le contexte exclusivement familial et de loisirs diminue sensiblement, passant respectivement de 31 % à 11 %, et de 8 % à 0 %. Toutefois, de façon constante durant la période de l’analyse, un tiers des publications (33 %) lève le voile sur un homme social et compassionnel, montrant Trudeau sur la « scène publique et populaire » (Corner, 2003, cité dans Stanyer, 2013, p. 12-14) allant à la rencontre des citoyens et confortable dans tous les contextes sociaux. Ces publications soulignent l’empathie et la compassion de l’homme politique. On est face à l’ ethos d’un politicien gérant les événements émotionnels ( pathos ) avec élégance (Lalancette et Raynauld, 2017).

Politique

Si, en période de campagne, la majorité des publications ne se concentrait guère sur la politique à proprement parler (35 %), cela change durant les 100 premiers jours, où 74 % y sont dédiés. Concernant les thèmes politiques privilégiés, on retrouve le pluralisme culturel et l’immigration en première place durant la campagne, permettant de le distinguer de la politique conservatrice de son prédécesseur et adversaire Stephen Harper. Durant sa première année de gouvernement, Trudeau a surtout mis en évidence les politiques de l’emploi et du développement social sur son compte Instagram, juste avant l’économie. La présence de ces thèmes peut participer à accroître la fiabilité de l’homme politique, le montrant à la hauteur de ses promesses de campagne, digne de confiance (Lalancette et Raynauld, 2017). En outre, environ un tiers (31 %) des publications présente un symbole patriotique.

Qui?

Personnes représentées et interactions

Tout d’abord, il est important de noter qu’à travers le fil Instagram analysé, Justin Trudeau est rarement représenté seul (9 %), respectivement 12 % en campagne et 5 % en post-campagne. Ensuite, en période de campagne, 35 % des photographies de Trudeau le montrent entouré d’enfants. C’est toujours le cas pour 26 % des photographies durant les 100 premiers jours post-campagne, pour une moyenne de presque un tiers des publications au total (29 %). Parallèlement à ce que nous révèle l’analyse iconographique, le mot enfant apparaît également à plusieurs reprises dans le matériau discursif (10 %). Concernant le nombre de personnes, la catégorie la plus mise en avant représente l’homme politique entouré d’un groupe important de personnes, avec plus de 10 personnes, soit, au total, 44 % des publications et, à travers les deux périodes analysées, la plus grande catégorie (38 % et 53 % respectivement), suivie dans les deux cas par environ un tiers des photographies reflétant une scène entre un cercle restreint privilégié, entre 3 et 5 personnes (31 % et 26 %).

De plus, la quasi-totalité (93 %) des publications insiste sur le caractère social et amical de Trudeau grâce à ses interactions avec une multitude de citoyens, sa famille et ses collègues (Grabe et Bucy, cité dans Lalancette et Tourigny-Koné, 2015). Dans l’ensemble, 60 % de ces interactions incluent un contact physique : près d’un tiers (27 %) montre un enlacement de Trudeau avec une autre personne, suivi par la main dans la main (16 %), à distinguer de la poignée de main (9 %), plus officielle et moins affectueuse, à égalité avec le regard ou l’écoute (16 %). Les personnes avec qui ces interactions se déroulent sont pour près d’un tiers d’entre elles des enfants (31 %), insistant sur le rôle de père-modèle du candidat, bienveillant et fiable (Grabe et Bucy, cité dans Lalancette et Tourigny-Koné, 2015), avant des hommes ou des femmes, de façon quasiment paritaire (22 % et 18 % respectivement), mettant en avant l’importance de la parité entre les genres.

Sophie Grégoire

Par ailleurs, sur environ la moitié des publications (47 %), son statut d’époux est mis en avant, soit grâce à l’apparition de Sophie Grégoire (29 %) ou de son alliance (18 %), soit à travers l’utilisation discursive du prénom de « Sophie » (10 %). Nous pouvons tout de même noter que son rôle d’époux est davantage mis en avant en période post-élections (58 %) que durant la campagne (39 %).

Tenue vestimentaire et expression

En période de campagne, la catégorie majoritaire (42 %) des photographies présente Trudeau en chemise et manches relevées, avec ou sans cravate. Devenu premier ministre canadien, il est davantage représenté en costume et cravate (53 %, contre seulement 12 % avant les élections). On passe donc d’un candidat « décontracté », se rapprochant de l’apparence du citoyen lambda (Lalancette et Tourigny-Koné, 2015), à un premier ministre plus sérieux et dédié à sa fonction, revêtant les habits commandés par celle-ci. De plus, la majorité (67 %) des publications de son compte Instagram présente un homme souriant et amical, renforçant son capital sympathie. Sur 47 % des photographies, Trudeau porte un large sourire, tandis que 20 % le montrent avec un léger sourire. Une part plus restreinte met en avant un visage compatissant (4 %), concentré (4 %) ou à l’écoute (4 %).

Analyse de l’énonciation

L’analyse de la narration du contenu discursif (et oral de la vidéo faisant partie du corpus) met en évidence une tendance vers (1) la narration neutre (42 % des publications) [8] , suivie par (2) la première personne du pluriel (30 %), (3) la première personne du singulier (27 %) [9] et, enfin (4), la deuxième personne du singulier (9 %).

Si le nous inclusif apparaît dans seulement 21 % des publications en période de campagne (15 % en français et 27 % en anglais), il est présent dans 43 % en post-campagne (45 % en français et 40 % en anglais). En campagne, l’utilisation de la première personne du pluriel (voir Tableau 1) permet d’inclure Trudeau dans un « nous » faisant référence : (1) au parti libéral (44 %) et (2) aux citoyens canadiens (39 %). En tant que premier ministre, il est majoritairement décrit comme partie intégrante : (1) du gouvernement (52 %), (2) des citoyens (17 %), ou encore (3) de la classe politique en général (17 %). Cela concorde avec l’étude du fil Instagram de Trudeau durant sa première année de gouvernement réalisée par Lalancette et Raynauld (2017) selon laquelle la majorité des publications adopte une approche inclusive.

Tableau  1

Sujet auquel fait référence la première personne du pluriel utilisée au sein du contenu discursif du compte Instagram de Justin Trudeau

Sujet auquel fait référence la première personne du pluriel utilisée au sein du contenu discursif du compte Instagram de Justin Trudeau

-> See the list of figures

Par ailleurs, la première personne du singulier est présente au sein de 27 % des unités analytiques discursives [10] de façon équilibrée entre les deux périodes. L’usage de la première personne du singulier permet de communiquer une présence personnelle du personnage politique (Endres et Warnick, 2004). Ainsi, Trudeau conserve un style narratif personnel au sein de plus d’un quart de ses publications, de façon inchangée entre son statut de candidat et celui de premier ministre.

Concernant la seconde personne (du singulier ou du pluriel [11] ), elle est utilisée dans seulement 9 % des publications, en référence aux citoyens canadiens (67 %) ou à un membre de la famille de Trudeau (33 %). Il faut néanmoins distinguer les deux périodes d’analyses, la période de campagne s’appuyant davantage sur une logique d’intimisation ou de privatisation, avec 50 % des pronoms de la deuxième personne s’adressant à ses proches, tandis qu’en tant que premier ministre, Trudeau s’adresse exclusivement aux citoyens canadiens (100 %).

L’analyse de l’énonciation met en évidence une grande variation au sein de la narration, avec une distinction nette entre les deux moments d’analyse. En effet, au travers de la campagne électorale, Trudeau est présenté sous un angle plus intime et humain, grâce à des publications dédiées à ses proches et à une stratégie de minimisation de la distance entre le candidat et les citoyens canadiens, grâce à l’usage du nous inclusif. En tant que premier ministre, Trudeau est avant toute chose le chef du gouvernement, ce qui se reflète à travers l’usage de la première personne du pluriel (43 %) afin de souligner les accomplissements de l’équipe gouvernementale.

Quand?

Spontanéité

Sur l’entièreté de la période analysée, on observe un style photographique « croqué sur le vif », comme si la photo avait été prise par un téléphone intelligent. En effet, seulement cinq des 45 photographies (11 %) paraissent officielles, avec des protagonistes qui « posent ». Cela vient appuyer les analyses de Filimonov, Russmann et Svensson (2016) et de Lalancette et Raynauld (2017), selon lesquelles les publications Instagram des dirigeants politiques favorisent une « spontanéité stratégique » (López-Rabadan et Doménech-Fabregat, 2018) induisant l’authenticité, en contraste avec les photos officielles, soulignant la distance entre les citoyens et les personnages politiques. Selon Arbour (2014, cité dans Lalancette et Raynauld, 2017), dans un contexte de campagne permanente, projeter un ethos authentique peut aider les personnages politiques à s’assurer un soutien auprès des citoyens.

Où?

Lieu

Concernant le lieu, la période de campagne se concentre davantage sur un environnement extérieur (46 %) par rapport aux 100 premiers jours (32 %). En outre, en post-campagne, plus d’un quart des publications le montre dans un environnement interne de travail du type bureau ou salle officielle (26 %). Enfin, les deux périodes conservent un taux presque inchangé de publications (15 % et 16 %), accentuant le côté mobile et dynamique de Justin Trudeau, le présentant dans ou à proximité d’un moyen de transport (avion, autobus, voiture, ou train), « en chemin » entre plusieurs lieux.

Sphère

D’une part, Trudeau « le candidat » privilégie son rôle d’époux et de père à travers des publications dévoilant des moments d’intimité avec Sophie Grégoire et leurs enfants (46 %). Il incarne également la figure du fils dévoué grâce à la publication affectueuse dédiée à sa mère. Il s’agit de l’unique photographie qui possède une légende en anglais, non traduite, comme s’il s’adressait directement à sa mère (Figure 1).

Figure  1

Publication du compte officiel de Justin Trudeau sur Instagram (11-09-15)

Publication du compte officiel de Justin Trudeau sur Instagram (11-09-15)

-> See the list of figures

À travers son unilinguisme, Trudeau nous livre une partie de son intimité. Les portraits joyeux de Trudeau avec sa famille permettent d’humaniser son ethos et d’assurer sa conformité avec le modèle traditionnel de la famille canadienne hétéronormative (Lalancette et Tourigny-Koné, 2015). Parallèlement, l’analyse discursive nous révèle la présence importante de mots à connotation sentimentale tels que amour / love , ami / friend , heureux / grateful , bonheur ou condoléances / condolences . On peut également souligner le nombre important de remerciements présents dans ses publications, à travers 16 % des publications (six fois dans chacune des deux langues, et aussi oralement dans la vidéo).

D’autre part, en tant que premier ministre fraîchement élu, son ethos est presque exclusivement basé sur ses fonctions, le présentant rarement dans un contexte privé (11 %). La majorité des moments que celui-ci passe avec sa famille se mêle à l’exercice de sa fonction (32 %), montrant Trudeau accompagné par Sophie Grégoire et leurs enfants lors de ses devoirs de fonction, ou passant un moment avec leurs enfants entre deux moments de travail. La partie la plus importante des publications post-campagne présente Trudeau dans un contexte exclusivement professionnel (58 %, contre 46 % durant la campagne). Ces observations s’alignent avec les résultats de Lalancette et Raynauld (2017) selon lesquels l’ ethos de Trudeau le premier ministre est principalement professionnel et politique, renforçant sa crédibilité.

Comment?

Format, plan et couleurs

La catégorie la plus importante des photos Instagram de Trudeau a un format paysage (62 %) et présente un plan d’ensemble (38 %). Le plan d’ensemble est suivi par le plan en pied, le plan américain et le plan rapproché à égalité (20 %), le gros plan étant quasi inexistant (2 %). Ainsi, les formats et les plans privilégiés favorisent tous deux une vue d’ensemble.

Ensuite, on remarque l’omniprésence des couleurs, favorisées pour la quasi-totalité des publications (96 %), les photos colorées étant partagées entre les couleurs saturées (51 %) et atténuées (44 %), avec une préférence légèrement accrue pour les couleurs saturées en période de campagne (54 % contre 42 % pour les atténuées), rendant la photographie plus dynamique (Bakhshi et al. , 2015; Mertens, Kautz et Van Reeth, 2009).

Dynamisme

Les publications Instagram de Trudeau lèvent le voile sur un candidat toujours en mouvement, dynamique sur la grande majorité des photographies (89 %), surtout en période électorale (94 %, contre 79 % en post-campagne). La forte présence de moyen de transport (16 %) dans son fil Instagram peut également être comprise comme accentuant le dynamisme du personnage, tout comme les publications insistant sur sa condition physique (18 %).

En outre, l’énergie et la vitalité de Trudeau sont mises en avant grâce à la mise en scène discursive qui est analysée par Tropes comme appartenant à la catégorie « dynamique et action » en raison du recours aux verbes factifs, tels que défendre , prendre / take , bâtir / build , accomplir / accomplish et foncer / run , mais aussi en raison de la temporalité choisie : l’indicatif présent (60 %), surtout durant la campagne (68 %) par rapport aux 100 premiers jours de gouvernement (50 %). Cette seconde période s’appuie davantage sur une narration au passé (37 %) qu’en période de campagne (19 %). Avant les élections, on parle d’ailleurs plus du futur (14 %) qu’en post-campagne (5 %). Toutefois, de façon globale, le présent est le temps de prédilection et se situe dans l’action, le dynamisme, venant confirmer les observations précédentes.

Finalement, l’analyse catégorielle des légendes montre que près d’un tiers (31 %) des publications considérées contiennent au moins un point d’exclamation, voire plusieurs. On peut toutefois souligner une certaine différence entre les deux périodes (38 % et 21 %). Ceci pouvant témoigner d’un passage vers un style discursif plus sérieux en post-campagne, sans affecter le dynamisme iconographique (84 %).

Le choix du bilinguisme

Son bilinguisme oral et discursif dans 93 % du corpus met en évidence la compétence et le respect du bilinguisme canadien par Trudeau. Laissant une grande liberté quant au nombre de caractères (2 200 caractères maximum), Instagram permet aux dirigeants politiques de s’exprimer dans plusieurs langues au sein d’une même publication. La grande majorité des publications de Trudeau (84 %) possède une légende en anglais, suivie par sa traduction française, ce qui est également le cas dans la vidéo faisant partie du corpus. La minorité des publications privilégiant le français (9 %) et traduites en anglais ensuite est liée à une localisation se situant dans la circonscription électorale francophone dont il est mandataire (Papineau).

Pourquoi?

Éléments de l’architecture numérique d’Instagram

L’architecture numérique d’une plateforme permet, contraint et influence le comportement de l’utilisateur du réseau socionumérique (Bossetta, 2018; van Dijck et Poell, 2013). Dans le cas d’Instagram, la plateforme est caractérisée par : (1) une large base d’utilisateurs; (2) une grande accessibilité; (3) la disponibilité de filtres afin de rendre un effet visuel plus raffiné; (4) la possibilité de contrôler, de planifier et de corriger le contenu; (5) la possibilité de publier du contenu textuel (limite de 2 200 caractères), photographique et vidéo (limite de 60 secondes); (6) la possibilité de partager son contenu vers d’autres réseaux socionumériques de façon simultanée; (7) un algorithme favorisant la chronologie; (8) des possibilités de donnéification largement développées (similaires à Facebook) moyennant un investissement (Bossetta, 2018).

Concernant l’utilisation des hashtags , seulement un cinquième (20 %) des publications Instagram de Trudeau n'est pas accompagné par un ou plusieurs hashtags . C’est le cas de seulement 8 % des publications en campagne, contre 37 % en post-élections. Un hashtag (#) crée une balise qui permettra aux communicateurs d’élargir la portée de leur message au-delà des abonnés (Small, 2010). On peut classer les # utilisés sur l’Instagram de Trudeau en trois catégories : la politique générale (ex. : #cdnpoli), un événement (ex. : #mntpride) et un lieu (ex. : #Papineau). Enfin, l’analyse des hashtags et des champs lexicaux met en évidence la centralité des enjeux géographiques qui apparaissent à 17 reprises à travers le corpus discursif. La localisation peut être interprétée comme caractéristique de la plateforme, mais aussi comme une stratégie politique de façon à faire apparaître certains lieux-clés au sein de son compte Instagram.

Personnalisation, intimisation, spectacularisation et celebrity politics

L’analyse du fil Instagram de Justin Trudeau permet d’articuler la construction locale de l’ ethos politique au contexte sociopolitique global de personnalisation, d’intimisation et de spectacularisation de la sphère politique, et ainsi d’appuyer les considérations théoriques antérieures. Tout d’abord, en rapport avec le phénomène de personnalisation, il s’agit bien d’un compte Instagram dédié à sa personne, et non au Parti libéral canadien. En effet, si le compte Instagram personnel de Trudeau est suivi par 2,8 millions d’utilisateurs Instagram, celui du parti libéral ne possède que 22 300 abonnés (décembre 2018). En outre, dans l’ensemble du corpus, Trudeau est visuellement présent sur la quasi-totalité des publications (96 %), tandis que le Parti libéral n’apparaît que sur une minorité de celles-ci (31 % et 16 %, pour chacune des périodes analysées). Cela correspond avec la scénographie d’Instagram, qui oriente le contenu vers une mise en scène de soi ( Coutant et Stenger, 2010). Nous pouvons également faire un lien avec le retrait de l’importance des partis. Selon Marshall (1984), les traits de caractère de la personnalité politique incarnent l’indicateur le plus puissant et le plus stable afin de prédire le choix des électeurs. Cependant, si le Parti libéral n’est pas très présent au sein des photographies, il reste omniprésent à travers les valeurs que promeut Trudeau, telles que le multiculturalisme, l’inclusion, la compassion et l’intégrité [12] .

Ensuite, on retrouve le phénomène de privatisation surtout durant la campagne électorale, durant laquelle Trudeau y apparaît dans sa sphère intime dans 42 % des publications. L’humanisation et l’intimisation sont donc deux stratégies centrales de sa campagne sur Instagram. En effet, les publications de la plateforme mettent en lumière un père et un époux attentionné, un fils aimant, ainsi qu’un homme sportif et joyeux. Cela correspond aux caractéristiques de la plateforme, généralement utilisée à des fins personnelles, plutôt que professionnelles. Par contraste, en période post-campagne, sa sphère privée n’est représentée qu’à travers un peu plus de 10 % des publications, pour laisser la première place à ce que Corner (2003) désigne sous le nom de « la sphère des institutions politiques et des procédures » (cité dans Stanyer, 2013, p. 12).

Concernant la spectacularisation du politique, le fait même de la présence de Trudeau sur Instagram souligne l’importance stratégique de mobiliser les ressources médiatiques afin de marquer sa place sur la scène politique. De plus, l’usage de la fable héroïque lors de la campagne canadienne de 2015 décrit par Borins (2017) se retrouve également sur l’Instagram de Trudeau, la plateforme étant particulièrement adaptée au storytelling optimiste. Trudeau et son équipe de conseillers en communication exploitent la plateforme pour y présenter l’ ethos d’un candidat, premier ministre, père de famille et époux vertueux, spontané, fiable, disponible et compassionnel : un héros politique moderne. On peut notamment souligner ses choix de costumes pour l’Halloween, de Thomas Edward Lawrence à Superman, mais aussi l’insistance sur sa force physique et ses talents sociaux, ajoutés au jour mythique de sa date de naissance, le 25 décembre 1971 [13] . On retrouve donc les caractéristiques de la spectacularisation décrites par Pellisser et Pineda (2014) : la présence de thèmes légers, l’intense personnalisation, la tendance vers l’émotionnel, l’humanisation, la prédilection pour le rapport d’actions individuelles plutôt que l’explication d’idées, ainsi que le recours à des mises en scène spectaculaires (Figure 2).

Figure  2

Publication du compte officiel de Justin Trudeau sur Instagram (16-08-15)

Publication du compte officiel de Justin Trudeau sur Instagram (16-08-15)

-> See the list of figures

En ce qui concerne la célébritisation de la politique (Wheeler, 2013), Justin Trudeau et son équipe de communication ont peu usé de la stratégie de campagne consistant à mettre en avant le soutien de personnages issus de la culture populaire sur Instagram. On peut noter la présence de Jean-René Dufort, l’animateur d’ Infoman (émission humoristique canadienne diffusée à Radio-Canada couvrant les événements politiques), de Barack Obama et de Ban Ki-moon (ancien secrétaire général des Nations unies). Toutefois, les stratégistes en communication de Trudeau ont recours à une forme plus subtile de celebrity politics consistant à présenter le candidat participant à des événements populaires au sein de la culture canadienne, aussi appelés «  feel good events  » (par exemple, la célébration de la diversité à Vancouver le 3 août 2015, première publication de campagne) : « Cette catégorie reflète un ethos sensible, inclusif, accessible, amical et proche des votants, jouant sur un pathos positif. » (Lalancette et Raynauld, 2017, p. 23) En outre, les célébrités se révèlent davantage présentes dans l’ensemble de son fil (ex. : Angelina Jolie, la reine d’Angleterre, Mark Zuckerberg, Pernell Karl Subban, joueur professionnel de hockey canadien). On peut également noter la prégnance des choix stratégiques des célébrités aux côtés desquelles Justin Trudeau fait apparition. En effet, en considérant une période d’analyse durant laquelle le gouvernement de Trudeau concorda aussi longtemps avec le gouvernement d’Obama que celui de Trump, Justin Trudeau apparaît 12 fois aux côtés d’Obama, contre seulement deux publications avec Trump.

Enfin, les observations précédentes sont intrinsèquement liées aux caractéristiques de la plateforme elle-même. En effet, d’après Manikonda, Meduri et Kambhampati (2016), si l’utilisation de Twitter est plutôt liée au logos , les publications Instagram appartiennent plus souvent au registre émotionnel ( pathos ). Le logos est ainsi peu présent au sein du corpus discursif, tant Instagram est davantage un réseau social de partage personnel optimiste. Ainsi, le compte Instagram de Justin Trudeau symbolise le croisement des sphères politique, publique et personnelle sous le prisme de l’émotionnel. La sphère publique rationnelle décrite par Habermas (1962) fait place à la sphère publique culturelle telle que la décrit McGuigan (2005). Le débat n’y est plus exclusivement cognitif, mais est dominé par le pathos et est caractérisé par la négociation du profil numérique de Justin Trudeau à travers les réactions des internautes (commentaires, likes et partages).

Conclusion

Cet article approfondit l’usage des réseaux socionumériques en politique en étudiant les pratiques sur Instagram, une plateforme encore souvent ignorée par les chercheurs. Plus spécifiquement, la question centrale de cette recherche est : « Comment l’ ethos de Justin Trudeau est-il révélé à travers son discours et son contenu iconographique sur Instagram durant la campagne électorale canadienne (2015) et les 100 premiers jours de son gouvernement ? »

En vue de répondre à cette question, nous avons opté pour une méthode largement quantitative en adoptant l’analyse de contenu catégorielle des publications iconographiques et discursives du compte Instagram de Justin Trudeau, cela afin de mettre en évidence les caractéristiques-clés de son ethos sur Instagram. Cette approche statistique fut soutenue par certains éléments d’inspiration qualitative grâce à l’analyse discursive, afin d’accroître la compatibilité entre notre dispositif méthodologique et notre question de recherche. En effet, les représentations et les significations circulent à travers les discours. Nous avons ensuite décidé de distinguer deux périodes d’analyse, en vue d’attirer l’attention sur d’éventuels changements entre ces deux moments : la campagne électorale (3 août au 19 octobre 2015) et les 100 premiers jours du gouvernement Justin Trudeau (20 octobre 2015 au 12 février 2016).

Les résultats ont mis en lumière plusieurs aspects de l’ ethos en perpétuelle construction de Justin Trudeau sur Instagram. Tout d’abord, il est important de souligner que, similairement aux analyses de Filimonov, Russmann et Svensson (2016), les publications Instagram de Trudeau avaient pour fonction principale de transmettre de l’information aux citoyens, à la manière d’un « journal visuel » (Liebhart et Bernhardt, 2017) et non de mobiliser ceux-ci. Ensuite, concernant l’ ethos de Justin Trudeau à proprement parler, le storytelling optimiste et héroïque raconte l’histoire d’un homme politique dynamique et authentique. Sur le plan intime, surtout mis en avant durant la campagne électorale, il est dépeint comme un père attentif, un époux attentionné et un fils aimant, dédiant son temps libre à sa passion pour la nature et le sport. Sur le plan politique, le premier ministre apparaît concerné et comme un fervent militant de l’unité canadienne et du pluralisme culturel. On retient également son humour, son aisance sociale, sa disponibilité, sa compassion et sa proximité avec le public au sein de l’ensemble du fil Instagram. Enfin, il se distingue de Stephen Harper, premier ministre canadien de 2006 à 2015, grâce à son affinité avec la culture populaire (célébrités et nouvelles technologies du type selfies et boomerangs [14] ), mais aussi grâce à son sens du style en toutes circonstances (déguisements d’Halloween, chaussettes Star Wars , pyjama, etc.).

Ainsi, si la campagne électorale lève surtout le voile sur son intimité et sa personnalité sociale, une fois élu, le candidat fait place à un premier ministre dédié à sa tâche et majoritairement représenté au sein de la sphère des institutions et des procédures politiques (Corner, 2003). Cette prépondérance pour le contexte professionnel s’aligne à nouveau avec les recherches de Filimonov, Russmann et Svensson (2016) et de Lalancette et Raynauld (2017). Ainsi, le compte Instagram de Justin Trudeau l’aide à renforcer son capital de sympathie et sa crédibilité en mettant l’accent sur des qualités attrayantes pour le public, comme l’authenticité, la sociabilité et le leadership . Cet ethos privilégie également l’identification du peuple en se basant autant sur la proximité physique (par exemple, la rencontre avec les citoyens) que sur une proximité symbolique parmi lesquelles l’usage de formes pronominales inclusives (le « nous »), mais aussi l’adoption d’une tenue vestimentaire ordinaire par « Trudeau le candidat » et d’un registre de discours moins formel et des hashtags (Chanay et Turbide, 2011).

De plus, l’usage d’Instagram s’est révélé particulièrement adapté à la projection de l’ ethos de Justin Trudeau, cela relativement à plusieurs caractéristiques-clés de la plateforme, notamment : (1) la tendance vers un storytelling personnel et positif; (2) la centralité du visuel, permettant de transmettre une connexion émotionnelle plus facilement qu’à travers les canaux discursifs; mais aussi (3) la liberté discursive au sein des légendes (limite de 2 200 caractères), rendant possible de s’y exprimer dans les deux langues officielles du Canada; sans oublier (4) la jeunesse du public cible de la plateforme, non négligeable lorsque les jeunes canadiens sont de moins en moins nombreux à voter (Uppal et LaRochelle-Côté, 2012); et (5) l’immédiateté poussée à son paroxysme sur Instagram, semblant proposer une fenêtre plus transparente et proche de la vie du premier ministre, cela de façon accrue depuis 2016, grâce aux fonctionnalités telles que les stories et les options de vidéo en direct; enfin (6), la possibilité de planifier, de corriger et d’ajouter des effets aux publications permet aux dirigeants politiques de conserver un certain professionnalisme (Bossetta, 2018).

Cette étude présente néanmoins certaines limites. Premièrement, notre étude n’a pas pour objet de justifier l’élection de Justin Trudeau par la gestion de son ethos sur Instagram. Il est nécessaire de souligner le caractère essentiel d’un ensemble de facteurs contextuels qui ont produit une situation favorable à la campagne du candidat durant les élections fédérales canadiennes de 2015 (Mook, 2017).

Deuxièmement, si cette recherche a permis de combiner les approches quantitatives et qualitatives sous le prisme de l’analyse de contenu et de l’analyse de discours, il nous semble essentiel d’approfondir les recherches dédiées à l’usage des réseaux socionumériques par les personnalités politiques grâce à la perspective sémiologique permettant de saisir de façon plus riche et exhaustive le sens impliqué dans le discours iconographique.

Troisièmement, et finalement, il nous semble essentiel de poursuivre les recherches sur l’utilisation d’Instagram en politique à l’échelle mondiale, l’impact de la plateforme sur son audience, mais aussi les liens entre Instagram et les médias traditionnels. Il serait également pertinent d’étendre l’analyse aux stories Instagram, introduites sur la plateforme le 2 août 2016 et actuellement utilisées de façon fréquente par de nombreux personnages politiques.

Annexe

Annexe  1

Le classement des célébrités politiques les plus populaires sur Instagram (2017) (Source : Statistica, 2017)

Le classement des célébrités politiques les plus populaires sur Instagram (2017) (Source : Statistica, 2017)

-> See the list of figures