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Deux postulats sont énoncés dans les discours tenus par les professionnels et les commentateurs portant sur les reportages de « journalisme immersif ». Les technologies de réalité virtuelle (VR) utilisées sont d’emblée associées à un effet immersif sur le public. Elle aurait par ailleurs, intrinsèquement, une vertu empathique. Nous proposons d’interroger ces deux postulats en tant qu’impensés de la pratique professionnelle située dans le contexte socioculturel de l’appropriation de cette innovation technique par les journalistes.

Apparus pour la plupart en 2014, les reportages tournés en 360 degrés ou conçus par ordinateur (CGI) se sont fortement développés en 2016, année qui a d’ailleurs été appelée « année zéro[1] » pour la réalité virtuelle. L’univers technologique que l’on désigne par cette appellation recouvre un périmètre matériel, applicatif et créatif qui s’étend de la captation (caméras qui filment à 360 degrés) à l’expérience utilisateur (casques ou équipements numériques), en passant par le stitching et l’ensemble des applications fonctionnelles de postproduction et de design.

La littérature scientifique définit en premier lieu la réalité virtuelle non pas par des fonctions ou des techniques, mais par un objectif commun qui consiste à « permettre à une personne (ou à plusieurs) une activité sensori-motrice dans un monde artificiel, qui est soit imaginaire, soit symbolique, soit une simulation de certains aspects du monde réel » (Fuchs, Amaldi, Tisseau, 2003, p. 6). Dans le domaine du journalisme, la réalité virtuelle recouvre un ensemble de pratiques assez vaste dont une caractéristique essentielle consiste en la proposition d’une expérience immersive qui procurerait les mêmes émotions que celles ressenties dans le monde réel.

L’expérience médiatique conçue par le journaliste et vécue derrière un casque de réalité virtuelle permettrait au spectateur du reportage d’éprouver ce que subissent les victimes de la guerre en Syrie, les populations déplacées soudanaises, ou encore les malades décimés par Ebola. Ce que les journalistes, les producteurs, les auteurs, les responsables de développement numérique dans l’audiovisuel cherchent à déclencher chez l’utilisateur consiste en une émotion si forte qu’elle équivaudrait quasiment à faire l’expérience de ces désastres humains. L’affectivité ressentie par procuration tiendrait ainsi lieu d’information, car, en étant en prise directe avec le réel, le participant percevrait la réalité d’une situation dans une forme d’accès direct, brut, aux faits. Peu ou pas interrogés dans les discours, les termes empathie et immersion sont omniprésents pour décrire l’expérience en réalité virtuelle. Cela entraîne une confusion terminologique : s’agit-il bien d’empathie, ou plutôt de sympathie?

Comme l’explique Élisabeth Pacherie (2004), « l’empathie peut fort bien se passer de motifs altruistes. [...] L’objet de l’empathie est la compréhension » (p. 2). Pour distinguer promesse d’empathie et effets de sympathie, il est indispensable de resituer la place des émotions dans le processus de connaissance. La définition de l’émotion recouvre une réalité sociopsychologique (Rimé, 2005); il s’agit donc de s’interroger sur la promesse d’empathie comme intentionnalité. Or c’est la définition de l’objectif à atteindre au moyen de l’empathie qui paraît centrale dans le cas de la pratique professionnelle des journalistes. L’empathie n’est pas forcément souhaitable si on considère qu’une charge affective trop forte pourrait aussi être de nature à paralyser les mécanismes de compréhension. Dans ces circonstances, la sympathie représenterait un état émotionnel très favorable aux enjeux de connaissance, car elle aurait la capacité de transformer la curiosité en partage.

Les travaux de Max Scheler (1928) sur la nature de la sympathie permettent d’en distinguer quatre formes. La première recouvre le partage immédiat et direct de l’émotion (empathie). La deuxième est définie en tant que participation affective. Il s’agit de prendre part à l’émotion de l’autre sans réellement l’éprouver; il n’y a pas d’identification dans ce cas. La troisième représente la contagion affective considérée comme émulation de groupe, ou bien ambiance, par exemple le sentiment de gaieté partagé dans un bar. Enfin, la quatrième correspond à la fusion affective, envisagée comme une identification totale à l’affect de l’autre. Il s’agit du fait de croire qu’il est possible de se mettre à la place de l’autre, c’est-à-dire de ressentir avec le corps de l’autre. L’incarnation qu’occasionne la réalité virtuelle revêt donc une dimension émotionnelle, corporelle et cognitive.

Menée selon une démarche qualitative, la réflexion présentée ici a été conduite de manière à établir un corpus regroupant 45 documents collectés entre 2014 et 2019 et organisés selon une typologie qui permette de rendre compte de la nature des discours en fonction des contextes de production et destinés à des publics variés. Il s’agit du grand public pour la presse généraliste et des professionnels des médias pour la presse spécialisée (technologies et médias) et les conférences données lors de congrès annuels. La collecte, la sélection et le traitement des documents a mis en évidence l’ébullition discursive qui accompagne la diffusion d’une innovation technologique dans le domaine des pratiques journalistiques et, en particulier, la place occupée par l’empathie comme caractère récurrent dans des discours de nature différente alors même que les modes d’appropriation et les représentations de la technologie ne sont pas encore stabilisées.

La délimitation temporelle de notre étude coïncide avec les débuts de cette pratique médiatique, en 2014, et s’achève en 2019. Deux terrains ont permis de baliser notre analyse, le premier s’échelonnant de 2014 à 2016 – qui a donné lieu à l’ouvrage intitulé Journalisme et réalité virtuelle. Émotion ou information? (Ropert Dupont, 2017) – et le second de 2017 à 2019.

Cet article propose, selon une démarche en sciences de l’information et de la communication centrée sur l’étude des manifestations discursives de la puissance émotionnelle attribuée aux technologies immersives, d’interroger l’empathie comme vecteur d’accès au réel et d’intelligibilité des faits d’actualité en prolongeant les résultats de l’étude intitulée Journalisme et réalité virtuelle. Émotion ou information? (Ropert Dupont, 2017). Celle-ci proposait de parcourir une typologie des discours recueillis dans des contextes variés, complétés par une observation participante réalisée sur plusieurs productions journalistiques en réalité virtuelle afin d’interroger le lien supposé entre journalisme immersif et empathie.

Plusieurs contenus journalistiques en réalité virtuelle ont ainsi été expérimentés et quatre productions ont fait l’objet d’études de cas. Les notions en jeu, comme l’empathie, l’immersion, l’expérience et l’émotion, ont été analysées suivant une perspective diachronique, puis une démarche pluridisciplinaire puisant dans les recherches en littérature, en linguistique, en informatique et en sémiologie a été adoptée (Ben Ahmed Chemli, 2012; Dours, 2003). Cela a permis de réinvestir utilement les notions centrales que sont l’effet de réel (Barthes, 1968a, 1968b), l’illusion référentielle (Riffaterre, 1978), le sentiment de présence (Bouvier, 2009) ou encore la suspension consentie de l’incrédulité (Coleridge, 1817). Cette recherche a montré qu’en 2016, les discours étaient emprunts d’une « utopie de la communication », ou « utopie des nouvelles technologies » (Breton, 1992), caractérisée par l’euphorie des locuteurs, comme le manifeste le fréquent recours aux hyperboles (« effet Waouh », « révolution » ou encore « machine à empathie »[2]).

L’utopie est ici entendue en tant que construction imaginaire exprimée sur le mode de la croyance en la réalisation d’un projet collectif dont la dimension pratique n’est pas prise en compte. Différentes notions aux contours mal définis font référence à ces attentes qui paraissent décorrélées des usages concrets des nouvelles technologies, comme la transparence, l’ubiquité, la dématérialisation, l’émotion, l’empathie, l’expérience ou la disruption. La réalité virtuelle est par ailleurs traitée sur le mode de l’essentialisation : l’originalité de cette technique reposerait sur sa capacité à changer les représentations sur des sujets complexes, comme le conflit israélo-palestinien. Cette confusion entre le fond et la forme conduit à une vision univoque du journalisme immersif. Celui-ci aurait la vertu de déclencher de l’empathie chez le récepteur, mais on n’imagine pas l’utiliser à des fins moins nobles, comme pour susciter la haine ou déclencher des conflits.

Afin de poursuivre cette réflexion initiale dédiée à l’immersion et l’empathie de manière à approfondir la situation des émotions dans l’expérience médiatique particulière proposée par le journalisme immersif, le corpus a été complété de manière à croiser une grande variété de matériaux qui sont organisés selon une typologie qui tient compte de la nature des sources, du contexte de production des discours et des publics auxquels ils sont adressés[3]. Certains des discours étudiés sont issus d’entretiens menés auprès de professionnels (Duchesne, 2000; Journé, 2007), de retranscriptions de conférences ou encore de discours d’escorte. Ils s’inscrivent dans un contexte international, principalement américain, français et canadien, les sociétés de production ou les médias de ces pays étant les premiers à avoir financé des contenus informationnels en réalité virtuelle.

Dans une approche qui relève de la sociologie compréhensive, il s’est agi de collecter des discours qui traduisent le sens des pratiques de journalisme qui mobilisent les technologies de réalité virtuelle et d’en évaluer la persistance. Le travail d’enquête va associer analyse de discours et observation participante afin de replacer les récits d’expérience et les discours d’actualité dans un contexte socioculturel précis et de relier les discours aux pratiques médiatiques proposées. Ces documents représentent « des témoins qui livrent des traces et des indices des phénomènes sociaux dont ils sont partie prenante : il y a généralement alors recoupement de ce qui est dit avec des archives, c’est-à-dire avec des sources produites indépendamment de la subjectivité de l’enquêté » (Angermüller, Jeanpierre et Ollivier-Yaniv, 2008, paragr. 5). La démarche pour collecter, organiser et analyser le corpus est qualitative. Elle soutient l’hypothèse selon laquelle la période étudiée illustre une instabilité sociotechnique caractéristique de l’arrivée sur le marché de nouveaux équipements qui permet de réinvestir, sans que cela soit nécessairement intentionnel, les thématiques de l’immersion, de l’empathie et de l’émotion. Le développement de la réflexion permettra de montrer que l’immersion et l’empathie sont situées aux fondements de l’ethos journalistique et que le recours à ces thèmes n’est pas apparu avec ces nouvelles technologies.

L’étude des discours d’accompagnement a permis de mettre en évidence le recours abondant au registre des affects et, en particulier, à l’empathie pour décrire l’expérience médiatique proposée par les reportages de journalisme immersif. Le prolongement de l’enquête initiale en 2017, 2018 et au début de l’année 2019 a confirmé le recours à l’empathie pour décrire l’expérience que conçoivent les professionnels[4]. Lorsqu’en février 2018, Nathalie Duboz, journaliste au MediaLab de France Télévisions, et Victor Agulhon, cocréateur de Targo, la première société dédiée à la production exclusive de contenus journalistiques en réalité virtuelle, font part de l’évolution de leurs pratiques professionnelles, l’empathie est alors définie comme « le fait de vraiment pouvoir connecter avec quelqu’un dans un reportage[5] ». Au-delà de la question du renouvellement des pratiques, soulignée par l’assertion « On crée un nouveau métier, le métier de journaliste immersif », c’est la capacité supposée des technologies de réalité virtuelle à provoquer l’empathie qui sera interrogée dans cet article. Deux points seront abordés successivement. Le premier s’attachera à souligner la place du discours dans les affects comme catalyseur de l’appropriation de la VR en tant que nouvelle pratique journalistique. Le second mettra en évidence l’inscription dans ces discours de la réactivation de l’ethos journalistique caractérisé par l’empathie, la disparition du medium et la valeur testimoniale du propos.

Le discours sur les affects catalyseur de l’appropriation de la VR en tant que nouvelle pratique journalistique

Le premier temps de cette étude vise le développement d’une approche qui va considérer le moment de l’appropriation des technologies de réalité virtuelle par les journalistes comme une situation d’innovation médiatique caractérisée par une circulation intense de productions discursives et une relative instabilité de l’environnement sociotechnique (Ferjoux, 2011, 2016a, 2016b).

Les discours sur les affects situés entre fonctionnement et usage des techniques de réalité virtuelle

L’étude du mouvement de la diffusion d’une innovation consiste à saisir précisément l’« univers des positions » des acteurs qui prennent part à son appropriation sociale. L’évolution des pratiques peut être envisagée comme l’objectif, puis le résultat de décisions traduites dans des actions de communications analysées comme discours d’accompagnement. Cette posture permet de reconstituer une forme d’intentionnalité dans les prises de positions stratégiques des acteurs du changement (Bourdieu, 1992). Le cadre théorique de la sociologie de l’innovation permet de saisir l’impact décisif de la communication dans la diffusion des technologies. Dès 1939, Schumpeter définissait l’innovation comme le « fait d’établir une nouvelle fonction de production » (cité dans Flichy, 1995, p. 20). Flichy se réfère aux travaux de Leroi-Gourhan (1964, 1965) en ethnologie de la technique pour préciser : « c’est incontestablement dans ces situations de mutation technique que l’analyse des interactions entre technique et culture est la plus facile à réaliser et la plus féconde » (Flichy, 1995, p. 78).

Situer cette étude dans le contexte de diffusion des technologies VR auprès des journalistes permet de soutenir l’hypothèse selon laquelle des logiques discursives et des interactions dans le registre des affects sont mobilisées à cette occasion. Flichy (1995) considère que « l’objet technique se construit à travers des négociations qui font suite à des controverses et débouchent sur la résolution de problèmes. Ces opérations sont effectuées par des groupes sociaux de concepteurs et d’usagers » (p. 88). Ces négociations circulent et s’incarnent par et dans des discours qu’il s’agit d’observer, en considérant que « le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (Foucault, 1999, p. 12). L’innovation technique cristallise une forme de lutte qui peut prendre les traits du discours pour s’actualiser.

Dans la continuité de travaux qui interrogent les discours sur la technique (Ferjoux, 2011, 2016), il s’agit de procéder à une analyse des discours d’accompagnement de la diffusion d’une innovation technique comme « analyse du rapport qui existe entre ces grands types de discours et les conditions historiques, les conditions économiques, les conditions politiques de leur apparition » (Revel 2007, p. 40; voir aussi Foucault, 1994). À une situation « d’effervescence discursive » (Oger, 2007) s’ajoute une effervescence affective dans le cas des technologies VR. Les discours d’accompagnement mettent abondamment en scène la puissance affective de l’expérience procurée par ces technologies. L’appropriation des technologies VR par les journalistes est le lieu de l’expression d’une culture de l’innovation alliant les dimensions sociale, technique et affective.

L’expérience immersive entre fonctionnement et usage : le terrain des affects comme enjeu de l’appropriation des technologies VR par les journalistes

Afin de structurer l’analyse des discours d’accompagnement des technologies VR qui mobilisent l’empathie, les concepts de cadre frontière et de cadre de référence sociotechnique de l’innovation peuvent se révéler opérants (Flichy, 1995). Ils permettent de caractériser la situation par son instabilité avec l’élaboration progressive d’un cadre de fonctionnement et un cadre d’usage et, dans une approche communicationnelle, par des transactions discursives qui prennent pour objet la technique et les formes de son appropriation sociale. En observant les transactions discursives et leurs circulations, les représentations qui sont associées aux affects dans l’expérience proposée par les reportages en réalité virtuelle peuvent se faire jour.

Pour Flichy (1995), « fonctionnement et usage constituent les deux faces d’une même réalité » (p. 124) qu’il appelle « cadre sociotechnique ». L’appropriation de l’innovation technique est saisie comme le résultat d’un processus de stabilisation auquel participe une grande variété d’acteurs :

le cadre de fonctionnement définit un ensemble de savoirs et savoir-faire qui sont mobilisés ou mobilisables dans l’activité technique. Ce cadre est non seulement celui des concepteurs d’un artefact technique, mais il est aussi celui des constructeurs, celui des réparateurs et également celui des usagers (p. 124).

À la suite des travaux fondateurs d’Everett Rogers (2003), Henri Mendras et Michel Forsé (1983) ont modélisé le jeu des influences dans une situation d’innovation en plusieurs étapes de décision individuelle (Figure 1).

Figure  1

Étapes de décision individuelle et jeu des influences (Source : Mendras et Forsé, 1983, p. 81)

Étapes de décision individuelle et jeu des influences (Source : Mendras et Forsé, 1983, p. 81)

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Le schéma fait apparaître la dimension communicationnelle et cognitive, les enjeux de savoirs qui accompagnent une pratique technique et sa diffusion sociale. L’étude des discours qui accompagnent les pratiques permet de situer l’action des différents acteurs dans le processus d’appropriation. Le rôle des médias de masse est caractérisé dans un rapport au savoir qui influe sur la décision d’équipement. Aucune dimension émotionnelle ne figure alors dans les processus d’influence modélisés. Les caractéristiques retenues pour décrire les individus appartiennent essentiellement au registre de la rationalité (système de valeurs, niveau d’instruction, participation sociale). Ce schéma est retenu dans le sens où il formalise la possibilité d’observer la construction et les conditions de circulation de ces discours. L’empathie apparaît plus tardivement dans la littérature scientifique comme facteur favorisant la diffusion sociale des innovations (Rogers, 2003). Elle est présentée, au même titre que la compétence, la crédibilité et la confiance, comme favorable à l’acceptation sociale préliminaire de l’agent de transmission du changement (Rogers, 2003).

En tant que savoirs et savoir-faire mobilisables dans l’activité technique, les cadres de fonctionnement et d’usage d’une innovation sont pour une grande part de nature discursive. Les approches théoriques développées par la sociologie de l’innovation permettent d’appréhender les négociations entre usagers et concepteurs et la redistribution des rôles des différents acteurs qui va conduire à l’émergence de nouvelles pratiques médiatiques.

Les pratiques journalistiques et les reportages immersifs comme enjeux de la stabilisation du cadre de fonctionnement des technologies de réalité virtuelle

Dans le cas du journalisme immersif, le cadre de fonctionnement mobilise un grand nombre d’acteurs (CSA, 2016; Méta-Média, 2016). L’analyse de la diffusion d’innovation selon un paradigme épidémiologique a été modélisée de manière à faire apparaître différentes phases (Figure 2).

Figure  2

Le paradigme épidémiologique (Sources : Mendras et Forsé, 1983, p. 76; voir aussi Rogers, 2003, p. 281)

Le paradigme épidémiologique (Sources : Mendras et Forsé, 1983, p. 76; voir aussi Rogers, 2003, p. 281)

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Cinq phases correspondent à une mobilisation progressive de groupes différenciés (t = temps) :

  1. t0-t1 : les pionniers (goût du risque élevé, actifs dans la recherche de l’information);

  2. t1-t2 : les innovateurs (statut social élevé, légitimation de l’innovation);

  3. t2-t3 : la majorité précoce (décision collective après réflexion);

  4. t3-t4 : la majorité tardive (décision par imitation);

  5. après t4 : les retardataires, traditionalistes, réfractaires.

Une définition précise du contexte sociotechnique est fournie dans un document de synthèse qui souligne qu’il s’agit alors d’un « marché qui semble prometteur même s’il est difficile à évaluer » (CSA, 2016, p. 5). Le rapport cite une étude de Goldman Sachs qui propose des estimations du développement du marché selon trois scénarios. Les fourchettes hautes évaluent un marché à plus de 100 milliards d’euros, les applications de jeu constituant un vecteur de croissance principal et avec des effets dans différents domaines du divertissement (CSA, 2016). Les industriels de l’électronique grand public se positionnent et en parallèle, depuis 2012, on assiste à une multiplication d’initiatives de différents types d’acteurs (fabricants de matériel, pure players, éditeurs de jeux vidéo, studios ou fournisseurs d’accès à Internet). L’acquisition d’Oculus par Facebook en mars 2014 illustre bien le dynamisme économique du secteur.

Comme autres indicateurs, le rapport propose une série de documents complémentaires, avec la reproduction d’un tableau qui regroupe les dix sociétés de réalité virtuelle et de réalité augmentée les plus capitalisées en 2015 (CSA, 2016, p. 9), ou encore une représentation graphique de Digi-Capital qui recense les différentes catégories d’acteurs : équipementiers et distributeurs à gauche, créateurs de contenus au milieu, éditeurs de logiciels, de plateformes et services de diffusion et leurs positionnements respectifs sur le marché de la réalité virtuelle (Figure 3).

Figure  3

Les acteurs impliqués dans le marché de la VR (Sources : Digi-Capital, CSA, 2016, p. 10)

Les acteurs impliqués dans le marché de la VR (Sources : Digi-Capital, CSA, 2016, p. 10)

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Les contenus représentent un enjeu considérable pour les équipementiers puisqu’ils ont la capacité de déclencher un acte d’achat et d’accélérer la phase d’appropriation de l’innovation (Ferjoux, 2011; McChesney, 1996)[6]. À cette échelle, on comprend que les pratiques de production et la distribution des reportages journalistiques en réalité virtuelle s’inscrivent dans des enjeux économiques plus larges. Les théories de la diffusion sociale des innovations technologiques et le modèle du paradigme épidémiologique permettent de caractériser la situation dans laquelle sont produits les discours des journalistes qui mobilisent les affects et, en particulier, l’empathie pour décrire leurs pratiques et en éclairer le sens.

Les discours affectifs et les effets de l’expérience immersive pour décrire les usages

L’appréhension de manifestations discursives qui relèvent d’un contexte d’innovation technologique dont les caractéristiques viennent d’être brièvement développées permet de saisir les nouvelles pratiques professionnelles comme des expérimentations qui correspondent à la stabilisation progressive du cadre d’usage. Les discours tenus par les journalistes traduisent ces expériences qui peuvent consister en de nouvelles façons de filmer, de nouvelles manières d’entrer dans les reportages, de mettre en scène l’information. Les effets supposés pour le public sont associés de manière très ténue aux discours sur les pratiques. L’appropriation des techniques devient alors l’occasion d’exprimer des projections, des manières d’investir une pratique professionnelle en lui donnant du sens. Ainsi, pour Victor Agulhon, cofondateur du premier studio de production français dédié exclusivement aux reportages en réalité virtuelle, l’immersion comme « nouveau média » « rajoute un sentiment de présence à l’information ou du moins au reportage ou au documentaire[7] ».

Cet échantillon de discours est marqué par l’expression de ce que ressent le professionnel et par son anticipation de la réaction du public à l’expérience qui lui est proposée. Le discours exprimé est typique de la phase d’instabilité qui accompagne le mouvement de diffusion d’une innovation technique où cadre de fonctionnement et cadre d’usage sont encore en cours de stabilisation. Comme le précise le rapport du CSA (2016), les manifestations comme les salons Virtuality à Paris ou Laval Virtual en Mayenne « participe[nt] indéniablement à l’exposition des talents et des savoir-faire nationaux et à leur visibilité à l’international » (p. 12). Au-delà de cette fonction d’exposition, ces événements sont l’occasion d’échanges de bonnes pratiques, alors même que les manières d’utiliser les technologies sont encore très ouvertes.

Les professionnels qui sont sélectionnés pour intervenir dans ces manifestations représentent le groupe des innovateurs qui ont pour fonction de légitimer les usages de ces technologies et ainsi de concourir à l’élargissement de leur diffusion au groupe désigné par l’appellation « majorité précoce ». Leurs propos font ainsi l’objet d’une attention particulière dans le traitement du corpus. Le recensement des acteurs présents montre que les métiers de la production audiovisuelle classique se mêlent à ceux des agences de communication, jusqu’à l’édition et la distribution de contenus pour certaines d’entre elles. D’après le rapport du CSA (2016), « leur modèle économique semble largement dépendant de cette mixité de métiers qui correspond à la porosité entre fonctions introduite par le numérique » (p. 13). Cet échantillon de discours montre que le caractère de fluidité qui marque « le numérique » touche, par effet de métonymie, les pratiques professionnelles. La suite du texte souligne le caractère « expérimental » de ces pratiques. Les propos retranscrits pour la seconde phase de l’étude témoignent de cette évolution.

En 2018, Victor Agulhon évoque une certaine « maturité dans les médias et dans les contenus[8] ». Il affirme, à propos des reportages filmés à 360 degrés, que « les gens savent le consommer[9] ». Il inscrit cette technologie dans le mouvement plus large de l’appropriation de l’immersion en expliquant qu’elle est particulièrement efficace, car elle « éduque sur le fait que c’est un contenu avec lequel il va falloir interagir, il va falloir le consommer de manière active, se déplacer, interagir avec pour regarder autour[10] ».

Le discours tenu par les professionnels montre un certain recul, puisque les pratiques de journalisme immersif sont situées dans le contexte plus large d’une appropriation qui nécessite une phase d’adaptation soulignée par l’emploi du terme éduquer. L’expérience procurée par le visionnage d’un reportage immersif, avant d’être vécue par les publics, est élaborée par les professionnels au moment de la conception des reportages. Les journalistes, en tant qu’usagers de ces technologies, deviennent prescripteurs d’usage pour le public à qui leurs reportages en VR s’adressent.

Les travaux théoriques qui s’appuient sur une analyse sociotechnique ont montré que les usages sont définis dans les scénarios prévus lors de la phase de conception (Akrich, 1987). Pour Akrich (1993), « l’action avec un dispositif technique ne peut être rabattue ni sur l’intention, ni sur la prescription et c’est dans l’espace laissé entre ces deux termes que peut se loger l’acteur-utilisateur » (p. 44). Il est indispensable de rappeler qu’il existe une ligne de tension entre les usages conçus et les pratiques réelles (Flichy, 1995). C’est la raison pour laquelle les projets de reportages qui relèvent du journalisme immersif intègrent des scénarios d’usage qu’il serait nécessaire de pouvoir comparer aux pratiques effectives du public.

L’investissement émotionnel relatif à ces pratiques ne peut donc, dans un premier temps, être étudié qu’à travers les discours qui les prennent pour objet avant d’être interrogé par une phase d’enquête complémentaire qui, grâce à un protocole expérimental pluridisciplinaire, permettrait de révéler une teneur plus exacte des effets procurés par l’expérience. Certaines études en cours, comme celle menée par le groupe de travail de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), qui évalue « les effets sanitaires potentiels liés à une exposition aux technologies de réalité virtuelle (VR) et de réalité augmentée (RA)[11] » en France, devraient nous apporter de précieux éclairages lorsque les conclusions seront rendues publiques.

Les discours affectifs et, en particulier, l’évocation de l’empathie ont fait l’objet d’une analyse approfondie d’un corpus composé d’articles de presse, de transcriptions d’archives audiovisuelles et d’entretiens[12]. L’étude initiale ayant montré la prégnance de l’empathie pour caractériser l’expérience immersive (Ropert Dupont, 2017), la seconde phase a consisté à évaluer la persistance de ce premier constat avant de définir de manière plus précise l’articulation entre les dimensions émotionnelle et cognitive de l’expérience procurée par le visionnage des reportages en réalité virtuelle.

Croyances et pratiques journalistiques : de l’imaginaire technologique de la réalité virtuelle à la mécanisation des affects

Les aspects du contexte sociotechnique qui viennent d’être évoqués permettent de situer le terrain de cette enquête dans un moment caractéristique de la relative instabilité de l’innovation, pendant lequel il est possible d’observer la consolidation progressive du cadre de fonctionnement et du cadre d’usage. L’appropriation par les acteurs laisse encore beaucoup de place à l’expérimentation et l’étude des pratiques et des discours d’accompagnement révèle un investissement imaginaire des potentialités médiatiques de ces nouvelles techniques (Flichy, 1995, 2001). La mobilisation des affects, et en particulier de l’empathie, est entendue comme un allant de soi des technologies VR, à tel point qu’en 2016, l’expression « machine à empathie » est employée pour les caractériser : « La sensation de présence est telle qu’on caractérise souvent la VR comme une machine à empathie qui parle aussi comme personne à notre inconscient[13] ».

Cet extrait, particulièrement représentatif des discours émis concernant la réalité virtuelle, montre à quel point la promesse associée à cette technologie consiste en un déclenchement d’émotions chez le participant. Et comme si la notion d’empathie ne semblait pas encore suffisante pour caractériser ces expériences, l’idée d’un dialogue direct avec l’inconscient y est ajoutée. Depuis mars 2015, une conférence du réalisateur Chris Milk intitulée How virtual reality can create the ultimate empathy machine[14] a été vue plus de 1,5 million de fois sur la plateforme TED (Technology, Entertainment and Design) et est désignée comme le point de départ de la diffusion de cette proposition auprès du grand public.

Victor Agulhon évoque la « sensation de présence », l’idée selon laquelle le participant à une expérience VR deviendrait « témoin » d’un fait d’actualité, ce que nombre de discours produits autour des technologies VR expriment par le terme d’engagement :

Les retours des utilisateurs sur la VR sont souvent d’ordre émotionnel. Ils expliquent notamment que la réalité virtuelle les emmène plus près de l’événement, et fait tomber les barrières intrinsèques au travail du reporter ou du correspondant. Le terme empathie revient d’ailleurs très fréquemment quand il s’agit de parler d’expérience VR. De plus, selon certains journalistes, la vidéo 360 degrés, qui par définition ne permet pas de cadrer, expose l’utilisateur à une multitude de faits et le transforme en « témoin » de la scène, ce qui favoriserait l’esprit critique[15].

Au-delà des discours sur la « sensation de présence », il paraît très difficile de mesurer les effets, notamment sensoriels et cognitifs, de la réalité virtuelle sur les publics sans recourir à un protocole assez conséquent (Bardini, 1996; Heeter, 1992; Steuer, 1992). Un exemple de protocole expérimental est fourni par les études menées en neuropsychologie, qui lient présence et agentivité (Lallart, Voisin et Jouvent, 2014). La question de la proximité spatiale est souvent évoquée par les journalistes qui décrivent la modification de leurs pratiques professionnelles au contact des technologies VR. C’est le cas, par exemple, de Trevor Snapp et de Sam Wolson lorsqu’ils évoquent les conditions de tournage et de production du projet We who remain réalisé pour le New York Times[16]. D’après les auteurs de ce reportage publié le 7 mars 2017, « le super pouvoir de la VR » consiste à « connecter les gens à l’histoire », à « se rapprocher ». « Permettre au public de se rapprocher est là où il y a un pouvoir nouveau[17] ».

Proximité spatiale et sensation de présence représentent deux caractéristiques dont bénéficient les reportages de journalisme immersif pour accéder à une proximité émotionnelle. L’exploitation de la dimension relationnelle de l’expérience immersive, la manière dont l’exposition au reportage va laisser une empreinte émotionnelle chez le participant relèvent de la mission que cherchent à remplir les journalistes explorant ces nouvelles pratiques. Le rapport du CSA souligne la dimension relationnelle de cette expérience (Mehl, 2002) en redéfinissant le place du spectateur comme « participant » : « L’expérience immersive consiste en effet souvent à placer le téléspectateur dans la position d’un acteur/personnage d’un programme, soit une démarche habituelle dans le jeu vidéo, mais totalement novatrice en télévision » (CSA, 2016, p. 19).

L’écriture des reportages en VR sollicite la prise en compte de la position du participant à différents moments et en différents lieux; elle s’apparente à du design d’interactivité. C’est donc dans le registre de l’expérience et sur le terrain des émotions que ces nouvelles pratiques médiatiques se situent.

Les effets de la VR et l’empathie

Mise en perspective des résultats de l’enquête Journalisme et réalité virtuelle. Émotion ou information?

Le terrain de l’étude de 2016, qui a été remis en perspective pour les besoins de cet article, avait été établi de manière à rendre saillant le recours à l’empathie pour décrire les effets des technologies immersives (Ropert Dupont, 2017). Les notions d’immersion et d’empathie qui revenaient fréquemment dans les propos recensés ont pu être décrites comme les valeurs ajoutées liées à l’usage de ces nouvelles technologies audiovisuelles. Leur étude dans une perspective diachronique a montré que l’immersion n’est pas propre au journalisme.

Chez les auteurs comme chez les journalistes, l’immersion dans un environnement donné leur permet de vivre eux-mêmes une situation afin qu’ils puissent en rendre compte au lecteur de la manière la plus réaliste. Le lecteur, en se mettant dans la peau d’une personne ou d’un personnage, ressentira ce que ressent cette personne ou ce personnage et ainsi sera plus enclin à comprendre l’histoire qui lui est racontée (Aubenas, 2010; Griffin, 2017; Zola, 2009). En 2016, le temps du perfectionnement technique ne rejoignait pas l’horizon d’attente du grand public (Jauss, 1990). Du côté du public comme des professionnels, l’attente était forte et l’engouement de l’ordre du fantasme. Après une période de forte médiatisation des reportages immersifs en réalité virtuelle, entre 2014 et 2016, les discours tenus par les professionnels se montrent à présent plus nuancés.

Arnaud Colinart, responsable des nouveaux médias chez le producteur Agat Films Ex Nihilo, rappelle qu’« en VR, une mauvaise histoire reste une mauvaise histoire[18] ». La VR est ainsi perçue, en 2018, comme un outil au même titre que la radio ou la télévision. C’est également une certaine modération que traduisent les propos tenus par Chloé Jarry et Jérémy Pouilloux, producteurs de contenus en réalité virtuelle, lors de la deuxième édition de Laval Virtual Days, événement qui s’est tenu le 17 janvier 2019 à la Maison de la Radio. Tandis que Chloé Jarry déclare que sa société, Lucid Realities, ne s’est pas enrichie malgré le succès de The Enemy, expérience VR qui fait partie du corpus étudié en 2016, Jérémy Pouilloux déplore que les productions en réalité virtuelle ne sont que trop rarement consommées avec l’équipement approprié, à savoir un casque de réalité virtuelle, peu de foyers étant équipés[19]. Ces commentaires plus circonspects rappellent que le temps industriel n’est pas le temps des usages (Bardini, 1996; Flichy, 1987). L’apparition des premiers prototypes VR est en effet déjà ancienne (le Sensorama de Morton Heiling en 1956, les simulateurs de vol de l’armée américaine dans les années 1960). La mention de l’émotion, et plus précisément de l’empathie, demeure très fréquente dans les discours, comme ce qui ferait la spécificité de l’expérience proposée en réalité virtuelle et la plus-value de l’appropriation de cette technologie par les professionnels du journalisme. Le sens donné à cette expérience relève du registre des croyances et mobilise l’idée d’incarnation.

Plusieurs études menées récemment dans le domaine des neurosciences ont montré que l’incarnation d’un avatar par des participants dans le cadre d’un dispositif virtuel avait des conséquences sur leurs comportements. Lorsqu’ils incarnent Einstein, les sujets ayant une faible estime d’eux-mêmes ont de meilleurs résultats dans la résolution de problèmes que lorsqu’ils incarnent une personne lambda (Banakou, Kishore et Slater, 2018). De même, un groupe sensibilisé au problème de la déforestation par la réalité virtuelle se montre plus attentif à sa consommation de papier, et ce, de manière plus pérenne que d’autres groupes sensibilisés au même problème par la lecture d’un texte ou le visionnage d’une vidéo (Ahn, Bailenson et Park, 2014). Le terrain commun que partagent le journaliste et les publics se situe dans le registre des croyances, c’est-à-dire qu’il dépend de l’investissement, du degré d’adhésion des participants et du réalisateur d’un reportage en réalité virtuelle en tant que proposition de mise en relation (de Certeau, 1980).

La notion d’empathie, entre mimétisme et authenticité

La mobilisation si fréquente du concept d’empathie dans les discours sur le journalisme immersif renvoie aux recherches théoriques sur l’« échoïsation corporelle », qu’investit notamment Martin-Juchat (2005), selon lesquelles « l’activité d’interprétation du monde est le produit d’une projection affective afin de comprendre autrui » (p. 3). Ce sont les travaux fondateurs de la psychologie des émotions et des sentiments en éthologie des communications qui sont ici repris (Cosnier, 1994, 1997).

Interroger la dimension relationnelle de l’expérience émotionnelle revient à se demander ce qui est communicable de la pulsion à l’origine d’un état émotionnel et comment cette communication s’opère. La transmission instantanée du contenu de l’émotion évoquée avec l’empathie et son éventuelle mécanisation dans les expériences de reportages en réalité virtuelle conduirait à se questionner sur la possibilité de communiquer une pulsion, voire sur le caractère épidémique que pourraient avoir les pulsions. Seul un protocole expérimental qui se situe au-delà du domaine des sciences de l’information et de la communication permettrait de mettre en évidence l’effectivité de cette forme de communication pour comprendre si un environnement, un autre corps ou une présence induisent les mêmes effets que ceux que l’on expérimente dans son for intérieur. Ces questionnements ne peuvent être saisis que par une approche pluridisciplinaire comme celle proposée par les Visual Studies, qui interrogent la dimension universelle des affects et, au-delà, les pulsions qu’ils expriment (Coello et Fischer, 2016). Les études menées grâce aux équipements techniques de la plateforme IdDIVE (Innovation-research in Digital and Interactive Visual Environments) proposent de mesurer les modifications physiologiques à l’aide de biocapteurs (rythmes cardiaque et respiratoire, ou conductance électrique à la surface de la peau). Des caméras thermiques peuvent par exemple être utilisées pour filmer les visages et détecter des variations comme indicateur d’émotion.

Dans le cadre restreint de cet article, il ne s’agit que de constater que, dans les discours qui prennent pour objets les pratiques de journalisme immersif, le passage de la sensation de présence à une relation empathique s’effectue de manière très spontanée. Cette liaison si ténue trouve une explication dans le caractère authentique de l’expérience qui est proposée. Sur le plan méthodologique, l’étude qualitative de l’expression des affects n’est pas subordonnée à l’établissement préalable d’une liste de termes qui dénoteraient la volonté de susciter l’empathie. L’enquête consiste plutôt à porter une attention particulière à l’expression des émotions et au ressenti exprimé par les professionnels et détecté lors du travail de transcription (Figure 4).

Figure  4

Extrait de retranscription – ReportageWe who remain, juin 2018

Extrait de retranscription – ReportageWe who remain, juin 2018

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Par exemple, les réalisateurs Trevor Snapp et Tim Wolson expriment la « magie » associée aux reportages en VR par le fait qu’ils proposent une « expérience de qualité », car ils ont la sensation de « capturer des moments authentiques, les donner à un public de façon authentique[20] ». Ils décrivent leur projet en ces termes : « On a l’idée dès le départ de donner cette compréhension émotionnelle avec des histoires réelles, des gens réels, des endroits réels[21] ».

L’authenticité du témoignage et de l’expérience transmise au moyen des technologies VR aurait la capacité de relier le participant à l’émotion initiale partagée par le journaliste et le témoin d’un événement, d’une situation décrite comme « unique[22] » (Figure 5).

Figure  5

Extrait de retranscription –Making Of – Conférence du 5 avril 2018

Extrait de retranscription –Making Of – Conférence du 5 avril 2018

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Le questionnement des effets de la VR et l’usage abondant de l’empathie pour les caractériser pourrait reposer sur la fonction épistémique qui lui est attribuée et qui souligne son « rôle d’instrument de connaissance des émotions d’autrui » (Pacherie, 2004, p. 22). Ainsi définie, la compréhension intuitive de la notion d’empathie est liée à une appréhension généralisée du mimétisme et des mécanismes d’imitation qui sont très fréquents dans des situations de communication interhumaines selon lesquelles un sujet est reconnu dans sa capacité à imiter et à être imité (Claudon et Weber, 2009). Pacherie (2004) distingue trois degrés d’empathie : la compréhension du type d’émotion, la compréhension de l’objet de l’émotion et la compréhension du type de l’émotion, de son objet, de ses raisons. Cette dernière forme recouvre les facteurs motivationnels, c’est-à-dire la perception des intentions. L’empathie peut ainsi être définie comme mode de connaissance de l’autre par les émotions. L’émotion, dans le journalisme immersif, se rapporte à un mode de connaissance immédiat de la réalité conçue comme « monde réel » (Ricœur, 1985, p. 231). Le projet des journalistes de transmettre une émotion authentique qui corresponde à l’expérience de terrain qu’ils ont vécue répondrait à l’attente d’authenticité projetée sur l’expérience médiatique que les technologies immersives proposent aux spectateurs.

L’expérience émotionnelle des reportages immersifs : du récit à l’expérience esthétique

Le lien que tisse l’expérience journalistique immersive entre émotion, cognition et comportement configure l’expérience médiatique du public. L’expérience médiatique proposée par le journalisme immersif peut être interrogée en tant qu’expérience esthétique (Dewey, 2012). Le participant à une expérience de journalisme immersif se voit proposer une expérience émotionnelle similaire à une expérience esthétique, et l’intention du journaliste représente, comme l’exprime John Dewey, « la mise en ordre des activités en direction d’un but ». Une telle démarche relève de « la théorie ludique de l’art [qui] met l’accent sur l’absence d’entraves qui caractérise l’expérience esthétique » (p. 451).

Les réalisateurs Snapp et Wolson décrivent les conditions dans lesquelles a été réalisé le tournage comme « un environnement fascinant[23] ». Ils expriment les émotions qu’ils ont ressenties lors du visionnage du reportage dans des termes très forts : « c’était super difficile à regarder, c’était émouvant, et on a obligé beaucoup d’autres à regarder[24] ». Leur motivation repose sur le partage de cette expérience. Dans un mouvement réflexif, les journalistes relèvent la dimension cognitive de leur pratique et de l’expérience du visionnage en réalité virtuelle : « la seule façon de faire le montage, de comprendre, c’est de voir comment c’est d’être dans une scène pendant dix minutes[25] ». Leur mission consiste alors à déceler des « petits noyaux de vérité » nécessaires à la compréhension de la situation qui se déroule sous les yeux du participant à l’expérience VR[26]. Le sens est donné à l’expérience de réalité virtuelle dans la connexion qui s’effectue entre le public et le reportage. Pour les journalistes, « le spectateur trouve le sens plutôt que d’avoir le créateur lourdingue qui dit “voilà ce que vous devez comprendre là-dedans”[27] ». La réaction affective participe au processus cognitif et à la compréhension de la situation. Pour caractériser l’expérience corporelle d’un joueur de Quake, Bouldoires notait, en 2005, que « la construction de sens qui en résulte affecte autant l’esprit que le corps » (p. 10). Pour compléter cette assertion, l’auteur se réfère au concept d’énaction (Varela, 1989), qui consiste en une théorie de l’action incarnée : « l’intérieur et l’extérieur se coordonnent dans l’action créatrice qui est guidée par le sens construit sur les savoirs et les représentations » (Bouldoires, 2005, p. 10).

Le journalisme immersif permettrait donc de vivre une expérience configurée par le cadre de fonctionnement des technologies de réalité virtuelle. En narratologie, l’expérientialité définit la retranscription, de façon quasi mimétique, d’une expérience réelle (Fludernik, 1996). L’effet de réel par l’accumulation de détails visant l’objectivation du récit, par exemple, est tout à fait transposable à la réalité virtuelle (Barthes, 1968). Seuls les outils changent : la désignation, la référentialité, le style correspondraient au travail de scénarisation, de réalisation, de design sonore, à la gestion de l’espace en réalité virtuelle. Ainsi, l’expérientialité serait, en réalité virtuelle, l’émotion provoquée par la narration propre à ce type de technologie. Cette expérience serait alors entendue comme une construction de la réalité parmi d’autres, et la réalité perçue comme la « qualité appartenant à des phénomènes que nous reconnaissons comme ayant une existence indépendamment de notre propre volonté », selon la théorie de la construction sociale de la réalité (Berger et Luckmann, 2014).

Le questionnement des effets qu’occasionnerait la VR s’inscrit dans une épistémologie de la réalité et du monde réel investie par de nombreuses disciplines, comme la philosophie, la littérature, la psychanalyse, l’informatique, les sciences de l’information et de la communication et, comme nous l’avons vu précédemment, la psychologie cognitive. Cette étude propose de s’inscrire dans les travaux de Ricœur (1983, 1984, 1985), qui ont montré que, si le monde réel correspond à ce qui existe en dehors du langage, la connaissance de la réalité s’effectue toujours au moyen de l’imagination. L’expérience proposée par les reportages en réalité virtuelle rend possible la rencontre entre l’événement qui prend place dans une temporalité extérieure au spectateur et le temps vécu comme intérieur. Au terme de cet article, nous mettrons en évidence la relation entre empathie et ethos journalistique dans le contexte de la production de reportages en réalité virtuelle.

L’empathie comme partie intégrante de l’ethos journalistique : le journaliste comme médiateur de l’expérience immersive

La réalité virtuelle modifie-t-elle en profondeur l’ethos journalistique (Amossy, 2015; Declercq, 1992; Maingueneau, 2002), ou bien ne s’agit-il que d’un nouveau support d’expression? Le recours à l’immersion pour définir les pratiques professionnelles des journalistes n’est pas apparu avec les technologies VR (Ropert Dupont, 2017). Par ailleurs, si la recherche de la disparition de la figure du journaliste au profit de la position centrale du spectateur/participant pose question, le journaliste disposant d’une expertise qui lui vaut d’être crédible auprès du public, il s’avère que ce dernier est bien présent dans les productions étudiées, ne serait-ce que par ses choix éditoriaux, les lieux de tournage et les témoins sélectionnés. L’observation menée montre en revanche que, dans certains cas, l’ajout de commentaires aurait été nécessaire pour compléter l’expérience proposée, par exemple au sujet du projet The Displaced, produit par le New York Times VR (Ropert Dupont, 2017). L’apport de données intégrées graphiquement aux reportages ainsi que les commentaires en voix off marquent la volonté de renforcer la contribution documentaire. La compréhension de la situation exposée est alors reliée à un effort cognitif, au risque de diminuer l’immersion. La position centrale du récepteur reste le résultat d’un choix éditorial du journaliste. La recherche de la disparition de la figure du journaliste dans les reportages en réalité virtuelle pose la question de la médiation de la capacité d’analyse mise en œuvre dans la pratique professionnelle et sur laquelle repose la crédibilité du journaliste auprès des spectateurs.

Les cas étudiés en 2016 relèvent d’un journalisme citoyen (guerre en Syrie, camps de réfugiés au Soudan, conflit israélo-palestinien, épidémie d’Ebola), qui veut non seulement témoigner, mais aussi dénoncer des états de fait jugés intolérables. Ce transfert de la capacité d’agir interroge les limites du champ d’intervention du journaliste et renvoie à l’idée du « professionnalisme du flou », selon laquelle l’imprécision est non seulement constitutive de l’ethos journalistique, mais aussi, et surtout, est la condition sine qua non d’une certaine productivité (Ruellan, 2007). La réalité virtuelle, au même titre que l’arrivée de toute nouvelle technologie, génère la croyance que ces techniques permettront de retranscrire la réalité avec davantage d’acuité, de véracité. Cette hypothèse permettrait d’expliquer que les reportages exposent des situations extrêmes.

L’utilisation de la réalité virtuelle s’inscrit ici dans le cadre d’un journalisme citoyen qui entend changer la perception du public. C’est par l’évocation des limites du journalisme traditionnel que Karim Ben Khalifa, photoreporter de guerre concepteur de The Enemy, justifie son recours à la réalité virtuelle : « à quoi servent donc les images de guerre si elles ne changent pas le rapport des gens à la guerre, à la violence et aux souffrances qu’elles engendrent? À quoi servent-elles si elles n’influencent pas les opinions? Si elles ne créent pas la paix[28]? » Cette posture consiste à déléguer au récepteur la responsabilité à agir, sans pour autant l’appeler explicitement à s’impliquer. Elle rappelle l’utopie de la spontanéité des effets communicationnels, formulée en ces termes par Griffin en 1959 : « le devoir sacré du journalisme [était] de découvrir la vérité et de la publier, et [alors] […] les masses agiront pour le bien de la société et du pays » (Griffin, 2017, p. 215).

Immersion et émotion caractérisent ainsi l’expérience par laquelle le spectateur construit son « monde réel » comme traduction de la réalité (Ricœur, 1985). L’immersion ne renvoie pas au cadre de fonctionnement (reportage sous la forme textuelle, sonore, télévisuelle, 360 degrés, etc.), mais à l’effet empathique voulu par l’émetteur pour que le récepteur ressente des émotions qui lui permettront de comprendre la situation décrite. Les émotions provoquées par la situation dont le journaliste apporte un témoignage sont fondatrices de la manière de saisir la réalité pour le récepteur. L’évocation de l’empathie dans les discours sur le journalisme immersif permet de porter un regard neuf sur la définition des pratiques professionnelles à vocation informationnelle.

Conclusion

L’étude des discours d’escorte portant sur le journalisme immersif a mis en évidence un recours considérable à l’expression d’affects et à leur partage. Portés par les professionnels du secteur (auteurs, producteurs, réalisateurs, journalistes), ces discours dépassent le simple « effet d’annonce » relatif à cette technologie, dont l’usage est encore balbutiant. Ils paraissent significatifs à plusieurs niveaux.

Le journalisme immersif promet, grâce à un ressenti émotionnel accru, une meilleure transmission de l’information et, ce faisant, une meilleure compréhension du récepteur, une meilleure intellection des sujets d’actualité (Ropert Dupont, 2017). La prophétie technologique procède par ailleurs de l’essentialisation. Dans le cas du journalisme immersif, la réalité virtuelle apparaît comme intrinsèquement porteuse d’une plus grande véracité car plus immédiate. Par là même, le journalisme immersif réaffirme l’un des piliers de l’ethos journalistique : retranscrire la réalité dans ce qu’elle aurait de « brut », comme s’il était possible de se passer d’un medium, qu’il soit textuel, radiophonique, audiovisuel ou virtuel. Le journalisme immersif réaffirme un second pilier de l’ethos journalistique : l’émotion.

Décrite comme le « sel et le sens du métier » (Le Cam et Ruellan, 2017), l’émotion apparaît à la fois comme ce dont le professionnel de l’information doit se méfier (sous peine de perdre une indispensable, mais néanmoins inatteignable « neutralité journalistique ») et comme sa motivation première. L’apparente contradiction entre émotion et raison constitue donc la genèse et la puissance d’action du journalisme. Le flou journalistique (Ruellan, 2007) a à voir avec l’émotion et les difficultés à l’exprimer, à l’investir par le langage, à la rendre communicable et intelligible. Le traitement journalistique de l’information examiné sous l’angle de la narratologie et des théories du récit médiatique offre des perspectives pertinentes pour comprendre la situation particulière des reportages en réalité virtuelle dans le paysage médiatique (Koci Hernandez et Rue, 2015; Lits, 1997, 2012; Marion, 1994).

L’émotion journalistique est saisie, tout comme l’empathie dont il est question dans le journalisme immersif, avant tout comme un processus physio-sociopsychologique dont l’objectif serait de favoriser l’intellection de l’usager. Le journalisme immersif se situe à la jonction entre matérialité et instrumentalisation, autrement dit entre médiativité et intentionnalité. La dimension conative du journalisme, que rappellent et réactivent les discours portant sur les contenus journalistiques en réalité virtuelle sans pour autant qu’elle soit conscientisée, pourrait être décrite comme ce processus qui relie émotion, intellection et action.

Annexe

Corpus

Typologie des sources, des discours et des publics

Tableau 1

Typologie des sources, des discours et des publics

Typologie des sources, des discours et des publics

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Tableau 2

Typologie des sources, des discours et des publics

Typologie des sources, des discours et des publics

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Reportages immersifs – observation participante (2016)

Deux des quatre études de cas correspondent à des tests dans les locaux des productions, avec le matériel fourni par les sociétés de production. Deux autres contenus ont été testés sur Google Cardboard afin de varier les équipements (Google Cardboard, Samsung Gear, Occulus)

VGU. (2015, 6 août). HTC Vive VR Demo - theBlu’ by WEVR Labs - Gamecom 2015 [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=MFKbL-GU-_U

Beaugrand, R. [Okio Studio] (2015, 15 septembre). Syrie la bataille pour le Nord – 360o [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=n8wRnznD0l4

Ben Khelifa, K. (2015, 11 juin). The Enemy. Teaser [Vidéo en ligne]. Repéré à https://vimeo.com/169276609

Ben Khelifa, K. (2017). The Enemy [Site web]. Repéré à http://theenemyishere.org/

Gabo, A. et Milk, C. [Within] (2016, 16 juin) Waves of Grace [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=MhUImsl1YSU

Ismail, I. et Ben C. Solomon B. C. (2017, 24 mars). The Displaced [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.nytimes.com/video/magazine/100000005005806/the-displaced.html

Entretiens non directifs et tests d’expérience en réalité virtuelle dans les locaux et avec le matériel des sociétés de production (janvier à mai 2016)

Chloé Jarry, productrice nouveaux médias chez Camera Lucida, projet The Enemy. Entretien non directif le 28 janvier. Test de l’expérience immersive le 28 avril 2016 dans les locaux de la production.

Antonin Lhote, chef de projet numérique à la direction des nouvelles écritures et du transmédia de France Télévisions. Entretien non directif le 10 mars 2016.

Heidelinde Blumers, responsable développement web productions chez ARTE.
Entretien non directif le 1 avril 2016.

Raphaël Beaugrand, journaliste, réalisateur de productions en 360° chez Okio Report, branche dédiée au journalisme immersif d’Okio Studio.
Entretien non directif et test de l’expérience immersive dans les locaux de la production le 4 mar 2016.

Analyse, archives audiovisuelles – transcriptions

Agulhon, V. et Duboz, N. (2018, 08 février). #Virtuality2018 - Reportage à 360°, la révolution du journalisme (France Télévisions, Targo) [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=-1vXSNKU-QY

Snapp, T. et Wolson, S. [The New York Times] (2017, 16 mars). We Who Remain | 360 VR Video | The New York Times [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.nytimes.com/video/magazine/100000004980989/we-who-remain.html et https://www.youtube.com/watch?v=d04n6aE8FOk

Snapp, T. et Wolson, S. [Le forum des images] (2018, 18 mai) Entre immersion et narration : raconter des histoires en VR - Trevor Snapp & Sam Wolson | Keynote VF [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=uOpIS4-_fd8