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Introduction

Au Canada, la télémédecine fait partie du système de santé public et est utilisée pour améliorer l’accès aux soins dans les régions éloignées, diminuer le temps et les coûts de déplacement pour les patients et les professionnels, réduire le temps d’attente pour l’obtention de soins, et faciliter la gestion des maladies chroniques à domicile (Ontario Telemedicine Network, 2019). Les conditions d’acceptation et de succès des dispositifs de télémédecine sont relativement bien documentées dans la littérature (Ekeland, Bowes et Flottorp, 2012 ; Brewster, Mountain, Wessels, Kelly et Hawley, 2014 ; Mair, May, O’Donnell, Finch, Sullivan et Murray, 2012), mais les enjeux en termes de réorganisation de la pratique clinique doivent encore faire l’objet de recherches empiriques (Oudshoorn, 2008; Miller, 2011; Mathieu-Fritz, 2018). En effet, au regard de nombreuses recherches menées depuis plus de 15 ans sur la télémédecine, la communication patient/soignant dans ce contexte spécifique reste insuffisamment analysée et comprise (Onor et Misan, 2005 ; Esterle, Mathieu-Fritz et Espinoza, 2011 ; Lupton et Maslen, 2017). Au-delà des bénéfices économiques et sociaux que la télémédecine semble procurer, elle doit aussi pouvoir apporter une valeur ajoutée aux médecins et aux patients notamment en termes de relation clinique. Ainsi, même si un dispositif de télémédecine permet de produire des situations de co-présence à distance, de nombreux auteurs ont déjà souligné des enjeux communicationnels et relationnels lors de téléconsultations médicales (Mathieu-Fritz et Esterle, 2013 ; Oudshoorn, 2011 ; Miller, 2003 ; Pappas, Vseteckova, Mastellos, Greenfield et Randhawa, 2018).

Enjeux communicationnels liés à la réorganisation de l’activité clinique

Depuis une dizaine d’années, de nombreuses recherches en sciences sociales et humaines sur la télémédecine (prenant appui sur une approche ethnographique et/ou s’inscrivant dans la tradition théorique des STS – Sciences, Technologies et Sociétés) ont été menées et ont permis de documenter, en outre, les changements dans l’organisation des soins et la redistribution des responsabilités (Oudshoorn, 2008 ; Gherardi, 2010 ; Roberts, Mort et Milligan, 2012). Par exemple, Oudshoorn (2011) étudie la redistribution des rôles entre les patients, les infirmières et les médecins lors de l’implantation d’un dispositif de télésurveillance de patients cardiaques. Son étude révèle ce qu’elle nomme un « travail invisible » qui est accompli à la fois par les soignants et les patients. Dans le même ordre d’idées, Milligan, Roberts et Mort, (2011), dans le cadre d’une recherche menée dans différents pays européens, ont étudié l’implantation d’un dispositif de télémédecine pour patients âgés et ont montré comment celui-ci reconfigure l’environnement des soins et redistribue les responsabilités (par exemple, les infirmièr[e] s assumant des tâches alors précédemment exécutées par les médecins). Mort, May et Williams (2003) illustrent aussi ce phénomène de réorganisation des soins et de redistribution des responsabilités entre le personnel infirmier et le/la médecin en étudiant un dispositif de télémédecine dans une clinique de télédermatologie. Le personnel infirmier est alors amené à prendre des photos des plaies, de la peau des patients et à réassurer le patient, tandis que le/la médecin pose le diagnostic à partir des informations produites par l’infirmier(e).

Toutes ces études soulignent une reconfiguration du travail de soins, une redistribution des responsabilités et une réorganisation de l’activité communicationnelle entre les patients, les médecins et les autres professionnels de la santé. En outre, ces études montrent que la télémédecine constitue une offre de soins différente qui ne peut pas être vue comme une simple réplique à distance d’une situation clinique conventionnelle, car elle modifie à la fois la nature de l’expérience de soins de santé et la pratique clinique des professionnels de la santé. Ajoutons à cela que la dimension affective de la relation patient/médecin est difficile à établir à distance (Oudshoorn, 2011). En effet, comment créer une intimité à distance et une relation de confiance ? L’utilisation croissante de la télémédecine a suscité de nouvelles réflexions sur la relation patient/soignant dans ce contexte (Pappas et al., 2018) et justifie que des études plus approfondies analysant la dynamique interactionnelle propre à cette forme de consultation soient menées (Miller, 2011). Un travail d’analyse des interactions patient/soignant doit être mené dans le but de mieux comprendre comment se réorganise l’activité communicationnelle lors d’une téléconsultation médicale.

Enjeux liés à la redistribution de l’information sensorielle lors d’un examen clinique

L’usage de la télémédecine amène une réorganisation de l’activité clinique en introduisant de nouvelles contraintes – notamment celles de la distance physique avec le corps du patient – qui pourraient avoir des conséquences non négligeables sur le diagnostic clinique et la satisfaction des patients (Onor et Misan, 2005 ; Miller, 2003 ; Agha, Schapira, Laud, McNutt et Roter, 2009 ; Parizel, Marrel et Wallstein 2013). En effet, l’absence de contact en face à face implique que le médecin soit relié au corps du patient par le biais d’images projetées sur un écran ; ceci peut être considéré comme une prise importante de risque pour le clinicien qui doit poser un diagnostic. C’est d’ailleurs ce que souligne Miller (2003, p. 3) en mentionnant que le manque d’accès à des informations sensorielles tactiles et olfactives peuvent compromettre la capacité du médecin à poser un diagnostic et réduire sa confiance dans le diagnostic posé. Or, la part sensorielle de la prise de décision clinique est une dimension reconnue dans la pratique médicale (Fisher et Ereaut, 2012 ; Maslen, 2016 ; Grosjean et Matte, 2018 ; Grosjean, Nahon-Serfaty et Matte, 2018). Lupton et Maslen (2017) constatent que peu de travaux portent leur attention sur la dimension sensorielle de l’activité clinique accomplie en contexte de télémédecine et nous encouragent à mieux comprendre comment se réorganise le « travail sensoriel » (sensory work) au cours de l’interaction, afin de révéler les manières de « sentir-à-distance » agies par les acteurs. D’ailleurs, Maslen (2017) explore dans une recherche auprès de médecins pratiquant la télémédecine le rôle des sens dans le jugement clinique et les problèmes auxquels sont confrontés les médecins lorsque les expériences sensorielles sont contraintes par la technologie. Par exemple, il est impossible de toucher une plaie, un membre, ou sentir une odeur, et même parfois, d’entendre un son particulier d’une respiration encombrée ou difficile.

Ces recherches attirent notre attention sur la manière dont l’information sensorielle est modifiée et redistribuée – voire compromise – par l’utilisation d’un dispositif de télémédecine. Ce travail sensoriel exercé par le médecin en consultation face à face doit maintenant être délégué au patient ou à un autre professionnel présent pour permettre au médecin de « sentir-à-distance ». On comprend ici toute l’importance de la qualité de la relation qui s’établit entre le médecin et le patient, de même que l’observation que le médecin doit être en mesure d’effectuer lorsqu’il utilise un dispositif technique. Ce dispositif doit permettre au médecin – et il s’agit là d’un défi important de la télémédecine – de bien observer les différents signes lui permettant de porter un jugement adéquat face à une situation clinique donnée (Pappas et Seale, 2010). Par ailleurs, plusieurs chercheurs ont souligné le besoin de développer des programmes de formation pour améliorer les compétences communicationnelles des médecins (Henry, Ames, Block et Vozenilek, 2018) et notamment soutenir leur habilité à exprimer de l’empathie durant une téléconsultation (Liu et al., 2007).

Outiller les médecins à la réalisation d’un examen clinique à distance

Comme nous venons de le voir, les travaux publiés à ce jour sur les enjeux communicationnels et relationnels de la télémédecine posent la question de la distance qui est à la fois une distance sensorielle et cognitive, telle une difficulté à capter des informations sensorielles, soit les signaux émis par le patient ; mais aussi une distance affective et émotionnelle, elle, étant une difficulté à être en empathie avec le patient, et à créer une relation de proximité (Mathieu-Fritz, 2018). En effet, dans le cadre de la télémédecine, le dédoublement de l’espace de la consultation

consiste en un double processus de « déterritorialisation » et de « reterritorialisation » : il y a déterritorialisation, puisque, lors des téléconsultations, la relation patient/praticien s’étend au-delà des limites de l’espace traditionnel ; [et] on assiste parallèlement à un phénomène de reterritorialisation dans la mesure où les acteurs en relation sont situés dans des espaces distincts (Mathieu-Fritz, 2018, p. 133).

Ce dédoublement de l’espace de la téléconsultation confronte les médecins à une « asymétrie contextuelle[1] » (Velkovska et Zouinar, 2007) qui plonge les participants dans des contextes physiques et matériels différents, cela contraint leur accès – via les sens – à ce qui compose l’environnement de leur interlocuteur. Ainsi, l’« asymétrie contextuelle » crée une incertitude qu’il faut aux médecins apprivoiser[2] (van Houwelingen, Moerman, Ettema, Kort et ten Cate, 2016 ; Sharma, Nachum, Davidson et Nochomovitz, 2019). Par conséquent, pour comprendre comment les médecins apprivoisent cette distance et comment se reconfigure l’activité communicationnelle et sensorielle lors d’une téléconsultation médicale, nous présenterons une recherche menée en partenariat avec le laboratoire de simulation d’un hôpital.

L’article est construit comme suit. Dans un premier temps, nous exposerons le cadre conceptuel qui va nous permettre d’étudier les processus interactionnels sous-jacents à la constitution d’une situation de co-présence à distance visant à réduire cette « asymétrie contextuelle » et permettre l’accomplissement pratique de manières de « sentir-à-distance ». Dans un deuxième temps, nous détaillerons le contexte de notre recherche et notre méthodologie qui repose notamment sur des enregistrements vidéo de téléconsultations en orthopédie et sur une analyse multimodale des interactions. Ce type d’analyse nous permet de mieux comprendre comment les médecins réorganisent leur activité communicationnelle et sensorielle. Ensuite, nous montrerons, à partir d’analyses d’extraits d’interaction qui ont eu lieu lors des téléconsultations, qu’un travail d’agencement de l’espace de la téléconsultation s’accomplit à l’aide d’assemblages sociotechniques (positionnement de la caméra, positionnement des corps, distribution des responsabilités, etc.) et l’accomplissement d’engagements corporels dans l’action (mouvements, regards, gestes) par différents acteurs (médecin, patient et infirmière). Ce travail interactionnel accompli par les participants au cours de la téléconsultation contribue à la constitution progressive d’un « territoire partagé » nécessaire à la co-construction de différentes manières de « sentir-à-distance ». Pour conclure, nous soulignerons l’intérêt de mener de telles analyses visant à comprendre la co-construction d’expériences sensorielles en contexte de télémédecine dans le but d’informer le développement de programmes de formation pour mieux outiller les médecins à la réalisation d’un examen clinique à distance.

Constituer le territoire partagé de la téléconsultation

L’espace de la téléconsultation comme produit de l’interaction

La configuration matérielle de l’espace de la téléconsultation a cela de particulier qu’il est fragmenté en deux espaces physiques : le patient et le médecin sont distants géographiquement mais connectés par un dispositif électronique de visiocommunication (de Fornel, 1994). Afin de comprendre la particularité de cet espace de la téléconsultation, nous prendrons appui sur la littérature issue de la sociologie (Coopmans, 2006 ; Nicolini, 2006 ; Gherardi, 2010 ; Peterson, 2011 ; Pols, 2012), des sciences de la communication (Vasquez, 2016) et de la géographie (Agnew, 2011 ; Massey, 2005). Cet agencement théorique nous permet de saisir et décrire les dynamiques constitutives de l’espace de la téléconsultation. Plus spécifiquement, notre regard portera sur les dynamiques interactionnelles des acteurs en situation, partant de l’hypothèse que celles-ci jouent un rôle constitutif dans l’organisation de l’espace de la téléconsultation au sein duquel va s’accomplir un examen clinique à distance. Nous adoptons une perspective résolument interactionniste[3] émanant de l’ethnométhodologie et de l’analyse des interactions : c’est l’activité « en train de se faire » dans un moment et un lieu singulier qui va être l’objet de notre attention (Brassac, Fixmer, Mondada et Vinck, 2008 ; Mondada, 2002 ; Passeron et Revel, 2005 ; Grosjean, 2011). C’est pourquoi notre porte d’entrée sera l’étude des interactions, suivant l’objectif d’analyser les processus de création et de constitution d’une situation de co-présence à distance. Dit autrement, nous étudions la constitution de l’espace de la téléconsultation comme un accomplissement pratique réalisé collectivement, dans un environnement matériel et social spécifique. Nous envisageons l’interaction dans toute son épaisseur phénoménologique en ne mettant de côté ni les corps des participants ni l’entour matériel constitué de dispositifs techniques de toutes sortes (caméra, rayon X, chaises, tables, etc.) dans lequel se déroule l’interaction (Heath et Luff, 2000 ; Latour, 2006).

Plusieurs chercheurs se sont intéressés à l’étude de la télésanté en combinant les approches issues des STS (Science-Technology-Society) et de la géographie. Ces chercheurs ont, notamment, convoqué la notion de place (Petersson, 2016) qui ne renvoie pas uniquement à un espace géographique délimité (space), mais réfère aussi à la matérialisation de relations sociales dans un lieu qui « fait sens » pour les personnes et qui se constitue progressivement au gré des interactions (Oudshoorn, 2012). Cependant pour y parvenir, un réseau complexe d’humains et de non-humains – un assemblage sociotechnique (Latour, 2006) – doit prendre forme de manière à produire un sentiment de coprésence, d’immédiateté et soutenir la constitution de ce lieu particulier que sera le territoire partagé de la téléconsultation (Petersson, 2016, p. 829). La distinction entre la notion d’espace (space) et de lieu (place) tend à souligner la nature constitutive de ce que nous nommerons le territoire partagé – le lieu (place) – de la téléconsultation. Par exemple, pour McKeever (2001, p. 4, cité dans Ourshoorn, 2011, p. 21), « people and places are mutually constitutive » ; et pour Dourish (2006, p. 301), « the predominant interpretation of the relationship between place and space has looked at space as pre-given and place as a social product. » Wilhoit (2015) met l’accent sur le fait que place est un lieu qui fait sens et qui se constitue par et à travers des interactions impliquant différents actants humains (en contexte de télémédecine, médecin, patient, infirmière ou aidant) et non humains (caméra, écran, ordinateur, radiographie, notes cliniques, etc.).

Un territoire partagé pour « sentir-à-distance »

L’intérêt pour les situations de coprésence à distance ou de téléprésence n’est pas récent et plusieurs auteurs issus de la sociologie, des Workplace Studies (courant visant l’observation des interactions dans les espaces de travail), du CSCW (Computer-Supported Cooperative Work ou travail coopératif assisté par ordinateur) et du courant des HCI (Human-Computer Interaction ou interaction humain-ordinateur) ont analysé les situations de téléprésence (visioconférence, téléconsultation, etc.) comme un type de rencontre focalisée (Goffman, 1981) qui exige de la part des interactants de maintenir une co-présence (Licoppe et Morel, 2012 ; Relieu, 2007 ; Licoppe, 2015). Ainsi, la téléconsultation est une situation de co-présence qui se caractérise

par une perceptibilité mutuelle des interactants qui deviennent mutuellement sensibles à ce qu’ils voient les uns les autres, mais également, comme l’a montré la littérature, à ce qu’ils peuvent voir progressivement de concert dans l’environnement, à travers des ajustements mutuels langagiers et corporels […] (Relieu et Morel, 2011, p. 344).

L’espace de la téléconsultation donne un accès à distance aux territoires corporel et spatial des participants et, en retour, ceux-ci par leurs interactions langagières (échanges verbaux) et non langagières (mouvements corporels, gestes) construisent progressivement un territoire partagé. La notion de territoire a déjà été convoquée par plusieurs chercheurs. Par exemple, de Fornel (1994) parle de territoire interactionnel et considère que

malgré la différence d’environnement spatial et l’absence de co-présence physique, on constate que, de façon routinière, les participants, en co-orientant les parties de leur corps de façon à faire face à l’appareil et en s’orientant visuellement vers ce dernier, font émerger une forme de co-présence virtuelle et parviennent à surmonter le fait que les espaces dans lesquels ils se trouvent sont radicalement disjoints […] En ce sens, les participants parviennent à créer le territoire interactionnel commun permettant à la transaction communicative de se dérouler. Ce dernier qu’on peut caractériser comme un espace transactionnel partagé est similaire au face à face, à la différence cependant qu’il s’agit non pas d’un espace physique concret, mais d’un espace physique abstrait, qui s’avère beaucoup plus fragile (p. 110).

De Fornel souligne la fragilité de ce territoire interactionnel qui exige des participants l’accomplissement continu d’actions visant à compenser le manque de contact physique et maintenir la relation à distance. La notion de territoire est aussi convoquée par Goffman, dans La mise en scène de la vie quotidienne (1973) lorsqu’il décrit les « territoires du moi ». Il nous indique que les territoires varient selon leur organisation, car ils peuvent être fixes, délimités ou alors mobiles, temporaires et avec des frontières changeantes. Suivant Goffman, la notion de territoire renvoie ici à quelque chose de mouvant, dynamique, temporaire et évoluant au gré des interactions. Ainsi, lorsque nous utilisons la notion de territoire partagé nous opérons une distinction entre l’environnement spatial qui représente la situation comme donnée – déjà-là – et la partie de l’environnement qui est transformée par l’action et qui représente la situation comme produit de l’activité.

Notre objectif dans cet article vise à décrire et comprendre comment les participants configurent collectivement, soit, comment ils modèlent au moyen d’une action conjuguée et par leurs interactions, ce territoire partagé afin d’apprivoiser cette distance sensorielle.

« Sentir-à-distance » : un accomplissement interactionnel

Au cours de la dernière décennie, des chercheurs en sciences sociales se sont intéressés à la part sensorielle de nos actions en étudiant, entre autres, comment des collectifs partagent et donnent forme à des expériences sensorielles (Hennion et Teil, 2003 ; Vannini, Waskul et Gottschalk, 2012 ; Howes, Clarke, Macpherson, Best et Cox 2018) : comment nous construisons collectivement des manières de voir, d’entendre, de sentir en contextes professionnels (Filliettaz, 2007 ; Meriläinen, Strati et Valtonen, 2013) et, plus récemment, comment se réalise un « travail sensoriel » lors d’un examen clinique (Maslen, 2016 ; Harris, 2016). Dans bon nombre de ces travaux, les analyses portent sur l’expérience sensorielle vécue par les individus, sur le rapport qu’ils entretiennent avec leur monde sensoriel et la manière dont ces expériences se partagent au sein de communautés d’apprentissage. Or comme le soulignent fort bien Mondada (2019) et Gibson et Vom Lehn (2020), une analyse détaillée des pratiques interactionnelles au sein desquelles les sens interviennent dans l’accomplissement de l’action fait défaut. De plus, dans bon nombre des travaux cités précédemment, la part sensorielle de l’activité est saisie au cours d’interaction en face à face. Il s’agit plutôt ici de décrire et comprendre l’action de « sentir-à-distance » en tant qu’accomplissement interactionnel. Autrement dit, examiner les manières dont les participants à une téléconsultation sentent et perçoivent le territoire dans lequel ils évoluent, rendent pertinentes des expériences sensorielles pour les autres, et les partagent en vue de les rendre signifiantes pour le collectif en interaction.

C’est la construction interactionnelle d’expériences sensorielles partagées et signifiantes qui sera au cœur de nos analyses dans le but de révéler les différentes modes d’accomplissement pratique des manières de « sentir-à-distance ». Notre objectif consiste à montrer dans quelle mesure le langage, les gestes, les mouvements corporels, les manipulations d’objets sont autant de ressources multimodales (Mondada, 2008, 2017) qui interviennent dans l’organisation de l’interaction et la coproduction de manières de « sentir-à-distance ».

Méthodologie

En accord avec notre positionnement théorique, notre méthodologie repose : (a) sur des observations en situation de téléconsultations avec enregistrements vidéo (Heath, 2011 ; Heath, Hindmarsh et Luff, 2010) et (b) sur des entretiens d’autoconfrontation simple (Thereau, 2010 ; Mollo et Falzon, 2004). Ce dispositif méthodologique a pour objectif de produire un cadre d’interprétation de la pratique clinique par les médecins eux-mêmes, cette proximité avec la pratique constituant un élément fondamental de nos analyses. L’activité clinique des médecins réalisée lors de téléconsultations a été un objet commun d’analyse entre l’équipe de recherche et les médecins impliqués dans le projet[4]. Dans le cadre de cet article, nous allons porter notre attention uniquement sur l’analyse des interactions s’accomplissant lors des téléconsultations qui ont été enregistrées et filmées.

Création d’un scénario de simulation

La première étape du projet a consisté à créer, en collaboration avec le laboratoire de simulation de l’hôpital partenaire, un scénario de simulation avec un patient simulé. Plusieurs rencontres impliquant des chercheurs, des spécialistes en simulation (professionnels de la santé) et un patient-partenaire, ont permis de concevoir un scénario de suivi postopératoire en orthopédie. Ce scénario particulier a été choisi car l’hôpital partenaire offre depuis plusieurs années ce service aux patients et plusieurs orthopédistes chevronnés sont impliqués. Le scénario est le suivant :

Cette simulation est un rendez-vous de suivi par télémédecine deux semaines après une chirurgie pour remplacement du genou droit chez une patiente de 63 ans. Lors de l’interaction, la patiente se plaint d’une légère douleur au genou droit au site d’incision et exprime ses inquiétudes quant à une potentielle infection. Le genou est légèrement rouge, mais il n’y a pas d’écoulement ni de chaleur lors de la palpation (Extrait du scénario de simulation).

La téléconsultation mettait en scène une patiente simulée et une infirmière[5], toutes deux dans une même salle, et un médecin. Nous avions accès à l’espace physique où se trouvaient la patiente et l’infirmière et à l’espace physique où se trouvait le médecin à l’aide de caméras et écran (Figure 1).

Figure  1

Les espaces de la téléconsultation à l’écran

Les espaces de la téléconsultation à l’écran

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Méthodes de collecte de données

Pour cette recherche, notre échantillon (N=10) était composé de 5 médecins spécialisés en chirurgie orthopédique (4 hommes et 1 femme) et 5 médecins résidents en médecine familiale (4 hommes et 1 femme), ces derniers possédant ou non de l’expérience en télémédecine (Tableau 1).

Tableau  1

Profil des participants (N=10)

Profil des participants (N=10)

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À l’aide d’un système d’enregistrement vidéo, nous avons mené des observations en situation avec nos dix participants, pour comprendre le déroulement d’un examen clinique à distance et analyser les formes d’interaction patiente/médecin qui s’accomplissaient au cours de cette situation particulière. Les consultations ont duré en moyenne 10 min 34 s (la plus courte 7 min 1 s, la plus longue 15 min 18 s). Toutes les consultations enregistrées ont été transcrites en appliquant des conventions de transcription spécifiques faisant ressortir les dimensions verbales et non verbales des interactions[6].

Nous avons procédé, dans un premier temps, à une préanalyse descriptive des transcriptions de façon à révéler le synopsis de chaque téléconsultation et identifier des épisodes clés d’interactions (Heath, 2011 ; Heath et al., 2010), par exemple : arrangement spatiovisuel des participants, positionnement des corps dans l’espace de la téléconsultation, etc. Dans un deuxième temps, nous avons procédé à une analyse plus fine de moments-clés illustrant comment les médecins ont réalisé un examen physique à distance et ont créé une situation de co-présence avec la patiente. Chaque épisode a été analysé en prenant appui sur une analyse multimodale des interactions intégrant l’activité langagière, ainsi que la dimension performative des objets et des corps (Brassac et al., 2008 ; Hindmarsh et Heath, 2007).

Résultats

L’analyse multimodale des interactions lors des téléconsultations nous a permis de révéler plusieurs actions accomplies par les médecins qui rendent possible le « travail sensoriel » à distance (Maslen, 2016). Nous allons prendre le temps de décrire les différentes modalités par lesquelles ce « travail sensoriel » s’accomplit au cours de l’interaction, cette présentation révèle la coproduction de multiples manières de « sentir-à-distance », soit : (a) la configuration d’un territoire partagé pour « se sentir ensemble à distance » ; (b) l’orchestration collective d’un cadrage clinique pour « sentir ensemble à distance » ; et (c) un travail sensoriel distribué et incarné soutenant l’accomplissement d’une « empathie à distance ».

Constitution interactionnelle d’un territoire partagé pour « se sentir ensemble à distance »

Les médecins posent plusieurs actions langagières (guidage à distance), matérielles (ajustement et positionnement de la caméra), gestuelles et corporelles (positionnement de son corps et du corps de la patiente à l’écran, expressions faciales pour créer une connexion avec la patiente[7]) qui participent de la construction progressive d’une situation de co-présence à distance. Ainsi, le médecin va procéder – en collaboration avec la patiente et l’infirmière – à ce que Mondada (2015) nomme un arrangement spatiovisuel des participants, mis en œuvre par un positionnement des corps dans l’espace de la téléconsultation et un cadrage de l’image.

Au cours des téléconsultations observées et analysées, le médecin débute la consultation en ayant un plan large sur la salle distante pour voir la patiente et l’infirmière qui l’accompagne, comme l’illustre la figure 2.

Figure  2

Plan large de la salle de consultation

Plan large de la salle de consultation

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Pendant la consultation, le médecin demandera à l’infirmière d’orienter la caméra ou à la patiente de présenter une partie de son corps à la caméra de manière à ce qu’il puisse examiner sa plaie, comme l’illustre l’extrait 1.

Extrait  1

Cadrage interactionnel accompli au cours de l’échange[8]

Cadrage interactionnel accompli au cours de l’échange8

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Dans cet extrait [lignes 1.1 à 1.7], la patiente (PT) réagit à la question du médecin (« And the swelling? ») en exprimant une inquiétude (« I’m a little bit concerned »). Tout en verbalisant son inquiétude, elle entreprend un mouvement du regard en direction de son genou et le touche avec ses mains (#1.1, #1.2, #1.3, #1.4), ce qui est interprété par le médecin comme un appel à ausculter de plus près le genou et la plaie (« So we’re going to have a look at that uh in a couple of minutes »). Ainsi, la patiente invite, par ses actions langagières et ses mouvements corporels, le médecin à partager avec elle ses inquiétudes. Les mouvements corporels des patients qui accompagnent leurs récits de symptômes ont déjà été étudiés lors des visites en face à face (Heath, 2002). Ses mouvements permettent au patient non seulement de localiser sa douleur ou autre, mais aussi d’ajouter du poids à ce qu’il raconte en légitimant ses préoccupations et en invitant le médecin à porter attention à une partie du corps. Dans notre cas, la patiente créée par ses « dires » et ses mouvements corporels un point de référence visuelle à l’écran (son genou) qui va alors prendre une valeur communicative et déclencher ultérieurement chez l’infirmière et le médecin des actions avec la caméra, ce qui recadrera l’interaction sur cette partie du corps de la patiente [lignes 1.8 à 1.16]. Cela demande au médecin de « savoir lire et interpréter » les multiples actions verbales et gestuelles accomplies par le patient, ce qui exige de lui le développement d’une forme de « vigilance sensorielle »[9] lui permettant de mobiliser les ressources multimodales qui s’offrent à lui au cours de l’interaction.

Dans la suite de l’échange, l’infirmière prend l’initiative de demander au médecin s’il souhaite qu’elle zoome sur le genou de la patiente (« Did you want me to zoom in? ») [ligne 1.8]. Cette requête de l’infirmière va déclencher un travail collaboratif avec le médecin ; celui-ci va guider les mouvements de la caméra à distance dans le but d’obtenir le cadrage souhaité (« OK, and then let’s move it a little over. (1,5s) Good. (.) OK. (1s) Very good. (1s) OK ») [ligne 1.13]. Cet agencement matériel va lui permettre de porter une attention plus spécifique sur le référent visuel convoqué verbalement et corporellement par la patiente ; mais aussi de signifier en acte à la patiente qu’il a entendu son inquiétude. On voit ici comment se constitue progressivement un cadrage de l’interaction rendu possible par l’interprétation en actes, réalisée par le médecin et l’infirmière, de la demande agie de la patiente (verbalement et corporellement). Ces actions de recadrage sont une manière pour le médecin et l’infirmière de sentir avec la patiente.

Cet extrait illustre le fait qu’un des agencements matériels, entrepris par le médecin en collaboration avec l’infirmière et la patiente au cours de la téléconsultation, contribue à la mise en place d’un cadre interactionnel. La notion de cadre interactionnel est reprise de Goffman (1981) et tend à montrer que les participants adoptent différents rôles participatifs qui contribuent à la mise en place d’un cadre interactionnel, contribuant à la constitution d’un territoire partagé préalable à l’émergence d’une manière de « se sentir ensemble » à distance.

Les gestes et les mouvements du corps sont rendus visibles à l’aide d’effets de zoom avant/zoom arrière. Ainsi les mouvements corporels, les gestes, les expressions faciales peuvent acquérir une valeur communicative et constituer une ressource pour l’interaction. Ces actions de cadrages de l’interaction sont importantes, car les mouvements de la caméra montrent la manière dont les participants cherchent à centrer leur interaction et à définir progressivement ce que Mondada (2007) nomme l’espace interactionnel. La dimension spatiale de l’interaction lors d’une téléconsultation est un élément fondamental, car une communication par visioconférence implique une disposition adéquate des corps dans l’espace de la téléconsultation (Mondada, 2015) afin de recréer une situation de co-présence préalable à l’accomplissement d’une manière de « se sentir ensemble à distance ».

Orchestration collective d’un cadrage clinique pour « sentir ensemble à distance »

En arrangeant leur espace, les médecins construisent un territoire partagé, mais il faut au collectif en interaction maintenir ce territoire dans le temps et s’ajuster continuellement pour réaliser l’examen clinique. L’extrait 2 illustre la manière dont un cadrage interactionnel va soutenir la réalisation de l’examen clinique accomplie au cours de l’interaction. En effet, chacun, par son engagement corporel et langagier, va contribuer à la coproduction d’une image rendant visible la plaie au genou (incision dans le langage du médecin) de façon à ce que le médecin puisse poser un jugement clinique.

Extrait  2

(figure 1.) Constitution d’un cadrage supportant la production d’un jugement clinique

(figure 1.) Constitution d’un cadrage supportant la production d’un jugement clinique

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Extrait  2

(figure 2.) Constitution d’un cadrage supportant la production d’un jugement clinique

(figure 2.) Constitution d’un cadrage supportant la production d’un jugement clinique

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Cet extrait illustre comment s’élabore progressivement un cadrage interactionnel supportant l’examen clinique, et permettant au médecin d’interagir avec ce corps distant ; mai­s aussi d’indiquer à plusieurs reprises à la patiente que ce qu’elle voit est normal et que cela ne la préoccupe pas. Comme l’écrivent Mathieu-Fritz et Esterle (2013, p. 306) : « Ces activités de cadrage concourent à produire des conditions d’interaction minimales en orientant les perceptions et les comportements des individus en coprésence » (p. 306). Le cadrage consiste à instaurer des normes de présentation du corps, des lésions et des plaies et permettre ainsi au médecin de signifier verbalement à la patiente qu’elle entend sa préoccupation. Regardons cela de plus près.

L’interaction débute par une question du médecin adressée directement à la patiente [ligne 2.1]. La patiente y répond tout en introduisant verbalement (« mais par contre je trouve que j’ai encore un petit peu de rougeurs ») et corporellement (regard en direction de son genou), à savoir la rougeur au niveau de l’incision [ligne 2.2 à 2.4], ce que le médecin interprète comme une demande d’examiner l’incision [lignes 2.5 à 2.9]. À la ligne 2.5, le médecin cherche à examiner l’incision et donne des instructions à l’infirmière liées à l’ajustement de la caméra, tout en continuant à s’adresser à la patiente (« je vais demander à l’infirmière de changer la caméra pour que je puisse voir votre incision »). Ce procédé lui permet de garder un contact direct avec la patiente (elle s’adresse verbalement à la patiente) tout en convoquant l’infirmière dans l’espace de l’interaction. Le médecin cherche ici à instaurer un territoire partagé et à maintenir un cadre commun d’interaction (Goffman, 1981) en s’adressant successivement à l’infirmière et à la patiente. Cela rend possible l’accomplissement d’une manière de « sentir ensemble à distance » qui supportera son évaluation clinique (« ça ne m’inquiète pas, l’incision a l’air de bien guérir ») [ligne 2.9].

Dans un second temps, le médecin va poursuivre son examen clinique en s’adressant directement à l’infirmière [ligne 2.10] pour qu’elle ajuste la caméra sur les pieds de la patiente. La caméra ne permettant pas un cadrage satisfaisant, un travail d’ajustement du corps de la patiente face à l’écran s’avère alors nécessaire. Le médecin s’adresse tantôt à la patiente pour qu’elle oriente ses jambes face à la caméra, exécutant certains mouvements avec ses pieds, tantôt à l’infirmière pour qu’elle oriente la caméra [lignes 2.12 à 2.27]. Cet échange montre que la gestion multimodale de l’interaction (instructions verbales, mouvements de la caméra, gestes de la main, mouvements corporels) qui est mise en œuvre par ce microcollectif de travail composé de l’infirmière, de la patiente et du médecin repose : sur un guidage à distance des mouvements corporels par le médecin (« Pouvez-vous descendre aux pieds s’il vous plait, avec la caméra ? ») ; sur le positionnement du corps de la patiente à l’écran (« Il faudrait reculer la chaise un peu plus, parce que la caméra ne va pas plus bas ») ; le tout contribuant à soutenir l’organisation progressive d’une attention conjointe sur le bon positionnement du corps de la patiente à l’écran. Ce travail collectif est nécessaire pour que le médecin puisse poursuivre son examen clinique et produire un jugement clinique (« je vois que vous êtes au moins à 95, ce qui est normal à deux semaines post-op, donc c’est très bien ça »).

Dans le contexte d’une téléconsultation, il se pourrait que certaines informations sensorielles soient imprécises ou manquantes. Comme l’illustre l’extrait 2, la responsabilité de la production d’une bonne image de la plaie au genou est distribuée entre l’infirmière, le médecin et la patiente. La succession d’actions à la fois langagières, matérielles et corporelles montre l’émergence progressive et finement coordonnée d’un ajustement mutuel fondé sur les regards, les mouvements du corps et les paroles rendant possible l’accomplissement pratique d’une manière de « sentir ensemble à distance ». De plus, la structure interactionnelle de la première partie de cet échange révèle la constitution d’un cadrage interactionnel spécifique, que nous nommerons « cadrage clinique[10] ». En effet, suite à l’énonciation d’une inquiétude de la patiente, un « sentir ensemble à distance » se réalise (en convoquant un référent visuel commun et de multiples arrangements spatiovisuels) et, ce faisant, un jugement clinique est posé par le médecin (Figure 3).

Figure  3

Structure interactionnelle montrant l’accomplissement conjoint d’un cadrage à partir duquel un jugement clinique est rendu possible

Structure interactionnelle montrant l’accomplissement conjoint d’un cadrage à partir duquel un jugement clinique est rendu possible

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Un travail sensoriel distribué et incarné : l’accomplissement d’une « empathie à distance »

Pour terminer, nous allons voir comment se constitue progressivement un territoire partagé qui rend possible l’accomplissement d’une forme « d’empathie à distance ». Le médecin formule des instructions (guidage instructionnel), mime des mouvements du corps (actes de monstration) et délègue des actions à l’infirmière et au patient, tout cela dans le but de rendre possible le « travail sensoriel » à distance (Lupton et Maslen, 2017). L’extrait 3 permet de voir comment les participants à l’interaction orchestrent progressivement la convergence de leur attention visuelle vers la plaie pour amorcer un partage de sensations (à savoir « sentir ensemble à distance ») et réaliser un travail sensoriel distribué.

Extrait  3

Engagements corporels et réalisation d’un travail sensoriel distribué

Engagements corporels et réalisation d’un travail sensoriel distribué

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Cet extrait illustre une nouvelle fois la composante multimodale de la téléconsultation : instructions verbales, gestes techniques (ajustement de la caméra), positionnement des corps et des visages à l’écran. Cependant, dans ce cas, le médecin va lui-même modifier sa posture, de manière à engager son propre corps, pour créer une connexion avec la patiente et l’inciter à mimer certains mouvements. Cette succession d’actions langagières, matérielles et corporelles participe à la construction progressive d’un territoire partagé rendant possible la réalisation d’une évaluation sensorielle à distance. Regardons ceci plus en détail.

Le médecin est celui qui donne les instructions (« I need you to stand up for a second and you can see me »), mais très rapidement au cours de l’interaction s’organise une forme de répartition des tâches entre l’infirmière, le médecin et la patiente [lignes 3.1 à 3.3]. Dans un premier temps, le médecin demande à la patiente de se lever de sa chaise et de positionner son corps face à la caméra. Il va ensuite la guider verbalement et corporellement pour l’amener à exécuter certains mouvements spécifiques face à l’écran [lignes 3.1 à 3.5]. On voit alors s’opérer un travail des corps – ce que Lupton et Maslen (2017) nomment « body work » – produit par les engagements corporels successifs tant du médecin que de la patiente.

S’exécute au cours de cette interaction ce que nous considérons comme étant une « chorégraphie » orchestrée verbalement et corporellement par le médecin. Le médecin établit progressivement les conditions de l’échange : il se positionne face à l’écran cherchant à engager le corps de la patiente pour créer une présence à distance au travers d’actes de mimétisme (« I’d like you to do is bring your leg nice and straight like that [#3.2 le médecin touche sa jambe droite tout en regardant l’écran] and turn side [#3.3 la patiente se positionne de côté face à l’écran], yeah, exactly, excellent, thank you »). On assiste progressivement à un ajustement mutuel rendu possible par une forme de « conversation par gestes » (Mead, 1934)[11], qui implique l’engagement corporel du médecin et de la patiente. Le corps résonant et imitateur de la patiente, l’usage de mouvements corporels et de gestes significatifs (toucher sa jambe et maintenir un contact visuel avec la patiente, plier sa jambe et demander à la patiente qu’elle reproduise le mouvement) sont une condition d’accès au territoire de l’autre ; autrement dit, un territoire partagé se dessine par le biais d’un modelage de formes corporelles et langagières (Brassac et al., 2008). Le médecin prend aussi en compte la double spatialité dans laquelle il évolue, à savoir : (a) l’espace dans lequel il se trouve et il cherche à se positionner correctement face à la caméra ; (b) il cherche par ses engagements corporels dans l’action à se projeter sur le site connecté pour imaginer ce que la patiente voit à l’écran. Il tente par ses multiples mouvements corporels de se « mettre à la place » de la patiente (actes de monstration) et l’inciter à réaliser les mouvements attendus qui lui permettront d’avoir accès à des indices sensoriels à distance, tel qu’illustré par l’énoncé : « I could feel the pulling that it’s tight. But, to be painful » [ligne 3.4].

La façon complexe dont l’enseignement (guidage verbal des mouvements à exécuter), les actions (mouvements corporels du médecin), la rétroaction visuelle (positionnement de la caméra par l’infirmière) et l’enseignement supplémentaire (actes de monstration engageant le corps du médecin et de la patiente) sont imbriqués dans cet extrait, démontre que l’examen physique en télémédecine est un accomplissement collectif fondé sur des engagements corporels et un travail collaboratif pour rendent possible un travail sensoriel à distance. Les actes de monstration réalisés par le médecin et les gestes mimétiques accomplis par la patiente sont constitutifs d’un territoire partagé. Effectivement, ce territoire se construit progressivement grâce à l’empathie qui se manifeste dans la projection « en miroir » des mouvements entre le médecin et la patiente. Prendre la place de l’autre au travers un travail corporel, qui consiste en des actes de monstration et de mimétisme, pour ainsi se voir progressivement à travers l’un et l’autre, serait à la base de cette co-construction d’une « empathie à distance ». On passe ici d’un référentiel égocentré – voir le monde à la première personne – à un référentiel allocentré qui nous fait découvrir et voir l’autre (Berthoz et Jorland, 2004). Par conséquent, la constitution d’une empathie à distance repose sur la création d’une relation inscrite dans des actes incarnés (engagements corporels distribués) et partagés (actes de mimétisme accomplis en situation). Il s’agit de se rendre présent à l’autre par l’intermédiaire de multiples engagements corporels et langagiers qui vont donner forme à une histoire interactionnelle, laquelle va prendre sens progressivement au cours de l’interaction même. Nous avons des traces lors de l’interaction de la constitution de cette histoire interactionnelle à travers des gestes et mouvements du corps, mais aussi des verbalisations (ex. : And then, if you can bend your knee up as much as you can [#3.6 le médecin plie son genou et la patiente plie son genou en même temps que le médecin]. Can you go further, good).

Discussion

Alors que les dispositifs de téléconsultation permettent un accès visuel quasiment semblable à celui d’une interaction en face à face, la multiactivité (Haddington, Keisanen et Mondada, 2014) et l’accès à la multimodalité de l’interaction sur laquelle prennent appui les participants dans une conversation classique (recours aux gestes, regards, etc.) sont rendus plus difficiles en situation de communication médiatisée et distante (Bonu, 2007 ; Relieu, 2007 ; Mondada, 2015). Les analyses présentées ci-dessus nous ont permis de révéler les processus interactionnels accomplis lors de la téléconsultation, des processus qui contribuent à réorganiser l’espace de consultation pour accéder à la multimodalité de l’interaction. Cette réorganisation spatiale permet de soutenir l’accomplissement pratique de différentes manières de « sentir-à-distance ». En prenant appui sur l’analyse multimodale des interactions (Mondada, 2017, 2019), nous avons souhaité rendre visibles et observables des pratiques visant à adapter la communication au contexte d’une téléconsultation. Ces pratiques sont accomplies par les participants dans le but de créer un cadre interactionnel propice à la constitution d’un territoire partagé nécessaire à l’accomplissement pratique de différentes manières de « sentir-à-distance ». Nos analyses ont permis de révéler que l’agencement et le maintien d’une situation de co-présence à distance passent par des arrangements sociotechniques de l’espace, des engagements corporels des participants, et une collaboration étroite entre eux. Ceci, de manière à créer une interaction empathique et préserver tout au long de la téléconsultation une réciprocité mutuelle : un territoire partagé (Goffman, 1973, 1987).

Accès à la multimodalité par un arrangement sociotechnique

Dans un premier temps, nos analyses ont permis de révéler les actions entreprises tant par les médecins, l’infirmière et la patiente afin de procéder à ce que nous avons nommé un arrangement sociotechnique au moment de l’ouverture de la téléconsultation. Cet arrangement est nécessaire à la construction du cadre interactionnel (Goffman, 1987 ; Mondada, 2007 ; Pappas et Seale, 2009 ; Morel et Licoppe, 2012) qui rend possible une rencontre sociale à distance, car il permet de « se sentir ensemble à distance ». Les sujets en co-présence vont ainsi agir conjointement pour développer une définition commune et acceptable de la situation (Nizet et Rigaud, 2005). Il est reconnu dans la littérature que la phase d’ouverture d’une consultation médicale pose les fondations de la relation avec le patient (Heath, 1981), ce que le médecin – en collaboration avec la patiente et l’infirmière –doit aussi réaliser en télémédecine, mais à distance. Nos analyses révèlent que, très rapidement – dès l’ouverture de la téléconsultation –, le médecin va travailler à positionner sa caméra pour mieux cadrer son interaction : cadrage large à l’ouverture de la téléconsultation, cadrage large ou cadrage rapproché sur une partie du corps de la patiente lors de l’examen clinique. Par la suite, l’infirmière réoriente la caméra par un jeu de zoom avant/zoom arrière pour que le médecin puisse voir, par exemple, des éléments spécifiques sur le corps du patient, ce travail collaboratif est une ressource essentielle pour que le médecin puisse porter un jugement clinique. Le collectif composé du médecin, de la patiente et de l’infirmière pose alors les conditions de la rencontre sociale et de leurs engagements conjoints dans l’interaction. Ils sont tous engagés verbalement mais aussi corporellement (prendre position face à l’écran pour voir et être vus), pour coordonner leurs actions à distance et donner lieu au « travail sensoriel » (Maslen, 2016). Par conséquent, en aménageant l’espace de la téléconsultation, tous participent à la constitution d’une « relation réciproque d’accessibilité mutuelle » rendant possible l’accomplissement pratique d’une manière de se « sentir ensemble à distance ».

Ce travail de configuration matérielle et corporelle de l’espace de la téléconsultation a aussi été observé et analysé par Pappas et Seale (2009) lors de l’ouverture de téléconsultations en cardiologie. Ces auteurs montrent que la distance exige des participants de réarranger ensemble l’espace de la téléconsultation en adaptant leurs positionnements corporels et en manipulant la caméra. Les participants entament une forme de négociation du cadre de l’interaction, ce qui leur permet de progressivement dessiner les contours d’un territoire partagé :

As telemedicine is a somewhat unfamiliar terrain for all participants, sequences have not been negotiated in the past and, therefore, have not yet been embedded into an institutional mode of talk according to which participants coordinate their actions. (Pappas et Searle, 2009, p. 1232).

Il est nécessaire aux participants d’apprivoiser collectivement ce nouvel espace d’interaction et d’en négocier les contours, et ce, dès l’ouverture de la téléconsultation.

Conditions de production d’une interaction empathique

Nos analyses tendent aussi à souligner qu’un des enjeux de la téléconsultation repose précisément sur les conditions de production d’une interaction empathique à distance. Cette interaction empathique aurait une base neurologique décrite par Damasio (2003) comme la capacité de certains neurones (appelées justement « neurones miroir ») de représenter et ressentir les mouvements et sensations qu’une personne observe chez un autre individu[12]. Cependant, l’empathie dans le cas analysé est surtout communicationnelle, elle est comprise dans ce contexte comme la coordination des comportements entre les acteurs (Maturana et Varela, 1996). L’empathie est ici le résultat d’un travail sensoriel interactif qui est capable de surmonter la distance spatiale et affective propre à la médiatisation technologique de la téléconsultation. Comme le médecin ne peut pas avoir accès au corps de la patiente et sentir lui-même - par des actes de palpations du genou – et comme il n’a pas la même appréhension des choses, c’est grâce à cette relation empathique que le médecin et la patiente peuvent permuter leurs propres repères et faire voir des mouvements et partager des sensations pour construire peu à peu un territoire partagé. Ce qui rend le « travail sensoriel » (Maslen, 2016) possible, comme nous l’avons d’ailleurs mentionné plus haut. C’est bien au travers des engagements corporels, des actes de monstration et de mimétisme, des instructions verbales et des arrangements matériels avec la caméra que se constitue un territoire façonné par les participants au cours de l’interaction, et que s’accomplit le déroulement de l’examen clinique.

Soutenir la constitution d’un territoire partagé pour « sentir-à-distance »

Les observations et constats effectués dans le cadre de cette recherche confirment que la télémédecine reconfigure la pratique clinique et les relations entre les différents acteurs. La téléconsultation implique une forme de délégation des tâches, tant à l’infirmière qu’au patient, qui s’effectue sous le contrôle et le regard du médecin. Les analyses révèlent aussi que l’on assiste à une transformation de la pratique clinique, car il s’agit pour le médecin de formuler des indications pour guider parfois les gestes de l’infirmière ou ceux du patient à distance. Et ce, notamment pour soutenir la constitution progressive d’un territoire partagé, permettre la réalisation d’un « cadrage clinique » et construire une relation empathique, ce qui rend possible l’accomplissement pratique de différentes manières de « sentir-à-distance ». La constitution progressive d’un territoire partagé requiert un certain niveau de coordination entre le médecin, la patiente et l’infirmière, mais aussi un niveau d’engagement dans la relation qui implique des échanges verbaux, des engagements corporels et des arrangements matériels (Goffman, 1981 ; Brassac et al., 2008).

Par conséquent, les analyses multimodales des interactions lors de téléconsultations contribuent à révéler des modes d’interactions spécifiques à ces situations de co-présence à distance. Elles contribuent aussi à établir un cadre de connaissances empiriques qui pourront alimenter le développement de programmes de formation en télémédecine (Grosjean et Matte, 2019).

Conclusion

Le travail d’analyse réalisé dans le cadre de cette recherche est un préalable nécessaire au développement de formations destinées aux médecins, afin qu’ils se familiarisent avec les stratégies interactionnelles identifiées au cours de la recherche :

  • arrangements spatiovisuels de l’espace de la téléconsultation pour « se sentir ensemble à distance » ;

  • accomplissement collectif d’un « cadrage clinique » pour « sentir ensemble à distance » et soutenir la production d’un jugement clinique, et ;

  • constitution d’une relation empathique à distance soutenant le « travail sensoriel ».

Nos analyses montrent un travail relationnel et communicationnel renouvelé tant pour les patients que pour les professionnels ; la littérature identifie ce double travail comme étant un enjeu important en termes de formation (Sharma et al., 2019; van Houwelingen et al., 2016). Il y est souligné que des programmes de formation devraient être développés pour améliorer les compétences communicationnelles des professionnels et, notamment, pour soutenir leur habileté à « sentir-à-distance » et exprimer de l’empathie durant une téléconsultation (Liu et al., 2007).

Les résultats de cette étude nourrissent actuellement le développement de formations (en ligne et en simulation) qui répondent au besoin croissant pour les professionnels de la santé qui œuvrent dans ce domaine dynamique et toujours en évolution qu’est la télémédecine (Grosjean et Matte, 2019). Une modalité d’enseignement comme la simulation pourrait être une avenue possible afin de soutenir la pratique réflexive en offrant une forme d’apprentissage expérientielle.