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Dans cet article, nous proposons d’expliquer comment le fonctionnement affectif des plateformes se répercute sur le rapport que les adolescents entretiennent avec les contenus web du fait des émotions que les images fixes ou vidéo ainsi distribuées peuvent enclencher et des dispositions individuelles des adolescents. Si de nombreuses inquiétudes publiques se font entendre, notamment à propos de l’attention dont bénéficieraient les « fausses informations » auprès des adolescents, et attendu que les incitations à développer l’éducation aux médias et à l’information redoublent aujourd’hui d’intensité, nous proposons de mettre en évidence les répercussions des politiques affectives des plateformes numériques sur les émotions des adolescents. Ces émotions sont en effet au cœur de leur réception et de leur interprétation du magma informationnel qu’ils rencontrent sur les plateformes.

Situation informationnelle des adolescents sur les plateformes : abondance et confusion

Le rapport des adolescents à l’information est marqué par l’extrême facilité d’accès à celle-ci sur les plateformes numériques, où elle est gratuite et foisonnante. Les réseaux socionumériques (RSN) comme Facebook ou Twitter composent d’un « fil d’actualité », ou «  news feed  », où se trouvent pêle-mêle des contenus provenant de sources diverses, relevant de registres hétérogènes. Sur YouTube, une liste de vidéos recommandées, composée à partir des consultations des internautes de même profil, leur est proposée (Cardon, 2015), mais aussi des contenus qui suscitent le plus d’« engagement » (de vues, de like et de partages) qui sont suggérés par les internautes les plus « engagés » qui peuvent aussi déplacer les centres d’intérêt des jeunes internautes (Chaslot, 2019; Van Es, 2019). Aux États-Unis, l’enquête du Pew Research Center (2017) décompte 67 % d’adultes utilisant les RSN à des fins d’information, des usages particulièrement répandus parmi les utilisateurs de Twitter, Facebook et Reddit. En France, en 2015, 77 % des 12-17 ans utilisent les RSN pour s’informer sur l’actualité (CREDOC, 2015). D’après l’enquête réalisée en 2014 par Mercier, Ouackrat et Pignard-Cheynel (2018), Facebook était utilisé « très fréquemment » ou « assez souvent » par 67 % d’étudiants de 18-24 ans pour s’informer. Les chercheurs mettaient l’accent sur la diversification des « infomédiaires [1]  » pour l’accès à l’information et la relativisation de la place des moteurs de recherche « présentés jusqu’à récemment comme le passage incontournable et durable pour l’actualité » (p. 175). Ils notaient aussi la juxtaposition sur le fil d’actualité Facebook d’informations sérieuses ou non, décalées, voire « mixtes », contribuant à un haut niveau de défiance : seuls 18 % des 18-24 ans les considèrent comme « fiables » (p. 191), un niveau proche des 24 % de Français (contre 31 % des utilisateurs de RSN) qui ont « confiance » dans les informations relayées par les RSN – seuls 2 % ont « très » confiance (CREDOC, 2017).

Pour les adolescents des classes populaires, le « cocktail mixte d’informations fiables et peu fiables » (p. 194) décrit par Mercier et ses coauteurs se transforme en « chaos informationnel » (Jehel, 2016). Les adolescents (15-16 ans) s’informent principalement par les RSN (82 %), à égalité avec la télévision, mais ils ne sont que 5 % en filières générales et 11 % en filières professionnelles à les considérer comme la source d’information la plus fiable, attribuant davantage leur confiance à la télévision (pour 44 % d’entre eux) (Cemea Région Normandie, 2018). Quand ils décrivent leur fil d’actualité, celui-ci émane de sources hétérogènes : amis (68 %), parents (50 %), pages de people (31 %), sites d’information en ligne (23 %). Les décisions de Facebook – intervenues en 2018 à la suite du scandale de Cambridge Analytica – de prioriser, sur les fils d’actualité, les informations venant des amis, n’ont pu que renforcer le caractère hétérogène des contenus qu’ils distribuent, car les « amis » peuvent partager, recommander des informations issues de sources diverses et souvent inconnues. Pour les adolescents, l’information diffusée via les plateformes se révèle source de difficultés à la réception. Le repérage des sources n’est pas fréquent. Si, par exemple, ils savent expliquer leurs différences d’usage selon les infomédiaires (boyd, 2014), ils mémorisent rarement une source autre que la marque de la plateforme elle-même (Cemea Région Normandie, 2018).

Sur ces espaces numériques, les adolescents rencontrent plus ou moins fréquemment, selon la configuration de leurs réseaux de contacts ou la nature de leurs recherches, des images violentes, sexuelles et haineuses (VSH). La réception de ces images requiert un effort pour assurer une cohérence propre dans les réactions qu’ils publient sur la plateforme. Ils rapportent avoir notamment vu des vidéos d’accidents, de violences policières, de suicides, de décapitations (Jehel, 2018a). Face à ces informations, les adolescents se retrouvent en face d’injonctions contradictoires : les plateformes (dans leur discours d’accompagnement et les affordances de leurs dispositifs) les incitent à la participation (Proulx, 2017; Mabi, 2020), alors que les discours de prévention émis par de nombreuses instances de socialisation (école, campagnes publiques, famille, pairs) leur enjoignent de ne pas se mettre en danger par des visionnages ou des publications imprudents (Balleys, 2017).

Cadre d’analyse et terrain d’enquête

Le cadre théorique mobilisé pour appréhender la complexité de la situation informationnelle des adolescents combine une approche de la réception centrée sur sa dimension émotionnelle [2] et une approche du fonctionnement affectif des plateformes, articulant trois entrées théoriques. Premièrement, la théorie du «  digital labour  » (Casilli, 2015; Scholz, 2012) considère la participation des internautes en tant que « travail », c’est-à-dire comme une ressource captée dans le processus de valorisation économique des plateformes. Cette interprétation de l’activité en ligne en tant que « travail » se situe en continuité avec l’hypothèse d’un travail gratuit du consommateur (Dujarier, 2008). Deuxièmement, l’instrumentalisation des affects, permettant de stimuler ce travail de l’internaute, est une théorisation développée à travers l’hypothèse du web affectif (Alloing et Pierre, 2017), dans la continuité des logiques de captation de l’attention primordiales pour les industries culturelles (Citton, 2014; Lanham, 2006). Troisièmement, la surveillance panoptique structure la gouvernance des internautes sur les plateformes (Foucault, 2001; George, 2011; Mattelart, 2007; Proulx, 2020) et les soumet à un haut degré de contrôle (social, multidirectionnel et autocontrôle). Les émotions des internautes sont largement stimulées par les régimes attentionnels propres aux plateformes, qui cherchent à « affecter les publics » afin de les faire agir. Cela dit, l’expression des émotions est le fruit d’un travail particulier, dont le digital labour (clic, partage, émoji) n’est que la face émergée. Il s’agit d’un « travail émotionnel » au sens défini par Arlie R. Hochschild (2017), travail dans les profondeurs de soi pour enfouir autant que nécessaire les émotions authentiques ressenties par les internautes et produire une expression susceptible de respecter les « règles de sentiment » de la société globale ou des publics auxquels les publications sont destinées. Nous cherchons également à situer ce travail émotionnel imposé par les dispositifs numériques dans le contexte d’un « capitalisme des sentiments » (Illouz, 2006). Nous distinguerons ainsi les affects, mouvements dont les traces sont recueillies par les plateformes, les émotions, qui suscitent les affects, mais se situent en amont de leur expression sur les plateformes, et les sentiments, qui sont des états durables qui coordonnent les actions d’un individu avec son environnement.

Notre analyse s’appuie sur les données issues d’une recherche sur la réception des images violentes, sexuelles et haineuses qui sont interprétées ici d’une façon spécifique (Jehel, 2018b). Des entretiens collectifs puis individuels ont été conduits auprès de 91 adolescents de 15 à 18 ans (46 filles et 45 garçons), issus de milieux sociaux et scolaires diversifiés, en partenariat avec une équipe de psychologues. L’échantillon est composé de trois groupes : un tiers recruté dans des milieux favorisés (groupe 01); un tiers recruté dans des milieux populaires (groupe 02); un tiers (groupe 03) composé de jeunes suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) à la suite de crimes ou de délits d’importance variable (groupe 03A) et de jeunes vulnérables suivis par des associations de l’aide sociale à l’enfance (ASE) (groupe 03B). Durant la seconde phase de la recherche (2016-2017), 15 ateliers de discussion ont été mis en place, pendant lesquels ont été présentés les premiers résultats de l’enquête et a été engagée une analyse d’images avec des adolescents (100 au total).

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Caractéristiques de l’échantillon et des jeunes enquêtés

Caractéristiques de l’échantillon et des jeunes enquêtés

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La méthodologie des entretiens semi-directifs s’inscrit dans une démarche qualitative. Les méthodes d’enquête sur les usages conservent en effet leur pertinence non seulement pour la compréhension des pratiques informationnelles sur les RSN (Proulx et Rueff, 2018), mais également pour compléter la compréhension des stratégies affectives des plateformes (Allard et al. , 2017; Alloing et Pierre, 2017). L’attention particulière aux images violentes, sexuelles et haineuses était motivée par le fait qu’il s’agissait de contenus placés au centre de la régulation des médias audiovisuels historiques (cinéma, télévision, presse) dans le cadre des politiques publiques de protection de l’enfance et de l’adolescence [3] . Sans chercher à valider ni à évaluer ces politiques, l’une des questions phares de ce projet était de comprendre les postures construites par les adolescents sur le web, où leur degré de régulation est bien plus faible et alors que la question de leur régulation se pose de plus en plus fréquemment depuis 2015 [4] .

Les entretiens ont commencé par une phase de questions relatives à leurs pratiques numériques avant d’aborder la rencontre des images VSH [5] . Aucune définition n’a alors été proposée aux jeunes des notions de violence, de sexualité ou de haine; ils les ont illustrées en fonction de leur sensibilité et de leurs expériences médiatiques. Les pratiques informationnelles informelles évoquées dans cet article sont définies à partir des activités de consultation réalisées quotidiennement par les adolescents sur les plateformes numériques, dans un cadre extrascolaire [6] . Elles se réfèrent à l’acception très large de l’actualité, celle du fil d’actualité de Facebook, qui convient aussi pour les recommandations de YouTube ou d’Instagram. Ce sont les trois principaux pourvoyeurs d’information des adolescents en dehors du cadre scolaire, et ils privilégient images et vidéos.

Modalités de réception des images violentes, sexuelles ou haineuses (VSH)

La sociologie des médias a montré que la réception d’un contenu médiatique différait selon les publics, les positions sociales, les contextes culturels et les postures politiques et que les spectateurs n’en tiraient donc pas les mêmes interprétations. Les recherches sur les usages du numérique ont mis en évidence le maintien des inégalités (Brotcorne et Valenduc, 2009; Hargittai, 2002; Le Mentec et Plantard, 2014) en même temps que leur reconfiguration partielle (Bastard et al. , 2017; Beauchamps, 2018; Jouët et Rieffel, 2013). La présente recherche a permis de dégager quatre modalités de réception des images VSH qui s’inspirent de la typologie de Stuart Hall (1994) : l’adhésion (au cadrage des images proposé par la plateforme), l’indifférence, l’évitement et l’autonomie.

Dans cet article, nous nous focalisons sur deux de ces modèles, les plus opposés : l’adhésion et l’autonomie. Il s’agit là de simplifier les résultats pour mieux mettre en valeur la force herméneutique des cadres théoriques que nous mobilisons ici. L’adhésion aux images consiste à être capté par une image, au point que la différence entre réalité et représentation devient ténue, donnant l’impression que les jeunes enquêtés « entrent dans l’image ». Elle peut être limitée au temps de visionnage ou perdurer au-delà. Cette attitude peut aussi manifester une sensibilité particulière à l’image, le risque étant, selon la nature des actes représentés et le réalisme des images, d’être envahi mentalement par elles. Elle a été caractérisée par un critère supplémentaire, la difficulté à en analyser le(s) sens. Elle peut constituer, pour les adolescents les plus vulnérables, un risque majeur (Jehel et Gozlan, 2019). L’attitude d’adhésion aux images a été observée dans tous les groupes, mais elle est particulièrement répandue dans le groupe 03, qui comprend des jeunes en grande difficulté. Pour les jeunes suivis par la PJJ, la valorisation de l’action violente est renforcée par sa banalisation dans l’environnement quotidien et par l’imaginaire médiatique qu’ils se créent à travers des contenus liés à l’univers des gangs et de la mafia et des publications sur les réseaux sociaux. L’accessibilité des images ultraviolentes [7] , proposées chaque jour grâce aux algorithmes de recommandation, facilite la constitution d’expériences visuelles qui viennent renforcer l’insensibilité aux violences et aux victimes et une certaine ivresse de la spectacularisation de la violence [8] .

Le modèle de l’autonomie a été défini comme une capacité d’interroger le sens des contenus médiatiques, de choisir ceux auxquels on accède, d’élaborer des critères personnels pour voir ou non des contenus violents, sexuels ou haineux. Concrètement, ce sont des internautes qui refusent de se laisser entraîner par les injonctions des dispositifs numériques et préservent un écart entre leur ressenti et leurs actions, voire leurs non-actions, sur les plateformes. Cette posture s’accompagne généralement d’une réflexivité concernant ses propres conduites sur les RSN et donc d’une forme d’émancipation par rapport aux sollicitations des plateformes numériques et de leur « design émotionnel » (Norman, 2012). Nous l’avons repérée dans les trois groupes, avec une prédominance, dans le groupe 01, de l’autonomie par intellectualisation et, dans le groupe 02, de l’autonomie par empathie. Les deux catégories intermédiaires identifiées étaient l’indifférence, marquée par une attitude de retrait vis-à-vis de sa propre responsabilité sur les plateformes, et l’évitement, stratégie très répandue, notamment vis-à-vis des contenus sexuels au nom d’interdits souvent religieux, sans être étayée par un point de vue personnel sur ces contenus, du fait du poids de l’interdit.

L’injonction au digital labour aux sources d’un travail émotionnel de l’internaute

Les travaux sur le digital labour suggèrent d’interpréter la production de valeur des plateformes de l’internet à partir de l’instrumentalisation de la vie sociale que permettent les technologies numériques : «  Social life on the Internet has become the “standing reserve”, the site for the creation of value through ever more inscrutable channels of commercial surveillance [9] . » (Scholz, 2012, p. 1.) Dans cette perspective, des activités salariées et non salariées réalisées sur les plateformes sont requalifiées au moyen de la catégorie « travail ». Clough et Halley (2007) défendent l’idée d’une production de valeur en dehors même du dispositif de production, rejoignant l’hypothèse du free labour formulée par Tiziana Terranova dès 2000 à propos des community leaders bénévoles de l’opérateur AOL, qui travaillaient jusqu’à 60 heures par semaine, et des premiers procès pour travail impayé tenus en 1999 à New York. Du fait de leur implication subjective dans leur tâche, certains de ces travailleurs ont eu du mal à s’engager dans un conflit contre la plateforme (Margonelli, 1999). Comme l’explique Casilli (2015), la thèse du digital labour a été difficile à admettre dans un contexte théorique et marketing mettant en avant « la rhétorique de “l’envie de contribution” » (p. 15). Penser comme non exclusives les formes travail et plaisir, ou les formes travail et désir de reconnaissance, constitue l’une des difficultés que représente l’analyse de la participation des internautes, a fortiori adolescents, du fait notamment de sa dimension émotionnelle.

Du côté des plateformes, ce sont bien les données personnelles des internautes, leur profilage, leur revente aux annonceurs tiers qui permettent leur valorisation financière (Bouquillion et Matthews, 2010; Rochelandet, 2010; Smyrnaios, 2017). Le discours d’escorte des plateformes met l’accent sur l’« authenticité » des informations divulguées, qui de ce fait ne représenteraient pas un « travail », et sur la nécessaire convivialité favorable à l’expression et à la stylisation de soi (Allard, 2017). Or celle-ci n’évacue pas la dimension contrainte de l’« injonction à participer » (Proulx, 2017) que promeuvent les plateformes numériques. Sur Facebook, Snapchat, YouTube, la sollicitation est permanente, l’internaute vit au « régime de l’alerte » (Boullier, 2009). La recherche conduite auprès des adolescents nous a permis de comprendre l’ampleur des émotions et la déstabilisation que cela pouvait entraîner pour eux.

Des adolescents vivent ces sollicitations comme une source d’anxiété. La métrique de la popularité incite à la publication et à la recommandation, alors même que nombre d’entre eux méprisent ceux qui publient trop. En publiant, ils recherchent des marques de reconnaissance, tout en sachant qu’elles ne valent pas grand-chose, parce qu’on ne sait jamais dans quelles dispositions se trouve le public. Tel est le dilemme d’Alexis (16 ans, groupe 01, profil adhésion) qui publie, depuis son entrée au collège, des informations sur ses goûts, ses pratiques musicales et ses voyages sur Facebook :

« Personnellement je trouve que les like ne donnent aucune indication. Bien sûr, c’est toujours mieux d’avoir des like, mais c’est pas une bonne indication […] parfois c’est la mode d’avoir un like, de mettre des like partout, mais ça veut vraiment rien dire. »

Ses publications manifestent la recherche de signes de reconnaissance, qu’il a parfois obtenus, mais il s’est construit un raisonnement pour se protéger de la déception pour les cas où ces manifestations viennent à manquer, rejetant l’idée d’une sanction pouvant évaluer la valeur de la publication. Il en vient alors à proposer une stratégie visant à publier sans trop se dévoiler, de crainte de vider l’intérêt des rencontres qui pourraient suivre :

« Le mieux c’est quand quelqu’un vient nous parler parce qu’il a vu une photo sur Facebook, mais après, si on raconte toute sa vie sur Facebook, on n’a plus rien à lui dire à cette personne, quand on la rencontre. » (Alexis)

L’injonction à la participation vient aussi des images qu’il rencontre sur les plateformes d’actualité ou sur les RSN. La sollicitation permanente d’images « insolites » déclenche chez lui de l’anxiété parce qu’il ne peut s’empêcher de vouloir les regarder, alors qu’il craint qu’elles ne s’imprègnent dans sa mémoire :

« Quand je vais sur Yahoo parfois je vois des informations insolites et c’est dur de les rater. On ne peut pas s’empêcher de cliquer dessus. J’avais vu sur Ask une adolescente qui s’était suicidée. »

Alexis suit une classe d’excellence en première. Son père, ingénieur et économiste, l’a sensibilisé à la démarche de recherche. Cela l’a convaincu, en entretien individuel, de décomposer pour nous ses anxiétés liées aux RSN, même si la norme de son groupe-classe consistait à faire étalage de ses habiletés numériques. Il a rapporté une forte sensibilité aux images d’horreur, après avoir regardé quelques séquences de La maison de cire [10]  :

« Lorsque j’ai vu ces images, j’ai senti quelque chose de désagréable. J’avais peur que les images s’imprègnent dans ma tête et qu’elles reviennent en boucle comme pour un traumatisme. »

À la différence d’autres adolescents, le caractère de fiction ne constitue pas pour lui un barrage à l’angoisse de l’image. À la limite, il accepte davantage la présence d’images d’attentats commis par des « extrémistes » sur un site d’information, une stratégie de la plateforme qui viserait selon lui à nous inciter à « faire attention ». Le travail émotionnel, pour lui, consiste donc à doser ses publications, à éviter les images violentes de fiction, notamment les films d’horreur, et à chercher à comprendre dans les images d’information le message que la représentation de la violence cherche à transmettre.

L’injonction à la participation va de pair avec la valorisation de la recommandation et l’attention à la popularité des vidéos. Mourrad (16 ans, groupe 02, profil adhésion) consulte beaucoup YouTube, pour «  la musique, les jeux vidéo, [ou] l’actualité  ». Il y a vu des informations intéressantes, notamment sur Daech. Il est intrigué par ce qu’il y apprend, mais ne veut pas creuser davantage. Le caractère anxiogène de la situation représentée l’incite à ne pas s’investir :

« C’est intéressant mais trop, ça va me préoccuper alors que j’ai d’autres choses plus importantes. […] je n’ai pas envie de penser à ça en fait. […] J’ai pas envie que ça pren[ne] une place dans ma tête. Je fais ce que j’ai à faire et c’est tout. »

Mourrad est soucieux de son orientation et pense qu’il vaut mieux qu’il « règle [s]es propres problèmes et ensuite, on verra pour les autres ». En réalité, il semble qu’il soit très fréquemment sollicité et inquiété par des vidéos de violence qui s’invitent sur son fil d’actualité. Il sait que ces images lui sont adressées parce qu’il s’est abonné à une page Facebook, mais il ne s’en désabonne pas pour autant ni ne cherche à comprendre ce qu’elles évoquent :

« J’ai liké une page. Maintenant je vois tout le temps le fil de l’actualité et généralement quand j’aime un truc, ça sert à rien que je déjaime, je m’en fous, même si je regarde plus trop, […] au cas où il y a[urait] un truc intéressant. Dès qu’ils publient un truc, comme j’aime leur page, bah ça vient sur mon mur direct. »

Il n’arrête jamais non plus le flux de la vidéo parce qu’elle serait trop violente :

« Généralement comme les choses violentes que je vois sur internet […] je les vois jamais en vrai, généralement je vais jusqu’au bout pour voir ce qui se passe, tout ce qui se passe. […] C’est comme le conflit israélo-palestinien. Des fois y’a des photos d’enfants, carrément enterrés... c’est choquant à voir, j’en ai déjà vu... C’est par exemple des débris et genre on voit la tête de l’enfant, un truc comme ça, [un enfant qui n’est] pas blessé, [mais] enterré vivant. »

Il reconnaît que ces images le perturbent, mais il ne peut agir ni pour arrêter le cours de la vidéo, ni pour se désabonner, ni pour en éclaircir le contexte. Il reste dans une forme d’incertitude sur la réalité de ces images et leur signification, envahi par ces images subies, pour lesquelles il éprouve une curiosité irrépressible.

Parfois, pour des adolescents développant, comme Mourrad et Alexis, des postures d’adhésion à l’image, la seule action possible, c’est le clic, alors même que l’émotion ressentie relève de l’indignation. Candice (17 ans, groupe 01, profil adhésion) se souvient d’une vidéo de violences où les maîtres d’un chien jouaient à énerver leur animal pour qu’il aille mordre un chat jusqu’à le laisser agonisant :

« Ça m’a vachement touchée, ça m’a énervée. J’avais envie de leur dire : “mais vous êtes aussi cons, vous êtes tellement cons que vous partagez ça!” Et voilà, ça m’a tellement énervée que je l’ai partagée parce que ça m’a sortie hors de moi. »

Comme l’explique Achille (16 ans, groupe 01, profil autonomie), face à ce genre de vidéos «  on a toujours envie de faire quelque chose  » et l’action la plus disponible sur les plateformes, c’est le like ou le partage. C’est ainsi que les vidéos les plus violentes peuvent susciter aussi le plus de vues, parfois, comme pour Candice, à rebours des sentiments de l’internaute-travailleur du clic.

Laureline (16 ans, groupe 01, profil autonomie) se souvient elle aussi d’une vidéo de maltraitance envers un enfant qui l’avait choquée. Sa capacité de réflexivité l’a conduite à ne pas agir, non pas par indifférence, mais par volonté de ne pas participer à sa diffusion. Le travail émotionnel de cette adolescente consiste à garder sa colère pour elle, pour ne pas participer à ce qu’elle nomme le « bourrage de crâne », par lequel elle désigne l’injonction à la participation dont elle perçoit l’effet délétère sur l’espace public :

« il y en a eu une, ça m’a traumatisée […] : c’était une mère qui tabassait son enfant… […] Il y a tellement [de vidéos violentes]. C’est du bourrage de crâne. Je sais pas si vraiment je veux entrer là-dedans pour combattre ça. »

Quand ils prennent le temps d’y réfléchir, certains adolescents sont ainsi très critiques sur une « participation » proposée qui serait réduite au clic. Comme Laureline, Boris (16 ans, groupe 01, profil autonomie) préfère ne pas partager des vidéos pourtant extrêmement émouvantes, comme celle dans laquelle «  un garçon qui, ne parlait pas, [avait] seulement écrit sur papier, disait, j’ai 14 ans, mon père m’a violé, ma mère m’humilie, me tape, je vais me suicider  ».

Ses amis avaient partagé cette vidéo pour soutenir le garçon, cela paraissait à Boris tout à fait décalé. Il n’a rien fait, il s’est juste dit : « je ne peux rien faire d’autre ». Cette injonction à publier et partager suscite ainsi un fort travail émotionnel de la part des adolescents, parfois plus grand encore lorsqu’ils ne partagent pas et ne « font » apparemment rien de visible sur la plateforme. Pour Boris, ce qui aurait du sens serait de créer une association pour se mobiliser, mais pas de se contenter de partager ces vidéos. Le caractère dérisoire du geste lui déplaît. Cette capacité à résister au clic représente un véritable effort que nous avons considéré, dans ce cas, comme une manifestation d’autonomie.

Le concept de « travail émotionnel » a été défini par Hochschild (2017) comme un effort pour maintenir un écart entre les émotions ressenties et les émotions affichées visant à manifester des sentiments conformes avec les « règles de sentiment » prévalant dans le contexte social dans lequel l’individu agit. Il permet ainsi de mettre en évidence la contrainte émotionnelle imposée par un contexte professionnel. Hochschild l’a formulé à partir d’une enquête sur la formation des hôtesses de l’air d’une compagnie aérienne dans les années 1980 et sur l’imposition qui leur était faite d’une hexis corporelle exigeante construite autour du sourire, de la minceur et de l’élégance. Arborer un sourire « authentique » en toutes circonstances, visant à rassurer les usagers et à maintenir la sérénité de l’équipage, « ce genre de travail demande la coordination de l’esprit et des sentiments, il puise parfois au plus profond de nous-même, dans ce que nous considérons comme constitutif de l’essence même de notre individualité » (Hochshild, 2017, p. 27). Pour Hochschild, le travail émotionnel demandé à l’hôtesse de l’air est analogue au « jeu en profondeur » prôné par la formation du comédien selon la méthode Stanislavski. Nous pouvons comparer le travail émotionnel des adolescents usagers des plateformes qui retiennent leurs émotions des actions stéréotypées qui leur sont proposées à ce travail émotionnel du comédien : il consiste en effet à maintenir un écart entre les émotions ressenties (colère, tristesse, inquiétude) et les émotions affichées, même lorsqu’ils choisissent, comme Laureline ou Boris, de ne pas réagir, quitte à afficher une apparente indifférence.

Lors de l’entretien collectif, certains groupes ont pu formuler un début de critique de l’instrumentalisation des émotions des internautes par les plateformes : «  c’est genre limite un réflexe de partager pour montrer aux autres  » (Achille, groupe 01). Ils remarquaient alors la rareté de la pratique du signalement, qui pourrait conduire à leur suppression. Certains, comme Boris, en venaient à formuler l’idée d’un conflit d’intérêts des responsables de la plateforme, qui expliquerait que le partage soit plus facile que le signalement :

« Parce que, je ne sais pas, fin, je ne sais pas comment [il] pense, Mark [Zuckerberg] et ceux qui s’occupent de Facebook, mais, […] si ça se trouve, ils sont contents de voir autant de vidéos, parce que ça leur rapporte […] des gens, des utilisateurs. »

Sans évoquer l’idée d’un travail tant le clic semble « un réflexe » aux adolescents, Boris envisage ici la dimension financière de la valorisation de la plateforme par le partage proposé par les dispositifs numériques.

Le capitalisme des affects stimule le travail du clic

Dans Les sentiments du capitalisme , Eva Illouz (2006) explicite les processus culturels qui ont permis au capitalisme de transformer les émotions en marchandises. Selon elle, cette récupération économique a été rendue possible du fait de la dynamique de rationalisation des émotions réalisée parallèlement par la psychologie et l’idéal de santé mentale qu’elle promeut. La rationalisation des émotions a été favorisée à la fin du 19 e  siècle par la propagation de la conception freudienne du moi, de l’identité, et d’un rapport thérapeutique et scientifique aux émotions et au rapport du moi aux autres. En ce sens, la psychanalyse aurait permis de développer à la fois une plus grande emprise des individus sur leurs propres émotions, mais aussi un idéal de normalité et d’épanouissement, notamment dans la sphère de la sexualité et des relations amoureuses. Sa banalisation dans toutes les couches de la société aurait ouvert la voie à des tentatives de contrôler le « bonheur » dans les entreprises.

Le marketing comme le management des entreprises s’en sont emparés dès les années 1920 aux États-Unis [11] . Grâce aux dispositifs numériques qui aident à diffuser des modèles managériaux par-delà les frontières, le happyness management semble gagner la France dans les années 2010 [12] . Illouz se rapproche en cela de la thèse d’Anthony Giddens dans La transformation de l’intimité (2004), mais pour s’en distinguer en dénonçant dans la recherche de la « relation pure » (Giddens) une conception impérative de l’« échange équitable » (Illouz). Loin de voir dans cette quête d’égalité des rapports affectifs, popularisée par le féminisme et la psychologie, l’avènement d’une forme d’émancipation, Illouz insiste sur sa dimension contraignante dans Pourquoi l’amour fait mal (2012). S’inscrivant dans la lignée de Max Weber, elle y voit une exigence supplémentaire de rationalisation des émotions qui suppose leur intellectualisation. Ce processus fait perdre aux émotions leur capacité à orienter l’action en créant une distance entre émotion et action. Les RSN et les forums sont des espaces où les individus peuvent indéfiniment mettre à l’épreuve la connaissance émotionnelle de soi et la rationalisation de leurs relations.

Ce processus de rationalisation des conduites rencontre en effet des formes très développées d’instrumentalisation des « affects » sur les plateformes numériques que Camille Alloing et Julien Pierre (2017) décrivent comme un « web affectif ». Si les émotions sont des mouvements intérieurs, propres aux sentiments individuels, le capitalisme des plateformes (Srnicek, 2017) s’intéresse à la circulation des affects et à la possibilité de mesurer les comportements et d’agir sur ceux-ci (Alloing et Pierre, 2017) sans se préoccuper de la signification psychologique des émotions. Alloing et Pierre montrent comment les plateformes numériques visent à stimuler un « travail affectif numérique » qui fait circuler de l’information au niveau le plus apparent, celui des contenus échangés, d’une façon qui peut être mesurée par la couche intermédiaire des logiciels. La captation des émotions se fait par les dispositifs du «  like  », du partage, des émojis. Ils transcrivent dans le logiciel le fait que l’internaute a été affecté par un contenu au point de chercher à en affecter les autres, produisant pour cela de la recommandation ou de la popularité. C’est en ce sens que les plateformes ne peuvent que favoriser la circulation des images VSH qui suscitent davantage que les autres d’émotions, d’indignation, de colère, voire d’amusement. L’objectif du « web affectif » se situe dans la continuité des stratégies de captation de l’attention développées avant lui par les industries culturelles. En affectant l’internaute et en déclenchant un travail du clic (Casilli, 2019) d’envergures diverses – de la publication de soi jusqu’à l’expression réduite au clic –, les plateformes récupèrent des mesures de présence devant l’écran qui peuvent être revendues aux annonceurs, comme le faisaient les industries audiovisuelles, ainsi que des informations sur la situation émotionnelle des internautes.

Ce que notre recherche auprès des adolescents nous a permis de comprendre, c’est le coût émotionnel que représente ce capitalisme affectif pour les jeunes internautes. L’injonction à la participation (et au digital labour ) est aussi une injonction à la rationalisation dans le contexte culturel qui est le nôtre et que décrit bien Illouz. Les plateformes numériques ne sont pas seulement un défouloir, elles sont une mise à l’épreuve de la rationalisation des émotions exacerbées par leurs stratégies affectives. Nous nous appuierons ici principalement sur des exemples de jeunes dont les tactiques se caractérisent par un haut degré d’autonomie, pris dans des contextes sociaux différents.

Dans le groupe 01, plusieurs adolescents ont évoqué Reddit, une plateforme connue pour autoriser un très haut niveau de liberté d’expression. Pierrick (17 ans, groupe 01, profil autonomie) a expliqué avoir testé sur cette plateforme sa résistance aux images de mort. Bien qu’accessibles aisément, il n’a jamais souhaité regarder des images de décapitation. En revanche, il a regardé des images de mort naturelle, pour « savoir ce qu’est la mort ». Dans une sous-section de la plateforme intitulée morbid curiosity , il a recherché et regardé deux séries de photos :

« Quelqu’un avait pris son grand-père à l’hôpital une minute avant sa mort, à sa mort, et deux à trois heures après sa mort. J’ai regardé ça. Je me sens pas forcément choqué, mais c’est plus troublant. C’est de la curiosité, par rapport à ce que c’est que la mort, parce que j’ai jamais été face à ça. »

Il a également regardé une série de photos d’une femme atteinte d’un cancer, publiées par son mari :

« C’était dur, mais pas forcément choquant. Émotionnellement, c’était des photos très très très fortes. Ça m’avait vachement ému, mais j’ai pas de regret d’avoir regardé ça. Ça m’avait ému mais je trouve ça intéressant et c’est quelque chose à quoi j’avais pas été exposé. C’est peut-être important d’avoir une idée sur ces choses-là. »

Sa perception des images a été liée au contexte de publication présenté comme empathique, il a eu le sentiment de partager cette empathie en les regardant. Il dit ne pas avoir été hanté par ces images, même si «  ça travaille l’esprit quand même  ». Elles lui auraient permis de «  réfléchir  » au «  sujet de la mort  ». De l’image du grand-père il avait retenu

« que c’était dingue à quel point il n’y avait pas forcément quoi que ce soit d’extraordinaire. À quel point c’était terriblement facile et bizarre. Par exemple le grand-père, une minute il est vivant et après il est mort, c’était très bizarre. Et y’avait une différence et c’était très difficile de voir où était la différence. »

Ces images recherchées lui auraient permis d’alimenter une forme de philosophie de l’acceptation de la mort comme «  quelque chose de naturel  ». La confrontation purement visuelle avec cette réalité avait néanmoins exacerbé en lui le sentiment d’étrangeté et de «  peur  ». Pendant l’entretien comme pendant le visionnage, il faisait face à cette peur, qui pourrait être d’ordre métaphysique – mais aussi à la représentation elle-même –, par une intellectualisation, dans un rapport à la mort qui, du fait du dispositif utilisé, n’avait pas grand-chose de naturel et lui imposait la retenue. Son intellectualisation ne faisait pourtant pas obstacle à une réminiscence de la violence de ses émotions. Le même Pierrick avait été confronté à d’autres images dont il avait également pu tirer un certain savoir sur le corps et sur la mort violente, mais qu’il regrettait d’avoir vues :

« Là, c’était violent. C’était un type, un homme politique je crois, aux États-Unis pendant une conférence de presse, il se mettait un flingue dans la bouche et se tirait une balle. J’avais pas forcément compris ce que c’était la vidéo avant de la regarder, j’avais une petite idée, mais bon. Y’avait beaucoup, beaucoup de sang et c’était impressionnant. »

Habitué à rationaliser et expliciter ses émotions, à ne pas se laisser affecter par ce type d’images en les évitant, il se pose à lui-même la question :

« Est-ce que je regrette d’avoir regardé la vidéo? Avant, j’avais une idée très fausse de ce que ça pouvait être quand ce genre de chose arrivait, à cause des films, où quand quelqu’un se tire une balle dans la tête, ça fait pouf, ou dans les films de guerre ou d’action, ou quand quelqu’un se fait tirer dessus, il tombe en arrière et y’a rien du tout. Je conseillerais pas forcément de regarder la vidéo, mais maintenant que je l’ai vue, une description de la vidéo aurait suffi en fait. »

Le capitalisme des émotions induit une responsabilisation des internautes dans leurs publications comme dans leurs clics. En cela, le capitalisme des émotions et le web affectif sont des processus imbriqués : la rationalisation des émotions permet de transférer la responsabilité de la diffusion des images VSH sur les internautes, ceux qui publient comme ceux qui les voient. Cette responsabilité génère pourtant un haut niveau d’anxiété pour les adolescents rencontrés. Dans deux entretiens collectifs du groupe 02, réalisés dans des lycées proches de cités en banlieue francilienne, des suicides qui peuvent suivre une publication incontrôlée ont été évoqués. La rationalisation des émotions pèse sur celui qui va endosser la sanction de la publication, qui peut aller jusqu’à la mort. Les adolescents appréhendent la violence des échanges sur internet. Il ne s’agit pas là d’un discours moralisant ou institutionnel, mais d’une obsession partagée, d’une forme de prévention intériorisée. Douwi (17 ans, groupe 02) a évoqué les « insultes » récurrentes sur les plateformes numériques, Iris (17 ans, groupe 02), les bagarres qui peuvent s’en suivre, des garçons ont suggéré des « représailles ». Germain (17 ans, groupe 02) est allé plus loin encore, pour lui : « ça fait de la peine, il peut y avoir des morts ». Le harcèlement est un risque omniprésent dans les têtes, avec le suicide comme issue possible.

Iris : « il peut y avoir des suicides aussi, des baisses de moral d’un coup à cause d’une histoire qui s’est passée sur un forum, après le moral il tombe, les parents ils comprennent pas, lorsque les parents demandent l’enfant il va dire non, c’est rien, et en fait ça va de plus en plus mal, ça tombe en suicide… […] » (entretien collectif, groupe 02)

Iris était d’autant plus sensible au risque dépressif qu’elle avait elle-même traversé un tel épisode. Être autonome dans un environnement « affectant » nécessite en effet une prise de conscience de la vulnérabilité des autres et de soi-même (Nussbaum, 2011).

Cela nécessite aussi un intense travail sur soi pour ne pas être affecté par les réactions des autres, par leurs like , leurs partages, leurs commentaires. Malika (15 ans, groupe 02, profil autonomie) nous a ainsi exposé sa décision de ne pas cliquer sur certaines vidéos, au potentiel affectif particulièrement fort. La rationalisation des émotions peut aussi faire place à un travail émotionnel qui vise à une cohérence du sujet, entre ses actes et ses émotions. Ce travail n’est pas stimulé seulement par la psychologie et l’idéal de maîtrise de soi, comme le développe Illouz (2006), il résulte également de la confrontation à la stratégie affective des plateformes, dont l’affordance des dispositifs (l’omniprésence du like ) incite au clic avant de réfléchir, tout en en faisant porter la responsabilité à l’internaute. Les plateformes gardent en effet la trace de ce clic indéfiniment dans les profils de l’internaute et définissent à partir de lui son identité « agissante » (Georges, 2011).

Malika se rapproche d’un profil autonome par sa capacité à analyser des contenus audiovisuels, comme ses propres activités numériques. Même si elle n’a pas de compte Facebook, elle reconnaît avoir vu des vidéos violentes grâce à ses amies. Elle explique, en entretien individuel, avoir pour principe de toujours demander de quoi il s’agit avant de regarder une vidéo. Elle a néanmoins parfois regardé des vidéos qu’elle juge choquantes, comme celle d’un jeune forcé à se déshabiller et à marcher nu dans le froid. Plus souvent, elle regarde des vidéos publiées par des filles qui « racontent » leur histoire et explique qu’elle les visionne «  parce que ça [l]’intéresse : c’est une fille qui raconte son histoire et qui publie la vidéo. C’est elle qui raconte, ça veut dire [que] c’est elle qui veut parler  ».

Elle est donc attentive à l’origine des vidéos et à l’intention de leur auteur. La vidéo, pour elle, n’est pas un contenu, mais d’abord un message. Le fait de passer par un tiers pour accéder à ces images l’a aidée à développer une réflexivité sur ce qu’elle regarde. Cette sensibilité a été exacerbée par un drame survenu dans son entourage, qui lui a fait prendre conscience que les réseaux sociaux peuvent aussi entraîner la mort :

« En fait une fille, elle s’est fait tuer à cause de ça. Elle était en couple avec un garçon de la cité. La relation entre eux était finie ou en train de finir, et elle avait fait des choses avec un autre garçon. Sauf que l’autre garçon, il avait filmé et il l’avait publié […] un peu partout [sur les réseaux sociaux]. Et son autre copain l’a vu, […] il est parti la voir et il l’a tuée. Il lui a tiré une balle dans la tête. Après, tellement il était amoureux d’elle, il s’est suicidé. »

Malika connaissait les deux protagonistes. Dans son entourage, tout le monde a regardé la vidéo. Elle a décidé de ne pas la regarder. Nous interprétons cette décision de ne pas voir comme une rationalisation de ses émotions, motivée par la volonté de ne pas être complice du bannissement collectif de cette jeune fille que Malika aimait bien et à laquelle elle s’identifie. Elle fait donc un effort d’authenticité [13] pour se détacher du sentiment général de réprobation du comportement de cette jeune fille.

« Je me dis, la pauvre. Ça me fait mal au cœur, j’ai de la peine pour elle, parce que, c’est pas parce qu’elle a fait des “trucs” que c’est une fille pas bien. Elle fait ce qu’elle veut. Et je ne sais pas, j’aime pas [que les gens partagent cette vidéo]. J’aime pas, ça m’énerve. Après les gens qui vont montrer [la vidéo] j’aurais envie de les insulter eux, je veux [leur] dire “parlez pas avec moi”. Les gens ils viennent et je dis, pourquoi vous ne voulez pas qu’on se mêle de vos affaires, et tout le monde se mêle de sa vie. Tout le monde se mêle de la vie de tout le monde, c’est pour ça qu’il y a des problèmes. »

Ne pas regarder la vidéo est un geste fort, qui ne peut être pris en compte par le web affectif. C’est un choix qui exprime une forme de résistance que la stratégie des plateformes vient solliciter et éprouver :

« Pour moi, je la trahis si je regarde. Parce que je la connais, je sais ce qu’elle a fait, je sais ce qu’elle a pas fait, et c’est pas mon problème. Parce que je me mets à sa place d’un côté. Je me dis, si moi j’avais fait ça, et on m’aurait fait ça, je ne sais pas, ça m’aurait fait de la peine. »

Le capitalisme affectif vient convoquer l’individu dans un réseau de surveillances latérales. Les RSN sont des espaces publics d’expression de soi, sous surveillance. Si la rationalisation des émotions est vitale pour les adolescents du groupe 02 (recrutés dans les classes populaires), si la diffusion d’images intimes peut « tuer », c’est que l’espace numérique n’est pas seulement un espace anonyme offert au regard de tous, c’est aussi la caisse de résonance du groupe de pairs, et pour Malika, elle fait écho aux valeurs de la cité. Dans son cas, ce qui est remarquable, c’est sa capacité à se détacher des logiques intégristes en vogue dans son quartier. Alors que d’autres adolescentes de l’établissement que nous avons rencontrées condamnent la fille qui a « fait des trucs », expression banalisée d’une activité sexuelle hors mariage, Malika refuse de la «  trahir  » en cliquant.

Le capitalisme des émotions requiert la maîtrise des émotions, mais les repères culturels auxquels se réfèrent les adolescents ne vont pas tous dans le sens de l’intellectualisation ou de la tolérance. La diffusion des vidéos sexuelles peut générer des drames. Parce que la pression du groupe rend plus difficile la maîtrise des émotions, le fonctionnement affectif des plateformes peut renforcer des phénomènes de culpabilisation de la sexualité adolescente, d’autant qu’elles sont adossées à des principes de régulation officiellement puritains [14] .

La surveillance panoptique exacerbe la tension émotionnelle et l’autocontrôle

La modalité de surveillance panoptique est une technique de pouvoir mise en œuvre notamment par les plateformes numériques et, à travers elles, par d’autres institutions de pouvoir, aussi bien publiques que privées (Bauman et al ., 2015; Mattelart, 2007). Historiquement, Foucault (2001) en attribue la découverte à Bentham (2002) à travers son « panopticon », principe d’architecture qui permet une surveillance des prisonniers sans contrainte physique, par le regard, sans pour autant être jamais certain que le contrôleur regarde le prisonnier ni que le surveillant ne soit pas lui-même surveillé. Il y voit le symbole de la transformation des formes de gouvernance par le contrôle des corps à distance. Deleuze (1990), prolongeant les travaux de Foucault, diagnostiquait l’avènement de « sociétés de contrôle » où la domination s’impose par un contrôle continu des activités (Proulx, 2020).

La logique de surveillance est le troisième cadre interprétatif que nous souhaitons introduire pour comprendre la situation des adolescents face à l’information structurée par les plateformes, qu’ils partagent, publient ou consultent, et à la nature de leur travail émotionnel. Sur les plateformes numériques, le jeu des surveillances, des sousveillances (Proulx, 2020), voire de vigilantisme (Loveluck, 2016), est en effet démultiplié. Nous souhaitons montrer à quel point la perception de ces registres de surveillance est présente dans l’esprit des adolescents, même si tous n’en distinguent pas nécessairement la totalité des acteurs. Nous entendons ici par vigilantisme les formes de contrôle des surveillés entre eux, selon des jeux de pouvoir et des « règles de sentiment » (Hochschild, 2017) complexes et hétérogènes qui peuvent à tout moment générer humiliation, délation, harcèlement sans nécessairement être pour autant organisés [15] . La modalité de surveillance panoptique de la plateforme permet, comme l’avait prévu Bentham, une démultiplication des acteurs de la surveillance à différents niveaux de l’organisation sociale : la plateforme, l’État et les services de police, les pairs, la famille, le quartier, les internautes… Nous avons déjà mentionné la hantise du harcèlement dans notre description du travail émotionnel, mais il s’agit d’une prise de conscience encore plus large du contrôle social auquel les plateformes viennent donner une ampleur renouvelée.

Dans tous les groupes de l’échantillon, les adolescents surveillent ce qu’ils publient et se surveillent réciproquement. La tension émotionnelle est particulièrement forte dans les milieux sociaux très favorisés et dans certains milieux populaires. Parmi les adolescents que nous avons rencontrés dans une classe d’excellence (groupe 01), censée implicitement préparer dès la seconde les élèves aux classes préparatoires scientifiques, le niveau d’autocontrôle sur les plateformes était extrême, induisant un niveau élevé de réflexivité. Louis (16 ans, groupe 01, profil autonomie) entretient un compte Facebook avec 150 « amis » qu’il a ouvert en entrant au lycée :

« des fois je me dis, pour faire comme tout le monde, je pourrais poster ça et puis… en fait non […], quand je m’apprête à mettre une publication, je me dis, est-ce que ça va m’apporter quelque chose et… généralement non, […] fin, des fois je le fais quand même, mais, ça ne m’apporte pas vraiment tant que ça… »

La réflexivité de Louis relève de la logique du capitalisme des sentiments puisqu’il cherche à évaluer le « profit » sur le plan de la reconnaissance, de la valeur sociale qui pourrait découler de ses publications, qu’il exprime en termes de « bonheur » :

« Est-ce que je serai plus heureux en ayant mis de moi une photo pour que 150 amis puissent me voir? »

D’un autre côté, il en soupèse le danger, le risque d’apparaître comme trop dépendant du regard des autres ou de leur donner trop d’information sur lui. La logique de surveillance vient redoubler la logique de capitalisme des sentiments : la reconnaissance sociale n’est pas seulement une estimation personnelle, elle a une visibilité immédiate en matière de «  like  », ou de «  dislike  », mais elle peut aussi se manifester dans la durée. Aussi le calcul que fait Louis n’est pas de se plier à une norme sociale, une « règle de sentiment », encore moins à une émotion immédiate, il consiste plutôt à contrôler cette première impulsion qui l’aurait conduit à afficher son bonheur et à anticiper des désagréments, fussent-ils mineurs.

La prudence est guidée dans cette classe (au sens scolaire comme social) par le sentiment exacerbé de la compétition sociale. Plusieurs adolescents ont laissé entendre que les RSN étaient des moyens de contrôle du capital social. Olga (16 ans, groupe 01, profil autonomie) ne publie rien sur Facebook :

« Moi j’ai l’impression que c’est un moyen pour les gens d’une certaine classe sociale de vérifier et de contrôler les gens… avec qui ils sont en relation […]. On peut voir très, très clairement le milieu social d’une personne rien qu’en regardant sa page Facebook. »

Dans la même classe, certains jeunes s’adonnaient à des pratiques de stalking [16] entre copains, pour se distraire et se moquer, entrant de plain-pied, et sans distanciation, dans la logique de surveillance. Nous avons considéré que de telles pratiques correspondaient à des formes d’adhésion au dispositif de surveillance de Facebook, du fait de l’absence d’esprit critique dont elles témoignent. Des adolescents ont pu l’évoquer sans gêne devant le groupe :

« [On stalk] pour se moquer des gens, s’ils sont méchants avec nous, ouais. Guillaume, tu es obligé de le reconnaître, […] on ne dit pas de la merde sur des gens qui sont gentils. » (Maël)

En entretien individuel, Maël (16 ans, groupe 01, profil adhésion) a aussi évoqué avoir constitué des « dossiers » sur des amis avec des photos « bêtes ou peu flatteuses ». Nous avons recueilli des témoignages dans tous les groupes sociaux sur la pratique des « dossiers », associée en général à l’usage de Snapchat. Cette plateforme doit son succès au caractère éphémère des publications, qui permet leur disparition au bout de quelques secondes et évite le foisonnement des fils d’actualité, mais Maël connaît des applications permettant d’échapper au contrôle de l’utilisateur en récupérant à son insu les photos publiées et de les conserver.

La conscience du contrôle social est très forte aussi dans les classes populaires, particulièrement lorsque les adolescents vivent dans des cités, où la proximité des voisins exerce un contrôle sur les activités de chacun. La combinaison des RSN et des modalités de sociabilité de la cité limite ainsi au maximum la liberté de publication des adolescents. La conscience de la surveillance est aussi très grande chez les jeunes très vulnérables, particulièrement ceux suivis par la PJJ. Certains ont expérimenté les conséquences judiciaires de la surveillance numérique, en découvrant devant le juge que celui-ci avait pu lire le détail de leurs trafics sur la plateforme. Certains adoptent de ce fait des positions radicales de rejet des RSN, cherchant à ne plus utiliser l’internet que pour des actions socialement utiles, comme faire un CV, chercher un emploi, sans plus jamais passer par un RSN.

Pour un adolescent disposant d’un capital social et culturel faible, la perception de ces surveillances représente un fonctionnement auquel il faut absolument échapper. Albert (16 ans, groupe 03A, profil adhésion) interdit à ses amis de le photographier : «  on prend pas ma tête en photo  ». Il ne veut pas utiliser Facebook, il n’en voit pas l’intérêt :

« Facebook, mais c’est pourri, tout le monde voit t’es où, tout le monde sait tout. »

Il préfère donc utiliser un téléphone et les textos. Albert est suivi par la PJJ, il est dans un rapport très méfiant au monde, ne souhaite pas suivre de formation. Dans son entourage familial assez déficient, son père et son frère ont déjà fait des séjours en prison. Son rapport à l’information s’en ressent, comme si le mode de fonctionnement des RSN lui offrait une métaphore du fonctionnement biaisé du monde.

Dans un tel contexte, l’autonomie consiste sans doute à ne pas rester complètement inhibé par les logiques de surveillance. En y réfléchissant collectivement, les adolescents du groupe 01 ont réussi à surmonter leurs appréhensions. Après avoir envisagé l’accès de la NSA ( National Security Agency ) à leurs publications sur les RSN, ils ont fini par se dire que même si les plateformes conservent et étudient toutes leurs traces, cela ne pourra pas se retourner contre eux; ils se sentent protégés par la multitude, de là une possible forme de relâchement du contrôle ou en tout cas de la culpabilité.

Conclusion

Nous avons montré comment les stratégies affectives des plateformes suscitent des émotions qui peuvent enclencher des actions sur les plateformes ou, au contraire, une mise en retrait des internautes adolescents. Nous avons ainsi cherché à explorer l’écart entre, d’une part, les affects stimulés et calculés par les plateformes à travers leurs dispositifs qui permettent le partage, la recommandation, le commentaire, le signalement et, d’autre part, les émotions ressenties par les individus face aux contenus qui leur parviennent à travers ces plateformes. La méthodologie retenue, issue de la sociologie de la réception et adaptée aux usages numériques dans lesquels réception et activité en ligne sont intriquées, nous a permis d’accéder à des phénomènes sociaux déclenchés par les plateformes, mais dont la signification n’est pas accessible directement sur les plateformes. Elle n’a pu l’être qu’en donnant la parole aux internautes eux-mêmes et en composant un terrain socialement très diversifié. Le terrain d’enquête retenu par la recherche sur laquelle repose cet article a privilégié les réactions et émotions suscitées par les images violentes, sexuelles et haineuses auprès d’adolescents de 15 à 18 ans.

Nous avons donc analysé le travail émotionnel des adolescents au prisme de trois dimensions des stratégies affectives des plateformes : d’abord, celle du «  digital labour  », entendue comme une mise au travail des internautes sur les espaces de production que sont les plateformes numériques; ensuite, celle du « web affectif », du fait que ce travail est stimulé par des logiques de captation de l’attention et de récupération des affects; finalement, celle de la surveillance panoptique, qui accroît la tension émotionnelle en rendant visibles les actions des internautes à des publics hétérogènes. Nous avons donc cherché à distinguer ces trois dimensions dans les stratégies affectives des plateformes numériques même si elles sont liées, voire enchevêtrées.

Les stratégies affectives des plateformes engendrent des conséquences différentes sur les internautes, selon leur capacité à élaborer des tactiques personnelles réflexives qui permettent de préserver une cohérence entre leurs conduites et les émotions du moi profond. Celles et ceux pour qui nous avons analysé une tactique de l’ordre de l’« adhésion » se révèlent en difficulté pour résister aux émotions suscitées par les informations et pour trier correctement les informations comme les « amis ». Résistant peu à l’envie du clic et du partage, le risque est grand pour eux de devenir des « prolétaires affectifs », accélérant d’autant la confusion dans les contenus de leur fil d’actualité. Leur perception subjective de la logique de surveillance favorise l’attrait pour des thèses alternatives, insolites, qui permettent de simplifier la complexité du monde par une phase de doute, voire par le sentiment diffus d’être manipulé. Celles et ceux pour qui nous avons analysé une tactique de l’ordre de l’« autonomie » ont une propension plus grande au contrôle de soi, de ses publications, de ses clics, à se détacher de la logique majoritaire du groupe, à laquelle les RSN offrent une caisse de résonance. Leur émancipation à l’égard des stratégies affectives du web passe souvent par une extrême rationalisation des émotions en phase avec le capitalisme des sentiments qui risque de favoriser l’assèchement des sentiments et, plus rarement, un signalement qui demande, en plus de l’autonomie, une empathie avec les victimes, aptitude souvent absente des autonomes par intellectualisation. Ils perçoivent aussi la logique de surveillance qui stimule un hypercontrôle des publications, mais peut aussi déboucher sur une forme de déculpabilisation raisonnée et de relâchement du contrôle de soi (assumer ses actes, accepter des erreurs de jeunesse…). Bref, le travail émotionnel des adolescents aux prises avec les stratégies affectives des plateformes numériques apparaît polysémique et difficile à interpréter sans le recours à une grille d’analyse plurielle. C’est le travail interprétatif que nous avons modestement cherché à développer ici.