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La notion de culture organisationnelle, si elle s’est avérée populaire dans les années 1980 et 1990 (e.g., Martin, 1992; Schein, 1984), a graduellement glissé hors des préoccupations de la recherche concernant les organisations. Pourtant, celles-ci n’ont jamais autant été confrontées au multiculturalisme, dans tous les sens du terme, de leurs équipes, de leurs clients et de leurs opérations (Dorobantu et Flemming, 2017). Par conséquent, il faut en quelque sorte réhabiliter la notion de culture, mais le faire depuis une perspective résolument communicationnelle, qui permettrait d’observer concrètement comment différentes cultures peuvent se constituer, se rencontrer, négocier leurs divergences et possiblement trouver un terrain d’entente, sans omettre les enjeux politiques et organisationnels qui sont posés. Cela ne peut se faire si l’on suppose une existence préalable de la culture (ou des cultures), qui serait un contenant depuis lequel les individus communiquent.

En ce sens, la communication interculturelle constitue un champ d’études spécialisé dont les intuitions sont rarement reprises plus largement par les chercheurs en communication organisationnelle (Bargiela-Chiappini et Nickerson, 2003). Ainsi, les études en communication organisationnelle se limitent typiquement à des données issues d’un même pays, une même culture et en une seule langue, souvent ceux des chercheurs. Lorsque plusieurs langues sont présentes, les différences seront souvent effacées, soit en traduisant les données « étrangères », soit en les ignorant tout simplement (Bencherki, Matte et Pelletier, 2016). L’extrait en exergue, issu d’un article publié en 2007 par des membres de notre collectif de chercheur(e)s, est un exemple d’un tel manque d’attention envers les enjeux culturels. Dans cette étude, qui repose sur une analyse de rencontres entre des travailleurs européens de l’organisation humanitaire Médecins sans frontières (MSF) présente en République démocratique du Congo et des employés locaux, les données multilingues ont été traduites « mécaniquement » (Janssens, Lambert et Steyaert, 2004), sans tenir compte de ce que la traduction et la publication en anglais pouvaient impliquer. De plus, nous n’avions pas à l’époque été sensibles aux implications politiques liées à la demande de Gerald à parler en swahili, ce qui aurait eu pour effet de rendre son propos incompréhensible aux travailleurs européens francophones (alors qu’il s’apprête à critiquer le travail de MSF), ce qu’il se fait refuser. Ainsi, même en présence d’enjeux culturels évidents, l’article négligeait en partie ceux-ci et se concentrait plutôt sur d’autres questions – également légitimes.

Ce manque d’intérêt, s’il concerne dans ce cas la rencontre de cultures « nationales », est tout aussi vrai pour ce qui est de la culture organisationnelle, qui a fait l’objet de beaucoup de recherche à une époque, mais rarement sous l’angle de la communication (e.g., Martin, 1992; Van Maanen, 1990). Pourtant, certains auteurs pionniers ont montré qu’une approche communicationnelle de la culture permet, entre autres, de ne pas limiter celle-ci à sa dimension cognitive et de l’inscrire dans des pratiques sociales (Eisenberg et Riley, 2001), de tenir compte de la diversité des pratiques qui se déroulent dans les organisations en dehors du travail à proprement parler (Pacanowsky et O’Donnell-Trujillo, 1982), et de révéler les enjeux de pouvoir impliqués dans sa constitution collective (Mumby, 1987). En effet, les définitions classiques de la culture relèvent son ancrage dans la communication. La notion de culture est généralement définie comme renvoyant à la diversité des pratiques qui se manifestent dans le discours (Brummans et Putnam, 2003 ; Gumperz et Cook-Gumperz, 2012) et aux « réseaux de signifiance » qu’ils tissent et dans lesquels ils s’empêtrent (Geertz, 1998, p. 2). En ce sens, la production et la négociation de la culture sont sous-tendues par des pratiques de communication (McAll, 2003). En effet, tout indique que la communication organisationnelle est ancrée dans la culture (Pacanowsky et O’Donnell-Trujillo, 1983). L’apparente stabilité de la culture, comprise comme entité, est alors le résultat d’incessantes pratiques communicationnelles qui la produisent et reproduisent continuellement. Il est alors possible, voire souhaitable, de penser la culture et la communication selon les mêmes modalités, si nous voulons rendre compte pleinement de la réalité des acteurs organisationnels qui, eux, ne peuvent pas traduire mécaniquement ou simplement exclure ceux et celles qui ne partagent pas leurs valeurs et croyances. Une vision communicationnelle montre aussi qu’il n’y a pas lieu de distinguer a priori entre la culture « nationale » et la culture organisationnelle, puisqu’une telle distinction revient à attribuer certaines pratiques à une source ou à une autre.

La recherche et la théorie de la communication organisationnelle se trouvent ainsi en décalage par rapport à la réalité des praticiens, pour qui ces distinctions ne tiennent pas. Sur le terrain, les travailleurs – comme Gerald et ses collègues – sont régulièrement confrontés à des enjeux culturels et interculturels : c’est le cas dans les entreprises multinationales (Moore, 2005), des entreprises ayant des employés issus de plusieurs pays (Trittin et Schoeneborn, 2017), mais aussi des organisations non gouvernementales qui interviennent dans une variété de pays et de régions (Cooren, Matte, Benoit-Barné et Brummans, 2013 ; Matte, 2007). À cela, il faut ajouter qu’une organisation a en elle-même une culture ou plusieurs sous-cultures (Martin, 1992 ; Schein, 1984), et qu’elle travaille en partenariat avec d’autres organisations et d’autres secteurs qui produisent eux-mêmes leurs propres significations (e.g., Koschmann, 2013).

Nous proposons ainsi une approche de la culture résolument communicationnelle qui consiste à observer la manière dont des valeurs, principes, croyances, etc. (que nous appelons « figures ») animent les gens et les pousse à parler et à agir comme ils le font, sans présumer qu’une origine macro – la nation, la structure organisationnelle, etc. – soit la source de cette animation. Nous appelons cette perspective « cultivation », en référence au fait que la culture s’établit alors que les gens cultivent les figures qui comptent pour eux, en les mobilisant encore et encore, de manière itérative, dans leurs interactions. Le terme de cultivation est souvent associé à la théorie de la cultivation de Gerbner (1998), qui a étudié l’impact des médias sur la perception de la réalité des auditeurs. Cependant, outre l’idée de répétition que nous partageons avec lui, nous employons ce terme d’une manière indépendante.

Nous proposons de montrer ces processus de cultivation en observant, ici aussi, le travail d’intervenants de Médecins sans frontières (MSF). Cette organisation non gouvernementale (ONG) parvient à offrir une aide médicale d’urgence, dans des circonstances souvent extrêmes liées à la guerre, tout en regroupant du personnel de plusieurs pays qui interviennent dans des régions souvent elles-mêmes multiethniques. L’ONG fait ainsi face à de nombreuses tensions en ce qui a trait aux principes qui doivent guider son action (Cooren et al., 2013). La présence de chercheurs et de nombreux expatriés constitue en elle-même une source de tension (Matte et Bencherki, 2019a). Pourtant, MSF nous semble exemplaire en ce que ses travailleurs parviennent à accomplir leur mission tout en préservant leurs valeurs et en composant avec les dilemmes éthiques intrinsèques à leur travail (Matte et Bencherki, 2019b). En ce sens, MSF peut fournir des pistes aux chercheurs en communication organisationnelle.

Théoriquement, notre proposition s’inscrit dans l’approche dite « ancrée dans l’action » de la communication organisationnelle (Benoit-Barné et Cooren, 2009 ; Brummans, 2006 ; Brummans et al., 2009 ; Cooren et Matte, 2010 ; Taylor et Van Every, 2011), une terminologie proposée par Fairhurst et Putnam (2004). Comme nous le montrerons, tant théoriquement qu’empiriquement, cette vision performative de la culture nous permet d’étudier les détails de la parole en interaction (ce que Alvesson et Kärreman [2000] nomment le « discours petit d ») tout en tenant compte des effets itératifs par lesquels des figures sont cultivées dans les conversations, documents et pratiques (des effets itératifs que l’on pourrait associer à ce que Alvesson et Kärreman nomment le « Discours grand D »).

L’échafaudage qui permet ce changement d’échelle repose sur le caractère performatif de la communication, en ce sens qu’en cultivant des figures dans leurs conversations, documents et pratiques, les membres d’une organisation établissent aussi différentes formes d’attachements (Hennion, 2013, 2015), qui peuvent être vécus comme des contraintes (lorsque, par exemple, on sent le besoin ou l’impératif d’obéir à une norme, une politique ou une règle) ou des désirs (comme lorsqu’on a à cœur un principe, un idéal ou une valeur). Selon cette vision performative de la culture, les interactants font continuellement et itérativement parler des figures, au travers leurs conversations et leurs documents, comme le feraient, en quelque sorte, des ventriloques. En anglais, la marionnette du ventriloque s’appelle d’ailleurs une figure (Goldblatt, 2006).

Après une revue des perspectives existantes sur la culture, nous présenterons une approche qui conçoit la culture comme « cultivation ». L’application de cette perspective sera ensuite illustrée en montrant comment ses principes nous aident à analyser des données issues de terrains ethnographiques menés auprès de MSF. La cultivation, comme nous le montrerons, permet d’observer concrètement la constitution communicationnelle de la culture organisationnelle.

La culture organisationnelle : vers l’approche de la cultivation

Plusieurs auteurs ont donné des indices de la relation étroite qui existe entre culture et communication. Ainsi, Smircich (1983b) proposait que la culture, plutôt qu’une variable affectant l’organisation, soit une métaphore pour comprendre l’ensemble des aspects de l’organisation. Schein (1984), pour sa part, proposait que la culture se forme alors que les membres interagissent pour comprendre des « incidents critiques » les affectant collectivement et, de ce fait, forment ensemble des hypothèses de base à partir desquelles ils comprennent leur organisation. La culture a aussi été décrite comme reposant essentiellement sur des pratiques communicationnelles pour être transmise, que ce soit dans des processus voulu par les gestionnaires (Van Maanen, 1990) ou de façon plus informelle (Cook et Yanow, 1993).

Toutefois, bien que les organisations soient depuis longtemps considérées comme des phénomènes culturels (Pettigrew, 1979; Smircich, 1983a, 1983b), la nature véritablement communicationnelle de la culture organisationnelle demeure, à ce jour, relativement inexplorée. Pourtant, la culture guide la compréhension et la définition collective de l’action et de l’identité de l’organisation, comme nous le verrons plus bas (Ravasi et Schultz, 2006). Si la communication est « constitutive de la culture » (Eisenberg et Riley, 2001, p. 294 ; Pepper, 1995), nous devrions pourtant être en mesure de montrer, tant théoriquement qu’empiriquement, les manières dont la communication contribue à l’émergence, au développement, au maintien, et au changement d’une culture organisationnelle donnée (Marchiori, 2008).

L’origine de cette vision constitutive de la culture organisationnelle remonte à l’article fondateur de Pacanowsky et O’Donnell-Trujillo (1983), intitulé « Organizational Communication as Cultural Performance », qui montrait que la métaphore de la culture attire l’attention sur les usages du langage et la façon dont s’y manifestent des éléments structurels. Cependant, peu de chercheurs semblent avoir mené ce projet à terme. Par exemple, l’étude, par Smith et Eisenberg (1987), des métaphores radicielles (root metaphors) du parc d’attractions de Disneyland, a bien montré comment un conflit organisationnel pouvait être compris comme un choc entre deux cultures, l’une employant la métaphore dramaturgique, l’autre celle de la famille. De manière similaire, la littérature sur la diversité culturelle l’a souvent comprise comme une rencontre de codes différents qui se manifestent, mais aussi se gèrent, dans la communication (Ayoko, 2007). Toutefois, il est difficile de qualifier ces analyses de performatives ou de constitutives, dans la mesure où elles ne visaient pas à comprendre comment ces métaphores, codes, valeurs ou autres figures étaient concrètement mobilisés et négociés par les acteurs du conflit.

En revanche, les études ethnographiques de Trujillo (1983, 1992 ; Trujillo et Dionisopoulos, 1987) présentent et analysent la culture organisationnelle comme une performance, elles peuvent ainsi être vues comme précurseurs de la perspective constitutive. Le niveau d’analyse de ces études ne permet toutefois pas à Trujillo d’explorer les mécanismes communicationnels par lesquels des valeurs, normes, principes ou idéologies spécifiques sont entretenus dans les interactions quotidiennes (voir aussi Cheney, 1997 ; Murphy, 1998 ; Tracy, 2000). En d’autres termes, et en accord avec sa perspective interprétative, Trujillo démontre comment différentes interprétations de ce que devrait être la police, le baseball, ou des cultures managériales sont privilégiés dans des actions et des interactions. Toutefois, ses analyses ne fournissent pas de description détaillée de la façon dont les actes de communication participent à la constitution et reproduction de ces cultures. Par ailleurs, même si c’est précisément ce genre de description détaillée que propose la perspective de la « constitution communicationnelle des organisations » (CCO) au sujet des organisations, les chercheurs se réclamant de cette perspective ont, pour l’instant, peu étudié les cultures organisationnelles à proprement parler (Taylor, 1993 ; Taylor, Cooren, Giroux et Robichaud, 1996 ; Brummans et Putnam, 2003).

Que suppose une perspective communicationnellement constitutive de la culture ? Pour répondre à cette question, et pour conserver une approche « ancrée dans l’action » (Fairhurst et Putnam, 2004), nous proposons d’envisager la culture comme le fruit d’une cultivation qui se réalise, explicitement ou implicitement, par des (inter)actions (Cooren, 2013). Étymologiquement, l’idée de cultivation prend racine dans le latin cultivare, qui signifie « labourer la terre » et n’a pris le sens d’« améliorer par l’éducation » qu’au 17e siècle. Le mot cultura renvoie, quant à lui, littéralement à l’agriculture et, plus figurativement, au soin, à l’entretien et à l’hommage. Ces sens se retrouvent aussi dans le mot « culte ».

Partant, la cultivation et la culture impliquent, généralement, l’idée de soins mais aussi d’un travail constant grâce auquel quelque chose peut parvenir à croître, évoluer, mûrir, s’améliorer, ou du moins se maintenir. Cela, que l’on parle de pousses de plantes que l’on tente de faire grandir, d’un principe auquel on tient et que l’on cherche à sauvegarder et à entretenir, ou d’un objet que l’on utilise encore et encore et dont l’usage est cultivé par nos actions. Dans chaque cas, nous voyons que l’idée de culture et de cultivation implique toujours de cultiver un attachement plus ou moins explicite.

À notre connaissance, une telle vision de la culture n’a jamais encore été mise de l’avant, du moins pas explicitement. Par exemple, dans son ouvrage majeur sur la culture organisationnelle, Joanne Martin (1992, 2001 ; voir aussi Brummans et Putnam, 2003) offre un panorama exhaustif des différentes traditions de recherche portant sur le sujet, et remarque qu’« à première vue, les chercheurs en culture organisationnelle semblent d’accord sur un point : la culture est généralement définie comme étant ce que partagent les membres d’une culture donnée » (2001, p. 16, notre traduction), ce qui frise a priori la tautologie. Alors que Martin (1992) note qu’il n’y a pas de consensus quant à ce qui est partagé exactement, et que « les chercheurs qui s’intéressent à la culture ne s’accordent pas sur ce qu’est la culture » (p. 17). On peut constater que les définitions initiales qu’elle propose, aussi incomplètes et problématiques soient-elles, mettent l’accent sur l’aspect partagé, commun ou collectif de la culture.

En effet, les trois perspectives théoriques qu’elle décrit présument que le critère qui les distingue serait le niveau de partage d’une culture organisationnelle. Ainsi, la perspective d’intégration permettrait à l’analyste d’examiner la culture comme ce qui apparaît faire l’objet d’un consensus dans l’organisation ; la perspective de différentiation insisterait plutôt sur les sous-cultures qui coexistent et sur l’aspect superficiel du consensus ; enfin, la perspective de la fragmentation soulignerait le caractère relativement incohérent, ambigu, et situationnel de ce qui est considéré comme partagé.

Mais quel serait le bénéfice de considérer, comme nous le proposons, la culture organisationnelle comme un ensemble de figures qui sont cultivées, plutôt que comme ce qui est partagé ? À notre sens, cette approche permet justement de révéler la nature performative de la culture. Autrement dit, pour être partagée, la culture doit, par définition, être cultivée – et ainsi maintenue et nourrie par les interactions quotidiennes. Une vision performative et constitutive de la culture offre ainsi un regard sur la façon dont la culture est réellement vécue et enactée (au sens de Weick [1995]) sur une base quotidienne.

Puisque ce qui est cultivé fait si intimement partie de nous, il est difficile pour les personnes qui font vivre une culture donnée de voir comment leurs valeurs, leurs artéfacts et les autres éléments qu’ils tiennent pour acquis sont en fait entretenus et maintenus par leur participation aux interactions quotidiennes. Par conséquent, alors que le partage peut certainement être considéré comme un aspect important de la culture, trop mettre l’accent sur cet aspect empêche de comprendre les manières dont ce caractère partagé (ou, au contraire, cette différenciation) est en fait co-produit.

Si nous acceptons le fait que les cultures soient constituées par nos interactions, la question devient alors : Qu’est-ce qui est cultivé par nos interactions et comment cela se produit-il concrètement ? Tout d’abord, on notera que différentes « choses » peuvent être cultivées dans nos (inter)actions : des façons communes de parler (des accents, des expressions, des styles d’interaction), des manières de faire des choses (des rituels, des techniques, des gestes, des traditions), et le résultat de ces activités (des artéfacts, des outils, des idées, des histoires, et ainsi de suite). Nous devons toutefois ajouter à cette liste tout ce qui semble dicter ou gouverner ces façons de parler et de faire les choses, comme des normes, des principes, des croyances, ou des idéologies, qui sont implicitement (et parfois explicitement) cultivés dans ce que nous disons et faisons.

Dans cette liste, nous retrouvons plusieurs des manifestations culturelles qui sont traditionnellement mentionnées dans la littérature sur la culture organisationnelle (Martin, 2001 ; en particulier le chapitre 3). D’un point de vue constitutif, l’hétérogénéité de ces manifestations n’est pas surprenante, puisqu’une grande variété de « choses » peut être cultivée durant nos interactions. Ce qu’il faut éclairer, toutefois, c’est la façon dont cette cultivation a lieu, et la vision de la communication qui peut le mieux rendre compte de ce processus. Nous aborderons ces questions dans la prochaine section en comparant la communication à une forme de ventriloquie.

Pour concevoir la culture comme quelque chose de constitué par la communication, nous avons besoin d’une compréhension de la communication qui prenne en compte l’hétérogénéité des éléments qui gouvernent nos activités (les croyances, les valeurs, les principes), mais aussi de ces activités elles-mêmes (les techniques, les rituels, les manières de faire), ainsi que des produits de ces activités (les artéfacts, les outils, les narratifs, les idées). En accord avec Alvesson et Kärreman (2000), notre perspective doit également prendre en compte la dimension actionnelle (discours) et itérative (Discours) de toute production culturelle, puisque l’idée de cultivation implique, par définition, une forme de répétition, d’itération ou de récurrence. En d’autres termes, si notre perspective doit être effectivement ancrée dans l’action (Fairhurst et Putnam, 2004), elle doit aussi demeurer ouverte à ce qui semble faire itérativement une différence dans une interaction ou une activité donnée.

Par exemple, si une valeur ou un principe spécifique (tel que l’indépendance) est cultivé par et dans une organisation, nous devons analyser comment cette valeur ou ce principe dicte ou gouverne les manières de parler et d’agir des membres de l’organisation, lorsqu’ils agissent au nom de l’organisation ; ce qui nous aidera à examiner l’aspect itératif de leur(s) culture(s) organisationnelle(s). À cet égard, l’itérativité peut être vue dans le fait, par exemple, qu’une préoccupation pour l’indépendance de leur organisation mène des membres à répéter les mêmes façons de parler, d’écrire ou de faire des choses sans nécessairement se conformer aux demandes de l’extérieur. Plutôt que de reproduire l’opposition classique entre structure et action, qui est habituellement employée pour expliquer ce genre de phénomène (e.g., Giddens, 1984), notre perspective, ancrée dans l’action, encourage l’analyste à penser uniquement en termes d’action et d’agentivité, afin de mettre l’accent sur ce qui est agissant dans une situation donnée.

Considérer la communication comme une forme de ventriloquie (Cooren, 2010, 2013) braque ainsi les projecteurs sur la nature performative de la vie organisationnelle. Plus spécifiquement, cette perspective permet d’étudier la façon dont un acteur (le ventriloque) fait parler ou fait faire des choses à un autre acteur (la marionnette ou figure), ce qui amène à une sorte de « conversation » entre les deux. Comme le note Goldblatt (2006), la métaphore de la ventriloquie permet, par ailleurs, de comprendre des aspects essentiels de l’interaction en interrogeant notre vision traditionnelle de qui (ou ce qui) est l’auteur de l’action, à savoir l’auctorialité.

Même si nous pensons être les seuls auteurs de nos actions, une perspective ventriloque remet en cause cette croyance en montrant que l’auctorialité (et sa corollaire, l’autorité) résulte d’une mise en scène des différents acteurs de nos discours et de nos conversations (Benoit-Barné et Cooren, 2009 ; Cooren, 2013 ; Taylor et Van Every, 2011). Par exemple, si quelqu’un se met à défendre une opinion au nom de la justice, ce n’est pas seulement cette personne qui défend cette opinion, mais aussi, à sa façon, la figure de la justice qui s’incarne et s’exprime à ce moment précis dans sa parole. Ventriloquer la figure de la justice (et potentiellement d’autres figures), c’est par conséquent une manière de faire agir un certain nombre d’entités (des valeurs, des normes, des principes, mais aussi d’autres personnes et collectifs) qui prêtent leur autorité et contribuent à défendre, promouvoir ou soutenir une position donnée (Cooren, 2013).

De plus, la ventriloquie fonctionne dans les deux sens, comme Goldblatt (2006) le suggère également, ventriloquer une figure implique, en effet, que nous soyons ventriloqués par elle, du moins jusqu’à un certain point. Ainsi, parler au nom de l’indépendance signifie qu’on se positionne comme attaché à (la cultivation de) ce principe, un attachement qui nous amène à dire ce que nous disons ou faire ce que nous faisons (Weick et Putnam, 2006). Si l’indépendance est un principe fondamental qui définit la culture d’une organisation, alors l’attachement d’un membre de cette culture à ce principe le mènera a priori à réagir s’il estime que son action risque d’être instrumentalisée ou que l’indépendance de son organisation est menacée.

Concevoir la communication comme une forme de ventriloquie nous permet d’analyser les détails de ce que les gens disent ou font, et de révéler les figures qu’ils ventriloquent, expriment et mettent en scène dans leur discours, leurs tours de parole, et leurs actions. Cette approche ne nous oblige pas à choisir entre le discours petit d ou le Discours grand D (Alvesson et Kärreman, 2000) puisque, dans toute situation, les membres agissent et sont agis simultanément. Ils agissent car ils expriment ou défendent une idée, prennent position, se positionnent par rapport à un enjeu ; ils sont agis puisqu’ils sont amenés à dire ou faire ce qu’ils disent ou font par leur attachement à des figures qui les animent et les autorisent à parler et à agir, légitimant leurs idées, positions ou actions.

La communication est ainsi dislocale, disloquée, extatique (elle ne tient pas en place), ou même désarticulée hors de ses gonds (comme le dirait Derrida [1994]), en tant que sa dimension locale et située est toujours « contaminée », pour ainsi dire, par toutes les figures que les participants mobilisent explicitement ou implicitement. Adopter une perspective ventriloque pour l’étude de la culture c’est, par conséquent, ne jamais quitter la terre ferme des interactions (Cooren, 2006), tout en demeurant vigilant par rapport aux formes d’attachement qui s’expriment itérativement dans ce qui est dit, écrit, et fait.

Lorsque cette analyse se fait dans l’interaction concrète – plutôt qu’au moyen d’entrevues, par exemple – alors ces positionnements sont vus comme des processus interactionnels et collectifs. Car, les autres participants peuvent aussi contester une figure ou au contraire s’aligner avec elle, lui en opposer une autre ou la répéter, et ainsi en rejeter ou accepter la dimension collective (Bencherki, Sergi, Cooren et Vásquez, 2019 ; Cooren et Fairhurst, 2008).

Pour montrer la valeur analytique de la perspective ventriloque dans l’étude de la culture organisationnelle, nous proposons de nous pencher sur quelques séquences d’interaction tirées d’un terrain ethnographique lors duquel le premier auteur a suivi le travail sur le terrain de l’organisation humanitaire Médecins sans frontières.

Deux analyses de la constitution communicationnelle de la culture d’indépendance de MSF

De 2005 à 2012, plusieurs membres de notre équipe de recherche ont complété une série de terrains de recherche qui nous ont permis d’observer les activités de membres de MSF au cours de diverses missions à travers le monde, à savoir en République démocratique du Congo, au Niger, au Sri Lanka, en Jordanie, au Swaziland, au Mozambique, à Djibouti, au Kenya et en Somalie. Nous avons principalement mobilisé la filature vidéo comme méthode de collecte de données (Meunier et Vásquez, 2008 ; Vásquez, Brummans et Groleau, 2012), ce qui consistait à suivre un ou plusieurs membres de MSF tout au long de la journée, plusieurs jours, une caméra vidéo à la main.

Après chaque terrain, ces enregistrements étaient retranscrits. Par la suite, nous avons organisé de multiples séances d’analyse de données en groupe pour confronter nos perceptions de ce qui se passait dans les enregistrements et ainsi combiner la perspective des chercheurs qui ont été sur le terrain avec des regards « extérieurs » (voir Bartunek, 2008). Nous avons procédé par l’analyse de l’interaction (Cooren, 2007), une approche héritée entre autres de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967). Nous avons été attentifs à la dimension séquentielle des interactions, c’est-à-dire que nous avons cherché la validation de nos interprétations d’une action ou parole dans l’action ou la parole subséquente de l’interlocuteur (Pomerantz et Fehr, 1997). Nous n’avons pas limité notre attention à la conversation, intégrant aussi la dimension multimodale de l’interaction (Mondada, 2011). Grâce à cette analyse interactionnelle, nous avons identifié les figures que les membres de MSF cultivent dans leurs interactions, des figures qu’ils ont constituées pour guider leur action collective et qui sont ainsi cruciales à la culture de MSF. Il nous est rapidement apparu évident, par exemple, que les représentants de MSF démontrent fréquemment une préoccupation pour l’indépendance de leurs actions et, plus largement, celle de leur mission et de leur organisation[2].

Cette préoccupation n’est pas surprenante, puisque MSF intervient dans des régions du monde où les populations n’ont pas accès à des conditions de base en termes de revenu, de sécurité et de soins de santé. Il est par conséquent toujours tentant pour ses partenaires (par exemple, des politiciens ou des administrateurs de la santé de la région), ses bénéficiaires, ou même des employés embauchés localement, d’essayer d’obtenir le maximum de cette organisation, surtout en ce qui a trait aux ressources financières. Avec son important budget (en 2018, MSF a dépensé plus de 1 608 millions d’euros en soins de santé à travers le monde), l’organisation humanitaire apparaît, en effet, souvent comme une manne tombée du ciel.

Nous tenterons, pour étayer notre propos, de montrer comment la préoccupation de MSF pour son indépendance se cultive dans les interactions quotidiennes, et comment la perspective ventriloque nous aide à examiner les effets de cette cultivation. Pour atteindre ces objectifs, nous procéderons à deux analyses, l’une se concentrant sur une partie d’une rencontre tenue entre un coordonnateur régional de MSF et deux hauts fonctionnaires de la santé de la République démocratique du Congo, l’autre se concentrant sur une réunion entre un coordonnateur de terrain et trois chefs de village (avec l’assistance d’un interprète) dans le nord-est du Kenya.

Analyse 1 : Rencontre en République démocratique du Congo

L’extrait qui suit reproduit une partie d’une rencontre qui s’est tenue dans la capitale d’une région occidentale de la République démocratique du Congo en 2005. Pendant cette réunion, Robert[3], un coordonnateur régional de MSF, s’adresse à deux hauts fonctionnaires de la santé, les docteurs Tinga et Raaga, au sujet des différentes activités de MSF dans le secteur. À un moment au cours de la discussion, le Dr Tinga s’enquiert sur la possibilité pour les médecins congolais de bénéficier de la présence de chirurgiens expérimentés de MSF pour obtenir de la formation. Comme il le dit,

Donc que euh >nous- on voudrait< (0.5), avec votre accord, envoyer nos médecins en formation, évidement uniquement pour la chirurgie, pour qu’ils puissent profiter euh de de de l’expérience du chirurgien que MSF a mis, euh a mis à l’hôpital.

Lorsqu’il entend cette requête, Robert réagit immédiatement, en disant « Bon, en formation, euh », son visage exprimant une forme de perplexité. Réalisant peut-être que le terme « formation » est problématique, le Dr Tinga interrompt immédiatement Robert et tente de corriger le tir : « Bon on dirait formation, c’est peut-être trop dire mais bon euh ». Son collègue le Dr Raaga intervient alors, expliquant ce qu’ils ont en tête et la logique de leur demande. Lorsqu’il termine son explication, la conversation se poursuit ainsi :

Figure

Extrait de conversation

Extrait de conversation

-> See the list of figures

Comme on peut le voir dans cet extrait, Robert réitère sa préoccupation par rapport au terme « formation », en tentant de montrer que MSF est animée par ce principe tout en notant que « MSF, on n’est pas une université ». En termes de ventriloquie, nous observons que Robert se positionne comme parlant au nom de son organisation, qui est une autre façon de dire que MSF s’exprime à travers lui en tant que figure. Ce qui est particulièrement intéressant, toutefois, c’est que sa résistance ou préoccupation est mise en scène ou présentée comme s’exprimant au nom de l’identité même de MSF, une identité qui est encore affirmée, négativement, cette fois : « On n’est pas là comme formateurs ». En même temps, ses interlocuteurs s’alignent avec cette description par des interjections affirmatives, montrant la dimension collective de cette co-construction. Nous avons régulièrement relevé, dans nos données, de telles façons de parler consistant à résister à une tentative de faire faire quelque chose à MSF en invoquant sa raison d’être, à savoir sa mission humanitaire.

En effet, après un rejet initial, Robert tente de montrer que, tout de même, cette valeur de formation est présente chez MSF, qui partout où elle « passe », développe un « volet apprentissage » en laissant des outils, dont des ouvrages. Cependant, on voit que cet alignement est délicat à effectuer pour Robert, qui hésite beaucoup. Notamment, le Dr Tinga doit compléter l’une de ses phrases lorsqu’il cherche le terme « un apprentissage » – ce qui montre encore une fois le caractère interactionnel de ce positionnement de MSF qui cherche à soutenir la formation, puisque ce n’est pas que Robert qui présente ce portrait de son organisation, mais aussi ses interlocuteurs.

Toutefois, cette façon d’interagir permet aussi à Robert de donner voix à la préoccupation de MSF pour l’indépendance : en montrant, avec la complicité des Drs. Raaga et Tinga, que MSF est préoccupée par la formation et qu’elle matérialise déjà cette préoccupation de diverses façons, il peut aussi montrer que MSF va déjà au-delà de sa mission en faisant sienne la valeur de la formation. Ainsi, il peut rejeter la tentative des deux médecins de ventriloquer l’organisation pour leurs propres fins en la décrivant comme capable de former des chirurgiens, tout en montrant que ce rejet n’est pas un manque d’intérêt pour le principe, mais un attachement à un principe différent : l’intégrité de la mission de MSF.

Pour conclure, dans ce que l’on peut reconnaître comme une autre façon de parler typique de MSF, l’attachement à l’indépendance de l’organisation est présenté comme n’étant pas nuisible : bien que MSF ne soit pas dans le domaine de l’éducation et qu’« on n’est pas là pour faire école », l’apprentissage, à en croire Robert, aura tout de même lieu « au quotidien euh en mettant la main à la pâte ». Ici, Robert indique que, puisque MSF agit principalement dans l’intérêt des patients, sa documentation et sa simple présence peuvent être bénéfiques pour le personnel médical local. Robert, mais aussi les deux médecins indirectement, tentent ainsi de préserver deux figures qui semblent s’opposer : la formation et l’indépendance. Si MSF et son identité l’amènent à contredire la tentative de ventriloquie des deux médecins – qui voulaient décrire MSF comme pouvant offrir de la formation – ce n’est toutefois pas en raison d’un manque d’intérêt pour l’apprentissage des médecins locaux, un apprentissage pour lequel MSF cultive également un attachement, et pour lequel elle agit aussi, quoiqu’indirectement.

Analyse 2 : La réunion au Kenya

Le deuxième extrait que nous analysons montre également comment les membres de MSF et leurs partenaires cultivent l’indépendance de l’organisation sur le terrain. Ce passage se concentre sur des interactions entre un coordonnateur de terrain, nommé James, trois chefs – Asad, Nadif et Taban – de villages locaux situés dans le nord-est du Kenya, ainsi qu’un interprète employé de MSF, Abdi. Les trois chefs de village parlant somali et James parlant anglais, l’interprète joue un rôle-clé dans cette séquence. Abdi, en effet, se retrouve à jouer un rôle non seulement de traducteur « automatique » mais aussi de médiateur culturel. Notre analyse se penche sur sa traduction vers l’anglais, ainsi que sur les réponses de James – et nous reconnaissons que nous traduisons le tout en français, avec les écueils que cela peut représenter.

La réunion commence alors que tous les participants arrivent dans le bureau de James. Celui-ci s’assied à son bureau, tandis que les chefs de village sont devant lui sur des chaises le long d’un mur. Abdi est assis entre James et ses invités, à la droite de James. Asad commence à parler, et Abdi traduit ses paroles au fur et à mesure. Les interruptions sont indiquées ici par trois points de suspension (« … ») :

Ce n’est pas un gros problème, il [Asad] voulait juste demander un certain nombre de choses, quelques clarifications… Quand MSF est arrivée, ils n’avaient pas beaucoup d’occasions d’avoir plusieurs employés du village, et il y avait des attentes que peut-être dans la prochaine année il puisse y avoir de nouveaux postes. Alors, ils ont entretenu ces espoirs… Il dit ((rires)) comme un berger : quand deux bergers se rencontrent, ils marchent ensemble mais chacun a son propre ordre du jour. Peut-être que vous voyez l’autre village, nous venons ensemble mais chacun a son propre ordre du jour ((sourire))… Tout ce que nous voulons dire, c’est que nous sommes voisins, trop près l’un de l’autre, et nous avons beaucoup de personnes pauvres sans emploi dans ce village… Ils disent que vous devriez regarder dans notre direction, car nous sommes voisins trop près l’un de l’autre, et nous avons soutenu MSF comme demandé, et s’il y a une occasion d’avoir… Peut-être un autre problème concerne les chauffeurs qui travaillaient pour MSF avant et qui se font dire de postuler de nouveau. Ils veulent savoir quelle est cette situation… L’autre problème concerne la clôture autour du dépotoir. Ils veulent juste savoir comment elle va être car nous avons eu une rencontre le matin avec l’autre équipe… C’est là quelques-unes des questions qu’ils ont pour cette session…

Dans ce premier tour de parole, nous noterons l’hésitation et le caractère indirect des demandes d’Asad. S’il est clair qu’il demande plusieurs choses à MSF, on observe la prudence avec laquelle ces demandes sont formulées et le souci de ne pas paraître trop insistant. En termes de ventriloquie, nous remarquons qu’à travers ce tour de parole, c’est aussi une forme de respect ou de prudence qui s’exprime, lesquels définissent le type de relations courtoises qu’il tente d’établir avec son interlocuteur. Par ailleurs, nous voyons comment Asad utilise l’analogie (« comme un berger ») et la proximité géographique (« nous sommes voisins ») pour cadrer sa requête : il n’aborde pas directement la question de sa demande, mais la contextualise en évoquant le fait que les villageois et MSF ont une relation de voisinage réciproque, et par conséquent, qu’ils ont une relation de symétrie les uns envers les autres, bien qu’ils soient comme deux bergers qui se rencontrent avec des ordres du jour différents. Même s’il parle comme un berger, il se présente aussi comme un voisin. Ces deux figures lui permettent ainsi d’en produire une troisième, soit celle du principe de réciprocité, puisque tant les bergers que les voisins sont censés être attachés à ce principe qui les relie. À son tour, la réciprocité dicte à MSF de faire quelque chose pour le village, étant donné que ce dernier est présenté comme ayant fait sa part.

Le deuxième chef, Nadif, poursuit, et Abdi traduit encore une fois :

Il [Nadif] dit que maintenant que MSF est venue ici et est de retour, et nous savons que MSF est une organisation humanitaire internationale… Il y avait beaucoup de problèmes à l’état initial… Il a dit que plusieurs personnes ont repoussé MSF quand ils sont venus ici… Il dit que ce sont eux qui se sont tenus aux côtés de MSF et ont dit que MSF devrait rester à Sauri… Et il dit que nous savons que MSF ne vient pas ici que pour aider les réfugiés, mais aussi les locaux… Ils fournissent de l’aide aux réfugiés et aux locaux… Et il dit que la communauté d’accueil a en fait bien répondu et accepté MSF… Et il dit que MSF a embauché beaucoup d’employés, de travailleurs… La plupart des employés travaillent pour JTZ [une autre ONG] et ils ont repris tout un hôpital et ses travailleurs… Il dit qu’ils n’ont réussi à employer qu’une personne du village… Et nous avons déjà parlé à MSF à ce sujet, qu’ils n’ont qu’une personne qui travaille pour MSF de cet endroit… Il dit qu’ils ont apporté une liste de noms pour qu’ils soient envisagés comme employés… Et nous pensons que la liste de noms est encore là, quelque part dans le bureau… Maintenant, c’est une nouvelle année… Et il dit qu’il semble qu’il y ait encore des occasions pour que ces personnes soient considérées… Il dit qu’il y a un chauffeur en particulier qui a déjà travaillé pour MSF… Il est maintenant le seul qui travaille pour MSF, plus une autre personne, et donc il n’y a que deux personnes à MSF… Ce sont là les deux seuls problèmes, quelques problèmes qui les inquiètent.

Ici, on remarque comment Nadif met en scène la discussion (ou la négociation) de façon similaire à son prédécesseur : il souligne la nature réciproque de la relation qui semble, selon lui, lier MSF et le village, bien que son discours soit moins métaphorique. Par son intervention, il tente de créer l’impression que, contrairement aux autres, son village a été du côté de MSF dès son arrivée. Ainsi, semble-t-il suggérer, il est naturel et logique d’embaucher davantage de personnes de son village, et non pas un seul, comme c’est le cas, selon lui, actuellement. Nous voyons ici comment la ventriloquie est à l’œuvre, avec l’objectif de renforcer la façon dont Asad cultive une réalité particulière, une réalité constituée de réciprocité, d’attentes mutuelles et de dettes – des figures qui, selon lui, dictent que MSF embauche davantage de personnes provenant de leur communauté.

Cette présentation de la situation prend une bonne dizaine de minutes, suite à quoi, c’est au tour de James, le représentant de MSF, de réagir :

OK… OK. Merci d’être venus aujourd’hui. Peut-être que je peux répondre aux commentaires que vous avez faits… Euh, je pense que nous avons eu plusieurs rencontres ((souriant)) où nous avons discuté des procédures d’emploi à MSF… Nous avons travaillé ensemble et discuté ensemble, et nous avons convenu des principes d’ouverture et de transparence dans l’affichage des postes. Euh::: quiconque peut postuler s’il a les qualifications appropriées euh::: et ensuite le meilleur candidat pour l’emploi sera sélectionné… Donc la même politique dont nous avons convenu en 2009 s’applique encore en 2010 ((souriant))… Hum, il est intéressant, je veux dire peut-être que tu peux m’aider Abdi, que nous disions qu’il n’y a qu’une personne de Sauri qui a un emploi. Combien estimerais-tu que…

À ce moment, Abdi et les chefs de village ont une brève discussion quant au nombre de gens réellement employés par MSF, après quoi James continue :

Bien, je veux dire, mon ami ici, mon estimé collègue a dit un. Nous n’avons qu’un seul emploi donné à Sauri et, vous savez, nous avons des conversations amicales, mais c’est bien que nous soyons honnêtes les uns avec les autres, et ce n’est pas un, n’est-ce pas ? ((souriant))

Encore une fois, les chefs et l’interprète discutent et sourient de plus en plus. À la fin, ils sont d’accord : « Ce n’est pas un ». Après quoi, James rigole et dit :

Donc nous avons un accord, nous sommes ensemble ! ((souriant)) Bien, OK.

La première chose qu’on peut observer ici, c’est la manière dont James réagit à la requête des chefs de village, une réaction qui apparaît assez similaire à la façon dont Robert répondait aux demandes de ses interlocuteurs (voir Analyse 1). James semble peu se soucier de la comparaison avec les bergers ou de la situation de voisinage, et en vient directement aux demandes qui lui sont faites. Une approche plutôt directe que nous avons observée très souvent dans la manière de parler de plusieurs représentants de MSF. Par ailleurs, on note que James souhaite la bienvenue à ses interlocuteurs, bien que leur interaction soit déjà en cours depuis un moment. Ce faisant, il reprend le contrôle de la situation : ils sont clairement sur son territoire.

Ces deux observations illustrent déjà la cultivation par James de l’indépendance, la sienne et celle de l’organisation qu’il ventriloque et au nom de laquelle il parle. Toutefois, ce qui incarne encore plus la cultivation de l’indépendance, c’est la façon dont James cherche à « rétablir les faits » et à rester fidèle aux procédures de MSF. En effet, il intègre ses interlocuteurs, leurs interactions passées et ce qu’ils viennent de dire dans sa réponse. C’est particulièrement évident lorsqu’il répond à la remarque de Nadif au sujet du fait qu’il s’agirait d’une nouvelle année. Comme le précise James, « la même politique dont nous avons convenu en 2009 s’applique encore en 2010 ((souriant)) ».

Tout en se montrant peu sympathique au pathos de ses interlocuteurs, James ventriloque (donne voix à) l’accord qui a été convenu précédemment (et qu’il suppose légitime), un accord qui est censé avoir fixé les procédures d’embauche. Nous pourrions ajouter, dans ce cas, qu’il se présente aussi un peu comme la « voix de la raison », de la « transparence », de « l’honnêteté », etc. – des figures (d’autorité) qui sont censées donner du poids à son positionnement. Il est là pour leur rappeler ce qu’ils sont censés savoir déjà mais semblent avoir oublié (ou volontairement passé sous silence).

James continue dans la même veine, guidant ses interlocuteurs vers des éléments qui lui semblent évidents :

Hum, alors la question du poste de chauffeur… Donc, l’ouverture est affichée, quiconque est qualifié peut postuler, hum, y compris les deux personnes qui sont des intermittents en ce moment car ils ont ce statut et il y a un poste avec un autre statut. Donc, c’est bien, s’ils le choisissent, parce qu’ils n’ont pas à hum, mais volontairement ils peuvent postuler pour ce poste, comme n’importe qui… OK ? Donc, le… Je pense que nous avons reçu les candidatures, nous allons faire les entrevues au moment approprié et choisir les meilleurs candidats pour le poste, qu’ils soient intermittents ou nouveaux dans l’organisation… Est-ce que ça va ?

Le troisième chef, Taban, intervient alors (il parle en anglais) :

Ouais, mais nous avons une requête, et ce serait que lorsque MSF a besoin d’un chauffeur et qu’il y a des chauffeurs intermittents qui travaillent déjà avec eux, nous voulions qu’au moins, selon notre raisonnement, MSF prenne la meilleure personne parmi les intermittents.

James répond alors :

Hum, ouais, mais nous l’avons ouvert à tout le monde et ensuite nous choisissons la meilleure personne pour le poste depuis ce bassin.

Comme on le voit, James semble garder le cap et ne pas vouloir céder. Il continue d’opposer à la figure de réciprocité celle du respect de l’intégrité du processus d’embauche de MSF et, de ce fait, l’autonomie de l’organisation. Ce faisant, il solidifie l’indépendance de MSF (ainsi que la sienne) : il/MSF n’est pas ouvert à ces appels à la réciprocité, à la soi-disant symétrie des échanges et aux dettes mutuelles, des figures qui pourraient mettre en cause son indépendance et celle de son organisation. En fait, comme nous le verrons dans un instant, James semble suggérer qu’il ne serait ni équitable ni raisonnable envers les autres d’aller de l’avant selon les principes mis de l’avant par ses interlocuteurs. Les figures de l’équité et de la raison s’articulent pour supporter les procédures de MSF et maintenir le contrôle sur la façon dont les choses sont faites (et de cette façon, demeurer indépendants quant au choix des candidats pour les postes ouverts).

L’intransigeance de James semble en partie reconnue par les chefs, qui modifient leur façon de parler pour plutôt présenter des « requêtes », lesquelles semblent alors reconnaître que c’est ultimement MSF qui prendra la décision et que la symétrie que les chefs ont tenté d’introduire n’est pas possible. Ainsi, bien que l’interaction soit compliquée par le besoin de traduction, James et ses interlocuteurs semblent bâtir ensemble, au fil de la rencontre, et de manière itérative, une vision de MSF comme une organisation qui valorise son autonomie et qui prend en compte les demandes des chefs sous l’angle de l’équité et de la raison, suivant les procédures et les accords précédemment conclus. Comme Robert dans l’extrait précédent, James repousse les requêtes qui lui sont présentées tout en montrant que MSF s’en préoccupe et tente déjà d’y répondre.

Discussion

Dans cet article, nous avons présenté une nouvelle façon de concevoir la culture, et en particulier la culture organisationnelle, une conception qui nous permet d’étudier empiriquement sa constitution communicationnelle. Cette perspective s’inscrit dans la continuité de la recherche portant sur la constitution communicationnelle des organisations, ou CCO (Boivin, Brummans et Barker, 2017 ; Cooren, 2000 ; McPhee et Zaug, 2000 ; Putnam et Nicotera, 2009), tout en montrant sa valeur pour l’étude de la culture, une dimension qu’elle n’a pas encore abordée frontalement.

D’abord, ces deux analyses révèlent que les dynamiques de co-production d’un collectif social partagé peuvent être découvertes en portant attention à la manière dont une culture organisationnelle se cultive par des actes de ventriloquie. Une telle attention souligne également comment les membres d’une organisation accomplissent leurs activités en établissant et en renforçant une réalité particulière qui correspond à des politiques, procédures et valeurs organisationnelles. Par ailleurs, nous avons pu montrer comment cette cultivation d’une réalité donnée tente d’incorporer aussi les réalités cultivées par d’autres, comme celles de fonctionnaires locaux ou de chefs de village.

Comme le précise Grainger (1993, p. 249, notre traduction), en référence à Emerson (1970), « les situations “délicates” peuvent comprendre de multiples définitions de la réalité qui peuvent être en conflit, rendant la situation instable en termes de relations sociales ». Cela semble vrai pour les rencontres interculturelles comme celles précédemment examinées. La vision performative de la culture mise de l’avant ici révèle le travail communicationnel impliqué dans de telles collisions culturelles, et comment une culture organisationnelle peut être constituée, réaffirmée ou négociée de ces rencontres.

Nous pensons que la perspective analytique que nous avons démontrée à l’aide d’exemples pourra être utile à ceux qui s’intéressent à l’étude du rôle que jouent le pouvoir et la politique dans la constitution des cultures organisationnelles (voir Mumby, 1987 ; Tracy, 2000). Notre seconde analyse en particulier montre, entre autres, comment le poids de la culture de MSF parvient à augmenter par le biais de divers actes de ventriloquie dans une interaction finalement assez ordinaire. Tout au long de notre travail de terrain, nous avons vu comment les représentants de MSF maintiennent leur indépendance, ainsi que celle de leur organisation, en « conjurant » (voir Ellouk, 2011) des figures telles que la responsabilité, la raison et l’équité. Invoquer ces « spectres » (Derrida, 1994) permet de prêter leur poids aux mots et aux actions, leur donnant de l’importance, de l’effet et du pouvoir, rendant ainsi certaines affirmations difficiles à réfuter.

Médecins sans frontières s’intéresse de plus en plus à la façon dont elle est perçue par les représentants de diverses cultures nationales et régionales au sein desquelles elle agit (voir Abu-Sada, 2012). Pour des raisons très pratiques, MSF travaille souvent sur ces écarts de « perception » – un terme que nous avons souvent entendu sur le terrain. Par exemple, si la population se met à associer MSF au gouvernement des États-Unis, ce qui est parfois le cas, la probabilité que les véhicules et locaux de l’organisation soient attaqués par des personnes cultivant un ressentiment contre la politique de ce pays s’accroît. Malheureusement, MSF semble souvent réduire la communication à une question de transmission ou de canal, ce qui amène parfois ses membres à concevoir la communication d’une façon instrumentale, pensant pouvoir transmettre une image de l’organisation aux populations qui se l’approprieraient.

Comprendre la communication comme constitutive et comme un accomplissement interactionnel peut ainsi être perçue comme indésirable ou déraisonnable, dans la mesure où cela peut être vécu comme une perte d’indépendance et de contrôle vis-à-vis de l’identité de l’organisation et de son habileté à survivre, même au sens littéral, dans des circonstances difficiles et souvent dangereuses. En effet, l’identité est souvent comprise comme un « point de référence » durable dans la représentation collective de l’organisation et, dans sa variante processuelle, l’identification comme un ensemble de liens matériels et symboliques qui unissent les personnes à leur organisation (Kopaneva et Cheney, 2019, p. 485).

Considérer la culture – dont la définition se confond parfois avec celle de l’identité – comme un accomplissement peut laisser croire que « l’unité perçue avec une organisation » (Mael et Ashforth, 1992, p. 103) est, au pire, factice ou, au mieux, à risque de fragmentation et de changement (Chaput, Brummans et Coooren, 2011). En effet, afin de pouvoir agir, l’être humain a besoin de présumer que la réalité qui l’entoure est stable et prévisible (James, 1977). Cependant, penser la communication comme constitutive, c’est aussi prendre conscience que la réalité et l’identité d’une organisation sont stables et durables précisément parce que beaucoup de personnes (et de choses) y sont attachées et les cultivent ensemble, et ce, encore et encore.

En ce sens, la culture n’est pas seulement une image véhiculée et « performée » par les représentants de l’organisation, mais aussi un assemblage de figures et de pratiques mobilisées par l’ensemble des parties prenantes ; autrement dit, par les populations elles-mêmes, qui constituent aussi la réalité organisationnelle par leurs actes de communication (Christensen, Morsing et Thyssen, 2011, 2013 ; Christensen et Cheney, 2011 ; Cooren, 2020 ; Schoeneborn et Trittin, 2013). C’est dans la confrontation et l’articulation de ces multiples incarnations que le mode d’être et d’action de MSF, ou de toute organisation, peut se préciser et se réaliser, et que ses valeurs, manières de faire et croyances peuvent subsister.

Bien évidemment, nos deux analyses n’offrent qu’un regard limité sur la constitution communicative de la culture d’indépendance de MSF, l’analysant dans le cadre d’interactions ordinaires dans un contexte culturel particulier. Toutefois, comme nous l’avons mentionné, nous avons observé des schémas d’action similaires dans bien d’autres situations également. Il semble ainsi que la culture de MSF soit mise en acte, encore et encore, grâce à des manières plus ou moins similaires de communiquer (et de comprendre la communication). Nous pouvons ainsi concevoir MSF comme fonctionnant selon un modus operandi communicationnel particulier, plus ou moins immuable (Cooren, Matte, Taylor et Vásquez, 2007), et ce dans de multiples contextes culturels (voir aussi Matte, 2007).

Nous invitons d’autres chercheurs à utiliser et à développer davantage la perspective que nous avons présentée ici (voir à ce propos Baillargeon, 2016a, 2016b), pour développer une meilleure compréhension de la façon dont les cultures organisationnelles sont constituées et performées (et donc négociées, fixées, changées, etc.) par des actes de ventriloquie. Enquêter sur ces processus dans d’autres contextes organisationnels et culturels permettra de déterminer à quel point les résultats de cette étude peuvent être typiques d’autres organisations humanitaires ou transférables à des cas similaires (Lincoln et Guba, 1985).