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François Cooren est professeur au Département de communication de l’Université de Montréal depuis 2003. Il a été directeur de ce département de 2006 à 2015, un poste qu’il occupe à nouveau depuis juin 2019. Il a été rédacteur en chef de la revue Communication Theory de 2005 à 2008, et président de l’Association internationale de communication (International Communication Association; ICA) de 2010 à 2011. La réputation de François est bien établie dans le milieu universitaire : en 2013, il a été nommé membre honoraire (Fellow) de l’ICA et, en 2017, il a été nommé éminent universitaire (Distinguished Scholar) par l’Association nationale de communication (National Communication Association ; NCA).

Au cours des dernières décennies, François a développé son expertise sous la bannière de l’École de Montréal, une école de pensée dans le domaine de la communication organisationnelle – initiée par James R.Taylor, le directeur de thèse de François. En tant que chercheur, François s’intéresse au processus d’« organizing » (Weick, 1979), ainsi qu’aux façons d’être et d’agir de l’organisation. Selon lui (et d’autres représentants de l’École de Montréal), une organisation existe dans et par la communication. C’est ce qu’on appelle la constitution communicative de l’organisation (CCO), une perspective sur la communication organisationnelle qui est de plus en plus acceptée par les spécialistes de l’organisation (Boivin, Brummans et Barker, 2017). L’École de Montréal est souvent décrite comme l’une des trois approches de la CCO aux côtés de la théorie des systèmes de Niklas Luhmann et du modèle des quatre flux (Four-Flows Model) de Robert McPhee, basé sur la théorie de la structuration de Giddens (Schoeneborn, Blaschke, Cooren, McPhee, Seidl & Taylor 2014).

Une des caractéristiques de l’École de Montréal est la distinction entre deux modalités de la communication : le texte et la conversation (Taylor et al., 1996). François et ses collègues étudient la communication organisationnelle en observant comment elle oscille entre le texte (comme un document stratégique ou le logo d’une organisation) et la conversation (ce qui se dit dans une réunion stratégique ou ce que cherche à dire un activiste d’Adbuster[1] manipulant un logo d’entreprise dans le but de révéler un aspect problématique de l’organisation) et en décrivant comment l’organisation est produite et transformée dans ce processus de traduction du texte à la conversation, puis de la conversation au texte. Cette combinaison d’une approche théorique sophistiquée et d’une recherche empirique fermement ancrée dans l’analyse des actes de communication observables a certainement contribué à la popularité de l’École de Montréal. C’est donc la raison pour laquelle François s’intéresse aux réunions dans les organisations (e.g. Cooren, 2004, 2007, 2015a), lesquelles sont au centre de cet interview, et ce qui l’a également amené à siéger sur le comité consultatif du Gothenburg Meeting Science Symposium[2].

Plus récemment, ses travaux ont porté sur le développement d’une ontologie relationnelle de la communication organisationnelle (Cooren, 2015b). Sa contribution la plus connue à la théorie de la communication est sa métaphore de la communication comme ventriloquie (Cooren, 2012) selon laquelle nous avons tous une « capacité à faire dire ou faire faire des choses à d’autres entités lorsque nous parlons, écrivons ou, de façon plus large, agissons »[3] (Cooren, 2010, p.4).

Êtes-vous curieux de savoir en quoi l’art de la ventriloquie et lié à l’art de diriger de bonnes réunions ? Nous vous invitons à profiter de l’échange suivant. Cet entretien a été réalisé par courriel pour une communauté de chercheurs et de professionnels intéressés aux réunions[4], puis légèrement édité pour la présente publication.

François, le département dans lequel vous êtes professeur et que vous dirigez pour la deuxième fois a acquis une réputation mondiale dans le domaine de la gestion et des théories de l’organisation comme étant au cœur de ce qu’on appelle l’École de Montréal. Pourriez-vous décrire brièvement ce qui distingue l’École de Montréal des autres approches et ce que cela signifie pour notre compréhension des réunions, l’élément dont nous souhaitons traiter dans cette discussion ?

Notre école, comme nous avons commencé à nous appeler dès le début des années 2000, s’est construite sur une citation[5] de John Dewey, bien résumée dans Democracy and Education (1916), selon laquelle les sociétés n’existent pas seulement par la transmission et par la communication, mais aussi dans la transmission et dans la communication. Cette citation – que James R. Taylor, le fondateur de notre école, ne cessait de nous rappeler – nous invite à étudier les propriétés organisatrices de la communication. Cette distinction essentielle entre les prépositions « par » et « dans » (ou à travers) – mais aussi leur complémentarité -, opérée par Dewey, souligne la nécessité de trouver dans la communication les éléments constitutifs de l’organisation. Si vous regardez les écrits de l’École de Montréal, vous trouverez implicitement et inévitablement cet enseignement de Dewey.

En ce qui concerne la question des réunions, cette approche nous amène à analyser comment les éléments organisationnels sont non seulement mis en scène et reproduits dans ce type de discussion (énoncés de mission, principes, règles, procédures, objectifs, plan stratégique, chiffres, rapports, etc.), mais aussi créés, articulés et transformés. Pour l’École de Montréal, tout se passe sur la terra firma de l’interaction et nulle part ailleurs. Cela signifie que les participants doivent être considérés non seulement comme des acteurs qui font la différence dans ce genre de contexte, mais aussi comme des passeurs, des médiateurs ou des intermédiaires à travers lesquels des réalités spécifiques s’expriment.

Cette vision décentralisée de la communication a des conséquences importantes pour analyser le fonctionnement de l’autorité et du pouvoir. Nous parvenons à accroître notre autorité lorsque nous sommes perçus comme l’incarnation d’autres auteurs qui semblent parler à travers nous. Permettez-moi d’illustrer cela avec le cas d’un comptable : nous pouvons légitimement affirmer que le comptable possède un pouvoir car elle est la voix des chiffres, qui sont eux-mêmes censés exprimer une certaine réalité financière de l’organisation. Les auteurs ou les figures de l’organisation parlent au travers d’une entité, dans ce cas les chiffres parlent à travers la comptable.

Même si les réunions sont toujours situées et localisées, la communication est un moyen de disloquer l’« ici et maintenant » et elle permet aux gens d’accéder au « là-bas et l’alors ». Tout participant à une réunion peut donc être considéré comme un moyen par lequel certains aspects d’une situation s’expriment.

Vous avez mentionné un certain nombre de choses qui, je pense, seraient intéressantes à clarifier. Permettez-moi de commencer par la citation de Dewey, qui me fait penser à deux questions : premièrement, pourriez-vous expliquer la différence entre ce qui existe «  par la communication » et ce qui existe «  dans la communication » ? Deuxièmement, Dewey parle de la société alors que l’École de Montréal parle de la communication organisationnelle, mais comment passe-t-on de la société à l’organisation ? Ces deux objets d’étude ne sont-ils pas très différents ?

Alors que nous sommes habitués à penser la communication comme quelque chose qui se passe dans l’organisation, la citation de Dewey nous amène à penser que, inversement, l’organisation pourrait aussi être quelque chose qui se passe dans la communication. Bien sûr, à mon avis, cette logique s’applique non seulement aux organisations, mais aussi à n’importe quoi ou n’importe qui. Par exemple, nous existons dans la communication lorsque les gens parlent de nous dans leurs conversations, ce qui signifie, par exemple, que quelque chose comme une réputation est une forme par laquelle nous en venons à exister pour les autres. Une société existe dans la communication car discuter de ce qu’une société doit faire ou être est une façon de la faire exister dans nos discussions (et bien sûr, je reconnais que certaines discussions sont plus importantes que d’autres, selon les personnes impliquées [une première ministre vs de simples citoyens] et le lieu où elle se déroule [dans un café vs un parlement]). C’est ce que Latour appellerait une vision performative de la société, une vision selon laquelle nous sommes ceux qui peuvent réellement définir ou négocier ce dont elle est faite ou ce qui compte en elle.

Maintenant, si nous réfléchissons à la distinction que Dewey propose entre « exister par » et « exister dans », nous voyons que la préposition « par » semble insister sur l’existence médiative de la société. Au lieu de « par », il aurait pu dire « à travers », qui est une préposition que j’ai tendance à utiliser souvent. Lorsqu’une loi est promulguée, par exemple, c’est un acte de communication, mais c’est aussi une performance par laquelle la société se donne, par procuration, un élément – ici, une loi – qui va contraindre ou permettre la conduite de ses citoyens. Ce n’est qu’une illustration, j’aurais pu en prendre beaucoup d’autres.

Avec la préposition « dans », je crois que Dewey insiste sur le fait que la société doit être trouvée non seulement à travers des actes de communication, mais aussi en eux et nulle part ailleurs. Avec la préposition « par », il semble encore que la société existe ailleurs et qu’elle s’exprime/ s’incarne/ se matérialise à l’aide de la communication, mais en disant qu’elle existe dans la communication, cela signifie qu’il n’y a pas d’extérieur, en ce qui concerne la dimension communicative de la société. Comme James R. Taylor nous le rappelle constamment, sans communication il n’y a pas de société et pas d’organisation. Cela nous conduit finalement à l’ontologie relationnelle, qui constitue le dernier développement de cette approche constitutive (voir Kuhn, Ashcraft et Cooren, 2017).

Et oui, la société et l’organisation sont deux objets d’étude différents, même s’ils ont quelques caractéristiques communes. Une société n’est pas une organisation dans la mesure où elle n’est pas créée pour une fonction spécifique (une société est, dans une certaine mesure, sa propre finalité. Elle « est » tout simplement), alors qu’une organisation est toujours conçue selon un objectif ou une fonction spécifique (faire des profits, aider les autres, fournir des services, etc.). Mais, l’idée d’une communication constitutive s’applique à tout et n’importe quoi/ n’importe qui (une organisation, une société, un groupe, nous-mêmes, etc.) et c’est la raison pour laquelle je parle aussi de communication constitutive de la réalité (CCR; Cooren, 2012). La réalité est constituée dans la communication parce qu’elle est littéralement faite de relations.

Donc, la première chose que l’on pourrait noter à propos de l’École de Montréal est qu’elle considère la communication comme constitutive de la réalité en général et de l’organisation en particulier. Si nous cessons de communiquer, l’organisation cesse d’exister.

Dans une certaine mesure, cette idée me semble être une question de bon sens : si nous détruisons tous les documents juridiques qui définissent l’organisation, ses politiques et plans stratégiques, ainsi que son logo, il apparaît tout à fait plausible que l’organisation disparaisse. Mais l’idée que la communication constitue l’organisation (CCO) semble plus provocante que cela. Quand vous dites :

Pour l’École de Montréal, tout se passe sur la terra firma de l’interaction et nulle part ailleurs

vous ne mentionnez pas du tout les documents. Vous parlez d’interaction. Tout se passe dans l’interaction. Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par là ? L’interaction n’est-elle pas quelque chose d’assez fugace, d’éphémère et qui n’a rien à voir avec la « terre ferme » ? Et il se passe sûrement des choses même quand nous n’interagissons pas ?

Cela dépend de ce que nous entendons par interaction. D’une certaine manière, quand je lis un livre, je suis en interaction avec lui. Ma lecture est un phénomène à double sens car cette action, lire, permet au livre de me raconter une histoire. J’utilise le terme « interaction » dans un sens très large, car toute expérience est, dans une certaine mesure, une interaction. Je vais étayer mon propos à l’aide d’un exemple complètement différent : lorsque nous contemplons un paysage, nous pouvons avancer qu’en retour ce paysage se donne à voir à travers la contemplation. Nous pouvons donc dire que nous sommes dans une situation d’interaction entre un contemplateur et un contemplé (c’est la raison pour laquelle nous pouvons parler de données en science, même si les données [ce qui est donné] impliquent leurs actions miroir [ce qui est obtenu]).

C’est l’essence d’une ontologie relationnelle (Cooren, 2015b) : elle montre que toute action peut toujours être vue dans la perspective de ce avec quoi j’interagis. Si je suis les flèches qui me conduisent aux toilettes, cela signifie également que ces flèches me conduisent à ma destination. Si j’acquiers de nouvelles connaissances en lisant un livre, c’est parce que ce livre (et bien sûr, par procuration, l’auteur du livre, l’éditeur, etc.) m’apprend quelque chose. Toute action a une action miroir, ce qui explique pourquoi l’étude de l’interaction est si intéressante !

Maintenant, revenons à votre question. Les documents sont essentiels dans les organisations car ils sont une source de stabilisation. On pourrait dire qu’ils incarnent ce que la sociologie traditionnelle appellerait leurs structures (un terme que j’utilise dans la pratique mais qui n’explique rien en théorie, car c’est une forme de raccourci et un terme fourre-tout). Pourtant, ces éléments stabilisateurs ne feront une différence que s’ils sont invoqués ou si, d’une manière ou d’une autre, ils guident les gens dans leurs actions (les amenant à faire ce qu’ils font). Pour moi, les documents doivent faire partie, directement ou indirectement, des interactions afin de faire la différence. Sinon, ce ne sont que des textes dont nous oublions l’existence, laissés sur les étagères et sur lesquels la poussière s’accumule. Un énoncé de mission, pour faire une différence, doit être invoqué ou connu par les membres de l’organisation afin de faire une différence dans leur vie quotidienne. S’il est invoqué ou ventriloqué, il fait partie de l’interaction. S’il est connu par un membre et anime son action, alors il fait partie de ses interactions.

Au lieu de parler d’interaction, Barad (2003, 2007) préfère parler d’intra-action car pour elle, la relation crée, dans une certaine mesure, les relata. Par exemple, on pourrait avoir tendance à considérer un observateur et l’observé comme deux entités indépendantes d’un phénomène. Barad suggère plutôt que l’observateur et l’observé sont, dans une certaine mesure, inséparables (il n’y a pas d’observation et d’observé s’il n’y a pas d’observateur, et vice versa, il n’y a pas d’observation et d’observateur s’il n’y a pas d’observé) (Barad, 2003).

Je comprends ce qu’elle veut dire et je suis d’accord avec elle jusqu’à un certain point. Lorsque je conduis ma voiture et que je remarque un gilet jaune sur le bord de la route, je ralentis parce que ce gilet jaune, par ses propriétés phosphorescentes, a attiré mon attention et me signale la présence d’une personne dont la voiture semble être en panne. Barad soutient que la relation, qui rend cette expérience possible, crée deux relata : d’un côté, j’ai été averti de la présence d’une voiture et de son conducteur sur le bord de la route, et de l’autre, la voiture et son conducteur ont été remarqués par moi. C’est l’essence de l’intra-action, mais de mon point de vue, il y a toujours interaction (ce terme est toujours utile !), car la voiture et moi-même ne sommes pas réductibles à ce phénomène, nous existons au-delà de cette dynamique créative.

Je suis bien conscient que les exemples présentés n’illustrent pas ce que nous avons traditionnellement à l’esprit lorsque nous parlons d’interactions, mais ils permettent de montrer ce que je veux dire lorsque j’utilise ce terme. Déjà, dans de nombreux articles, livres ou chapitres (voir Cooren, 2010 ; 2012 ; 2015b ; 2016 ; 2017 ; 2018), j’ai analysé des interactions humaines classiques, j’essaie donc ici d’élargir ma posture.

Notons, alors, qu’un autre élément constitutif de l’École de Montréal est son ontologie relationnelle : tout ce qui existe existe dans les relations plutôt que dans une sorte de substance. Rien n’existe de façon isolée, tout existe par rapport à quelque chose d’autre, et vous dites même : tout est constitué dans cette relation. Donc, si nous considérons les réunions comme une forme d’interaction très courante, en quoi l’ontologie relationnelle change-t-elle notre façon de voir les réunions ?

Vous avez déjà mentionné les réunions à plusieurs reprises. Vous avez dit que dans les réunions, les éléments organisationnels tels que les énoncés de mission, les principes, les règles, les procédures, les objectifs, le plan stratégique, les chiffres, les rapports, etc. sont non seulement mis en scène et reproduits, mais aussi créés, articulés ou transformés. Vous avez également décrit les réunions comme une sorte de portail (si je puis dire ainsi) par lequel les participants peuvent accéder à ou communiquer avec un autre monde. Vous avez dit :

Même si les réunions sont toujours situées et localisées, la communication est un moyen de disloquer l’“ici et maintenant” et elle permet aux gens d’accéder au “là-bas et l’alors”.

Et ici, nous pouvons voir l’ontologie relationnelle en action lorsque vous ajoutez immédiatement :

Tout participant à une réunion peut donc être considéré comme un moyen par lequel certains aspects d’une situation s’expriment.

Ainsi, ce ne sont pas seulement les participants qui se servent de la réunion pour accéder à un monde au-delà de la réunion elle-même, mais ce monde, ces « aspects de la situation », comme vous dites, utilisent également les participants pour « s’exprimer ».

Alors, qu’est-ce que c’est exactement qui s’exprime dans une réunion ? Ne peut-on pas garder cela simple et dire que ce sont seulement les participants qui s’expriment ?

Oui, il serait certainement plus simple de s’arrêter au fait que seuls les participants humains s’expriment dans une réunion. Je ne nie pas, bien sûr, qu’ils s’expriment car ce qu’ils disent est souvent crucial dans mes analyses. Néanmoins, je veux pouvoir aller plus loin en étant également attentif à ce qui est invoqué, convoqué ou évoqué dans ces discussions. « Invoquer », « convoquer » ou « évoquer » sont, précisément, des verbes qui reflètent des manières de donner une voix à ce qui est invoqué, convoqué ou évoqué. C’est ce que signifie le suffixe « voke », qui est dérivé du mot latin vocare.

Lorsqu’une comptable fait allusion à des chiffres qui sont censés, selon elle, prouver la mauvaise situation financière d’une entreprise, cette personne ne fait pas que s’exprimer. Par son acte de parole à propos d’une situation financière, elle donne une voix à ces chiffres, qui sont utilisés pour montrer que l’entreprise est en difficulté. C’est ce que ces chiffres sont censés faire, selon elle, et cela pourrait, bien sûr, être contesté par d’autres participants autour de la table. Je crois que ce simple déplacement (de l’expression des gens à l’expression des choses dont ils parlent) est crucial, car il me permet de reconnecter la scène de la réunion avec son contexte plus large et de démontrer que le contexte est appelé à exister par la parole[6]. Ce qui veut dire que ce contexte s’exprime dans cette réunion, ce qui veut dire aussi que le contexte commence à exister.

Plus tôt dans cette discussion, vous avez utilisé la métaphore de la ventriloquie pour caractériser cette invocation du contexte :

Si [un énoncé de mission] est invoqué ou ventriloqué, il fait partie de l’interaction. S’il est connu par un membre et qu’il anime son action, alors il fait partie de ses interactions.

Cette métaphore de la ventriloquie est au cœur de votre travail (Cooren, 2010). En effet, vous avez proposé une (méta-)théorie de la communication selon laquelle la communication est elle-même une forme de ventriloquie (Cooren, 2012). Comment cette théorie peut-elle nous aider à comprendre les réunions ? Ou comment vous a-t-elle aidé à comprendre les réunions ?

La ventriloquie est l’art de faire parler quelqu’un ou quelque chose. C’est une métaphore que j’aime utiliser, bien qu’elle ait ses propres limites, car elle me permet de souligner le fait que lorsque nous communiquons, nous sommes à la fois ventriloques et pantins. Nous sommes ventriloques parce que parler, écrire ou, plus généralement, s’exprimer est toujours un moyen de faire s’exprimer d’autres choses. C’est ce qui se passe lorsque, par exemple, nous laissons les faits parler d’eux-mêmes, lorsque nous invoquons ce que nous pensons qu’un document dit, ou lorsque nous évoquons ce qu’une situation impose. Mais nous sommes aussi des pantins (ou des figures, comme les ventriloques appellent parfois leurs pantins) dans la mesure où ces éléments nous amènent à dire ce que nous disons ou à faire ce que nous faisons. Par exemple, nous sommes parfois amenés à hausser le ton lorsque nous sommes enthousiasmés, en colère ou préoccupés par quelque chose. Lorsque j’étudie les réunions (ou les interactions en général), j’essaie donc de déployer ces voix qui sont enveloppées dans ce que nous disons. C’est l’essence même de l’analyse.

Qu’est-ce qu’une réunion après tout ? C’est un rassemblement de personnes qui sont censées parler de sujets spécifiques et qui, parfois, doivent prendre des décisions sur ce qui doit être fait par rapport à ce qui a été discuté. Cela signifie que ces discussions ont essentiellement deux orientations : une orientation épistémique où les gens essaient de comprendre ce qui se passe quelque part, et une orientation déontique où les gens essaient de comprendre ce qu’il faudrait faire face à cette situation.

Ce que j’ai remarqué en étudiant les réunions, c’est que nous avons tendance à être la voix de ce qui nous concerne ou nous préoccupe, ce qui est bien sûr normal. Si vous mettez ensemble un comptable, un ingénieur et un vendeur, ils viendront avec des préoccupations spécifiques qui correspondront à leur expertise respective (aspects financiers pour les comptables, aspects technologiques pour les ingénieurs et aspects marketing pour les vendeurs). Chaque fois qu’ils prendront la parole, vous remarquerez qu’ils ventriloquent et seront ventriloqués par ces préoccupations, car elles les amènent précisément à défendre telle ou telle position. Ils auront donc tendance à avoir des points de vue différents sur ce qui importe dans une situation donnée, ce qui signifie qu’une forme de négociation devra, espérons-le, avoir lieu. Lorsque ces personnes se parlent, elles répondent aussi à des préoccupations spécifiques qui finissent par s’interpeler, ou non, les unes les autres.

C’est ce qui m’intéresse dans une réunion : non seulement ce que les gens se disent, mais aussi comment les différentes questions qui les préoccupent finissent par se répondre ou non. Ce n’est qu’en suivant cette voie qu’une forme de compromis ou d’intégration (au sens où Mary Parker Follett l’entend [1940][7]) peut voir le jour.

Oui, le diction de Mary Parker Follett qui suggère de dépersonnaliser les conflits et d’obéir à la « loi de la situation » semble correspondre à votre proposition de ventriloquie : écoutez les préoccupations qui s’expriment dans une réunion. L’idée est qu’en prenant ces sujets de préoccupations au sérieux et en les laissant se parler, la réunion est parfois capable de réaliser l’impossible en intégrant d’une manière ou d’une autre la diversité de voix apparemment incompatible.

Je me demande pourtant : que faire lorsque certains participants ne permettent pas que ces sujets préoccupations soient mises en avant – soit en refusant d’expliquer ce qui les préoccupe, soit en ignorant ce qui compte pour les autres ? Pensez-vous qu’il soit possible pour les réunions de produire leur magie même dans ces conditions ? Ou certaines exigences doivent être remplies pour parvenir à un compromis ou à une intégration ?

Sur ce point, je pense qu’il faut peut-être s’appuyer sur la loi de la variété requise de Ross Ashby (1956) qui dit qu’un système doit essayer de devenir aussi complexe que l’environnement dans lequel il évolue et dont il dépend. Lorsque les voix sont systématiquement ignorées dans une réunion, cela signifie, par définition, que ce qui compte pour le participant dont la voix est réduite au silence n’a pas la possibilité de s’exprimer. Par conséquent, la situation que les participants tentent de gérer n’aura pas la possibilité de s’exprimer dans toute sa complexité dans cette réunion.

J’ai récemment écrit un article (Cooren, 2018) dans lequel j’essaie de montrer que, paradoxalement, l’indécidabilité et la surprenabilité (surprisability) doivent être cultivées dans les réunions. Une réunion où il n’y a pas de surprise et où les gens ne rencontrent pas une forme d’indécidabilité pourrait être une réunion où les mêmes voix reviennent sans cesse. C’est un lieu où les voix alternatives n’ont pas la possibilité de se faire entendre. Participer à une réunion où de multiples voix peuvent être entendues, c’est participer à une réunion où les gens peuvent faire l’expérience de l’indécision, précisément parce que ces multiples voix dictent des lignes de conduite qui semblent incompatibles et contradictoires.

Cela ne signifie pas qu’aucune décision ne peut être prise. Cela signifie simplement que les personnes autour de la table se donnent la chance de réaliser que la situation pourrait être (étonnamment ?) plus complexe qu’elles se présentaient au départ, et que des compromis ou des intégrations pourraient être nécessaires. Cela pourrait également signifier que certains sacrifices pourraient être en jeu, mais au moins, ces sacrifices seront faits en toute connaissance de cause. Pour moi, la magie de la réunion nécessite cet impératif de faire entendre de multiples voix, car c’est la condition même de l’intégration.

Merci François d’avoir pris le temps de répondre à ces questions.