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Pour la lectrice que je suis : blanche, Française expatriée au Québec et nouvellement professeure en communication – donc membre d’une « élite » intellectuelle –, l’ouvrage de Radhika Gajjala m’a amenée dans un univers que je connais peu, dont il est rarement question dans les médias traditionnels et dans le milieu universitaire que je côtoie. L’Inde est le deuxième pays le plus peuplé au monde après la Chine et connaît, depuis les années 2000, un essor économique considérable. De cet immense territoire, les Occidentaux ont généralement des images bollywoodiennes, entachées par l’inégalité, la pauvreté, l’insécurité et la violence envers les femmes. Tout au long de mes études en communication, je n’ai jamais été confrontée à un texte relatif à l’Inde, que ce soit à travers le prisme médiatique, organisationnel ou économico-politique. Rien. Cet ouvrage se présente alors comme l’occasion de découvrir le travail d’une collègue dans mon champ d’études dont les recherches sortent de l’Occident.

Le livre est organisé en deux sections comportant respectivement quatre et cinq chapitres. L’auteure en confesse la désorganisation et la non-unité puisque les derniers chapitres de chaque section sont des retranscriptions des dialogues avec les femmes interviewées qui deviennent, selon l’auteure, ses coauteures. Annoncés comme des dialogues interludes, ces chapitres prennent une grande place, car, en donnant littéralement la parole aux personnes avec qui Gajjala s’est entretenue, ils déconstruisent une présentation universitaire traditionnelle.

Dès les premières pages, la professeure en média et communication dévoile d’où elle prend la parole : elle est issue d’une caste dominante en Inde et appartient à la classe supérieure. Femme cisgenre de citoyenneté américaine, elle fait néanmoins partie d’une minorité visible de couleur dans un pays occidental (p. 25). Elle assume cette position ambiguë – à la fois privilégiée et minoritaire – tout au long de son ouvrage pour explorer la manière dont les membres de la diaspora (femmes indiennes) utilisent les médias sociaux numériques tels que Twitter, Facebook et WhatsApp pour exercer leur « indianité » à l’étranger (première section) ou pour s’autonomiser et assumer leur identité en tant que femmes ou membres de la communauté LGBTQ+ (deuxième section). Gajjala se penche sur la façon dont la construction identitaire et l’autonomisation d’individus subalternes (femmes indiennes de castes inférieures, queer, gais et lesbiennes) se réalisent en ligne, mais aussi hors ligne. Dès le début, plusieurs questions sont posées en rapport avec ses objectifs de recherche : en Inde, quelles populations ont accès aux outils numériques et comment se positionnent-elles par rapport à ces points d’accès? Quelles sont les potentialités des « gadgets digitaux » et des plateformes numériques? Et comment ceux-ci favorisent-ils l’émancipation, mais aussi la désinformation ou la surveillance? Dans quelles conditions les outils numériques sont-ils libérateurs et « empowering »? Qui y est représenté? Comment et pourquoi? Comment les publics « digitaux » en tant que textes sont-ils médiés via Internet?

De ces questions en émergent plusieurs autres au cours de l’ouvrage. Par exemple : comment s’effectuent l’empowerment et l’activisme sur les plateformes sur lesquelles ils émergent? Quels sont les enjeux du travail (labor) et du « réseautage affectif »? Comment l’affect et le travail numérique genré se combinent-ils dans la formation des environnements socioéconomiques? L’auteure y répond avec une méthode féministe qui consiste à rompre avec une seule voix autoritaire. Inspirée par Sangtins Writer (2006), elle a, pendant deux ans, conduit 76 entrevues semi-structurées avec des personnes venues d’Asie du Sud, surtout des Indiennes de caste et de classe sociale supérieure.

Sur le plan théorique, l’auteure mobilise la distinction entre deux concepts indiens : celui de ghar (qui correspond au foyer) et celui de bahir (qui signifie « monde » et qui désigne ce qu’il y a en dehors du foyer). Elle entretient une relation amour/haine avec ces deux notions. Elle tente à la fois de déconstruire la dichotomie tout en rappelant que celle-ci l’aide à comprendre la relation étroite entre ce qui se passe en ligne (ghar) et hors-ligne, c’est-à-dire dans le foyer (bahir). L’auteure, en reprenant ces dichotomies, veut en même temps en montrer les faiblesses et les limites. Le « en ligne » et le « hors-ligne », tout comme le ghar et le bahir, sont intrinsèquement liés, complémentaires ou contradictoires, et sont à prendre en compte simultanément pour comprendre comment les femmes s’autonomisent, s’activent et construisent leur identité. En somme, l’auteure a recours à ces dichotomies pour explorer l’espace numérique et ce qu’il y a en dehors de lui (dans les rues et dans les foyers), en assumant le fait que, se faisant, elle les reproduit tout en les dépassant, sans jamais vraiment proposer de nouvelles avenues théoriques.

Une question fondamentale reste donc sans réponse : que fait-on maintenant que nous nous rendons compte que ces dichotomies ne tiennent plus? Selon elle, cette posture théorique – soit utiliser des dichotomies pour les déconstruire – enrichit son approche féministe et l’amène à assumer le fait qu’elle étudie des populations privilégiées, qui elles-mêmes reproduisent ces dichotomies. Au fil de l’ouvrage, elle dialogue aussi avec la deuxième vague du féminisme, qui a redéfini le lien entre espace privé et espace politique en considérant l’espace privé comme un espace politique où se réalise l’autonomisation des subalternes, et surtout avec le féminisme noir, notamment porté par bell hooks et Audre Lore.

La première section se concentre sur l’opposition ghar/bahir à partir d’observations sur l’utilisation des médias socionumériques (blogues de cuisine ou de life style) par les femmes indiennes installées à l’étranger. Gajjala démontre que cette utilisation est à double tranchant. En effet, en montrant en ligne (bahir) ce qui se passe au sein de leur foyer (ghar), les femmes indiennes revendiquent leur « indianité » et s’autonomisent en assumant leur identité, mais, en même temps, elles reproduisent un schéma patriarcal : la femme restreinte à des tâches ménagères et enfermée à la maison. De plus, dans leurs dialogues, l’auteure et les coauteures soulignent que ces blogues, parce qu’ils mettent de l’avant des femmes privilégiées et de caste supérieure, renforcent la hiérarchisation de classe.

La deuxième section traite plus spécifiquement du cybermilitantisme, et ce, de manière assez désorganisée : y sont mentionnés des concepts sans véritablement approfondir leurs définitions. Gajjala y explique que les mouvements féministes et activistes tendent à la marketization et sont aujourd’hui des outils de branding pour les organisations à but non lucratif, ce qu’elle nomme une marchandisation du féminisme. Elle propose aussi une vision alternative de la subalternity en invitant à la voir comme étant relationnelle, dynamique et intersectionnelle, plutôt que statique et homogène. Se faisant, elle pave la voie à une vision non dichotomique et hétérogène des personnes subalternes qui ne sont pas en bloc opposées aux à celles non subalternes. Elle montre également, toujours à travers les nombreux dialogues avec plusieurs activistes indiennes membres des Dalits (les Intouchables, personnes considérées comme hors castes et affectées à des fonctions ou des métiers impurs, victimes de grandes discriminations en Asie du Sud), la coexistence de plusieurs publics dans plusieurs espaces non homogènes (espaces publics et contre-publics) « dans » l’espace numérique. Puis, traitant brièvement des populations queer et des communautés rurales, Gajjala démystifie l’espace numérique en montrant qu’Internet, bien qu’étant un outil particulièrement utile pour donner de la visibilité aux luttes féministes et LGBTQ+, tend aussi à reproduire certaines représentations hétéronormées. Elle aborde également l’opposition entre la rue numérique (digital street) et l’espace domestique numérique (digital domesticity), lequel repose sur deux formes différentes d’affection : le sentiment de création du foyer et la protestation. Ces expressions sont une nouvelle occasion pour l’auteure de montrer la faiblesse des oppositions, car, au final, elles s’entremêlent.

Le titre de l’ouvrage promet d’aborder les notions de labor et d’affect. Gajjala mentionne rapidement celle du « travail » (labor) activiste réalisé en amont des mouvements sociaux et des collectifs et groupes d’individus s’organisant autour d’une lutte. Elle critique l’activisme contemporain qui nie l’existence du digital labor au profit de la course au « hashtaging », une pratique qui tend à invisibiliser les corps qui travaillent dans l’activisme. Cela dit, outre ces quelques lignes, le concept est bien loin d’y être approfondi. Quant à celui d’affect, il en est très peu question, alors qu’il aurait été pertinent d’interroger davantage l’« affect numérique ». Par exemple, l’ouvrage aurait pu interroger la manière dont les corps se meuvent dans l’espace numérique. Comment sont-ils représentés? Ou encore, quels corps apparaissent et/ou disparaissent? Des liens évidents avec le dernier opus de Judith Butler sur l’apparition des « corps jetables » (2015) peuvent être tissés en reprenant ce concept, ici appliqué au milieu numérique. En effet, Butler montre comment les corps (et notamment ceux des femmes) sont aujourd’hui intrinsèquement précaires et fragilisés par le néolibéralisme, ce qui fait échos à plusieurs égards à ce que montre Gajjala dans les discussions menées avec les activistes qui montrent la vulnérabilité des corps non conformes en Inde sur les médias sociaux.

De plus, on peut reprocher à l’ouvrage de rester parfois faible sur le plan théorique et de ne pas approfondir la question de la déconstruction des dichotomies. Alors qu’il repose grandement sur la discussion, un dialogue théorique plus poussé aurait permis de davantage déployer la réflexion qui, finalement, reste assez superficielle. En effet, la déconstruction dichotomique que Gajjala entreprend fait échos à plusieurs égards aux épistémologies du Sud, notamment portées en Amérique latine par Boavantura de Sousa Santos (2011), qui a recours aux termes Nord et Sud, non pour qualifier une zone géographique, mais plutôt métaphoriquement, pour dénoncer la souffrance humaine causée par le capitalisme et le colonialisme à l’échelle mondiale. Il souligne d’ailleurs que des Sud existent dans le Nord et vice versa. Cela résonne entièrement avec le propos de Gajjala, qui montre comment l’activisme féministe est finalement tenu par les castes supérieures et invisibilise les castes inférieures (surtout les Dalits). L’auteure se contente toutefois de dégager les absences, sans réellement tenter de comprendre comment il serait possible de faire émerger virtuellement d’autres présences (pour reprendre les concepts de de Sousa Santos) qu’elles soient textuelles ou corporelles. Une mise en commun des regards croisés hors occident mériterait d’être travaillée davantage.

Pour conclure, au-delà de l’ouvrage proprement dit, le travail de Gajjala est primordial et mérite d’être davantage lu dans les cours en communication afin, d’une part, de décentrer notre regard sur le phénomène des diasporas numériques, mais aussi, d’autre part, de dialoguer davantage sur l’activisme féministe en ligne et hors ligne et ainsi déployer de nouvelles méthodes et cadres de penser.