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Introduction

La santé est définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme « un état de bien-être physique, mental et social complet et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (OMS, 1946). Cette définition souligne les interactions de toute une série d’éléments autres que physiologiques pour concourir à un « état de bien-être physique, mental et social ». La complexité se situe alors au niveau de ces interactions, et ce, tant au niveau individuel que collectif, au niveau des organisations que de la société tout entière, etc. Ainsi, la santé n’est plus seulement une affaire individuelle, mais aussi une préoccupation collective. Ce rapport de force individuel/collectif de la santé est particulièrement manifeste à l’intersection de deux approches : celle de l’espace public (Contandriopoulos, Denis, et Langley, 2004 ; Habermas, 1962 ; Miège, 2010 ; Romeyer, 2011) et celle de la sphère organisationnelle (Apker, 2012 ; Cherba et Vásquez, 2014 ; Cordelier, 2013, 2019 ; Harrison et Williams, 2016 ; Mayère, 2013 ; Zoller, 2010). Ici, la santé invoque nécessairement des questions de gouvernance et de citoyenneté, de politique et d’économie, d’innovation et de surveillance, de rôle et de responsabilité. Autant de domaines où les sciences de l’information-communication, à travers l’analyse des acteurs (médias, associations, professionnels, personnel politique, etc.), des outils (expression raisonnée, information, techniques numériques, etc.) et des contextes organisationnels (cliniques et hôpitaux, entreprises, ministère de la Santé, GAFAM, etc.), peuvent apporter un éclairage intéressant. C’est particulièrement vrai en situation de crise, telle que celle liée au coronavirus que nous vivions depuis maintenant plus de 18 mois. Nous avons pu observer à quel point cette pandémie a bousculé nos routines quotidiennes. Les conséquences, tant physiologiques, psychologiques, économiques, que sociales, vont perdurer encore quelques années.

Cette imbrication complexe de la santé, de l’espace public et de la sphère organisationnelle est donc mise en évidence en période de pandémie comme celle de la COVID-19, et elle en est une des manifestations les plus entropiques. Le terme « pandémie » souligne ici le caractère massif et mondial de la propagation de la COVID-19. Confrontée à des défis épidémiologiques, économiques, émotionnels (Dujardin et Lépine, 2018), la santé en situation de pandémie révèle des failles précédemment cachées, tout comme elle est au centre d’innovations et d’expérimentations inédites. Ce sont à la fois les processus de publicisation (Habermas, 1962) et les pratiques organisationnelles des sociétés tout entières qui sont bousculés. La publicisation telle que définie par Jurgen Habermas est un processus faisant appel à deux étapes indissociables, à savoir une étape de mise en visibilité (politique, public, médiatique) et une étape de mise en débat (échanges raisonnés et argumentés à propos de problèmes d’intérêt général). Les pratiques organisationnelles de leurs côtés peuvent renvoyer aux procédures opérationnelles régulières au sein des organisations, qui impliquent des acteurs particuliers dans des rôles et des identités spécifiques. Mais plus largement, elles peuvent être conçues en tant que pratiques communicatives par lesquelles nous nous organisons et sommes organisés, par lesquelles un sentiment de prévisibilité sociale et de solidarité est maintenu.

Durant une pandémie, non seulement la santé devient un objet à surveiller et à contrôler, mais le risque de contagion incite au développement de nouveaux objets de santé et la modification des objets existants, des activités qui sont loin d’être neutres. Par exemple, la course à la production et à la mise en œuvre d’applications mobiles, l’utilisation des caméras thermiques dans les entreprises ou les drones de surveillance dans les endroits publics pour le suivi des personnes infectées soulèvent d’importantes questions dans l’espace public, sur la vie privée et les droits individuels par rapport à la santé des populations. Ces éléments soulignent aussi de nombreux enjeux autour des techniques d’information et de communication numériques en santé (Cordelier et Galibert, 2021 ; Meadel et Akrich, 2010 ; Grosjean et Bonneville, 2007 ; Romeyer, 2008, 2012 et 2020). De l’autre côté du spectre, certaines pratiques en matière de santé en ligne (e-santé), telles que les téléconsultations médicales (Grosjean, Cherba, Nahon-Saferty, Bonneville et Waldorf, 2020) et les robots de visioconférence utilisés pour permettre aux personnes âgées confinées de communiquer avec leurs proches, repoussent les limites juridiques et réglementaires des pratiques organisationnelles actuelles dans le domaine des soins de santé. Non seulement les entreprises et structures de travail deviennent légitimes en matière de santé au travail, mais les procédures de travail elles-mêmes sont remaniées.

Une pandémie met en relief les tensions inhérentes entre l’individu et le collectif. Par exemple, alors que de plus en plus d’individus se retrouvent à travailler à domicile, la notion même de collectif de travail devient floue. La démarcation entre vie privée et vie publique s’estompe (Cordelier et Breduillieard, 2012), car les pratiques de visioconférence rendent les espaces privés publics. Dans l’espace public, les individus entendent des messages sur l’importance de prendre soin de leur santé mentale et physique tout en étant les cibles de multiples conseils sur la manière de rester productif au travail pour les bienfaits du collectif. En d’autres termes, le bien-être se trouve sous les injonctions paradoxales d’impératifs collectifs. En outre, si la pandémie est une situation globale et collective, elle est traitée individuellement par chaque État. De même, nous sommes tous enjoints de prendre des mesures individuelles de prévention, mais dans le cadre d’une solidarité collective. Dans les organisations de santé (Zoller, 2010), une pandémie exige une souplesse de réaction qui peut être entravée par une culture protocolaire de la sécurité (Faraj et Xiao, 2006 ; Vogus, Sutcliffe et Weick, 2010). Ainsi, une pandémie peut catalyser les tensions au sein des équipes interprofessionnelles où l’autorité (Benoit Barné et Fox, 2017) de la hiérarchie professionnelle (Fox et Comeau-Vallée, 2020) délimite les rôles et les responsabilités tout en mettant à nu le travail d’une importance cruciale, mais souvent sous-évalué, accompli par les aide-soignants, le personnel de soutien et d’autres travailleurs paramédicaux.

De nombreux aspects de ce qui est considéré comme normal sont mis en doute en temps de pandémie (Seeger et Sellnow, 2016). Le sens du travail et le sens du vivre-ensemble vacillent dans l’incertitude. Quelle est la valeur du travail et celle du lieu de travail ? Comment cloisonner temps de travail et vie privée en confinement ? Afin de donner du sens (Weick, 1995) à la situation et aux décisions (Castor et Bartesaghi, 2016), les décideurs comme les médias ont fait appel à de nombreux spécialistes. Se sont alors affrontés dans l’espace public le doute scientifique et le besoin de certitude des médias, la temporalité des décisions politiques à celle de la science, etc. Tour à tour, politiciens, commentateurs et scientifiques rivalisent pour construire du sens. Le flux incessant de messages, les intérêts défendus par les uns et les autres, les modalités différentes d’expression ont provoqué finalement ambiguïté et méfiance. Si les controverses et le débat font partie de la publicisation et de la communication scientifique, elles sont contradictoires avec la quête immédiate de sens, d’une part, et elles renforcent le climat de défiance vis-à-vis des décideurs et des experts, d’autre part. Lors d’une crise sanitaire, cette quête de sens se retrouve également au sein des organisations (Weick, 1995 ; Weick et Sutcliffe, 2015 ; Weick, Sutcliffe, et Obstfeld, 2005), où les routines et les points de repères habituels peuvent perdre leur sens.

Quelle est la place des sciences de la communication ou de l’information-communication dans ces situations de pandémie ? Les représentants des sciences humaines et sociales semblent peu présents. Pourtant les enjeux sociaux ne peuvent être masqués par le seul enjeu sanitaire. Ils sont entrelacés et si, dans la crise que nous vivons, les mesures de confinement les ont déjà mis en évidence, ils guident en grande partie les mesures de déconfinement. Bien que le champ médical et la santé publique soient les premiers concernés, ces situations d’exception doivent être l’occasion pour les sciences humaines et sociales de s’exprimer. Les mesures de distanciation et de confinement, le télétravail, la fermeture des frontières n’ont pas seulement remis en cause les fondements de la mondialisation, des échanges commerciaux et la structuration de l’économie mondiale. Les enjeux de société, l’économie, les moyens de communication, les modalités de gouvernance, les pratiques organisationnelles, les modalités de travail, la médiatisation, etc., sont autant de champ d’investigation pour les sciences humaines et sociales dont les sciences de l’information et de la communication (Lundgren et McMakin, 2018 ; Smith, 2006). En outre, les sciences de l'information et de la communication peuvent apporter un éclairage pratique et conceptuel sur ces questions, alors que nous sortons collectivement de la pandémie. Les mesures inédites ont interrogé profondément les modalités d’information (Badillo, Smyrnaios), celles du débat public (Smyrnaios), le fonctionnement des instances démocratiques (Amey), mais aussi le rapport individuel/collectif, le lien social (Lardellier), l’innovation et l’inventivité (Berthoud), les mutations des pratiques professionnelles (Verdier), ou, de façon générale, l’usage des techniques d’information et communication (Bubendorff).C’est pourquoi ce numéro spécial de la revue Communiquer s’interroge sur les modalités de publicisation d’une pandémie et les modalités organisationnelles sur lesquelles elle débouche. Les différents textes présentés sont regroupés en deux axes, l’un autour de la notion d’espace public ; l’autre autour de celle d’organisation. Ancrés dans des observations empiriques, ils proposent tous un éclairage infocommunicationnel des situations étudiées.

Axe 1 : Espace public

Ainsi, le texte de Patrick-Yves Badillo, Laura Puglisi et Dominique Bourgeois entend analyser les caractéristiques de la publicisation d’un événement, à travers l’étude de la polémique sur la chloroquine et le professeur Raoult dans quatre titres de presse la francophone (deux français, deux suisse), entre le 1er février et le 13 juin 2020.

Les auteurs partent du postulat de l’importance des médias pourvoyeurs d’information dans l’espace public. Ils cherchent à montrer le rôle de ces derniers dans la publicisation des débats scientifiques. Pour ce faire, les différentes publications choisies sont analysées à travers trois critères définis dans une approche d’écologie des médias, à savoir le biais de sélection opéré par les médias, le cadre ou frame (cadre appliqué pour décrire des faits, des points de vue et les contextualiser), et enfin la tonalité (la capacité de distanciation du journaliste, de la neutralité à l’engagement).

In fine, il s’agit d’évaluer la qualité de l’information et quels impacts celle-ci peut avoir sur le déroulement et le fonctionnement du débat scientifique.

Il ressort de l’étude, en dépit du caractère exploratoire du travail, la mise en exergue d’une certaine forme d’idéologisation du traitement médiatique français. Ainsi pour les deux titres français, la publicisation de cette polémique s’est éloignée des faits réels, et donc de l’argumentation scientifique. Il est ainsi mis en évidence une différence notable entre le traitement journalistique français et le traitement journalistique suisse ; les journaux français versent assez nettement et plus ou moins rapidement dans une politisation du sujet et s’éloignent à la fois des critères déontologiques du journalisme et des caractéristiques habermassiennes de la publicisation.

Cet article souligne donc à la fois le rôle des médias dans l’espace public et le rôle des médias dans le processus de publicisation d’un débat scientifique ; le passage d’un débat à une polémique. En interrogeant le rôle des médias en situation de crise pandémique, il offre une analyse de l’intelligibilité des débats dans les médias et de l’impact des discours médiatiques sur la sérénité des débats rationnels.

Travaillant également autour de la notion d’espace public, Patrick Amey et Sébastien Salerno analysent le rôle des instances politiques en situation de crise et notamment les mutations de leur communication. En effet, la pandémie a placé l’exécutif suisse dans une situation exceptionnelle. Touchée comme tous les pays, la Suisse a connu une situation d’exception en termes de fonctionnement démocratique, en raison de la constitution helvétique. En effet, d’ordinaire organisée de façon très décentralisée et impliquant tous les échelons de vie institutionnelle, la Suisse bascule le 16 avril 2020 dans une « situation d’exception », c’est-à-dire que seul le Conseil fédéral est aux manettes.

Dès lors, il s’agit pour les auteurs d’étudier les messages du Conseil fédéral pendant cette période et essentiellement ceux de deux personnes : la présidente et le ministre de la Santé. Plus précisément, la communication sur Twitter de ces deux conseillers, entre le 11 et 18 avril 2020, est analysée dans une approche de linguistique énonciative.

Partant du postulat que dans une situation de crise sanitaire, la communication gouvernementale ne peut se contenter d’actes informatifs, les auteurs cherchent à révéler comment le Conseil fédéral a « créé un imaginaire collectif qui favorise la coopération et renforce la légitimité » (Contandriopoulos, 2008, p.196). L’article montre comment les tweets de ces deux conseillers escomptent nouer des liens avec les citoyens, partager des ormes de valeurs pour asseoir le consentement de la population. À travers cette communication, le gouvernement cherche à rendre acceptable toute une série de restrictions des libertés.

Le corpus a ainsi été analysé afin de faire émerger la posture énonciative des deux conseillers. Bien que peu nombreux (9), les tweets fonctionnent comme mode de légitimation privilégié de l’action gouvernementale. Il en ressort que les deux conseillers ont cherché à normaliser la situation de crise et ont évité tout discours anxiogène, et tout discours pédagogique. En privilégiant l’action, ils ont produit un acte directif.

Cet article révèle ainsi le rôle des instances politiques en situation de crise. Au-delà, il permet de questionner celles-ci et leur communication pour susciter l’acceptabilité des mesures d’exception. In fine, c’est l’adaptation de la communication gouvernementale centralisée d’un état d’ordinaire très fédéraliste qui est mise en exergue.

L'espace public sur Twitter est également examiné dans l'article de Nikos Smyrnaios, Panos Tsimboukis et Lucie Loubère. À travers un texte ancré dans une conception de l’espace public complexifié, où les médias numériques occupent une place centrale, les auteurs étudient la controverse autour du professeur Raoult sur Twitter. L’objectif est de retracer et analyser à la fois les réseaux d’acteurs et les discours mobilisés de cette polémique.

Ce que mettent à jour les auteurs, au prix d’un protocole méthodologique fin, c’est la constitution d’une web sphère (Schneider & Foot, 2006) et de son fonctionnement : la constitution et le fonctionnement d’un micro-espace public limité dans le temps et sur une seule thématique.

Trois hypothèses structurent l’analyse des traces numériques présentes dans cette web sphère :

La première hypothèse concerne la relation avec les médias traditionnels, la relation avec le contexte et la doctrine du néolibéralisme, et le caractère agonistique des luttes menées dans cette sphère. La validation des trois hypothèses de départ interroge l’espace public contemporain. La relation forte entre pics numériques et agenda médiatique traditionnel révèle la complexité de l’espace public, dans lequel les réseaux sociaux numériques sont aujourd’hui pleinement actifs.

La deuxième hypothèse affirme qu’au-delà de la controverse pour/contre D. Raoult, ou de la défiance tant vis-à-vis des scientifiques que des politiques, la contestation était aussi celle du libéralisme politique et économique. D’une part, les pro-Raoult ont sans cesse relié le débat au contexte politique et économique ; d’autre part, la lexicométrie montre une forme de mobilisation du peuple contre les élites, les niveaux d’études supérieures, ou encore Paris contre la province.

Enfin, la validation de la dernière hypothèse s’attache aux caractéristiques délibératives de cette web sphère. En démontrant son éloignement de toute forme de discussion nationale, et l’absence d’un processus délibératif, l’étude a pu mesurer à quel point, sur les réseaux sociaux numériques, les arguments portent sur des faits et des jugements de personne, teintés d’une surexploitation des peurs à des fins stratégiques.

Ce texte est sans conteste salvateur en mesurant aussi finement l’absence d’argumentation rationnelle et de processus délibératif d’un réseau social numérique. Ainsi, un certain nombre de discours, qui font des dispositifs numériques la nouvelle agora, sont déconstruits.

En outre, la notion de web sphère, telle qu’elle est travaillée et analysée, exclue toute idée d’espace public, que ce dernier soit d’inspiration habermassienne, arendtienne ou proche de Castoriadis. Là aussi nombre de discours prophétiques sur les dispositifs numériques sont battus en brèche. Au-delà de ces aspects épistémologiques, l’étude présentée ici révèle l’extrême polarisation des communautés s’exprimant sur le numérique, faisant ainsi écho à d’autres travaux comme ceux de Dominique Cardon. Cette polarisation constitue non seulement un danger, mais aussi un frein à l’espace public contemporain quant au fonctionnement du débat public. C’est aussi le nœud de multiples instrumentalisations possibles.

Enfin, pour autant que les médias sociaux soient un moyen moderne par lequel le public crée collectivement du sens à des événements marquants, Sandrine Bubendorff et Caroline Rizza soutiennent que Wikipédia offre une fenêtre unique sur le processus public et délibératif de la construction du sens et du consensus lors d’une crise, au sens habermassien. Elles situent leur étude du traitement de la pandémie de COVID-19 en France par Wikipédia dans une approche de la « crisis informatics  ». Ainsi, les auteures examinent la manière que les contributeurs à Wikipédia ont traité, négocié et organisé l'information afin de réduire l'incertitude pendant la pandémie, qui, plus que d'autres types de crises, est caractérisée par une incertitude extrême.

En analysant les articles de Wikipédia, les discussions et les débats documentés dans leurs annexes, ainsi qu'avec des entretiens avec les contributeurs de Wikipédia, les auteures constatent que la crise de la COVID-19 a provoqué des modifications des procédures opérationnelles habituelles de Wikipédia en matière de délibération et d'élaboration des connaissances. L'engagement de Wikipédia à fournir au public une synthèse agrégée des connaissances sur un sujet donné a été mis au défi par la complexité et la durée de la pandémie : les contributeurs ont dû faire face non seulement à la profusion d'information (nommée par l’OMS comme « infodémie »), mais aussi aux rumeurs et à la désinformation. Les outils typiques de la vigilance à l'égard de la vérifiabilité des informations ont donc vu une mobilisation accrue. Entre autres, lors des pics de couverture médiatique de controverses ponctuelles et des pics correspondants d'activité de construction de connaissances sur Wikipédia, la modification et l’ajout d’articles concernant la pandémie ont été limités à certains contributeurs pour réduire le risque d'erreur et de désinformation. Cependant, cela allait à l'encontre de l'engagement de la plateforme en faveur de l'ouverture. Par ailleurs, pour la première fois, Wikipédia a « pris position » sur le problème de la désinformation et sur la qualité des sources référencées.

Dans l'ensemble, leur article discute de la réglementation publique de la création de connaissances collectives pendant une crise sanitaire. L'enjeu en question est la gouvernance et la surveillance dans ce qui est censé être un processus ouvert de publicisation. Dans ce sens, l'article met en exergue la manière dont la pandémie a présenté une crise de crédibilité à Wikipédia, un média social majeur engagé dans la création publique de connaissances. En fin de compte, les contributeurs de Wikipédia ont dû gérer une tension entre les deux étapes indissociables de la publicisation, à savoir la régulation de ce qui doit être autorisé à la mise en ligne, et de ce qui mérite d'être inclus dans la mise en débat public, en se servant comme boussole du désir de protéger le public de la désinformation et de la mésinformation.

Axe 2 : Organisation

Dans la mesure où les rites et rituels interactionnels sont des pratiques communicationnelles organisantes (Cooren, 2000) et qu'ils organisent notre vie sociale, ainsi servant d’« architecture du social », l'arrivée de la pandémie de COVID-19 a bouleversé l'ordre interactionnel. Les gouvernements du monde entier ont imposé des mesures préventives, qu'elles soient comportementales, telles que le port de masques, la distanciation physique, la désinfection des mains et les couvre-feux pour empêcher les activités collectives, ou qu’elles soient légales, sous la forme de contraventions pour non-port de masque ou non-respect du couvre-feu. S'interrogeant sur la portée de ces mesures préventives en France, l'article de Pascal Lardellier les considère comme des déviations des relations sociales normales, entraînant un effet désordonnant sur le « lien social ». Mobilisant les travaux d’Erving Goffman, Lardellier explore la perte de sens vécue par les participants à ses entretiens. Il propose que les mesures sanitaires aient entraîné une certaine inversion des normes sociales françaises, où la proximité et l'intimité ont été associées au danger, et la distance interactionnelle résultant de la distanciation physique, à la sécurité. Lorsque les individus ont pris la responsabilité de protéger le collectif en s'en retirant, on a assisté à un renversement de la posture interactionnelle d'ouverture et d'engagement dans les interactions quotidiennes, posture qui donne normalement un sens et une structure à la vie sociale. Ses participants expriment la crainte que cet évitement, ce « pare-engagement » de l'interaction n'entache les rituels français à la sortie de la pandémie, conduisant à une « société sans contact ».

Cet article met en lumière la manière dont les mesures imposées pour protéger le public en empêchant la propagation du virus ont également remis en cause les fondements moraux des relations ordinaires, créant ainsi une incertitude et une tension dans le rapport entre l'individu et le collectif. En effet, des modifications apparemment bénignes des rituels interactionnels quotidiens ont changé la façon dont les gens s'organisent sur le plan communicationnel et, par extension, le tissu même de la société. Le texte se termine par une interrogation provocante : comment le lien social, dans ses formes élémentaires et ordinaires, peut-il perdurer lorsque autrui devient potentiellement dangereux, et entaché de suspicion ? Aujourd'hui, alors que certaines nations semblent enfin pouvoir envisager une sortie de la crise immédiate, d'autres restent sous son emprise, et donc la nécessité de développer de nouvelles normes interactionnelles devient de plus en plus pressante, tant dans les situations ordinaires qu'à l'échelle mondiale.

Donner du sens aux changements dans les pratiques habituelles est également abordé dans l'article de Marie Berthoud. L’auteure présente l'expérience empirique des médecins généralistes ayant adapté leur pratique pour y inclure les technologies de téléconsultation pendant la première période de confinement en France (mars-avril 2020). Surtout, elle analyse leur difficulté à donner du sens à ce changement, lequel semblait aller à l'encontre de certains principes de la pratique professionnelle. En utilisant des méthodes mixtes, elle interroge de manière critique la façon dont l'utilisation de ces dispositifs s'inscrit dans un contexte plus large. Elle constate que les cadres juridiques régissant leur utilisation ont été rapidement assouplis en cas d'urgence (par exemple, les médecins étaient libres d'utiliser Zoom, Messenger et Skype), mais sans fournir de directives claires sur la manière dont les données médicales des patients seraient protégées.

Par conséquent, bien que ces dispositifs puissent être utiles en tant qu'outil efficace de gestion de crise selon les médecins généralistes, la plupart d’entre eux ont estimé que leur utilisation restait une pratique risquée qu'ils ne prévoyaient pas utiliser de manière intensive après la crise sanitaire. De plus, de nombreux médecins généralistes ont trouvé que l’utilisation de ces dispositifs changeait la signification des rôles de médecin et de patient. Le premier est devenu un « gestionnaire » qui triait les patients en fonction de leur état autodéclaré (les patients devaient remplir des formulaires qui auraient normalement été remplis par un clinicien), tandis que le second devait faire preuve de nouvelles compétences en matière d’autodéclaration. Les médecins craignaient que ces nouvelles compétences requises en littératie numérique et en santé de la part des patients n'exacerbent les inégalités existantes en matière de santé, notamment dans les contextes de déserts médicaux où les téléconsultations pourraient être utilisées comme un pansement pour compenser les carences structurelles du système de soins de santé.

Ce texte aborde la question des changements apportés à un objet de santé, à savoir les technologies et les dispositifs de téléconsultation, qui sont parfois loués comme un baume. Cependant, en temps de pandémie, comme en témoignent les médecins consultés dans cet article, cet objet de santé, tout comme la notion de santé elle-même, est enchevêtré avec des failles structurelles plus larges, notamment les inégalités en matière de santé. Le fait que la protection des données médicales des patients devienne une préoccupation secondaire lors d'une crise sanitaire renvoie à une tension révélée par la pandémie dans le rapport entre le collectif et l'individuel, entre l'obligation des médecins d’assurer la sécurité des patients et la poussée néolibérale du système de santé en faveur de la rapidité et de l'efficacité.

Les innovations dans la sphère organisationnelle de la santé et des services sociaux sont à nouveau abordées dans l'article de Nathalie Verdier, d'Émilie Tromeur-Navaresi et Mikaël Genguelou. Ce texte retrace les mutations de la pratique professionnelle que la pandémie a exigées des musicothérapeutes. L’article examine les pratiques en musicothérapie dans une résidence de soins de longue durée pour personnes âgées et dans un centre offrant des services aux enfants ayant des troubles intellectuels ou comportementaux et à ceux sur le spectre autistique. L’auteure soutient que la pandémie a mis à nu le statut précaire, souvent invisible et pourtant imbriqué, des musicothérapeutes dans les institutions françaises de santé et de services sociaux.

Au début de la pandémie, lorsque les séances en personne n'étaient pas autorisées, la communication des décideurs politiques sur la manière de maintenir la continuité des soins et des services a été perçue par les travailleurs de la santé comme ambiguë, ce qui a poussé les musicothérapeutes et les autres acteurs à faire preuve d'inventivité pour adapter leurs séances à l'évolution de la situation. Ceux-ci ont vu leurs pratiques muter grâce à l'utilisation de dispositifs numériques qui permettent des séances à distance. Ceux et celles du centre au service pour les enfants ont été équipés de technologies numériques, comme des téléphones portables et des ordinateurs portables, et ont ainsi pu pivoter rapidement vers des séances de thérapie à distance via une plateforme de vidéoconférence. Les musicothérapeutes desservant les résidences de soins de longue durée offraient des séances à distance par téléphone ou par vidéoconférence.

L'argument des auteurs est que la nouvelle utilisation des dispositifs numériques a permis de saisir, de faciliter et de mettre en visibilité l'imbrication et la mutation de nombreux rôles et identités d'objets techniques, et de personnes qui innovent et adaptent leurs pratiques à une situation incertaine et changeante. Par exemple, les parents ont assumé un rôle plus impliqué et éducatif, les psychologues sont devenus des cothérapeutes et les éducateurs, des organisateurs. De plus, comme dans d'autres contextes organisationnels où le télétravail est devenu la norme, les arrangements ont chevauché les sphères d'activité professionnelle et privée auparavant séparées.

Alors que la pratique de la téléconsultation révèle les iniquités du système de soins de santé dans l'article de Marie Berthoud, ici, l'innovation dans les pratiques de musicothérapie permet une sensibilisation accrue aux contributions souvent négligées des musicothérapeutes et un approfondissement de la compréhension des enfants par leurs parents à mesure que les rôles changent. On ne peut s'empêcher d'espérer que cela apporte une sorte de réponse à la question provocatrice soulevée par Lardellier, alors que nous commençons à décider quelles nouvelles pratiques interactionnelles conserver au moment où nous commençons à sortir de la pandémie.

En effet, c'est en retraçant les pratiques communicatives — et leur rôle organisateur — que cette imbrication des rôles et des identités est révélée et devient plus évidente qu'elle ne le serait en « temps normal ». Ainsi, cet article illustre une fois de plus ce qu'une perspective communicative a à offrir pour obtenir une meilleure compréhension des effets sociaux, organisationnels et émotionnels de la pandémie.

Rencontre avec Caroline Ollivier-Yaniv

Nous avons souhaité accompagner ce dossier d’un entretien avec Caroline Ollivier-Yaniv. Professeure des universités en sciences de l’information-communication, Ollivier-Yaniv a publié de nombreux travaux sur des thématiques de santé. Spécialiste des questions de communication publique et ancienne directrice du Centre d'étude des discours, images, textes et communications (Céditec), elle nous apporte en plus un éclairage précieux à la fois sur la thématique et sur le rôle des Sciences humaines et sociales, dont l’information-communication.

L’approche intégrative de la communication institutionnelle développée par Ollivier-Yaniv (2013) trouve un écho certain avec le texte d’Amey et Salerno. L’auteure affirme ainsi que « les acteurs institutionnels utilisent des instruments communicationnels et les caractéristiques des procédés communicationnels transforment [en retour] les activités de ces acteurs et l’action publique. » On retrouve bien dans cette approche et son application, par exemple à la prévention, comme dans le texte d’Amey et Salerno, la place centrale de la matérialité discursive de la communication, et même l’objectif visé de l’acceptabilité de Chaskiel (2018).

De même les dispositifs relevant de l’information ou de l’accès aux médias dans la médiation du travail gouvernemental trouvent un écho dans les textes de Badillo, Puglisi et Bourgeois, de Smyrnaios, Tsimboukis et Loubère, et de Bubendorff et Rizza. La portée de ces textes dépassant toutefois le seul aspect du travail gouvernemental, mais l’interaction y est évidente. Nous pourrions élargir le modèle intégratif proposé par notre collègue à l’essence même des sciences de l’information-communication, allant bien au-delà de la matérialité des discours. Et la santé, a fortiori les pandémies, démontre chaque jour un peu plus la nécessité d’adopter des approches mobilisant l’intégration de différentes disciplines. Les textes de Smyrnaios, Tsimboukis et Loubère, Badillo, Puglisi et Bourgeois, et Bubendorff et Rizza montrent que la mobilisation de l’économie politique de la communication, la socioéconomie et la sociologie des usages du numérique sont nécessaire à la compréhension des discours produits et des dispositifs utilisés. Les textes de Lardellier, Berthoud, Verdier, Tromeur-Navaresi et Genguelou sont révélateurs de leurs côtés de la pertinence des approches organisationnelles, anthropologiques et sociologiques.

Dans chacun de ces textes ressort comment l’utilisation « des procédés communicationnels transforment les activités de ces acteurs », pour reprendre les mots d'Ollivier-Yaniv.

À travers ces développements autour des notions de gouvernementalité et de biopolitique, Ollivier-Yaniv fournit aussi des pistes de réflexion stimulantes, en faisant écho au texte de Lardelier : « De par sa matérialité et de ses procédés, la communication scénarise, suscite des émotions, attire l'attention en vue de construire et d’imposer la définition des normes comportementales des individus ».

Enfin les développements sur l’acceptabilité et les controverses font écho à l’intégralité de ce numéro spécial.

Conclusion

Comme nous l'avons évoqué au début de cette introduction, les effets multidimensionnels de cette pandémie se feront sentir dans la vie quotidienne pour les années à venir. Mais ils vont sans doute aussi donner naissance à de nouveaux et riches courants de recherche dans le domaine de l'information et de la communication. En effet, on ne peut que constater, à la suite de ce numéro spécial et de cet entretien, que la santé et plus spécifiquement les situations de crise liées aux pandémies mobilisent et interrogent fortement les interactions entre l'espace public et les organisations. Les interactions entre ces deux notions appellent des questions que nous laissons ouvertes autour de trois axes :

Un premier ensemble autour de l’acceptabilité des décisions, la gouvernementalité et le travail des instances dirigeantes. Quelles sont les questions éthiques qui devraient régir les atteintes extraordinaires aux libertés fondamentales en temps de crise ? Comment sont-elles comprises et délibérées par les différents acteurs ? Quelles devraient être les limites établies et les autorisations accordées aux gouvernements et aux organisations en ce qui concerne la régulation de comportement des citoyens et des employés ? À l'avenir, cette question pourrait revêtir une importance particulière en ce qui concerne, par exemple, l’implémentation des passeports vaccinaux.

Un second regroupant l’information (à la fois sa production et sa consommation), la désinformation (acteurs et dispositifs), l’infodémie et leurs conséquences sur l’espace public, le débat, la construction des opinons et l‘acceptabilité. Comment évaluer et modérer la crédibilité des sources d'information dans le débat public ? Comment tracer les limites entre la protection du débat scientifique et la promotion de la culture scientifique dans la population générale d’un côté, et, de l’autre, la protection de la liberté d'expression ? Comment cette ligne vacille-t-elle dans le temps après la crise ?

Le rapport individuel/collectif : jusqu’où acceptons-nous une modification de nos comportements, une modification de nos routines quotidiennes au bénéfice du plus grand nombre ? Quelles nouvelles pratiques seront conservées après la pandémie, et lesquelles disparaîtront ? Comment gère-t-on les tensions entre impératif sanitaire et conséquences sociétales ? Comment préserver un espace privé en situation de télétravail ?