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Comment sait-on que le vieillissement démographique a une incidence déterminante sur les sociétés ?

Cette question est suscitée par l’abondance de remarques retrouvées dans les discours politiques et populaires, où l’on attribue au vieillissement des populations des propriétés et des effets peut-être exagérés (pour un examen de cette question, voir Barer, Evans et Hertzman, 1995; Gutman et Gee, 2000; Schultz, Borowski et Crown, 1991; et McDaniel, 1987).

Dans cette note de recherche, nous examinons comment les chercheurs en sciences sociales étayent leurs conclusions sur le mode de fonctionnement du vieillissement démographique comme variable productrice d’effets économiques et sociaux. Nous ne voulons en aucun cas mettre en question l’utilité des simulations et des prévisions élaborées à des fins de planification de l’allocation des ressources gouvernementales. Si c’était le cas, nous devrions nous intéresser aux conséquences du vieillissement des populations. D’ailleurs, on sait qu’une bonne prévision peut être menée à partir d’associations non causales (Wunsch, 1994). Notre champ de questionnement se situe plutôt autour de la vérification des déclarations voulant que le vieillissement soit cause de certaines variations observées : il s’agit de la découverte des liens réels entre variables dans un monde réel.

À partir d’une revue de la littérature, nous avons catalogué les méthodes utilisées en démographie (et dans les sciences sociales en général) pour mesurer l’impact du vieillissement sur la société. Pour chaque méthode, nous allons proposer des critères permettant d’éviter des conclusions hâtives.

Nos propositions ne visent pas à remettre en question la validité de certains acquis scientifiques dans le domaine de la démographie du vieillissement : elles ne sont pas un travail de sape, mais plutôt un balisage du savoir. Nous voulons contribuer à la formulation de critères et procédures servant à évaluer et à assurer la fiabilité des propositions relatives aux conséquences économiques et sociales du vieillissement démographique. En corollaire, cette note de recherche pourrait amener les chercheurs à faire parfois preuve d’un peu plus de modestie, compte tenu des données et outils disponibles.

Comment les démographes étayent-ils leurs assertions relatives aux effets du vieillissement démographique sur l’évolution économique et sociale des sociétés ?

Avant de décrire ce que font effectivement les chercheurs pour justifier leurs allégations sur les conséquences du vieillissement des populations, il convient de faire une distinction qui nous servira de fil conducteur.

Il existe au moins quatre catégories d’affirmations sur les effets du vieillissement démographique. La première comprend les énoncés formulés dans le cadre de supputations sur l’avenir. Nous appelons ce « contexte » futurologie du vieillissement démographique.

La deuxième catégorie d’assertions comprend les énoncés formulés dans le cadre de la modélisation abstraite du vieillissement démographique et de ses effets éventuels, à l’aide de données sur des populations théoriques, conjuguées à certaines estimations ayant trait à des populations réelles. Ce contexte n’exige la détermination d’aucune période de référence précise. Nous l’appelons modélisation abstraite du vieillissement démographique.

La troisième catégorie comprend les énoncés qui découlent de l’utilisation des méthodes de décomposition. Ce contexte est celui des analyses de décomposition.

La quatrième catégorie comprend les énoncés formulés dans le cadre de l’analyse de données réelles représentant des observations faites sur des populations réelles. C’est l’analyse multivariée au moyen de modèles causals. Strictement, les modèles causals et les questions connexes relèvent uniquement de ce contexte.

Futurologie et modélisation abstraite

Les auteurs de travaux de futurologie et les chercheurs qui se consacrent à la modélisation abstraite des populations, qu’ils soient démographes, économistes ou actuaires, ont de temps en temps généralisé les résultats de leurs calculs au monde réel.

Ils tendent à insister — bruyamment — sur le fait que leurs travaux contiennent les avertissements appropriés en ce qui concerne la vraisemblance et la portée de leurs résultats, nonobstant leur dangereuse hypothèse que « toutes choses [sont] égales par ailleurs ». Malheureusement, quelques-uns ne tiennent pas compte de leurs propres recommandations lorsqu’ils rédigent les sections « discussion » et « politiques » de leurs articles.

Caractéristiques

Ces deux démarches ont en commun certaines caractéristiques principales. Les auteurs construisent un modèle de population doté des propriétés suivantes :

  1. Les variables se répartissent en deux groupes :

    Le groupe A inclut la distribution de la population selon les groupes d’âge et d’autres variables démographiques (tel le sexe), ainsi que certains taux calculés pour les mêmes groupes d’âge (par exemple le coût moyen des soins de santé).

    Le groupe B présente des aspects de la population active ou des dépenses, éléments que l’on suppose tous deux influencés par les variables démographiques spécifiées dans le groupe A.

  2. Dans le modèle, aucune variable n’est incluse comme déterminant de rechange (ou déterminant concurrent) des changements observés dans les variables du groupe B. Donc, dans le modèle, seules les variables démographiques du groupe A peuvent produire des changements dans les variables du groupe B.

  3. Le modèle se sert de projections démographiques, souvent créées en dehors de lui, et, pour la période couverte par les projections, on fait des calculs en maintenant constantes certaines variables du groupe A (c’est-à-dire les taux) et en faisant varier d’autres variables qui représentent le vieillissement démographique. Les mesures des variations créées dans le groupe B par les changements choisis sont considérées comme représentatives ou illustratives des effets du vieillissement démographique.

  4. L’auteur inclut dans son texte une discussion où il généralise les résultats du modèle pour les appliquer au monde réel.

On trouve des analyses présentant les propriétés 1 à 4 dans Henripin (1994), pour le type futurologie, et Bourgeois-Pichat (Nations unies, 1956), pour le type modélisation.

Un autre type d’analyse relevant de la même catégorie est plus complexe et moins courant. Il comporte un troisième groupe de variables : le groupe C. Les variables du groupe C sont incluses dans le modèle à titre de déterminants de rechange (ou concurrents) des changements subis par les variables du groupe B. Donc, dans le modèle, d’autres variables que les variables démographiques peuvent produire des changements dans les variables du groupe B et, par conséquent, concurrencer les variables démographiques (Murphy et Wolfson, 1992).

Critique

Pourquoi certaines de ces analyses sont‑elles convaincantes ? En premier lieu, elles débutent par l’affirmation raisonnable selon laquelle, au cours de la période à venir couverte par l’étude, la marge d’erreur caractérisant les projections bien établies du vieillissement démographique est faible, parce que les déterminants de ce vieillissement sont déjà intégrés dans la population.

En deuxième lieu, elles reposent sur ce qui apparaît comme un schéma inexorable d’associations entre l’âge et certaines catégories de coûts. Selon les auteurs de l’un des ouvrages que l’on peut ranger dans cette catégorie de recherches, les courbes âge‑coûts sont des instruments robustes et faciles à interpréter. L’un de leurs avantages principaux tiendrait au fait que, si le niveau des coûts peut varier fortement au fil du temps, la forme des courbes ne varie vraisemblablement pas (Richter, 1992 : 176).

Nous proposons les critères suivants pour évaluer cette catégorie d’analyses, où les auteurs inclinent à généraliser au monde réel des résultats obtenus dans le contexte de la futurologie ou de la modélisation abstraite. Ont-il pris soin de :

  1. Simuler une période de référence particulière pour laquelle la marge d’erreur qui caractérise les projections du vieillissement démographique est faible ?

  2. Démontrer que toutes les régularités selon l’âge (par exemple les valeurs, pour une mesure des coûts selon l’âge) utilisées dans les calculs satisfont des tendances qui sont très généralement reconnues comme correctes en démographie ?

  3. Présenter un exposé sur les éléments qui portent à croire que les tendances citées en 2) seront applicables sur la période de référence ? Il y a plusieurs sources de perturbations des courbes, par exemple les effets de la succession des cohortes (voir Marcil-Gratton et Légaré, 1987; Stone, 1999).

  4. Commenter la possibilité que les variables concurrentes (à condition qu’elles puissent être établies) entraînent l’attribution erronée d’effets au vieillissement démographique ? En outre, si on peut recueillir des données pour ces variables et si on peut refléter comme il convient les relations entre variables dans la modélisation informatique, les auteurs devraient intégrer explicitement ces variables dans le modèle et leur permettre de concurrencer le vieillissement démographique.

Analyse par décomposition

Caractéristiques

Une autre catégorie d’analyses utilise des méthodes de décomposition. Ces analyses ont les propriétés suivantes.

  1. Une équation ayant la forme d’une identité présente un taux par habitant décomposé en ses composantes, dont l’une dépend fortement de la proportion de personnes âgées dans la population. Le taux par habitant est, soit une mesure économique (globale, pour l’ensemble de la population), telle que les dépenses par habitant (par exemple les dépenses totales au titre des services de santé par habitant), soit un taux de participation, tel que la proportion de la population faisant partie de la main-d’oeuvre.

  2. On compare au moins deux valeurs du taux global par habitant, et l’on dispose de suffisamment de données pour les présenter chacune sous forme décomposée. Grâce à la manipulation de certaines composantes, dans le cadre d’« expériences » informatiques, en maintenant les autres variables constantes, on attribue des « effets » aux composantes manipulées.

  3. Certaines données sont, la plupart du temps, des projections, même si on peut utiliser des données historiques. Donc, les résultats des calculs basés sur les éléments de la décomposition peuvent fournir des indications sur les effets éventuels des variations futures d’une ou de plusieurs composantes.

  4. Les auteurs se servent de l’information, tirée des calculs, sur la sensibilité du taux global à la variation des diverses composantes pour formuler des assertions sur l’avenir, compte tenu de la « force » qui sera exercée, en principe, par une ou plusieurs composantes (par exemple le vieillissement démographique). Autrement dit, ils essaient de construire un lien entre les « expériences » (mot utilisé par Marzouk, 1991) de décomposition et le monde réel, voire de traiter les questions de politiques soulevées par leurs résultats.

Marzouk (1991) et Ridler (1984) ont adopté cette approche.

Critique

Malheureusement, il ne semble exister aucun moyen d’étayer l’argument causal sur les conséquences du vieillissement en recourant à l’analyse par décomposition. Cette situation tient au fait que les équations fondamentales sont des identités mathématiques : elles sont vraies par définition.

Considérons le cas où l’analyse par décomposition indique un effet fort qu’on pourrait attribuer au vieillissement démographique. Est-ce que cette analyse a l’habileté de nous indiquer s’il existe d’autres variables qui pourraient être responsables de cet effet ? Elle ne le peut pas, car les identités mathématiques forment un système fermé.

Sauf dans un cas, que nous décrirons au paragraphe suivant, on ne peut espérer prouver le bien-fondé d’une conclusion relative à une conséquence sociale ou économique du vieillissement démographique si cette conclusion repose entièrement sur une analyse par décomposition. Par conséquent, aucun critère d’évaluation des connaissances n’est suggéré ici.

Toutefois, il existe une catégorie de cas où l’analyse par décomposition pourrait jouer un rôle important. Il s’agit des cas où le taux global par habitant a varié considérablement, et où la décomposition donne à penser que cette variation est en grande partie attribuable aux composantes non liées au vieillissement. Dans ce cas, il ne semble guère y avoir lieu d’argumenter pour démontrer que le vieillissement est néanmoins un déterminant important de la variation du taux global (pour un examen de cette question, voir Marzouk, 1991).

Selon cette approche, chaque fois qu’on impute au vieillissement un effet assez important pour qu’il mérite de faire l’objet d’un débat public et (ou) suscite des préoccupations d’ordre politique, et lorsqu’une analyse par décomposition est faisable, il convient d’y recourir pour déterminer si la preuve par la négative est robuste.

Analyse multivariée au moyen de modèles causals

Les modèles causals forment la dernière catégorie d’analyse des effets sociaux et économiques du vieillissement démographique (voir Getzen, 1992).

Définition de la « cause »

Avant d’énumérer les critères d’évaluation de cette démarche, donnons une définition du mot « cause » appropriée au présent contexte, soit l’analyse des effets du vieillissement démographique.

Dans sa « philosophie des sciences sociales », Hollis (1994) donne du mot « cause » une définition qui satisfait notre objectif de limiter cette réflexion aux modèles causals : « Une cause est simplement un cas de régularité », écrit-il, et une loi de causalité « simplement une régularité déduite de la répétition des cas ». Il ajoute que les régularités sont causales à nos yeux lorsque, « par habitude, nous les considérons comme vérifiées » (1994 : 48‑49). Par une argumentation logique, Bunge (1979 : 262‑306) justifie cette approche du point de vue plus général de la philosophie contemporaine des sciences.

Critique

Quels critères utiliser pour repérer les régularités à considérer comme vérifiées ? Les cinq principes énumérés ci-dessous reflètent les procédures types de la méthode sociologique, ainsi que certaines suggestions tirées des ouvrages philosophiques de Harré (1970), Hoover (1976), Bunge (1979) et Bernard (1989). Ils énoncent les conditions qui doivent être satisfaites pour qu’un modèle causal dans lequel le vieillissement démographique est l’un des facteurs causals puisse être jugé satisfaisant ou convaincant.

1er principe. La variable représentant la force causale et les indicateurs de la variable considérée comme influencée par la force causale doivent faire l’objet d’une identification statistique claire, au niveau opérationnel.

2e principe. Les variables mentionnées dans le 1er principe doivent être mesurées pour des unités pertinentes d’observation et d’analyse.

3e principe. Au processus d’observation doit s’ajouter soit un processus de mesure soit un processus d’estimation définissable permettant d’arriver à la valeur de chaque variable pour chaque unité d’observation.

4e principe. Une fois accomplis les processus d’observation ou d’estimation servant à produire des valeurs pour toutes les variables du modèle causal, il faut appliquer une méthode susceptible de produire de l’information qui éclairera ou mesurera l’influence prétendue de X sur Y.

5e principe. Par la combinaison des éléments des paramètres d’observation (y compris le cadre théorique lorsque les paramètres d’observation ne font pas l’objet d’un contrôle expérimental adéquat) et la conception d’une analyse statistique, il convient de chercher à réduire au minimum la possibilité qu’une influence attribuée aux facteurs causals soit due, en fait, à une autre variable (pour un exposé sur la question relié au contexte de l’analyse démographique, voir Loriaux, 1994).

Notre intention, en énonçant ces cinq principes, est de décrire ce que les démographes devraient faire lorsqu’ils utilisent un modèle causal d’analyse multivariée pour étayer des assertions sur les effets socioéconomiques du vieillissement démographique. Nous sommes conscients que des problèmes liés aux données rendent difficile l’application généralisée de cette méthode.

Chaque méthode a son utilité et ses exigences. Le chercheur devrait être libre de choisir la méthode qui lui convient; nous avons seulement proposé ici certains critères d’évaluation pour chaque cas.

Conclusion

Dans cette note de recherche, nous avons fait état des travaux des démographes et chercheurs de sciences sociales qui se sont penchés sur les effets sociaux et économiques du vieillissement des populations. Nous avons dégagé quatre catégories de méthodes couramment utilisées : les analyses de type futurologique, les modélisations de données abstraites, les analyses par décomposition de facteurs et les analyses multivariées utilisant des modèles causals.

Nous avons schématisé et évalué la méthodologie des prévisions et des modélisations de données abstraites, et conclu qu’avant acceptation de l’hypothèse que le vieillissement a un impact sur la société, quatre règles de prudence devaient encadrer puis servir à valider les résultats produits par ces méthodes.

Nous avons schématisé et évalué la méthodologie des analyses par décomposition de facteurs, et nous avons conclu que la forme même des équations qui y sont utilisées empêchait l’introduction adéquate de variables de contrôle et que cette méthode n’était pas propre à soutenir des hypothèses sur la valeur causale du vieillissement. Il demeure cependant possible de s’en servir pour évaluer l’hypothèse inverse, soit l’absence d’impact du vieillissement.

Nous avons finalement évalué la méthodologie des analyses selon les modèles causals, bien que nous n’ayons pas encore trouvé beaucoup d’études qui la mettent en application. Nous trouvons cette méthode efficace pour tester des hypothèses relatives à l’influence du vieillissement sur la société, à condition qu’on respecte les principes qui s’imposent pour réaliser des généralisations valides.