Article body

Depuis deux décennies, au Québec, au Canada et dans de nombreux pays occidentaux, la retraite se prend de plus en plus tôt, et la retraite anticipée gagne en popularité. Au Canada, par exemple, 45 % des retraités récents [1] ont pris leur retraite avant l’âge de 60 ans entre 1997 et 2000, contre 29 % entre 1987 et 1990, période de croissance économique pourtant similaire (Kieran, 2001). Au Canada encore, l’âge moyen de la retraite est passé de 65 ans en 1976 à quelque 60 ans en 2000. Le Québec s’inscrit dans ce courant, malgré un certain renversement de tendance à compter de 1996 (Asselin et Gauthier, 2001). Le taux d’activité des hommes de 55-64 ans a passablement diminué depuis 1976, passant de près de 75 % à moins de 57 %. C’est relativement conforme à la tendance observée dans les pays occidentaux (OCDE, 1996).

Dans un contexte de vieillissement démographique, ce constat est paradoxal : on envisage de hausser l’âge de la retraite pour contrer une éventuelle pénurie de main-d’oeuvre et une augmentation prévisible des dépenses sociales; en même temps la retraite se prend de plus en plus tôt. Or, rien n’indique véritablement que la tendance s’estompera au cours des prochaines années. Les travailleurs vieillissants semblent aspirer à la retraite anticipée à l’instar de leurs aînés. Prenons les professionnels syndiqués étudiés par Guérin et al. (1997) :

Alors qu’un tiers des professionnels syndiqués souhaite partir à la retraite le plus vite possible, il apparaît qu’une proportion presque aussi forte (28 %) d’entre eux souhaite continuer à travailler au-delà de l’âge normal de la retraite. Les professionnels syndiqués ont toutefois une vision bien particulière de ce qu’est l’âge « normal » de la retraite. Pour eux, l’âge normal de départ à la retraite se situe aux alentours de 61 ans et le concept de retraite avancée est associé à un départ avant cet âge alors que celui de prolongement de la vie professionnelle est associé à un départ après cet âge.

p. 46

Dans les autres catégories d’emploi, ce désir de quitter rapidement le travail ne semble pas moins présent. Au contraire, il serait aussi répandu selon Manon Monette (1996) : « En 1994, l’âge moyen prévu de retraite [de l’ensemble] des travailleurs était de 58,5 ans, et ce, tant pour les hommes que pour les femmes » (p. 21). Cette année-là, parmi les travailleurs de 45-54 ans [2], plus de six sur dix envisageaient une retraite à 60 ans au plus tard (Fleury, 2002). Dans les catégories ouvrières, plus d’un travailleur sur deux n’aspirait pas à travailler au-delà de 60 ans.

Comment expliquer cette popularité de la retraite anticipée ? Certains imputent l’abaissement de l’âge normal de la retraite à de nouvelles pratiques de gestion du personnel dans les entreprises et à des changements sur le marché du travail (Bellemare et al., 1995 et 1998; Guérin, 1991; David et Pilon, 1990). Ici, l’éviction des travailleurs vieillissants serait un moyen de réduire les coûts de main-d’oeuvre et de favoriser une plus grande flexibilité. Dans ce contexte, on jugerait que les travailleurs vieillissants n’ont plus les réflexes et la compétence voulus pour effectuer le travail, et d’autant moins qu’ils coûtent plus cher. Aux yeux de plusieurs experts (CCNTA, 1992; Laville, 1990; Cailloux-Teiger, 1990; Lefebvre et Delisle, 1990), cette perception est erronée. Mais elle se révèle encore bien présente dans un contexte où les mots clefs sont flexibilité, performance, jeunesse, formation continue.

Néanmoins, ces facteurs n’expliquent pas tout. La retraite serait un point de rare convergence entre les intérêts des employés et ceux des employeurs : aux côtés des nouvelles pratiques de gestion se dresserait un désir véritable de quitter le travail prématurément. « Tous sont d’accord pour s’en aller au plus vite […] si on pleure au moment de prendre sa retraite, c’est de joie… » (Guérin et al., 1995 : 252). Bref, des facteurs plus individuels et volontaires expliqueraient, avec les facteurs plus institutionnels et involontaires, que la retraite se prenne de plus en plus tôt. Parmi les facteurs relevant de l’individu, la santé, effective ou perçue, occuperait une place non négligeable. Chez les professionnels syndiqués, par exemple, elle est au deuxième rang des motifs de retraite. « On se sent épuisé, usé, tendu, le moral est bas et on se fait du souci à propos de sa santé » (Guérin et al., 1995 : 271). Le même sentiment est répandu chez les autres travailleurs : près d’un retraité sur quatre en général prendrait sa retraite pour des raisons de santé (Tindale, 1991; Schellenberg, 1994; Monette, 1996; Dorion et al., 1998).

À première vue, on pourrait donc aisément conclure que l’état de santé des travailleurs vieillissants occupe une place importante dans les motifs de retraite anticipée. Ce n’est pas si simple. Jusqu’à tout récemment, rares étaient les travailleurs à quitter le travail avant l’âge de 65 ans. L’état de santé des travailleurs vieillissants se serait-il détérioré au fil des années ? Ce serait clairement contraire aux observations actuelles. Non seulement l’espérance de vie en général et l’espérance de vie en bonne santé n’ont pas cessé d’augmenter depuis un siècle (Delisle, 1996; Foot, 1999; OMS, 2003), mais il est admis qu’on ne vieillit pas aujourd’hui de la même façon qu’hier, les nouveaux vieux étant en meilleure santé que leurs aînés (Loriaux, 1995; Marcil-Gratton, 1990; Martel et Légaré, 1995; Ulysse et Lesemann, 1997).

Susan Crompton (1996) a étudié l’état de santé des travailleurs canadiens à l’aide des données de l’Enquête sociale sur la santé de la population (ENSP) et de l’Enquête sociale générale (ESG) de 1991, pour déterminer si l’état de santé des travailleurs de 50-64 ans différait beaucoup de celui des travailleurs dans la trentaine. De cet examen il ressort que globalement les travailleurs vieillissants présentaient un état de santé plutôt positif; rien non plus n’indiquait qu’ils devenaient inaptes au travail en vieillissant. « Les hommes et les femmes âgés de 50 à 64 ans maîtrisent autant leurs facultés 3/4 ouïe, mémoire, capacité de résolution de problèmes, dextérité, mobilité 3/4 que les hommes et les femmes de la trentaine » (Crompton, 1996 : 39). Certes, reconnaît Compton, les travailleurs plus âgés souffrent plus que les plus jeunes de maux, d’inconforts ou d’affections chroniques; mais aussitôt elle ajoute que « même les plus répandues des affections chroniques ne touchent qu’une personne sur cinq parmi les travailleurs âgés » (Crompton, 1996 : 39). Il faut ajouter, non seulement que les plus touchés sont les travailleurs de la classe ouvrière 3/4 secteur qui décline au profit des secteurs tertiaire et quaternaire —, mais que ces problèmes proviennent visiblement des conditions de travail, qu’il est aujourd’hui possible d’atténuer en agissant sur l’environnement de travail (Berthelette, 1990; David, 1991; Laville, 1990).

On le voit, si l’état de santé est un facteur susceptible d’expliquer que la retraite tende à se prendre de plus en plus tôt, cela soulève plusieurs interrogations. Dans un contexte de vieillissement démographique, il y a lieu de faire le point : en envisageant le recul de l’âge de la retraite, il faut en effet se demander si le maintien au travail des travailleurs vieillissants sera freiné par leur état de santé. Plus précisément, l’objectif sera ici de mesurer le lien entre l’état de santé et le phénomène de la retraite anticipée et d’avancer quelques hypothèses sur la possibilité de reculer l’âge de la retraite. Nous nous demanderons en fait jusqu’à quel point l’état de santé défaillant de certains travailleurs vieillissants permet d’expliquer la popularité des programmes de retraite anticipée.

Cela nous amènera à comparer l’état de santé des retraités à celui des travailleurs du même âge sur deux points : dans quelle mesure l’état de santé explique-t-il la retraite anticipée, jusqu’à quel point constitue-il vraiment un frein au maintien en emploi ?

Méthodologie

Le facteur santé comme motif de la retraite requiert une attention particulière. Il peut facilement dissimuler d’autres raisons 3/4 socialement moins bien acceptées 3/4 expliquant le départ à la retraite (Laflamme et Ouellet, 2001; Schellenberg, 1994). On dira par exemple avoir pris sa retraite pour des raisons de santé plutôt que de dire qu’on voulait augmenter son temps de loisirs. Il nous paraissait donc pertinent de mesurer autrement l’importance du facteur santé comme déterminant de la retraite. À l’aide des données de l’Enquête sociale et de santé réalisée par Santé Québec en 1992-1993 [3], nous avons donc tenté de comparer l’état de santé des travailleurs de 50-64 ans à celui des retraités du même groupe d’âge, afin de vérifier si les retraités étaient réellement en moins bonne santé que les personnes encore actives sur le marché du travail.

Menée en 1992-1993 par Santé Québec, l’Enquête sociale et de santé a recueilli des renseignements sur la santé, certains problèmes sociaux et les différents facteurs qui leur sont associés. Plusieurs thèmes étaient abordés, parmi lesquels les habitudes de vie, les comportements de santé propres aux femmes, l’environnement social, la perception de l’état de santé, la santé physique et mentale, l’utilisation des services de santé et des services sociaux et la consommation de médicaments.

L’Enquête sociale et de santé de 1992-1993 visait l’ensemble des ménages privés des régions sociosanitaires du Québec, à l’exclusion des régions crie et inuit et des réserves indiennes. Nos analyses porteront seulement sur la population composée des répondants âgés d’au moins 50 ans et de moins de 65 ans, ce groupe étant le plus représentatif des personnes susceptibles d’avoir pris une retraite anticipée : avant 50 ans, peu de gens prennent une retraite; au-delà de 64 ans, on parle moins de retraite anticipée que de retraite normale.

Six indicateurs sont retenus pour mesurer l’état de santé des personnes âgées de 50 à 64 ans. Les uns sont subjectifs, reposant sur l’appréciation personnelle de certains aspects de la santé, tels la perception de l’état de santé et le degré d’autonomie fonctionnelle. D’autres paraissent plus objectifs, étant appuyés sur des faits concrets : l’indice de détresse psychologique, les journées d’incapacité, le fait d’avoir consulté ou non un médecin ou un professionnel de la santé et le fait d’avoir consommé ou non des médicaments.

Notre objectif premier est de comparer l’état de santé des retraités à celui des travailleurs, mais il nous est apparu très tôt que la réalité ne se limite pas à ces deux dimensions. En fait, tous les répondants ne se considéraient pas comme des travailleurs ou des retraités : certains tenaient maison (des femmes, exclusivement), d’autres étudiaient, ou se disaient simplement sans emploi. Dans la mesure où ils étaient susceptibles d’éclairer notre démarche, ces groupes ne pouvaient pas être négligés. Aussi, à l’aide des réponses à la question « Quelle était votre occupation habituelle au cours des douze derniers mois ? », nous avons défini quatre catégories d’activité : les travailleurs, les retraités, les personnes qui tiennent maison et les sans-emploi [4]. Par ailleurs, afin de valider le motif « santé » comme déterminant de la retraite, nous avons distingué deux types de retraités : ceux qui ont pris leur retraite pour des raisons de santé et ceux qui l’ont prise pour d’autres raisons. Cette approche devrait nous permettre non seulement de vérifier jusqu’à quel point l’état de santé est mauvais lorsque la santé est invoquée comme raison de la retraite, mais également de voir dans quelle mesure ce motif peut en dissimuler un autre. La même distinction ayant été faite pour les sans-emploi, nous pourrons porter un regard plus compréhensif sur le lien entre le travail et la santé.

Résultats : la santé des retraités va relativement bien

À première vue, l’Enquête sociale et de santé confirme l’idée que la santé est un déterminant important de la retraite anticipée : près d’un retraité sur cinq a affirmé avoir pris sa retraite pour des raisons de santé (tableau 1). Comparativement aux femmes, les hommes sont proportionnellement plus nombreux à invoquer ce motif : 23 % contre 11 %. Fait intéressant, avec l’âge, les hommes citent moins la santé comme raison de la retraite. Cela s’explique essentiellement par le fait que, le seuil de 65 ans approchant, la retraite est de plus en plus perçue comme normale, d’où la moindre fréquence des autres raisons.La même relation semble présente chez les femmes, mais elle est plus incertaine.

Tableau 1

Raison de la retraite selon l’âge et le sexe chez les retraités de 50-64 ans (1992-1993)

Raison de la retraite selon l’âge et le sexe chez les retraités de 50-64 ans (1992-1993)

Note : relations selon le sexe (a) et l’âge (b) statistiquement significatives à 0,05.

Source : exploitation des données de l’Enquête sociale et de santé, 1992-1993 (Santé Québec).

-> See the list of tables

Ces retraités sont-ils réellement en moins bonne santé que les travailleurs ? Voyons ce que nous apprennent les différents indicateurs étudiés.

La perception de l’état de santé et la santé mentale…

En règle générale, les Québécois et les Québécoises de 50 à 64 ans trouvent leur état de santé relativement bon : seulement 16 % des hommes et des femmes l’ont qualifié de moyen ou mauvais [5] (tableau 2). Comme on pouvait s’y attendre, les retraités le perçoivent toutefois plus négativement que les travailleurs. Cela laisse croire que la perception de l’état de santé explique en partie la prise de retraite anticipée. Néanmoins, il apparaît clairement qu’elle n’explique pas tout, car la grande majorité des retraités 3/4 77 % des hommes et 88 % des femmes3/4 perçoivent leur santé de manière particulièrement positive, plus à tout le moins que les personnes sans emploi ou tenant maison. Bien qu’en proportions moindres (entre 30 % et 40 %), nombreux sont les retraités ayant pris leur retraite pour des raisons de santé qui perçoivent positivement leur état de santé.

Tableau 2

Perception de l’état de santé et indice de détresse psychologique chez les Québécois et les Québécoises de 50-64 ans retraités ou sans-emploi, selon le sexe, le statut d’activité et les raisons du statut (1992-1993)

Perception de l’état de santé et indice de détresse psychologique chez les Québécois et les Québécoises de 50-64 ans retraités ou sans-emploi, selon le sexe, le statut d’activité et les raisons du statut (1992-1993)
a.

Résultats significatifs (χ2) au niveau de 0,05. Les répondants n’ayant pas tous répondu à l’ensemble des questions sur la santé, il est possible que leur nombre (N) diffère selon les variables. *** : Nombre de cas insuffisant pour effectuer des analyses.

Source : exploitation des données de l’Enquête sociale et de santé 1992-1993 (Santé Québec).

-> See the list of tables

Eu égard à la santé mentale, certains retraités semblent même en meilleure santé que certains travailleurs. C’est le cas des femmes retraitées, relativement peu nombreuses (14 %) à éprouver des troubles de santé mentale [6]. Chez les travailleuses, ces problèmes sont plus fréquents, touchant près de 25 % d’entre elles. Cette différence s’expliquerait essentiellement par une plus forte prévalence des symptômes d’anxiété et de dépression chez les travailleuses. Doit-on s’étonner de ces résultats ? Pas nécessairement si on se fie aux données recueillies par la journaliste Anne-Louise Champagne (1999) :

Stress, épuisement professionnel, anxiété et même harcèlement moral ou tyrannie. Quant naît le vocabulaire, c’est que le problème est là depuis un moment, sournois, intangible. […] Le Bureau international du travail pointe le stress comme étant le plus grave problème de notre temps. Les transformations qui modifient le travail ont pour conséquence d’augmenter les tâches psychologiquement exigeantes. Les compressions de budget et de personnel, la réorganisation du travail laissent aussi leurs traces et leurs blessures psychologiques. En ce sens, les chiffres de la Commission de la santé et de la sécurité au travail sont éloquents. Ceux des assureurs aussi. En 1990, la CSST a accordé à 87 personnes des indemnités pour des lésions professionnelles liées au stress et à l’anxiété. Durant les sept années qui ont suivi, le nombre de cas indemnisés a explosé, atteignant 421 en 1997, avec une pointe de 461 en 1996. […] Pendant ce temps, l’ensemble des indemnisations pour lésions professionnelles passait de 207 127 dossiers à 119 914.

p. 9-10

Ces résultats rejoignent ceux de Brun et al. (2002), qui observent que les coûts relatifs aux problèmes de santé mentale ont beaucoup augmenté au Canada depuis 1997, dépassant 7 % de la masse salariale totale. Les employés du système de santé, où la proportion de femmes est élevée, seraient particulièrement touchés : avec les restriction de personnel et de budget, ils se diraient de plus en plus épuisés et débordés. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Selon le Secrétariat du Conseil du trésor, la détresse psychologique affecterait de plus en plus les employés de la fonction publique québécoise [7]. D’après un document de cet organisme, le nombre de jours perdus pour accidents du travail et maladies professionnelles aurait crû de près de 22 % dans la fonction publique québécoise entre 1994 et 1999. Or, cette hausse ne serait pas liée à une augmentation du nombre d’accidents ou de maladies professionnelles, mais plutôt à un plus grand nombre d’absences prolongées pour des diagnostics de lésions psychologiques. Encore une fois, les femmes seraient particulièrement touchées (Brun et al., 2002). On ne s’étonne donc pas de trouver les travailleuses en moins bonne santé psychologique que les retraités. Peut-être avons-nous même là une raison qui expliquerait, éventuellement, que certaines femmes aspirent à la retraite anticipée.

Néanmoins, selon nos données, ce sont les sans-emploi 3/4 principalement ceux qui le sont pour des raisons de santé 3/4 qui sont les plus susceptibles de souffrir de problèmes de santé mentale, chez les hommes comme chez les femmes. Non seulement ils forment la catégorie où ces problèmes sont les plus fréquents, mais ce sont eux qui consultent le plus pour ces troubles. Suivraient les retraités pour raison de santé, chez les hommes du moins. De là à conclure que ces problèmes sont à la source de la retraite ou du chômage, il y a toutefois un pas à ne pas franchir. Comme l’ont souligné Bisson et Deniger (1999), le travail demeure producteur d’identité pour bien des gens, surtout pour les hommes de cette génération plus âgée, et fait partie intégrante de leur socialisation. Dans ce contexte, si elle est subie plus que choisie, l’inactivité peut entraîner des conséquences d’ordre psychologique. Que faire lorsqu’on ne peut plus travailler sans savoir que faire d’autre ? En somme, si la santé mentale semble moins bonne chez ces personnes, il faut se garder de tirer des conclusions trop hâtives. De même, il est tout aussi hasardeux de conclure que l’état de santé mentale ne peut pas être invoqué pour expliquer le retrait de la vie active chez les femmes retraitées. Si la détresse psychologique les frappe moins que les travailleuses, il est fort possible qu’elle ait amené nombre de celles-ci à prendre une retraite anticipée.

Journées d’incapacité et autonomie fonctionnelle...

L’étude du nombre de personnes ayant eu au moins une journée d’incapacité [8] au cours des deux semaines antérieures à l’enquête tend à confirmer la thèse selon laquelle les Québécois et les Québécoises de 50-64 ans sont en bonne santé. Seulement 9 % des hommes et 12 % des femmes ont connu des journées d’incapacité au cours de la période étudiée (tableau 3). Comme on pouvait s’y attendre, la proportion de personnes qui ont déclaré avoir eu au moins une journée d’incapacité est plus élevée chez les individus ayant pris leur retraite pour des raisons de santé que chez les travailleurs et les autres retraités. Les incapacités sont aussi plus graves dans le premier groupe, où elles entraînent plus souvent l’alitement ou l’impossibilité de vaquer aux activités habituelles. Il est important de noter que, bien que passablement fréquentes, ces journées d’incapacité n’ont touché qu’une minorité de retraités pour raison de santé (29 % des hommes et 23 % des femmes); en outre, de manière générale, elles ont été moins fréquentes que chez les sans-emploi pour raison de santé. Bref, même chez ces retraités, plus de sept personnes sur dix n’ont pas connu de journées d’incapacité au cours de la période étudiée.

L’étude de l’autonomie fonctionnelle [9] n’aboutit pas à des résultats différents. Encore une fois, on constate que les Québécois et les Québécoises de 50-64 ans jouissent d’une santé plutôt bonne. À peine un peu plus d’une personne sur dix se dit en perte d’autonomie (tableau 3), sans forcément être dépendante ou incapable d’accomplir ses activités quotidiennes. Ici aussi, les retraités pour raison de santé sont, comparés aux travailleurs et aux autres retraités, beaucoup plus susceptibles d’être en perte d’autonomie. Or, non seulement cette proportion est moins élevée que chez les sans-emploi pour raison de santé, mais, malgré tout, une part importante de ces retraités (34 % des hommes et 47 % des femmes) se disent encore entièrement autonomes.

Tableau 3

Journées d’incapacité et autonomie fonctionnelle chez les Québécois et les Québécoises de 50-64 ans retraités ou sans-emploi, selon le sexe, le statut d’activité et les raisons du statut (1992-1993)

Journées d’incapacité et autonomie fonctionnelle chez les Québécois et les Québécoises de 50-64 ans retraités ou sans-emploi, selon le sexe, le statut d’activité et les raisons du statut (1992-1993)
a.

Résultats significatifs (χ2) au niveau de 0,05. Les répondants n’ayant pas tous répondu à l’ensemble des questions sur la santé, il est possible que leur nombre (N) diffère selon les variables. *** : nombre de cas insuffisant pour effectuer des analyses.

Source : exploitation des données de l’Enquête sociale et de santé 1992-1993 (Santé Québec).

-> See the list of tables

On le voit, ces résultats vont dans le sens des précédents : chez les hommes comme chez les femmes, ce sont les personnes qui ont invoqué la santé pour justifier leur statut d’activité et qui ont jugé le plus négativement leur état de santé qui semblent les moins en forme. Or, nous l’avons vu aussi, même ces personnes ne semblent pas toutes inaptes au travail : non seulement la plupart n’ont pas connu de journées d’incapacité, mais des proportions tout à fait appréciables se sont dites entièrement autonomes. Évidemment, on ne peut pas conclure qu’elles n’ont aucun problème de santé. En revanche, il semble permis de croire que les problèmes de santé ne rendent pas nécessairement les gens invalides, bien au contraire.

Consultation d’un médecin et consommation de médicaments

Pour Santé Québec, la consultation d’un médecin ou d’un professionnel de la santé était avant tout un indicateur de la disponibilité et de l’accessibilité des services de santé. Mais elle permet également d’évaluer l’état de santé d’une population. On peut poser qu’elle est plus probable chez une personne en moins bonne santé, et l’utiliser pour mesurer de façon valide l’état de santé de la population étudiée, et ce d’autant plus qu’on en connaît la raison. Il en irait de même de la consommation de médicaments [10].

Un peu plus d’un homme sur cinq a consulté au moins une fois un professionnel de la santé au cours des deux semaines avant l’enquête (tableau 4). La proportion est un peu plus élevée chez les femmes : presque trois sur dix. En général, le professionnel consulté était un médecin, généraliste ou spécialiste. Globalement, la fréquence de la consultation médicale ne varie pas de manière très significative entre retraités et travailleurs. Toutefois, lorsqu’on distingue les retraités pour raison de santé des autres retraités, on observe que les premiers ont davantage consulté un médecin ou un professionnel de la santé : chez les hommes comme chez les femmes, près de 40 % ont bénéficié d’au moins une consultation. Seules les femmes sans emploi pour raisons de santé ont consulté davantage : plus d’une sur deux est allée voir un médecin ou un professionnel de la santé.

Tableau 4

Consultation médicale et consommation de médicaments chez les Québécois et les Québécoises de 50-64 ans retraités ou sans-emploi, selon le sexe, le statut d’activité et les raisons du statut (1992-1993)

Consultation médicale et consommation de médicaments chez les Québécois et les Québécoises de 50-64 ans retraités ou sans-emploi, selon le sexe, le statut d’activité et les raisons du statut (1992-1993)
a.

Résultats significatifs (χ2) au niveau de 0,05. Les répondants n’ayant pas tous répondu à l’ensemble des questions sur la santé, il est possible que leur nombre (N) diffère selon les variables. *** : Nombre de cas insuffisant pour effectuer des analyses.

Source : exploitation des données de l’Enquête sociale et de santé 1992-1993 (Santé Québec).

-> See the list of tables

De manière générale, ces résultats concordent avec les précédents : non seulement ce sont les personnes qui justifient leur statut d’activité par la santé et qui perçoivent le plus négativement leur santé qui consultent le plus, mais elles le font moins à titre préventif qu’en réponse à un problème de santé vécu. Chez les hommes ayant consulté un médecin, par exemple, la proportion de ceux qui l’ont fait pour un problème de santé dépasse 70 % chez les retraités et les sans-emploi pour des raisons de santé, mais plafonne à 55 % chez les travailleurs et les retraités pour d’autres raisons. Les différences sont moins prononcées chez les femmes.

L’étude de la consommation de médicaments ne donne pas de résultats vraiment différents : ce sont encore une fois les personnes qui ont justifié leur statut d’activité par la santé et qui perçoivent le plus négativement leur état de santé qui consomment le plus de médicaments (tableau 4). On remarque néanmoins une consommation relativement importante chez les retraités pour d’autres raisons comparativement aux travailleurs. Ceux-ci comptent parmi les plus faibles consommateurs, toutes les autres catégories ayant une consommation importante. Notons que 35 % des hommes et 45 % des femmes de 50-64 ans ont déclaré avoir consommé des médicaments au cours des deux jours précédant l’enquête; il s’agit d’abord et avant tout de médicaments pour le coeur et la tension, d’analgésiques et de tranquillisants.

Sur la santé comme raison de la retraite anticipée : une conclusion

Il ressort de cette comparaison que, pour la plupart des retraités, la santé va plutôt bien. Ce résultat reflète l’importance relative de la santé comme motif de la retraite. Nous l’avons vu, près de 80 % des retraités ne l’ont pas invoquée pour justifier leur départ à la retraite. Et pour cause : même s’ils sont relativement plus âgés (60 ans contre 55 ans en moyenne), ils affichent un état de santé similaire à celui des travailleurs.

Néanmoins il y a des retraités qui imputent à la santé leur départ à la retraite. Pour ces personnes, la santé va moins bien : elles trouvent leur état de santé moins bon, les hommes ont plus souvent des problèmes d’ordre psychologique, toutes sont plus susceptibles d’être en perte d’autonomie et sont proportionnellement plus nombreuses à avoir connu au moins une journée d’incapacité, à avoir consulté au moins une fois un professionnel de la santé pour un problème de santé et à avoir consommé au moins un type de médicament. Pour la plupart, ces différences sont observées autant chez les hommes que chez les femmes, bien que les premiers soient plus nombreux à justifier leur retraite par la santé.

Il est clair, cependant, que tous les retraités pour raisons de santé ne sont pas en mauvaise santé, et que la mauvaise santé ne se traduit pas toujours par une grave perte d’autonomie. Tous n’apparaissent donc pas comme inaptes au travail.

Enfin, si les retraités pour raisons de santé sont en moins bonne santé que les autres retraités, leur santé semble un peu meilleure que celle des sans-emploi pour raison de santé. Ce résultat est loin d’être négligeable car il jette un nouvel éclairage sur la santé comme motif invoqué : on peut légitimement se demander pourquoi ces personnes sans emploi ne se déclarent pas à la retraite. Non-admissibilité à une pension de retraite ? Revenu insuffisant ? Impossible de le savoir, faute de données longitudinales.

Mais on peut penser que chez les retraités pour raison de santé, la santé n’explique pas tout. Ce serait un facteur parmi d’autres. L’admissibilité à une pension de retraite rend plus attentif aux problèmes de santé. C’est le cas pour les professionnels syndiqués étudiés pas Guérin et al. (1995, 1997) : sans pension, auraient-ils pris leur retraite ?

Discussion et conclusion

De toute cette analyse, il ressort que l’état de santé joue effectivement un rôle relativement important dans la décision de prendre une retraite, mais pour une minorité. Ce rôle est-il aussi déterminant que le laissent supposer de nombreuses données ? Dans la mesure où les retraités justifiant leur retraite par leur état de santé ne sont pas tous en mauvaise santé, la réponse est non. En revanche, si les sans-emploi pour raison de santé se disaient à la retraite, le rôle de la santé paraîtrait relativement plus important. Mais qu’on tienne compte ou non de ces personnes, il demeure que la santé n’explique pas tout et, selon l’analyse du degré d’autonomie fonctionnelle, n’entraîne pas nécessairement l’inaptitude à remplir certaines fonctions. C’est d’autant plus vrai que l’emploi se tertiarise. L’analyse plus poussée des données de l’enquête (voir Fleury, 2001 et 2002) a montré, à l’instar des travaux de David (1991) et de Berthelette (1990), notamment, que parmi les travailleurs, ce sont surtout les travailleurs manuels qui connaissent des problèmes de santé, bien souvent dus à leurs conditions de travail.

On peut alors se demander si le retrait définitif du marché du travail est la seule solution possible ou si d’autres avenues existent. C’est ce qu’a fait Charlotte Nusberg (1990), qui dégage quelques avenues susceptibles de favoriser le prolongement de la vie professionnelle, parmi lesquelles une méthode pour évaluer les capacités des personnes, et des postes dont les exigences peuvent être ajustées les unes aux autres.

Une échelle à deux dimensions sert d’abord à évaluer l’état de santé physique des travailleurs et travailleuses, et deuxièmement, les exigences physiques réelles de chaque emploi. Les postulants passent ensuite des examens physiques exhaustifs qui évaluent leurs capacités physiques, mentales et interpersonnelles. On agence alors le profil qui apparaît à un profil correspondant qui a été développé pour un emploi particulier. De manière générale, le travailleur ou la travailleuse se voit donc confier un emploi qui correspond à ses capacités.

Nusberg, 1990 : 85

La protection contre le travail ardu est une autre mesure susceptible de prolonger la vie professionnelle : le travailleur est affecté à un emploi moins exigeant, sans baisse de salaire. Il y perd toutefois très souvent son statut : c’est l’une des principales critiques formulées à l’égard de cette mesure. Enfin, une autre mesure, et non la moindre, consiste à réduire le temps de travail. « Il y a peu de doute que le travail à temps partiel est le mode privilégié d’emploi pour nombre de personnes vieillissantes. Il répond à leur besoin d’une plus grande souplesse dans leur mode de vie; il permet aussi de compenser une santé en déclin » (Nusberg, 1990 : 86). Malheureusement, les possibilités de travail à temps partiel ne correspondraient pas toujours à la demande; très souvent, les conditions offertes ne conviennent pas aux besoins des personnes âgées. Il semble toutefois que ce ne soit pas le cas dans les pays scandinaves, dont l’exemple est à suivre, selon Nusberg :

À l’échelle nationale, nombre de pays, dont les plus connus sont les scandinaves, offrent une retraite partielle aux travailleuses et aux travailleurs vieillissants, ce qui leur permet de combiner un travail à temps partiel à une retraite partielle jusqu’à cinq ans avant l’âge normal de la retraite. […] La Suède, où l’expérience des retraites partielles est la plus longue, a connu une baisse du taux de retraite pour invalidité et des retraites anticipées depuis l’introduction de la retraite partielle. Une caractéristique importante du régime suédois est que, malgré la diminution du salaire, les droits à la pleine rente sont maintenus ».

1990 : 86 et 87

Les entreprises n’empruntent guère ces avenues. Nusberg poursuit (p. 87) :

J’aimerais pouvoir faire part de certains efforts novateurs dans la modification des postes de travail ou les possibilités de formation et de recyclage. Ces mesures, très prometteuses, visent à prolonger la participation de la main-d’oeuvre vieillissante au marché du travail. Malheureusement, jusqu’à maintenant, il n’y a pas grand-chose à signaler.

Ce constat est partagé par Hélène David (1991) : il n’est « pas abusif d’affirmer qu’actuellement, le choix de vieillir en emploi n’existe pas » (p. 49). Plus récemment, parlant d’âgisme pour qualifier l’attitude des entreprises à l’endroit des travailleurs vieillissants, Bellemare et al. (1998) font un diagnostic analogue :

Les pratiques de gestion d’entreprise à l’égard de la main-d’oeuvre vieillissante reposant principalement sur des stratégies d’éviction, l’âge devient un critère de discrimination au même titre que le sexe et la race. Ainsi pourra-t-on parler du phénomène de l’âgisme à l’égard des travailleuses et des travailleurs vieillissants au même titre qu’il est question de sexisme à l’endroit des femmes.

p. 2

Cela nous amène de la santé comme motif de la retraite anticipée à la gestion du personnel dans les entreprises. Certes, la santé peut toujours expliquer que certains travailleurs quittent le travail prématurément, mais il en est ainsi parce que plusieurs ne peuvent recourir à d’autres avenues. Si des mesures propices au maintien en emploi des travailleurs vieillissants étaient davantage offertes, moins de travailleurs quitteraient peut-être leur emploi prématurément pour raisons de santé.

Pour qu’un tel changement se produise, il faudrait corriger les perceptions à l’endroit des travailleurs vieillissants. La plupart ne sont pas fondées, mais beaucoup semblent tenaces. Néanmoins, devant le risque de pénurie de main-d’oeuvre, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer le sort actuel des travailleurs vieillissants. En outre, pour des raisons strictement économiques (« qui va payer les impôts ? » [11]), on serait aujourd’hui en train de revoir la place des travailleurs vieillissants sur le marché du travail. Mais le travailleur vieillissant voudra-t-il travailler plus longtemps, cela reste à voir.