Abstracts
Résumé
On annonce depuis longtemps le déclin de la polygamie en Afrique. Pourtant, ces pratiques restent courantes dans de nombreux pays de la région, surtout en milieu rural. Depuis les années 1970, la crise économique et agricole a entraîné de profonds changements dans l’organisation des ménages et laisse entrevoir une remise en question des fondements de la polygamie. L’étude de l’évolution de la polygamie dans la zone d’étude de Niakhar, au Sénégal, met en évidence la complexité des forces en jeu : bien que les niveaux restent stables au cours du temps, les hommes des générations récentes entrent en première union polygame moins rapidement que leurs aînés. En combinant des données qualitatives avec celles d’une enquête biographique rétrospective, cette étude vise à identifier quels processus influent sur le calendrier d’entrée en union polygame des hommes au fil des générations. La confrontation des différentes données laisse croire à l’adoption d’attitudes visant la redéfinition des fondements de la polygamie plutôt que sa remise en question, redéfinition ayant pour objectif d’en assurer la pérennité.
Abstract
The decline of polygyny in sub-Saharan Africa has been predicted for decades but the levels remain high in many countries, especially in rural areas. Since the 1970s, the economic and agricultural crisis has strongly affected household organization, suggesting that the bases for polygamy might be in question. The study of polygamous behaviours in the Niakhar rural area in Senegal highlights the different forces at work: despite relatively stable levels in recent decades, younger men are entering their first polygamous union later than their elders. By combining qualitative data with the results of a retrospective biographical survey, this study seeks to identify the processes that affect the timing of men’s first polygamous union across different cohorts. The results suggest an adoption of new attitudes, involving a redefinition of the bases for polygamy (rather than a questioning of polygamy), in order to ensure the continuation of such practices.
Article body
Au Sénégal, le régime de nuptialité se caractérise depuis plusieurs années par l’augmentation de l’âge des femmes au premier mariage (Pison et al., 1995 ; Ndiaye et al., 1997). Les tendances concernant les hommes sont moins claires mais semblent marquer également un léger recul de l’âge à la première union (Hertrich, 2002). La polygamie est, quant à elle, largement répandue dans le pays, même si des disparités existent selon le milieu de résidence et l’appartenance ethnique (Pison, 1986 ; Ndiaye et al., 1997). De plus, la prévalence de la polygamie au niveau national (proportion de femmes en union polygame par rapport à l’ensemble des femmes mariées) a très peu varié puisqu’elle est passée de 48,5 % des femmes en union en 1978 à 46 % en 1997. Son intensité (nombre d’épouses par homme marié) se situe autour de 1,5, reflétant la prédominance des unions bigames.
Différents processus souvent liés entre eux ont été mis en évidence pour expliquer l’importance de la polygamie dans les sociétés où elle est pratiquée. On a surtout insisté sur le rôle productif de la femme dans le milieu agricole (Boserup, 1970), bien que la prévalence de la polygamie varie selon la nature de ces activités et leur répartition entre les individus (Lee, 1979 ; Lee et Whitbeck, 1990). Les pratiques polygames concerneraient davantage les sociétés agricoles dites « rudimentaires », caractérisées par un travail intensif des terres : utilisation de la houe sans recours à la traction animale pour labourer les champs, système de jachère et activités de cueillette ; il s’agit aussi souvent de sociétés d’élevage (Boserup, 1970 ; Goody, 1973 ; Lee et Whitbeck, 1990). Goody (1973) insiste quant à lui sur l’importance d’inclure les activités des femmes dans la sphère économique globale, qu’il s’agisse du commerce, de l’artisanat et surtout du travail domestique. Un autre fondement majeur et complémentaire de la polygamie réside dans la maximisation de la vie reproductive des femmes : dans des économies de subsistance, les descendances nombreuses sont valorisées afin de satisfaire les besoins en main-d’oeuvre (Goody, 1973) ainsi que l’assistance des aînés dans leurs vieux jours (Diop, 1985). De plus, les pratiques de l’allaitement prolongé et du respect de l’abstinence post-partum favorisent l’existence et le maintien des pratiques polygames. Enfin, la multiplication des alliances accroît le pouvoir politique et le prestige social de l’homme polygame et contribue par là même au maintien de cette pratique, notamment dans les sociétés patrilinéaires où les femmes ainsi que leur progéniture font partie intégrante du lignage du mari (Clignet, 1970 et 1987 ; Diop, 1985 ; Lesthaeghe et al., 1994). Cela dit, comme le montre l’étude récente de Lardoux et van de Walle (2003), les relations entre polygamie et fécondité s’avèrent extrêmement complexes dans la mesure où il faut tenir compte à la fois de l’âge du mari et du rang des différentes épouses.
Depuis plusieurs décennies, les chercheurs prédisent le déclin de la polygamie sous l’effet de l’industrialisation et de l’urbanisation (Goode, 1970 ; Clignet, 1970 ; Goody, 1973) ainsi que des transformations dans le monde agricole liées aux progrès technologiques (Boserup, 1970 ; Lee, 1979 ; Chojnacka, 2000). Ces prédictions reposent donc sur l’idée que la polygamie doit diminuer avec le développement, associé aux progrès techniques, au salariat, à l’amélioration de la santé et à l’augmentation des niveaux d’instruction. Goldman et Pebley (1989) insistent de leur côté sur le rôle d’un changement des paramètres démographiques, la baisse du taux de croissance de la population et l’augmentation de l’espérance de vie contribuant à modifier le marché matrimonial. De plus, l’écart d’âge élevé entre les conjoints, en permettant un surplus de femmes sur le marché matrimonial, constitue une condition nécessaire au maintien des pratiques polygames (Antoine et Pilon, 1998). Or, de manière générale en Afrique, l’âge au premier mariage des femmes augmente, alors que celui des hommes présente des tendances moins claires (Hertrich, 2002), ce qui pourrait conduire à une réduction de l’écart d’âge entre les conjoints (Barbieri et Hertrich, 1999). Pourtant, on observe aussi un recul du premier mariage masculin dans certaines sociétés, notamment au Sénégal (Antoine et al., 1998). Dans ce cas, l’écart d’âge entre conjoints devrait rester élevé, favorisant ainsi le maintien des pratiques polygames (Antoine, 2002 : 82). Autre condition nécessaire au maintien de la polygamie, le remariage systématique des femmes consécutif à une rupture d’union reste une pratique courante malgré les mutations affectant les comportements matrimoniaux (Hertrich, 1996 ; Thiriat, 1998).
Ces prédictions sont cependant loin d’être vérifiées, puisque de très faibles changements concernant la polygamie ont été observés en Afrique subsaharienne ces vingt-cinq dernières années (Timaeus et Reynar, 1998). D’ailleurs, nuançant les positions prises par lui-même et d’autres chercheurs dans les années 1970, Clignet (1987) souligne que l’une des principales failles dans les arguments sur le déclin de la polygamie réside dans le fait qu’ils restent « atemporels et ahistoriques ». En particulier, il fait valoir que l’âge de se marier ou de prendre une épouse supplémentaire, en étant lié à la capacité économique des hommes, est de ce fait même lié à la conjoncture économique et aux conséquences des transformations socio-économiques qui affectent directement les structures et l’organisation familiales. Marcoux (1997) relève quant à lui la stabilité des unions polygames en milieu urbain au Mali entre 1960 et 1985, malgré les transformations observées dans les schémas de nuptialité. Il pense notamment que les modes d’organisation sociale existant en milieu rural et qui semblent justifier le maintien de la polygamie davantage qu’en ville se retrouvent également en milieu urbain. Ainsi, la formulation d’une théorie générale permettant d’expliquer pourquoi la polygamie est plus fréquente dans certaines sociétés que dans d’autres, et pourquoi elle a décliné ou s’est maintenue, fait toujours défaut. Selon Timaeus et Reynar (1998), cette variété des situations s’explique par le fait que les facteurs affectant la prévalence et l’intensité de la polygamie diffèrent selon les sociétés. Ezeh (1997) soutient quant à lui qu’il existerait une « culture de la polygamie » variant en fonction du régime de fécondité de chaque société.
En réalité, cette forme d’union devrait plutôt être considérée comme faisant intrinsèquement partie des régimes de nuptialité des sociétés concernées, s’adaptant aux variations de la conjoncture économique et sociale au même titre que les unions monogames (Chojnacka, 2000). Les contraintes économiques poussent les individus à adapter leurs pratiques, pas nécessairement à y renoncer. Ainsi, plusieurs études ont révélé que, même dans des conditions sociales et économiques en mutation et souvent précaires, la polygamie se maintient, mais sous des formes moins institutionnalisées. Il s’agit des phénomènes de « deuxième bureau » (Clignet, 1987), d’« outside wives » (Karanja, 1987 ; Mann, 1994) ou de polygamie « rénovée » (Locoh, 1994), qui se manifestent surtout en milieu urbain, et s’apparentent à des unions extra-conjugales « formelles », mais avec un moindre engagement de la part des partenaires que s’ils étaient mariés. Ainsi, alors que dans le passé la polygamie constituait aussi un moyen de s’enrichir, elle est aujourd’hui quasi exclusivement liée à la richesse préalable de l’homme, sans laquelle il ne pourrait se permettre de prendre une nouvelle épouse (Blanc et Gage, 2000). La polygamie représenterait donc aujourd’hui une dimension symbolique liée au statut social acquis de l’homme (Lee, 1979 ; Lee et Whitbeck, 1990 ; Chojnacka, 2000) plutôt que la manifestation d’une volonté de s’enrichir, l’union avec plusieurs femmes ne pouvant plus être considérée comme un « investissement économique », du moins dans les villes. Qu’en est-il alors du milieu rural, où les conditions d’existence reposent encore largement sur un système d’économie familiale ? Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que les sociétés rurales se trouvent en interaction croissante avec la ville sous l’effet des migrations saisonnières ou définitives, incitant les chercheurs à remettre en question le postulat selon lequel les « fondements de la polygamie seraient déterminés par le milieu de résidence » (Marcoux, 1997 : 196). Ces échanges favorisent-ils une mutation des fondements de la polygamie et donc des formes qu’elle prend ? Ou bien, en raison d’un système normatif plus contraignant peu propice aux unions informelles, la prévalence des unions polygames tend-elle à diminuer sous la pression des contraintes économiques ?
Notre objectif dans cette étude consiste à analyser l’évolution des pratiques polygames et à identifier les processus de changement qui les affectent dans un milieu rural en pleine mutation. La combinaison de données qualitatives et statistiques permettra de cerner les motivations conduisant les hommes à conclure des unions polygames et d’évaluer dans quelle mesure les transformations de l’environnement social et économique agissent sur ces motivations.
Notre démarche repose sur deux hypothèses qui reflètent les forces opposées auxquelles sont confrontées les pratiques polygames. En premier lieu, les fondements de la polygamie (capacité productive et reproductive des femmes), liés au système d’économie de subsistance encore dominant en milieu rural africain, semblent remis en question sous l’effet de la crise agricole et de l’amenuisement des ressources monétaires nécessaires à la gestion d’une famille nombreuse. Cette situation devrait contribuer au déclin des unions polygames dans la mesure où il existe une relation entre les variations de la conjoncture économique et la nuptialité (Delaunay, 1994 ; Hertrich et Delaunay, 1998). De plus, la précarité économique les poussant à célébrer leur premier mariage plus tardivement, les hommes sont donc susceptibles de reporter d’autant leur entrée en polygamie (Hertrich, 1996, 1997 ; Donadjé, 1992). La deuxième hypothèse repose sur le constat qu’avec les transformations sociales et la crise, les activités des hommes et des femmes se diversifient. En particulier, comme Marcoux (1997) le signale, l’activité des femmes n’est pas seulement agricole, ce qui permet de justifier le maintien de la polygamie même en temps de crise. Ainsi, l’importance des femmes dans l’accomplissement des tâches domestiques et économiques tend plutôt à croître qu’à diminuer, ce qui favoriserait le maintien de la polygamie. Cela corrobore la position de Goody (1973 : 189), qui considère qu’en Afrique subsaharienne le principe est la polygamie et l’exception la monogamie. On peut ainsi supposer que les motifs favorisant le maintien des pratiques polygames sont constamment « réactualisés » au gré de la conjoncture sociale et économique. Si tel est le cas, ces pratiques, parce qu’elles reposent sur un atavisme normatif constamment renouvelé, prendront éventuellement de nouvelles formes mais ne disparaîtront pas.
Contexte
L’étude porte sur les Sereer siin de la zone d’étude de Niakhar, située dans le bassin arachidier du Sénégal à environ 150 kilomètres au sud de Dakar. Une trentaine de villages font l’objet depuis 1984 d’un suivi démographique (SSD) mis en place par l’Institut de recherche pour le développement (IRD). L’ensemble de ces villages rassemblait 30 094 habitants au 1er janvier 2001.
Les habitants, presque exclusivement d’ethnie sereer, sont en majorité de religion musulmane, bien qu’une communauté non négligeable de chrétiens, surtout catholiques, s’y concentre également. Un système de castes opère une double différenciation sociale des individus : on est « non casté » (paysan ou issu des anciennes familles nobles ou de guerriers) ou casté (artisan ou griot). Finalement, les niveaux d’instruction sont très faibles, surtout pour les filles. Celles-ci complètent rarement le cycle primaire et, lorsqu’elles le font, elles finissent en général par migrer en ville si elles ne sont pas encore en âge d’être mariées.
À Niakhar, le système économique local, dont les principales activités sont axées sur l’agriculture et l’élevage, implique la participation des différents membres de la famille, qui se répartissent les tâches en fonction du sexe et de l’âge. La société sereer repose sur un système lignager de type bilinéaire à prédominance matrilinéaire, impliquant notamment que « les biens sont transmis dans les deux lignes de filiation, mais ceux qui ont le plus de valeur ne sont transmis qu’en ligne utérine » (Gastellu, 1981). Il en résulte que, même une fois mariée, l’épouse continue d’alimenter le patrimoine de sa famille d’origine en secondant ses frères par ses revenus personnels. Dans un tel système, par opposition au système patrilinéaire, l’enjeu d’avoir plusieurs épouses pour faire fructifier son propre patrimoine et le conserver dans sa lignée paraît donc moins évident pour un homme. Une dualité se manifeste toutefois chez les Sereer, liée à la caractéristique bilinéaire de leur système lignager, puisque les femmes, une fois mariées, rejoignent le domicile de leur époux, et doivent donc contribuer à la richesse du ménage. Cela peut expliquer pourquoi la polygamie, moins fréquente dans les sociétés strictement matrilinéaires, reste importante dans cette population (Pélissier, 1966 ; Gastellu, 1981 ; Lericollais, 1999 ; Antoine, 2002).
Ces normes ont été mises à rude épreuve sous le jeu combiné de la crise économique et des transformations affectant la répartition des terres. La crise économique du début des années 1970 et la grave sécheresse de 1972, pendant laquelle les trois quarts des zones agricoles du pays ont reçu entre 40 % et 80 % moins de pluie qu’à l’ordinaire, ont définitivement bouleversé les équilibres sociaux en milieu rural. Le désengagement de l’État sénégalais des campagnes à partir de 1984, conjugué à la faible pluviométrie des années 1980, a rendu la situation encore plus difficile pour les paysans. Par ailleurs, la scission des grandes concessions familiales déjà en cours, avec la pénurie croissante des terres sous l’effet de la pression démographique, s’est poursuivie avec les dispositions de la Loi sur le domaine national. En même temps, la modification du code de la famille, ajoutée à l’islamisation croissante de la société, a favorisé le développement de la patrilinéarité par le biais d’une refonte du partage des terres et des règles d’héritage (Dupire et al., 1975 ; Gastellu, 1981 ; Lericollais, 1999).
Pour faire face à cette précarité économique croissante, de nouvelles stratégies ont vu le jour au sein de l’organisation familiale avec le développement d’activités économiques alternatives à la culture de rente (Lombard, 1993 ; Lericollais, 1999). Les migrations de travail pendant la saison sèche (norane), qui concernaient à l’origine surtout les hommes adultes, sont aujourd’hui le fait de l’ensemble de la population, hommes et femmes, jeunes et adultes (Fall, 1988 et 1998 ; Lombard, 1993 ; Lericollais, 1999). Pourtant, malgré l’exposition croissante à divers modes de vie et influences du fait de ces migrations, la société sereer reste fortement attachée à ses traditions. Différentes études présentent un tableau ambigu des relations entre ces migrations et les modifications de comportements qu’elles seraient susceptibles d’engendrer, qu’il s’agisse des attitudes relatives à la santé (Waitzenegger, 2002) ou encore au recours aux méthodes contraceptives (Ndiaye et al., 2003) On peut donc s’interroger sur l’impact que de tels changements peuvent avoir sur les pratiques polygames, en principe associées à une certaine répartition des tâches entre les hommes et les femmes.
Méthodes et données
La complexité des parcours matrimoniaux masculins justifie le recours à des données biographiques (Hertrich, 1996 ; Antoine et al., 1998 ; Antoine, 2002; Antoine et al., 1995). Ces données permettent notamment de saisir les événements jalonnant ces trajectoires selon une perspective dynamique qui tient notamment compte de « l’interaction entre ces événements et l’évolution de la situation économique et sociale de l’individu » (Antoine et al., 1995 : 95). De plus, les outils habituels de mesure de la nuptialité masculine sont d’une utilité limitée car « ils se réfèrent essentiellement à des données du moment et ne donnent donc qu’une image statique et figée » des pratiques polygames (Antoine, 2002 : 89). En effet, tout ménage monogame peut potentiellement devenir polygame et s’inscrit donc dans un continuum de l’histoire matrimoniale des individus (Blanc et Gage, 2000). De plus, on ne connaît que les caractéristiques de l’individu au moment de l’enquête et non ses caractéristiques lorsqu’il vit l’événement (Antoine et al., 1995) [1].
Nous avons dans un premier temps envisagé de recourir au système de suivi démographique (SSD) actuel de l’IRD, dont les données longitudinales paraissent idéales pour l’étude du phénomène. Le SSD a été opérationnalisé suite à un recensement général effectué en 1983 dans les villages qui le composent (Delaunay et al., 2002). Ces villages sont visités régulièrement, les enquêteurs relevant systématiquement et exhaustivement toutes les informations démographiques des habitants (naissances, décès, mariages et ruptures d’unions). À chaque événement correspond un individu recensé dans le fichier général de la zone, ce qui aurait dû permettre la constitution d’un fichier complet avec les caractéristiques individuelles et le statut matrimonial des individus au moment de leur entrée en observation. Cependant, l’opérationnalisation d’une méthode d’analyse efficace pose certaines difficultés qui expliquent que nous avons finalement peu recouru aux données du SSD.
En effet, l’objectif initial, qui était de reconstituer l’histoire matrimoniale complète des individus de 1984 à 2001, s’est révélé difficile à réaliser pour deux raisons : en premier lieu, si chaque événement matrimonial connu est relevé, il est impossible de déterminer si le premier mariage rapporté pour chaque individu correspond à une sortie du célibat ou s’il s’agit d’une nouvelle union suite à une rupture (un homme monogame pouvant sortir d’une rupture d’union). Si on limite l’analyse aux seuls individus entrés en observation en tant que célibataires et dont on peut donc suivre le parcours matrimonial, on introduit un biais puisqu’une part importante de la population étudiée nous échappe. Par ailleurs, les événements vécus au cours des périodes d’absence de la zone ne sont pas rapportés, de sorte que les trajectoires matrimoniales des individus présentent des trous qu’il nous est impossible de combler à moins de formuler un ensemble d’hypothèses complexes et pouvant prêter à discussion.
Par conséquent, deux types de données recueillies en1999 dans le but de suivre le parcours des individus au cours du temps ont été privilgiées. Il s’agit, d’une part, d’entretiens qualitatifs menés par le premier auteur et, d’autre part, d’une enquête biographique rétrospective réalisée par le troisième auteur et ses collègues (Delaunay et Adjamagbo, 2001).
Données qualitatives
Le terrain qualitatif a été réalisé dans les trois villages les plus peuplés et les plus actifs économiquement de la zone. Si le principal objectif de cette collecte était de cumuler des informations sur l’entrée en première union des individus, les motivations ayant conduit les hommes à prendre une nouvelle épouse ont également été abordées. Tous les individus interrogés devaient être sortis du célibat au moment de l’entretien, et l’âge et l’appartenance sociale et religieuse ont été retenus afin de garantir la représentativité sociologique des répondants, sélectionnés « aléatoirement » sur la base de ces critères à l’aide de la base de données du SSD (tableau 1).
Ces entrevues se présentent sous la forme d’entretiens non directifs actifs, c’est-à-dire que l’interviewer oriente l’échange sur les thèmes qui l’intéressent sans intervenir pour autant sur le fond de la discussion, laissant l’interviewé s’exprimer librement sur le sujet qui lui est présenté (Mucchielli, 1991). Une série d’entretiens à structure fermée basés sur un questionnaire a aussi été menée. De tels entretiens ont également eu lieu avec des femmes, mais, dans la mesure où la polygamie n’y était pas abordée, nous ne les avons pas inclus dans notre étude. Un interprète de chaque sexe a été recruté afin de traduire en langue locale « simultanément » les questions posées puis les réponses des répondants. Chaque entretien a été enregistré puis traduit en français. À cet égard, il faut préciser que l’étape de la traduction a posé certaines difficultés dans la mesure où les traducteurs ont cherché à « améliorer » ce qu’ils percevaient comme étant du langage trop commun. Par conséquent, certaines citations pourront paraître quelque peu sophistiquées au lecteur. Nous les considérons essentiellement pour leur contenu et pour l’information qu’elles apportent sur le contexte économique et social des individus. La méthode d’analyse de contenu à l’aide du logiciel NUD*IST a été retenue (Sabourin, 2003).
L’enquête « Idéaux et comportement de fécondité » (ICOFEC)
Il s’agit d’une enquête biographique rétrospective portant sur les histoires génésiques, matrimoniales et résidentielles d’un échantillon représentatif des habitants de la zone de Niakhar. Elle s’est déroulée dans neuf villages de la zone et a permis d’interviewer 1039 femmes de 15 à 24 ans et 804 hommes de 20 à 69 ans (Delaunay et al., 2000).
Les données rétrospectives offrent l’avantage d’atteindre une population dont les comportements remontent plus loin dans le temps que le début des années 1980. Par contre, dans la mesure où ce type de données repose sur la mémoire et sur des déclarations ex post, elles impliquent un plus grand nombre d’erreurs. L’enquête comprend par ailleurs des variables démographiques et socio-culturelles précieuses pour l’étude, en permettant notamment de mettre les données qualitatives en perspective. Une seule date a été retenue pour définir le statut matrimonial des individus, celle de la célébration du mariage. Or le processus matrimonial implique plusieurs étapes dont la célébration n’est pas toujours l’issue décisive (Mondain et al., 2004). Aussi faudra-t-il interpréter avec prudence les résultats basés sur la durée écoulée entre l’entrée en première union monogame et le premier mariage polygame.
Le tableau 2 met en évidence les principales caractéristiques de l’échantillon masculin de l’enquête. Cette population est assez jeune et majoritairement musulmane (confréries mourides et tidjanes), mais plus du quart des habitants se déclarent de religion chrétienne. Les animistes ont été regroupés avec les chrétiens pour des questions d’effectifs, et surtout parce que le déroulement du processus matrimonial est similaire dans ces deux groupes et se distingue en partie de celui que suivent les musulmans. Le niveau d’instruction est faible ; toutefois, près du quart des hommes ont terminé leur primaire (ce qui n’est pas le cas pour les femmes). Finalement, la majorité des hommes sont sortis du célibat et un peu moins du quart étaient polygames au moment de l’enquête. Cette proportion ne tient évidemment pas compte des hommes qui ont été polygames avant et ne le sont plus ou de ceux qui vont le devenir.
Les méthodes d’analyse de survie couramment utilisées dans le cadre des enquêtes biographiques ont été appliquées (Courgeau et Lelièvre, 1989 ; Antoine et al., 1998 ; Antoine et Bocquier, 1999). Les modèles explicatifs s’appuient sur des estimations de Kaplan-Meier et sur des régressions de Cox pour caractériser l’évolution de l’entrée en première union polygame des hommes.Dans un premier temps, l’analyse des données qualitatives est présentée car elle offre plusieurs pistes de réponses aux questions et hypothèses formulées en introduction. Puis, sur la base de l’enquête rétrospective, les résultats de l’analyse de l’évolution du calendrier d’entrée en première union polygame des hommes et des processus agissant sur la décision de prendre une nouvelle épouse sont exposés.
Analyse qualitative des pratiques polygames
Il a été systématiquement demandé aux hommes s’ils envisageaient de prendre une seconde épouse, et, s’ils l’avaient déjà fait, dans quelles circonstances. Avec les femmes, il a été question des attitudes par rapport à la polygamie ainsi que de leurs réactions si leur mari avait pris ou prenait une autre femme. Certains discours sont directement liés à l’enjeu de prendre une nouvelle épouse ou non, qu’il s’agisse des motifs avancés par les hommes ou du point de vue des femmes. À travers ces propos, il a été possible d’identifier quels aspects de l’évolution du contexte socioéconomique semblent toucher les fondements de la polygamie.
Les discours directement liés à la polygamie
Les hommes et les femmes s’expriment différemment sur les fondements de la polygamie mais se rejoignent sur les motifs, liés à la lourdeur des travaux agricoles et domestiques ainsi qu’à la liberté de mouvement.
Les hommes insistent davantage que les femmes sur l’importance d’avoir plusieurs épouses pour accomplir les travaux agricoles durant la période de l’hivernage (culture et récoltes). Ainsi que l’explique cet homme de 39 ans qui envisage de prendre une seconde épouse, « le travail est un motif fondamental. Avec une seule femme, elle ne peut aller dans les travaux champêtres que quand elle aura terminé les travaux ménagers. Avec deux épouses, celle qui est de jour reste à la concession et l’autre aide le mari ailleurs ».
L’autre élément apparaissant exclusivement dans le discours masculin est relatif à l’entente avec la première épouse : prendre une nouvelle épouse apparaît comme une alternative au divorce en cas de problème relationnel avec la première femme : « Cette situation [prendre une deuxième femme] découle du fait d’avoir vécu avec une mauvaise épouse qu’on ne peut plus répudier et dont on ne peut plus corriger le comportement. Comme palliatif, on en prend une autre, en général pour la décourager ou la neutraliser, dans une certaine mesure pour l’obliger à adoucir son comportement » (homme de 57 ans). De même, cet homme de 40 ans justifie ainsi sa deuxième union avec une cousine croisée [2] : « c’est parce que j’avais des problèmes avec ma première épouse ; une situation décevante en fait et qu’il fallait régler d’une façon ou d’une autre […] elle était incapable et c’est ce qui fait que j’avais déjà l’idée de prendre une seconde épouse bien avant de connaître cette cousine. Donc j’étais à la recherche d’une autre que je pouvais aimer. Je l’ai vue en ma cousine et l’ai épousée ».
Aussi bien les hommes que les femmes font état de deux avantages à constituer un ménage polygame : le soutien dans les travaux domestiques et la liberté de mouvement acquise par les époux. Ainsi, pour cet homme de 43 ans, le principal rôle attribué à la seconde épouse consiste à seconder la première dans la gestion du ménage : « J’ai cherché une seconde femme parce qu’une seule épouse est insuffisante pour faire tous les travaux de concession. Si c’est une femme unique, elle peut aller en voyage, elle peut tomber malade. Dans tous les cas, les travaux ménagers sont pénalisés dans ces circonstances. C’est pourquoi on cherche une deuxième femme ». Une jeune femme de 24 ans explique quant à elle la nécessité pour un homme de prendre plusieurs épouses si un nombre insuffisant de femmes habite la concession, dans la mesure où l’accomplissement des travaux domestiques devient très lourd. Par ailleurs, les femmes y voient un gain de temps pour elles-mêmes : avec une coépouse, « tu auras le temps de t’occuper de ta personne », et surtout un gain de liberté de mouvement, comme l’explique cette femme de 42 ans : « Si vraiment cela ne dépend que de moi, je préfère […] avoir une coépouse. Être seule dans un ménage n’est pas plaisant, car tu ne pourras pas avoir le temps de t’occuper de toi-même ; mais si vous êtes deux, s’il y a un événement, l’une peut rester à la maison quand l’autre ira assister à l’événement. […] on ne peut pas toujours rester à la maison sans sortir ; vous savez donc qu’il est bon d’être à deux ; ce que deux peuvent faire, trois le font mieux, et ce qu’un seul peut faire, deux le font mieux ».
Si la maximisation de la descendance constitue un motif important de la polygamie, la relation entre fécondité et pratiques polygames n’est toutefois pas évidente (Ezeh, 1997 ; Blanc et Gage, 2000), et les discours dans le contexte de Niakhar reflètent assez bien ce manque de clarté. En effet, si la famille nombreuse reste fortement valorisée dans la société sereer, y compris chez les jeunes générations, dans la plupart des entretiens les hommes ont de la difficulté à formuler ce motif ouvertement, et c’est surtout la valeur productive des femmes qui est mise en avant, comme l’illustrent les propos de cet homme de 49 ans marié à cinq femmes [3] : « la raison de chercher une grande famille se trouve dans mon activité, qui est importante et diverse. À part l’agriculture et l’élevage, je pratique aussi l’embouche bovine. Et pour l’entretien actuel de mon bétail, deux épouses ne suffisent pas, et donc il fallait encore en prendre d’autres pour alléger la main-d’oeuvre dans mon ménage ». Dans le même ordre d’idées, un homme de 31 ans dont la première femme n’est pas féconde maintiendra d’abord qu’il ne s’agit pas d’un motif pour prendre une seconde épouse : « Le fait d’avoir pris une autre femme n’est qu’une pure coïncidence ; en plus de ça, ma concession n’étant pas très peuplée, c’est une façon de la garnir un peu. J’ai eu l’idée d’avoir deux épouses qui s’épaulent mutuellement dans ma concession. Cela va me permettre aussi d’aller et venir ».
En réalité, ces discours ambivalents sont surtout liés aux préoccupations relatives aux coûts croissants engendrés par l’éducation des enfants (voir à ce sujet, à propos du Sénégal, LeGrand et al., 2003). Par contre, il est intéressant de constater que les femmes ont intégré la relation entre leur capacité reproductive et la polygamie, exprimant ainsi l’image du rôle maternel que la société leur assigne. De plus, dans le cas des filles-mères, un tel mariage présente un avantage réciproque dans la mesure où l’homme est assuré de la fertilité de la femme : « Ce sont les parents qui avaient préconisé notre union […] À cette époque, nous ne nous connaissions pas. Donc, ce sont ses parents qui étaient venus négocier avec les miens pour que je devienne sa seconde épouse car son premier mariage n’est pas fécond » (femme de 25 ans).
Pour mieux comprendre le point de vue des femmes, il faut considérer les pratiques polygames comme une partie intrinsèque du régime matrimonial dans ce milieu. Cette forme d’union paraît ainsi acceptée et peu remise en question, comme en témoigne cette femme de 42 ans : « Nous n’avons pas peur de vivre entre coépouses parce que c’est une chose que nous connaissons, nous savons que cela existe ici, c’est pourquoi cela ne nous fait pas peur ».
La situation varie selon que la femme entre en union comme première épouse ou en tant que coépouse. Pour cette jeune mère célibataire de 24 ans, le mariage avec un homme déjà marié est un « moindre mal » par rapport au célibat prolongé, qui reste difficilement tolérable dans ce milieu. Les femmes qui se voient « attribuer » une coépouse doivent l’accepter sans manifester de désapprobation. En effet, leur attitude lors de l’arrivée d’une coépouse est soumise au regard scrutateur de leur entourage : une femme qui rejette une telle union paraît jalouse et égoïste. Ainsi, la « valeur » du statut social d’une femme est attachée non seulement à son état matrimonial (mariée ou célibataire), mais aussi à son attitude face à l’entrée de son mari en union polygame.
Plusieurs entretiens contiennent toutefois des allusions au fait que les jeunes femmes ne veulent plus de la polygamie. Si peu de répondantes le disent ouvertement, cette femme de 42 ans affirme clairement qu’en dehors des aspects pratiques, la polygamie est subie, mais jamais souhaitée. La venue d’une coépouse peut même être ressentie comme un acte de dénigrement du mari envers sa première femme : « aucune femme mariée ne veut avoir de coépouse, mais ça c’est un sort destiné aux femmes. C’est surtout à cause des travaux que la femme accepte une coépouse, mais sinon elle n’en veut pas. La polygamie peut être comparée à une femme en état [enceinte] et qui a un enfant. Dès la naissance du bébé, elle n’a plus le temps de bien s’occuper du premier enfant. Quand cet enfant s’approche d’elle, voilà ce qu’elle dit : “Allez, pousse-toi, tu vas blesser mon bébé”, comme si celui-là n’était pas son propre enfant. Tel sera le cas quand la nouvelle mariée va arriver dans la maison ; tout ce qui est vieux on le met de côté et on ne regarde plus que ce qui est neuf ».
Ces propos illustrent le dilemme des femmes : si le principe de la polygamie paraît difficilement acceptable à nombre d’entre elles, les avantages réels qu’elles en tirent, du fait de la diminution de leur charge de travail domestique et de leur plus grande liberté de mouvement, les poussent malgré tout à l’accepter (pour un point de vue contraire, voir Meekers et Franklin, 1994). De telles attitudes sont également rapportées dans le contexte urbain et sont considérées comme contribuant à renforcer cette institution (Antoine et al., 1998 ; Antoine, 2002). Finalement, les discours des hommes et des femmes expriment une même idée, à savoir que la polygamie a un fondement économique, permettant de réaliser des « économies d’échelle » grâce à la répartition des tâches agricoles et domestiques. Par ailleurs, la plus grande liberté de mouvement permet d’améliorer la qualité et le niveau de vie, car plusieurs individus dans le ménage peuvent migrer pour le travail sans que les obligations familiales en souffrent (ce point concerne surtout les femmes tenues de contribuer au patrimoine de leur famille d’origine).
L’enjeu des moyens financiers et le report de l’entrée en union polygame
Même si la polygamie s’impose dans les discours comme un avantage pour le ménage, le manque de moyens pour faire face aux frais d’un mariage supplémentaire et entretenir une famille qui s’élargit retarde la décision de prendre une nouvelle épouse.
L’entrée en union polygame est une norme à laquelle peu d’hommes envisagent de déroger ; elle reflète aussi leur situation financière personnelle. En effet, si la constitution de telles unions s’inscrit dans les logiques de l’organisation économique familiale, l’intéressé assume en tout ou en partie les frais de ce mariage, alors que, pour la première union, les parents appuient leur fils dans le processus de négociation, y compris financièrement. Or, envisager une nouvelle union est particulièrement difficile en contexte récessif, à cause des frais importants qu’un mariage occasionne. De plus, la concurrence entre les pères et leurs fils sur le marché matrimonial accentue la pression financière liée au mariage (Antoine, 2002). En effet, les hommes plus âgés qui ont des fils en âge de se marier doivent les aider à financer leur premier mariage et non privilégier leur propre nouvelle union, comme l’admet cet homme de 60 ans : « Je cherche une deuxième épouse pour les travaux domestiques, mais je ne peux plus l’avoir car les enfants ont l’âge de chercher une épouse ».
L’autre aspect lié à la situation économique des hommes relève de leur capacité à entretenir une famille qui s’élargit à la fois avec la venue de nouvelles épouses et par la naissance d’un nombre plus élevé d’enfants. Selon certains hommes, par le passé, « l’agriculture permettait de faire vivre la famille » (homme de 52 ans) et la polygamie était ainsi en accord avec l’objectif de constituer une grande famille. Actuellement, la « grande polygamie » (union avec plus de deux épouses) est remise en question faute de moyens suffisants : « La grande polygamie n’est plus possible. Ce n’est plus possible car la vie des anciens n’est pas comme la nôtre. Lorsqu’il faut puiser la nourriture dans un sac, on est incapable de gérer plus de trois femmes. Si les anciens avaient pu gérer beaucoup d’épouses, c’est parce qu’ils avaient des greniers de réserve en excédent après chaque nouvelle récolte » (homme de 57 ans).
Ainsi, le contexte économique contraint les hommes à repenser la relation entre polygamie et « grande famille », comme l’explique cet homme de 27 ans : « La vie du polygame engendre beaucoup d’enfants et comme tu le sais vivre aujourd’hui est très dur, à plus forte raison faire vivre d’autres. Avec une seule épouse, on peut avoir la chance de procréer un nombre raisonnable d’enfants ». L’une des manifestations concrètes de ces changements réside dans la scission des grandes concessions familiales relevée par des répondants de tous âges. Ce phénomène s’explique notamment par le fait que les terres cultivables manquent, avec la parcellisation des terrains liée à la législation foncière [4], ainsi que le décrit ce griot de 57 ans : « maintenant on préfère […] scinder les grandes familles en petites concessions qui vont s’installer ailleurs ou au moins en dehors de l’ancienne concession paternelle qui constituait à l’époque la grande famille. Cette situation est due aujourd’hui à un manque important de terres cultivables ; en fait on ne dispose plus d’assez de champs à cultiver ». Le besoin de main-d’oeuvre nombreuse est ainsi remis en question : « La haute main-d’oeuvre dans les travaux champêtres n’est plus adéquate car les terres cultivables manquent. Avec beaucoup d’enfants dans ce secteur donc, les uns seraient obligés de migrer ailleurs pour trouver de la terre à exploiter. […] C’est pour cette raison que peu de gens aujourd’hui privilégient la grande famille » (homme de 49 ans).
De plus, les jeunes semblant de moins en moins attachés aux exigences relatives à leur lignage, on assisterait à une stratégie individuelle d’accumulation des richesses et de constitution de son propre ménage. Un homme de 33 ans qui a quitté la « grande maison » (c’est-à-dire la concession familiale) et construit sa maison sur sa propre parcelle explique ainsi la situation : « Aux temps passés, il y avait suffisamment de nourriture alors qu’aujourd’hui les gens n’ont plus assez de vivres. Il devient très difficile de nourrir une grande famille, voilà pourquoi il y a cette séparation dans les familles ». Ces propos soulignent aussi l’apparition de nouvelles formes de valorisation sociale chez les hommes plus jeunes, telles que la construction de sa propre maison (« en dur » si possible), l’acquisition de biens de consommation jusque-là peu usités (radios, lits, plus grande variété d’ustensiles, vêtements, etc.). Les moyens nécessaires à la satisfaction de ces nouvelles aspirations sont incompatibles avec la gestion d’une famille nombreuse. Par conséquent, la taille des concessions tend à se réduire, évolution accentuée par le phénomène migratoire, en partie motivé par le souci d’accumuler les ressources nécessaires à la satisfaction de ces besoins nouveaux.
Ces contraintes sont-elles suffisamment importantes pour qu’un homme renonce à prendre une nouvelle épouse ? En réalité, les discours font apparaître que si les hommes en ont les moyens, ils ne limiteront pas les naissances et ne resteront pas monogames, que les nouveaux aspects pratiques de la vie quotidienne les y incitent ou non. Comme le souligne cet homme de 40 ans, le fait de prendre une nouvelle femme n’est pas seulement conditionné par des impératifs purement pratiques ou relationnels, mais correspond aussi à un souhait personnel de l’homme : « Je réfère cela à la préférence oui […]. Quand on a les moyens, on peut le faire. Certains le font pour prévoir certains [problèmes] ou pour motif de travail. Mais quand tu n’as pas ces problèmes je ne peux que référer l’action à une préférence personnelle ». Ces difficultés à exprimer un discours clair concernant la polygamie peuvent être résumées par les propos de cet homme de 31 ans : « Bon, actuellement, je n’ai pas encore pris cette décision [prendre une deuxième épouse]. C’est vraiment un désir, mais qu’il faut taire et attendre que les ressources à venir me permettent largement de l’envisager ».
Tous les hommes envisagent donc de prendre une seconde femme, si ce n’est déjà fait, mais ne l’expriment pas ouvertement tant que les moyens ne sont pas suffisants. La « grande polygamie » est aussi associée à une richesse personnelle qui, seule, rend possible des unions successives. On peut donc s’attendre à une diminution des formes de polygamie dépassant le modèle bigame.
Vers une remise en question des fondements de la polygamie ?
Les activités de culture et d’élevage en milieu sereer, qui reposent sur une répartition familiale des tâches, sont en pleine mutation : l’apparition de nouvelles techniques permet l’allégement des travaux agricoles et des tâches domestiques ; par ailleurs, les activités économiques se diversifient sous l’effet de la crise. Ces changements sont-ils susceptibles de contribuer à la remise en question des motifs liés à la valeur productive des femmes et à la nécessité de constituer une descendance nombreuse ?
Les discours font état d’une époque où les « travaux sereer » nécessitaient une main-d’oeuvre importante. L’introduction de nouvelles techniques et outils de production a contribué à transformer la perception que les individus ont de la charge de travail agricole et domestique. Ces perceptions semblent favoriser une remise en question du motif lié au travail dans la constitution des unions polygames. En particulier, l’introduction de la culture attelée a eu pour conséquence de rendre la main-d’oeuvre nombreuse moins nécessaire, comme le souligne cet homme de 31 ans : « à l’époque, l’agriculture demandait une grande main-d’oeuvre, donc par conséquent une grande famille. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas car il y a la culture attelée qui ne demande pas beaucoup de monde, et en plus la terre n’est plus assez fertile pour nourrir la grande famille de naguère ». Ces changements sont également observés par des individus plus âgés : « avant l’arrivée de la culture attelée, les femmes cultivaient à la main avec nous. Mais depuis la charrue, leur présence dans les travaux champêtres se réduit » (homme de 57 ans).
La moindre participation féminine aux travaux agricoles est confirmée par cette femme de 55 ans : « Tout le mil récolté était transporté par nous. Chacune avait une gerbe sur sa tête sans compter la distance à parcourir avant d’arriver dans la concession. […] nous n’étions pas encore à l’époque des charrettes, plus adaptées à ce transport ». La charge des travaux domestiques lourds a diminué aussi, pour l’ensemble des femmes de plus de 40 ans, ainsi que le souligne cette répondante de 48 ans : « Les travaux étaient beaucoup plus durs avant. Actuellement, il y a la machine, les forages sont là-bas. Avant on faisait de longues distances pour chercher l’eau de boisson et aussi pour laver les habits ; il fallait aussi piler le mil au petit matin [5], rentrer les ustensiles et se préparer aussitôt à aller chercher du bois en brousse. Maintenant, tout cela n’existe plus » [6] TPT
Ces progrès ne doivent pas masquer la pénibilité des travaux, qu’ils soient agricoles ou domestiques. D’ailleurs, étant donné les difficultés économiques, des activités annexes tendent à se développer afin de multiplier les sources de revenus. Les migrations effectuées par les hommes (et les femmes) pendant la saison sèche (norane), à Dakar le plus souvent, constituent une manifestation de la diversification des activités. Cependant, une autre motivation sous-jacente à ces migrations réside dans le fait que l’absence de plusieurs membres du ménage pendant cette période réduit le nombre de bouches à nourrir. Par conséquent, les migrants saisonniers s’inscrivent davantage dans une logique de stratégie de survie individuelle qui ne favorise pas la constitution de familles nombreuses ni le maintien des alliances familiales traditionnelles. Cette situation entraîne la perception générale que les hommes sont précocement exposés à une prise de responsabilité. En particulier, avec la diminution du nombre de femmes dans la concession, une mère vieillissante va inciter son ou ses fils à se marier tôt afin d’être secondée par leurs épouses dans l’accomplissement des travaux domestiques (Mondain et al., 2004). Ainsi, les hommes se perçoivent comme devenant chefs de famille (mariés et gestionnaires des activités du ménage) plus tôt que leurs aînés, comme le laisse entendre cet homme de 26 ans qui pratique le commerce du petit bétail parallèlement à des travaux de culture : « jadis, ceux de notre âge n’étaient même pas encore mariés et n’avaient pas encore de famille à eux. Et comme tu le vois présentement nous sommes […] à contre-courant des chefs de famille [ils sont chefs de famille plus jeunes]. C’est ce qui fait que les activités deviennent plus importantes et plus diverses ».
La majorité des répondants affichent leur volonté de prendre une nouvelle épouse dès qu’ils en auront les moyens financiers. Cette aspiration semble dépasser les aspects pratiques liés à la répartition des tâches au sein du ménage et correspondre au parcours matrimonial naturel de tout homme. Ainsi, la précarité économique, les progrès techniques et l’individualisation des comportements qui en résulte, malgré leur effet a priori négatif sur la constitution des ménages polygames, ne paraissent pas remettre ces unions en question. C’est ce que nous nous proposons de vérifier dans l’analyse des données statistiques.
Analyse des données statistiques
L’objectif, dans cette section, est d’identifier les processus contribuant à accélérer ou retarder la transition de la monogamie à la polygamie. Dans un premier temps, on utilisera les données du SSD afin d’observer l’évolution de la part des unions polygames sur la période 1984-2001. Puis, afin d’évaluer la rapidité avec laquelle un homme devient polygame pour la première fois, des estimations de Kaplan-Meier et des régressions semi-paramétriques à risques proportionnels de Cox sont utilisées.
Niveaux de la polygamie à Niakhar et relation entre l’âge au premier mariage et l’entrée en union polygame
Les données du suivi démographique pour la période 1984-201 font apparaître la répartition suivante des hommes en union selon leur statut matrimonial : environ 30 % de bigames, avec une diminution de ces unions qui semble s’affirmer à partir de 1995, et une relative stabilité des unions de rang trois et plus, se situant entre 15 % et 20 % des unions masculines (figure 1). Sur cette période, le taux de croissance annuel de la population et les taux de fécondité varient peu. Par conséquent, la structure par sexe et par âge de la population reste semblable (Delaunay et al., 2002). On peut donc supposer que les variations de la nuptialité sont davantage liées à la conjoncture économique qu’à des changements dans la structure de la population.
À la date de l’enquête, la répartition des hommes mariés selon le rang de l’union était similaire à celle dégagée dans le SSD : 64,2 % de monogames, 26,5 % de bigames et 9,3 % d’hommes mariés à trois femmes et plus. La population soumise au risque est définie comme étant constituée des hommes sortis du célibat n’ayant pas connu d’union polygame. Ces individus sortent de l’observation à partir du moment où ils vivent l’événement (une première union polygame) ou à la date de l’enquête s’ils restent monogames. L’événement est défini ici comme la première sortie « choisie » de la monogamie, c’est-à-dire que les hommes entrant en polygamie dans le cadre du lévirat (union avec l’épouse d’un frère décédé) continuent de faire partie de la population à risque même après leur sortie de la monogamie.
Si l’on considère les conditions « mécaniques » qui permettent le maintien de la polygamie dans une société, à savoir l’écart d’âge élevé entre conjoints, il est nécessaire de considérer l’évolution de l’âge au premier mariage des femmes comme des hommes. À Niakhar, toutes les études de ces dernières décennies ont relevé l’augmentation de l’âge au premier mariage des femmes depuis la fin des années 1980 même si cet âge reste précoce, la médiane se situant autour de 17,7 ans pour l’ensemble de la population féminine (Delaunay et Adjamagbo, 2001 ; Mondain et al., 2004). L’âge au premier mariage des hommes ne présente pas de tendances aussi nettes : les données du SSD mettent en avant un léger rajeunissement pour les générations les plus jeunes (Aubisson et Boitard, 2000), alors que celles de l’enquête montrent plutôt une augmentation de l’âge d’entrée en première union des hommes, l’âge médian passant pour les générations de 45 ans et plus d’un peu moins de 25 ans à un peu plus de 26 ans pour les hommes âgés de moins de 45 ans à l’enquête. Il est donc difficile à l’heure actuelle de tirer des conclusions quant au maintien de l’écart d’âge entre conjoints à un niveau élevé.
Les estimations de Kaplan-Meier font apparaître de très faibles variations dans l’âge à la première union polygame. Nous avons retenu le 45e anniversaire dans la mesure où la majorité des hommes ayant vécu la transition vers la polygamie l’ont fait avant d’atteindre cet âge. L’entrée en première union polygame intervient à peu près au même moment de leur cycle de vie pour 25 % des hommes du groupe à risque, à savoir après 12-13 années de mariage monogame (figure 2). Par contre, pour ce qui est des hommes entrant plus tardivement en union polygame, il semble que les générations plus anciennes aient davantage tardé à devenir polygame que les plus jeunes. Cela pourrait être un effet mécanique du report de l’âge au premier mariage chez les hommes des générations plus jeunes : ces derniers, parce que sortis du célibat plus tardivement tout en espérant prendre une nouvelle épouse au cours de leur trajectoire matrimoniale, ne peuvent attendre aussi longtemps que leurs aînés avant de nouer leur union polygame.
Cette explication semble confirmée par les résultats du tableau 3. En effet, suivant une approche similaire à celle de Hertrich (1996 : 273-274), nous avons comparé les hommes ayant ou non connu la polygamie avant leur 45e anniversaire selon l’âge au premier mariage. Il apparaît que parmi les hommes de 45 ans et plus à l’enquête ayant connu la polygamie avant leur 45e anniversaire, la majorité sont sortis relativement tôt du célibat : 46 % étaient mariés avant 23 ans et 29 % entre 23 et 26 ans. Pour ces mêmes générations n’ayant pas encore connu la polygamie avant 45 ans, la sortie du célibat a eu lieu plus tardivement, près de 40 % des individus s’étant mariés après 26 ans. L’entrée en union polygame semble ainsi être associée à une première union précoce et on peut penser que les probabilités d’entrer en union polygame sont (ou seront) affectées par les modifications de calendrier du premier mariage. Notons toutefois que le comportement des hommes appartenant aux cohortes les plus jeunes nous échappe dans la mesure où, bien que sortis du célibat, ils ne sont pas encore arrivés au stade de leur cycle de vie où ils sont concernés par une entrée en union polygame.
Vers une accélération de l’entrée en première union polygame ?
Avec les régressions de Cox, les objectifs poursuivis sont de deux ordres : en premier lieu, il s’agit d’évaluer s’il existe des variations de calendrier d’entrée en union polygame selon la période, considérée comme un proxy de la conjoncture économique et sociale, et l’âge atteint à cette période (Bocquier et LeGrand, 1998). Puis on tentera de mettre en exergue les relations entre certaines caractéristiques individuelles et la transition de la monogamie à la polygamie. Le quotient instantané de transition calculé pour chaque intervalle de temps (à la date des différents événements) constitue la variable dépendante du modèle et correspond à la durée écoulée entre la sortie du célibat et la première union polygame non héritée. La probabilité de connaître la transition de la monogamie à la polygamie est étudiée compte tenu de la population à risque à chaque unité de temps et en fonction de plusieurs variables considérées comme augmentant ou diminuant le risque (Allison, 1984). Celles-ci ont donné lieu à trois régressions : dans la première, seuls les effets de la période selon l’âge sont considérés. Dans la deuxième et la troisième régression, les caractéristiques individuelles dont la valeur est fixe dans le temps et les variables dépendantes du temps sont successivement introduites (tableau 4).
Les variables fixes dans le temps comprennent la religion (les deux principales confréries, les Mourides et les Tidjanes, sont représentées, ainsi que les chrétiens), la caste (les « non castés » sont les paysans et les descendants de nobles ; les « castés » sont les artisans et les griots) et l’instruction (individus n’ayant pas fini leur cours primaire ou l’ayant terminé voire dépassé). L’âge au premier mariage a également été inclus, selon trois catégories : (hommes sortis du célibat) avant 23 ans, entre 23 et 26 ans et après 27 ans.
Les variables dépendantes du temps comprennent en premier lieu la période traversée par les hommes selon qu’ils ont atteint ou non leur 45e anniversaire. La période est définie selon qu’elle précède ou suit l’année de la dévaluation du franc CFA (1994). Cette date a été retenue dans la mesure où les conséquences économiques se sont lourdement fait sentir dans la population, affectant l’organisation économique des ménages de manière décisive. Puis on a considéré les hommes selon qu’ils avaient atteint 45 ans ou non avant ou après 1994. L’âge à la première migration de saison sèche (norane) a été introduit car il influe sur le calendrier du premier mariage des hommes (Mondain et al., 2003), et plus de la moitié des hommes de l’échantillon ont connu au moins une migration de saison sèche (65 %). Les hommes de l’échantillon ayant effectué leur première migration comme norane se répartissent de façon à peu près équivalente entre les catégories d’âge. La variable « descendance courante » correspond au nombre cumulé d’enfants survivants nés avant l’entrée en union polygame et se présente sous forme de variable continue, de même que la durée de résidence en milieu urbain. Finalement, une variable indiquant si l’homme a eu des enfants en dehors de l’union en cours a été introduite dans le modèle.
Dans le premier modèle, les probabilités d’entrer en première union polygame pour les hommes n’ayant pas atteint leur 45e anniversaire sont significativement plus importantes avant 1994 : ils ont pratiquement deux fois plus de chances de connaître la polygamie avant 1994 qu’après. Les hommes ayant atteint leur 45e anniversaire ont également plus de probabilités de vivre la transition de la monogamie vers la polygamie avant 1994, mais ces probabilités ne deviennent significatives qu’une fois les variables de contrôle introduites dans le modèle. Ainsi, les chances d’entrer en première union polygame non héritée étaient plus importantes avant 1994 pour tous les hommes, qu’ils aient ou non atteint 45 ans durant cette période. Un ralentissement de l’entrée en union polygame s’observe donc à partir de 1994.
Avec l’introduction des variables fixes dans le temps (modèle 2), la relation entre l’âge à la période et l’entrée en union polygame reste positive et les chances de vivre la transition pour les hommes avant 1994 augmentent significativement quel que soit l’âge atteint. Les caractéristiques associées à l’entrée en union polygame sont la religion et l’instruction. Le fait d’être chrétien diminue significativement les chances d’entrer en union polygame de près de 60 % par rapport aux individus de confession musulmane. Bien que les chrétiens de cette population adoptent également des pratiques polygames, ils le font dans une moindre mesure. De plus, on peut penser que le fait de célébrer leur première union plus tard que les musulmans (Mondain et al., 2004) contribue au report de leur entrée en union polygame. La relation négative habituellement posée entre polygamie et niveau d’instruction, qui expliquerait en partie que les unions polygames soient plus fréquentes en milieu rural qu’en milieu urbain, ne semble pas vérifiée dans le contexte de Niakhar. En effet, plus le niveau d’instruction est élevé, plus les chances de connaître la polygamie augmentent significativement (elles sont plus de deux fois plus grandes pour les hommes ayant fini leur cycle primaire). Ces résultats peuvent s’expliquer par le fait qu’en règle générale les hommes plus instruits ont davantage de facilité à accumuler les ressources nécessaires à la gestion d’un ménage qui s’agrandit. Qu’il s’agisse de la relation significative entre les activités salariées des migrants (données non présentées) ou de certaines activités exercées au village telles que le commerce (l’effet de l’instruction perdure lorsqu’on contrôle pour la migration), un niveau d’instruction plus élevé, en permettant d’accéder à des emplois peut-être plus rémunérateurs, favoriserait une entrée en union polygame plus rapide. Enfin, l’âge au premier mariage n’a pas d’effet significatif sur le calendrier d’entrée en union polygame. La transition plus rapide vers la polygamie constitue plutôt une conséquence « mécanique » liée à une sortie du célibat précoce et n’a pas de valeur explicative en soi.
La relation entre l’effet de période et l’entrée en polygamie reste significative avec l’introduction des variables dépendantes du temps (modèle 3). L’âge à la première migration de saison sèche (norane), étroitement associée à la sortie du célibat des hommes, ne joue aucun rôle significatif, ni la durée de résidence en milieu urbain. Cela peut s’expliquer par le fait que cette variable est trop imprécise pour mettre en évidence d’autres effets intervenant au cours du cycle de vie des individus. En effet, l’âge à la première norane ne concerne que la première migration de travail et ne permet pas de décrire le parcours migratoire complet des individus. De plus, les hommes partant en migration le font souvent à un âge jeune et sont donc célibataires. Pour dégager un effet de ces migrations sur leur vie matrimoniale, il faudrait connaître leurs différents mouvements au cours de leur vie et comment ils s’intercalent entre les événements matrimoniaux jalonnant leur cycle de vie.
La fécondité de la première épouse n’influe pas significativement sur la décision d’en prendre une seconde. Ce résultat va dans le sens des discours, où il apparaissait que les motivations relatives à l’entrée en polygamie se fondaient surtout sur les avantages liés au travail des femmes. Il semble également conforter d’autres résultats obtenus au Sénégal, notamment l’étude d’Antoine et al. (1998) sur la première union polygame des hommes à Dakar. Par ailleurs, LeGrand et al. (2003) montrent qu’au Sénégal, aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural, la « valeur économique » des enfants décline sous l’effet de la précarité économique des ménages. Par contre, le fait d’avoir des enfants en dehors de l’union en cours accélère significativement l’entrée en union polygame (l’homme a alors près de trois fois plus de chances de devenir polygame). Comme Antoine et al. le supposent (1998 : 166), cela peut correspondre à une anticipation de la nouvelle union par l’homme, sachant qu’une grossesse prénuptiale tend à accélérer le processus matrimonial.
Vue d’ensemble
Un consensus apparaît dans les entretiens qualitatifs sur le fait que tous les hommes entendent prendre une deuxième épouse dès que leur situation économique le leur permettra. L’institution fait cependant l’objet de remises en question, surtout liées aux problèmes financiers auxquels les hommes font face. Ainsi, selon ces discours, la « grande polygamie » (union avec trois femmes et plus), corollaire de la « grande famille », tendrait à disparaître, au profit d’une augmentation des unions monogames (les hommes restant monogames plus longtemps) ou bigames (les hommes ne pouvant pas se permettre de prendre plus de deux épouses). Dans le même sens, Antoine et al. (1998) signalent qu’en milieu urbain, au Sénégal et au Mali, le manque de moyens contraint les hommes à rester monogames. Par ailleurs, polygamie rime souvent avec rapports de domination entre les sexes : à Niakhar les conflits avec la première épouse peuvent conduire l’homme à prendre une nouvelle femme, tandis qu’à Dakar le « bon caractère » de l’épouse est présenté comme conditionnant le maintien de la monogamie. Les femmes, même instruites, adoptent une position ambiguë par rapport à la polygamie, aussi bien en milieu urbain (Antoine et al., 1998) qu’en milieu rural (nos entretiens). Ces résultats donnent à penser que la monogamie n’est jamais conçue comme pleinement irrévocable. Ainsi que le suggèrent les discours, quelle que soit la situation du ménage, des compromis et ajustements sont opérés dans le but de poursuivre ces pratiques que l’on doit de toute façon considérer comme faisant intrinsèquement partie du régime de nuptialité sereer et plus généralement sénégalais.
L’analyse statistique de l’évolution des pratiques polygames au cours du temps se révèle délicate à opérationnaliser. En particulier, les effets d’âge, de génération et de période s’entremêlent et sont difficiles à modéliser. De ce point de vue, le recours aux méthodes qualitatives a été particulièrement enrichissant et a facilité l’analyse des données statistiques, qui convergent vers le même résultat : la polygamie dans son ensemble reste stable, avec une légère tendance à la baisse des unions bigames ces dernières années, notamment depuis la dévaluation en 1994. Les modèles de survie mettent en évidence les relations entre la transition vers la polygamie et les effets d’âge et de période. Dans l’ensemble, les hommes deviennent polygames avant 45 ans et ont davantage de chances de l’avoir fait avant 1994. Ces résultats restent toutefois difficiles à interpréter car les effectifs sont faibles. De plus, les hommes qui se sont mariés jeunes risquent d’être surreprésentés au sein des cohortes récentes et on peut penser qu’ils adopteront des comportements différents de ceux de l’ensemble de la cohorte à laquelle ils appartiennent. Ils ont notamment davantage de probabilités de prendre une nouvelle épouse précocement, ce qui risque d’introduire des effets de sélection que le modèle de Cox ne peut corriger.
La relative stabilité des unions polygames au cours du temps et le ralentissement de l’entrée en première union polygame à partir de 1994 semblent être associés à des processus différents. Les probabilités de passer de la monogamie à la polygamie pour les hommes dépendent de l’évaluation qu’ils font de leur capacité à gérer simultanément plusieurs épouses et la descendance qui en résulte. En effet, les répondants non (encore) polygames sont témoins des difficultés rencontrées par leurs aînés pour conclure de nouvelles unions et gérer leur ménage. On peut donc penser qu’ils se préoccupent de ne pas pouvoir devenir polygames. Aussi, dès que les moyens ou l’occasion se présentent, ils envisagent de prendre une seconde épouse, ce qui peut expliquer la relative stabilité des niveaux de la polygamie au cours du temps : malgré les variations de la conjoncture économique, le système social est tel que ces pratiques restent fortement valorisées et sont donc peu remises en question. De plus, mesurer l’évolution du calendrier d’entrée en union polygame sur la base de la durée écoulée entre la sortie du célibat et le premier mariage polygame peut se révéler trompeur. En effet, si les hommes tendent à célébrer leur première union plus tardivement, les couples sont souvent formés avant (Mondain et al., 2004). Aussi ne peut-on pas se baser exclusivement sur les changements affectant les dates de célébration des mariages pour expliquer les variations du calendrier d’entrée en union polygame. Enfin, en ce qui concerne la « grande polygamie », il aurait été intéressant de dégager les déterminants des unions polygames subséquentes, en particulier le passage de la première union bigame à la trigamie. Nos données ne permettant pas de le faire, nous ne pouvons que recommander une telle analyse, reposant sur l’idée que ces transitions répondent à des enjeux et préoccupations distinctes.
Conclusion
Les changements d’ordre socio-économique entraînent la remise en question des valeurs liées à la « grande famille » et à ses corollaires, la descendance nombreuse et l’union avec plusieurs femmes. On aurait donc pu s’attendre à une diminution significative des pratiques polygames. La stabilité du niveau de la polygamie au cours des dernières décennies, pourtant marquées par la crise, et la volonté clairement exprimée par les hommes de différentes générations de devenir polygames laissent croire au contraire que les conditions sociales et économiques actuelles permettent le maintien de ces pratiques. En effet, dans une société où les pratiques polygames sont importantes, ce sont davantage les formes prises par ces unions qui changent sous l’effet des contraintes économiques que la prévalence de l’institution en tant que telle. Il faut donc plutôt s’attendre au développement de nouveaux compromis et ajustements au sein de la famille pour qu’il soit possible d’accéder « légitimement » à ce type d’union.
Dans la société sereer, avoir plusieurs femmes pourrait notamment constituer une nouvelle stratégie en vue de multiplier les sources de revenus, comme le laisse entendre un homme de 57 ans : « Aujourd’hui, on constate même que certains polygames [épouses] gèrent leur mari au lieu d’être gérées par lui car chacune d’elles va de son côté pour chercher de la nourriture ». Avec le développement d’activités annexes aux travaux agricoles depuis le début de la crise, une connaissance approfondie de l’environnement socio-économique avec ses réseaux formels et informels devient indispensable. C’est d’ailleurs l’objet d’une enquête récente réalisée dans la zone sur la gestion des ressources du ménage en fonction de la saison précédente. Dans cette étude, la polygamie apparaît comme significativement associée à de bonnes performances en termes de ressources alimentaires du ménage et « semble donc bien correspondre à un mode d’organisation sociale parfaitement adapté aux structures de la production dans cette zone » (Adjamagbo et al., 2003 : 19). La polygamie pourrait donc se fonder sur les contraintes économiques actuelles, par exemple la gestion des migrations de travail durant la saison sèche, qui se caractérisent par un roulement entre les femmes d’une même concession. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que ces contraintes économiques favorisent au moins le maintien de la bigamie, dans la mesure où une femme seule ne peut quitter la concession en laissant derrière elle les travaux domestiques et les enfants en bas âge, même sevrés. On se dirigerait ainsi vers la redéfinition des conditions qui permettent à la polygamie d’exister.
Appendices
Notes
-
[1]
Voir cependant l’analyse très intéressante de Lardoux et van de Walle (2003) à partir des données de recensement du Sénégal de 1988.
-
[2]
Le mariage préférentiel en milieu sereer (comme chez les Wolof) est l’alliance entre cousins croisés (la femme étant alors la fille de l’oncle maternel de l’homme). Par conséquent, un homme qui rencontre une cousine croisée voit naturellement en elle une épouse potentielle, qu’il soit déjà marié ou non (pour les fondements de ce types d’alliance, voir Gastellu, 1981 : 139).
-
[3]
Ce qui n’est normalement pas admis par le Coran, qui stipule qu’un homme ne peut être marié qu’à quatre femmes simultanément.
-
[4]
Traditionnellement, le titre foncier appartenait à une communauté lignagère représentée par son aîné et se transmettait en ligne utérine ou agnatique. Un décret de 1931 complété par la loi sur le domaine national du 17 juin 1964 a conduit à l’immatriculation des terres, qui se sont ainsi trouvées attachées à des individus n’ayant pas nécessairement de droits héréditaires sur celles-ci, les terres non immatriculées appartenant à l’État, qui devient le seul maître des terres (Dupire et al., 1975).
-
[5]
Elle fait référence à l’introduction de moulins à mil utilisables moyennant une contribution par les villageois.
-
[6]
Il faut noter que les progrès techniques vont souvent de pair avec des évolutions négatives de l’environnement économique et écologique. Par exemple, le fait que la corvée de recherche du bois ait diminué n’est pas seulement lié au recours croissant au gaz (que tous les ménages ne peuvent se permettre), mais résulte surtout de la déforestation massive qui affecte cette zone géographique depuis des décennies.
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