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Le 17 août 2002, La Presse reprenait une petite dépêche signée par Ephrem Rugiririza, de l’agence France-Presse, qui annonçait que le « premier recensement sans référence ethnique » avait débuté la veille au Rwanda. Les génocides et les guerres civiles dans la région des Grands Lacs africains ont douloureusement souligné l’importance d’une telle nouvelle. Les responsables et les auteurs de ce collectif nous rappellent que l’insertion d’une catégorie ethnique n’est pas une caractéristique des seuls recensements rwandais ou burundais.

Dans leur remarquable introduction, les responsables exposent leur dessein : montrer que les recensements ont été bien plus que de complexes opérations bureaucratiques de dénombrement qui reflètent la réalité sociale, ils ont été dès leur création des outils de construction de cette réalité. Leur texte reconstruit les relations de causalité entre l’émergence de l’État moderne, dont les nouveaux besoins en informations statistiques issus de préoccupations internes (nationalisme) et externes (grandeur impériale dans les colonies) vont se cristalliser autour du recensement; en retour, cet exercice périodique, avec son bagage de catégories socioculturelles, va procurer aux individus un prétexte pour faire ou refaire leur identité personnelle. Le recensement va jouer un double rôle de légitimation de ces catégories, en leur attribuant une profondeur scientifique, et de renforcement des catégorisations elles-mêmes, qui seront ensuite intériorisées par les groupes sociaux et les individus. L’individu, les groupes sociaux, l’administration et finalement l’État ont bénéficié dans leur sphère respective des retombées de ces opérations périodiques.

Chacun des textes examine à partir d’expériences nationales un type de catégorie. M. Nobles s’attache à la catégorie raciale, omniprésente dans les recensements américains et brésiliens, afin de dessiner la genèse d’un discours racial et ses liens avec les politiques publiques d’inclusion ou d’exclusion selon les périodes. La catégorie ethnique dans les recensements d’Israël, du Canada et des États-Unis a préoccupé C. Goldscheider. Selon lui, les définitions censitaires données aux groupes ethniques informent beaucoup plus sur la construction des catégories que sur la réalité des divisions ethniques. D. Arel se penche sur la catégorie langue en Autriche, en Union soviétique, en Belgique et au Québec. Il trouve que les recensements ont été des arènes fondamentales pour une politique de la représentation, en particulier des groupes minoritaires. La langue s’insère dans les luttes identitaires car elle peut être tour à tour un instrument de mobilité sociale, économique, politique, et un outil de revendication d’un territoire. À travers le récent débat en France (Tribalat, Le Bras, INSEE, etc.), A. Blum analyse la catégorie ethnique dans les enquêtes et les recensements, ce qui l’amène à explorer les liens troubles entre recherche et politique. L’outil statistique, pose-t-il, est-il un moyen efficace de lutter contre la discrimination dans les politiques publiques ou au contraire accroît-il le risque de fixer des expériences culturelles d’insertion très fluides ? Les événements tragiques du Burundi et du Rwanda devaient figurer dans un tel collectif; P. Uvin fait l’examen des origines historiques de l’obsession comptable et de l’usage qui en fut fait dans ces colonies et ensuite ces pays indépendants. Les politiques racistes et la pratique de l’indirect rule coloniales ont façonné les identités ethniques et ont incité aux débordements de la période post-indépendance que la lutte pour le pouvoir a alimentés. De même, D. Abramson utilise l’Uzbékistân, sous tutelle de l’Union soviétique, pour démontrer que « the presentation of nationality as an objective category, while framed as a subjective “question” on the Soviet censuses, actually masked an ongoing state project to seize and maintain control of abstract systems for classifying social life and representing social reality » (p. 176). L’intériorisation de ces catégories nationales amena une exacerbation des luttes de légitimité et de représentation politique après l’effondrement soviétique.

Les promesses de l’introduction ne sont pas tenues, confirmant ainsi que n’est pas Michel Foucault qui voudrait : la plupart des textes souffrent d’une surprenante superficialité qui ne correspond guère à l’autorité méritée d’un des éditeurs (D. Kertzer) ou à une maison d’édition comme Cambridge University Press. La multiplication des exemples analysés par certains auteurs (Nobles, 2; Goldscheider, 4; Arel, 4; Uvin, 2) participe à cette domination du quantitatif sur l’approfondissement qualitatif. Nos collègues auraient raison de trouver aberrant qu’Arel se limite, dans sa courte section sur la démolinguistique au Québec, à un article de la Gazette (!) et à une seule contribution chacun de C. Castonguay et de C. Veltman pour repousser les craintes québécoises en matière linguistique. Le regard porté par Nobles sur une société (Brésil) autre que la sienne laisse poindre une méconnaissance des débats idéologiques autour des travaux de G. Freyre et R. Bastide. Finalement, Goldscheider nous apprend bien peu de chose sur chacun de ses cas, surtout sur Israël, où l’auteur nous renvoie à un autre ouvrage pour comprendre les fondements ethniques de l’idéologie sioniste, nous privant d’outils pour saisir le débat démographique actuel en Israël et en Palestine.

Seuls Blum et Abramsom n’ont pas été tentés pas cette surenchère. Pour Blum, le choix de se pencher sur une discussion franco-française n’a pas été très heureux : d’une part l’analyse des origines historiques du débat s’avère très limitée, car en se confinant à l’Algérie et aux Départements et Territoires d’Outre-Mer (DOM-TOM), il expédie dans l’oubli les expériences fort riches de recensements coloniaux en AOF, AEF, Madagascar et Indochine; d’autre part la portée hors France du compte rendu de ces échanges de salves entre collègues n’est pas très évidente.

Demeurent donc le texte d’Abramson et celui d’Uvin, qui allient le bon dosage de connaissance approfondie du terrain, histoire et société, et d’exposé d’une problématique achevée. C’est bien peu.