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Reconnus pour avoir transformé les étapes du cycle de vie et pour avoir initié de nouveaux comportements, les premiers baby-boomers arrivent à l’âge de la retraite. Outre les inquiétudes liées au financement des systèmes de retraite et de santé, leur vieillissement suscite plusieurs autres inquiétudes, particulièrement en ce qui a trait au maintien des solidarités familiales intergénérationnelles en matière de logement. Il faut dire qu’au cours des dernières décennies, la solidarité des générations pivots (ou générations « sandwich ») a été fortement mise à contribution, en raison notamment des difficultés d’insertion professionnelle de leurs enfants, de l’allongement de l’espérance de vie de leurs parents et de l’affaiblissement des États-providence. Maintenant à l’âge de la retraite et susceptibles d’être fortement sollicités par leurs enfants et leurs parents âgés, il y a lieu de se demander dans quelle mesure les baby-boomers insèreront leurs pratiques résidentielles dans un projet intergénérationnel. Après avoir transformé toutes les étapes du cycle de vie, cette génération, par ailleurs qualifiée de génération pressée, mobile et individualiste, sera-t-elle porteuse de nouveaux comportements au moment de sa vieillesse ? Perdurera-t-elle les solidarités familiales intergénérationnelles en matière de logement ou, au contraire, se préoccupera-t-elle davantage d’elle-même que de ses ascendants et de ses descendants ?

C’est l’ensemble de ces questions qu’analysent Catherine Bonvalet et Jim Ogg dans leur récent ouvrage Les baby-boomers : une génération mobile , paru en 2009 aux Éditions de l’Aube. Posant l’hypothèse que les pratiques et les projets résidentiels au moment de la retraite sont étroitement liés aux parcours de vie des individus ainsi qu’aux caractéristiques des parcs à logement et des politiques en matière de logement, les auteurs examinent plus spécifiquement le parcours résidentiel, géographique, professionnel et familial d’une soixantaine de baby-boomers appartenant aux classes moyennes. Ceux-ci habitent à Paris ou à Londres, dans des quartiers réputés pour s’être fortement gentrifiés depuis le début des années 1980. À Paris, il s’agit du 11e arrondissement et de Montrouge, respectivement situés dans le centre de la ville et en banlieue de Paris. À Londres, il s’agit du quartier Islington, considéré comme le berceau de la gauche intellectuelle, et East-Dulwich, un quartier au sud de la ville. Dans chaque quartier, quinze baby-boomers, nés entre 1945 et 1954, étaient invités à retracer leurs parcours résidentiel et professionnel et à décrire leur quartier et leurs relations familiales et amicales. Une attention particulière était portée à la fin du parcours professionnel, au passage à la retraite et aux projets d’avenir.

Les deux premiers chapitres situent le contexte dans lequel s’inscrivent les entretiens. S’appuyant sur de nombreuses données statistiques portant sur le logement, la double résidence, les loisirs, l’entraide, la vie familiale et la vie professionnelle, le chapitre 1 retrace l’évolution démographique, économique, sociale et urbaine qui a marqué la seconde moitié du 20e siècle et situe les baby-boomers dans ce contexte. De ce chapitre, ressort non seulement le caractère mobile des baby-boomers, ceux-ci étant « passés d’un monde pensé et construit en termes de sédentarité à un univers façonné par les mobilités » (p. 25) tant quotidiennes (installation massive dans le périurbain) que saisonnières (départ en vacances et en « weekend »), mais ressortent également les phénomènes de diffusion de la propriété et de la double résidence au sein de cette génération. Les spécificités des deux villes en matière de parcs à logements et de politiques relatives au logement sont également dégagées. Le chapitre 2 présente pour sa part les quartiers retenus pour l’analyse et met l’accent sur le processus de gentrification qui a marqué ces quartiers au cours des dernières décennies. Il présente par ailleurs les caractéristiques des individus interrogés dans chaque quartier.

Dans les chapitres 3, 4 et 5, les auteurs analysent les différentes trajectoires des baby-boomers. Portant plus spécifiquement sur les trajectoires résidentielles, le chapitre 3 fait ressortir les diverses logiques (économique, familiale, professionnelle, sociale, etc.) qui ont régi les choix résidentiels des baby-boomers depuis le début de leur vie adulte. Les auteurs montrent que si la logique économique domine, elle ne constitue pas toujours la logique dominante, un nombre non négligeable d’enquêtés ayant vécu à un moment ou un autre dans un logement dont les règles ne correspondaient pas à celles du marché. Fait intéressant, à l’intérieur de chaque logique, la famille apparaît comme « une ressource essentielle car, dotée d’un pouvoir d’influence non négligeable, de moyens relationnels et financiers, elle agit à toutes les étapes de la vie, en offrant, par le jeu des cautions ou la mobilisation financière et matérielle, la possibilité d’obtenir ou d’acquérir un logement » (p. 116). Ce capital devient particulièrement important lorsque se produisent des ruptures professionnelles et familiales, lesquelles viennent non seulement perturber les parcours-logement, mais également les logiques résidentielles qui leurs sont liées.

Examinant les parcours géographiques et le niveau d’enracinement local des baby-boomers, le chapitre 4 montre que si cette génération a développé une culture de mobilité, ses membres « n’apparaissent pas pour autant comme des individus nomades dans une société liquide », ceux-ci ayant « autant besoin de sécurité ontologique que les hommes et les femmes des générations antérieures » (p. 151). Il ressort que, dans ce contexte d’insécurisation croissante et d’indétermination, le logement reste un point fixe, même si le rapport au quartier varie fortement, allant de l’ancrage identitaire (au centre-ville de Paris notamment) à la mise à distance, voire au détachement (à Montrouge). De là ressortent plusieurs paradoxes ou tensions, entre la stabilité et le changement, entre l’enracinement et les mobilités et entre l’attachement au quartier et la dynamique propre du quartier qui se transforme ou la dynamique des trajectoires professionnelles et familiales.

Dans le chapitre 5 les parcours professionnels des baby-boomers sont examinés avec une attention particulière sur la fin de la carrière et les projets de vie sociale au cours de la retraite. L’analyse débouche sur la conclusion que les projets de vie à la retraite sont d’une grande diversité, « la façon dont la retraite est appréhendée variant d’une personne à l’autre, en fonction de son histoire familiale et professionnelle » (p. 186). De l’aveu même des auteurs, il devient particulièrement difficile de dire si les baby-boomers appartenant aux classes moyennes seront porteurs de nouveaux comportements au seuil de la retraite. En fait, si pour certains la retraite demeure une étape importante qui se traduit par un changement radical des modes de vie, en particulier chez ceux qui privilégient la vie de famille et les activités de loisirs, pour d’autres se dessinent d’autres tendances, allant du rejet de l’idée même de retraite, souvent associée à un refus de vieillir, à la conservation d’une activité professionnelle, plus fréquente à Londres qu’à Paris.

C’est dans le chapitre 6, consacré aux projets résidentiels au moment de la retraite, qu’apparaît la cohérence d’ensemble des itinéraires et des choix que les enquêtés s’apprêtent à faire au seuil de cette nouvelle étape du parcours de vie. Il ressort que les projets résidentiels à la retraite, qu’ils se traduisent par l’incertitude, l’immobilité ou la migration, sont le résultat des trajectoires antérieures, qu’elles soient familiale, professionnelle ou résidentielle, et s’inscrivent en continuité dans leur parcours de vie. Contredisant les thèses voulant que la génération des baby-boomers soit profondément individualiste et égoïste, les résultats montrent que les projets des baby-boomers dépendent fortement des besoins de leurs enfants et de leurs parents âgés. « La génération des baby-boomers dont on a tant redouté l’égoïsme est en réalité très partie prenante dans les solidarités familiales, à tel point que les parents et les enfants semblent parfois prendre le dessus — au moins momentanément — quand arrive l’heure des choix » (p. 221). En fait, qu’il s’agisse de mobilité, d’ancrage ou de double résidence, les enfants et les parents constituent un des éléments essentiels dont dépendent les choix de mode de vie au moment de la retraite. Ce n’est qu’au niveau de la vie affective que les baby-boomers innovent, plusieurs projets résidentiels étant subordonnés à la réalisation d’autres projets de vie, le passage à la retraite n’ayant pas d’influence directe sur les choix résidentiels dans ce cas-ci.

S’inscrivant dans la perspective de leurs travaux respectifs sur les solidarités intergénérationnelles, l’ouvrage de Bonvalet et Ogg nous apparaît instructif à plusieurs égards. Il apporte non seulement un éclairage intéressant sur la complexité des relations intergénérationnelles, mais présente un portrait des baby-boomers qui contraste fortement avec certains écrits portant sur cette génération. Loin d’en faire une population homogène qui aurait connu des parcours identiques, cet ouvrage nous offre un portrait nuancé de cette génération, montrant bien que la situation de ses membres à l’aube de la retraite ne peut pas être envisagée sans référence à leurs trajectoires résidentielle, professionnelle et familiale ainsi qu’au contexte dans lequel celles-ci se sont déroulées. De ce point de vue, l’idée de comparer les baby-boomers habitant dans deux villes au statut similaire, mais intégrées dans des systèmes et des logiques différentes, nous semble particulièrement intéressante. Tout en permettant de dégager des dynamiques similaires dans chacune des deux villes, cette perspective illustre comment les parcours de vie des individus ainsi que leur situation résidentielle, professionnelle et familiale à l’aube de la retraite sont affectés par le contexte social dans lequel ils se déroulent. Les différentes visions de la propriété, perçue comme une étape chez les Londoniens et comme un aboutissement chez les Parisiens, témoignent bien de l’importance de ce contexte sur les parcours et les choix des individus.

L’importance du contexte social nous amène toutefois à nous demander dans quelle mesure l’ouvrage de Bonvalet et Ogg est pertinent pour le Québec, les caractéristiques des parcs à logement et les politiques en la matière ainsi que le rapport au logement, à la retraite et à la famille y étant substantiellement différents. En fait, s’il nous paraît indéniable que la situation des baby-boomers québécois s’avère passablement différente de celle de leurs homologues européens à plusieurs égards, certaines similarités semblent néanmoins apparaître, notamment en termes de solidarité intergénérationnelle. L’ouvrage montre en effet que, malgré des contextes de vie différents, les baby-boomers de Paris et de Londres ne remettent nullement en question leur rôle de génération pivot et qu’ils demeurent au coeur des solidarités familiales intergénérationnelles. Ces résultats rejoignent plusieurs travaux québécois sur la vivacité des solidarités intergénérationnelles chez les baby-boomers québécois, études qui témoignent autant de l’importance de la solidarité résidentielle chez les membres de cette génération que de l’importance de la variable famille dans les motifs à la retraite[1]. Ils ne sont pas non plus sans rappeler les travaux du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les banlieues (GIRBA), lesquels ont notamment observé l’importance du lien intergénérationnel et familial dans les décisions des personnes âgées de vieillir en banlieue[2].