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Pour ou contre l’immigration : à propos d’un livre de Michèle Tribalat

Les débats sur le rôle et les effets de l’immigration sont devenus virulents en Europe, débats qui débordent largement l’argumentaire de l’extrême droite politique et qui touchent les milieux universitaires et de recherche. Le livre de Michèle Tribalat s’inscrit dans cette mouvance et, comme le titre l’indique, l’auteure fustige presque tout le monde de « fermer les yeux » lorsqu’il s’agit d’examiner l’impact de l’immigration sur la société française. Michèle Tribalat n’en est pas à ses premières armes en ce qui concerne l’immigration en France. Directrice de recherche à l’Institut national d’études démographiques à Paris, elle a à son actif une longue liste de publications scientifiques dont son histoire de l’immigration en France, Cent ans d’immigration, étrangers d’hier, Français d’aujourd’hui, publié par l’INED en 1991, qui demeure encore aujourd’hui un ouvrage de référence. Par contre, son dernier-né, Les Yeux grands fermés (2010) est difficile à classer : d’une part il relève d’une volonté explicite d’analyse objective des faits, mais d’autre part c’est un texte truffé de commentaires polémiques qui sentent le règlement de compte. Michel Foucault s’inquiétait du fait que les travaux scientifiques diffusés en dehors des normes universitaires produisent des « effets d’opinion » plutôt que des « effets de savoir »[1]. Le livre de Michèle Tribalat illustre bien ce genre de risque, les effets de savoir (l’analyse minutieuse et systématique des faits, soit environ 50 % du livre) risquant d’être submergés par les effets d’opinion (la prise de position politique). Comme d’emblée l’auteure situe son travail plutôt du côté du « savoir », c’est sur le terrain même des « faits objectifs » que nous allons surtout examiner ses arguments scientifiques. Nous gardons pour la fin les aspects plus idéologiques qui sous-tendent le travail.

Les arguments

« L’a priori idéologique est déterminant dans la manière d’aborder tout ce qui se rapporte à l’immigration en France. La réalité, la mise en évidence des faits ne comptent guère. » Dès la première page du livre (p. 9), nous sommes fixés sur les intentions de l’auteure : débattre de l’immigration en examinant les faits réels, en favorisant « une pensée raisonnée », en optant pour « une analyse rationnelle du réel ». Le dernier rapport du PNUD[2] est cité comme « un autre exemple de parti pris » qui, entre autres, aboutit à des « conclusions radicalement opposées à celles auxquelles on pouvait s’attendre » (p. 12). L’objectif de Michèle Tribalat est donc de présenter des analyses qui ont généralement peu d’échos en France, préférant aller à contre-courant des idées reçues et inciter à une connaissance dégagée de tout enjeu idéologique (p. 13). Pour atteindre cet objectif, le livre aborde une série de thèmes fort importants qui sont au coeur des débats sur l’immigration un peu partout dans le monde.

Le chapitre 1 aborde deux types de considérations. D’abord, sur le plan méthodologique, Michèle Tribalat fait un vibrant plaidoyer en faveur de la nécessité de la production de données sur les origines ethniques, données qui, comme on le sait, font largement défaut en France. Comme elle le dit plus loin en revenant à la charge, « il se trouve des statisticiens pour penser que compter peut être dangereux » (p. 150). Le reste du livre constitue d’ailleurs une preuve, s’il en fallait, qu’il est difficile, voire parfois carrément impossible d’analyser objectivement les faits concernant l’immigration en France. Faute de données, l’auteure doit constamment faire appel aux travaux réalisés ailleurs, surtout aux États-Unis. Elle s’en prend également à la définition de l’immigrant retenue par l’INSEE et le Haut Conseil à l’intégration. Citant Xavier Thierry de l’INED, elle illustre comment différentes définitions produisent des estimations fort différentes de l’immigration étrangère, variant d’un minimum de 61 929 à un maximum de 142 944 pour l’année 1997 (p. 27). Elle critique également l’utilisation de la notion de solde migratoire : ceux qui sortent, dit-elle, ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui entrent. Soit. Malheureusement, encore faute de données françaises, cette hypothèse fort plausible ne peut être vérifiée. Le deuxième type de considérations abordées dans le chapitre 1 porte sur l’estimation de l’immigration étrangère (sic) au cours des années 1990 et 2000. L’auteure insiste particulièrement sur l’importance des flux familiaux, le nombre d’entrées au titre de travailleur étant désormais dérisoire, ce qui ne surprend guère compte tenu de la politique de l’immigration zéro à partir de 1974. Suit une section sur le mariage avec un(e) Fançais(e), présenté comme « un sésame ». Elle veut ainsi montrer que les mariages dits mixtes sont en fait ethno-culturellement homogames, ce qui l’amène à conclure à un « autoengendrement des flux familiaux » (p. 45).

Le chapitre 2 porte sur la démocratie, ou plutôt sur l’absence de démocratie dans le champ des politiques migratoires. Ce chapitre poursuit en fait ses analyses sur les flux familiaux du chapitre précédent, l’auteure déplorant que l’immigration comme phénomène endogène échappe aux politiques migratoires. On a changé d’époque, dit-elle : les flux familiaux dépendent maintenant largement des pratiques matrimoniales des étrangers et des Français d’origine étrangère déjà présents en France. En bref, l’immigration ne serait plus régie par le politique mais par les pratiques matrimoniales des étrangers. Elle critique ensuite la Commission européenne, affirmant que si cette dernière est favorable à l’immigration et aux droits des immigrés, c’est que ses membres ne sont pas élus par les citoyens et n’ont donc pas à affronter leur point de vue. De plus, les décisions européennes sont peu transparentes et les négociations se font en coulisse. Elle s’en prend également à l’intrusion grandissante du pouvoir juridique. C’est en fait tout le processus de la déclaration des droits de l’homme (sic) qui la gêne parce que les conséquences n’ont pas été prévues ou échappent à nos intentions. « On a donc assisté progressivement à une excentration de la question migratoire par rapport aux intérêts nationaux » (p. 63). Bref, le lien démocratique est perdu. Cette intrusion du juridique serait le résultat de l’idéologie du « progressisme transnational », véhiculée par « les élites transnationales, nombre d’anciens soixante-huitards, des juristes internationaux, des ONG, les Nations Unies, autres organisations internationales, les patrons des sociétés transnationales et les technocrates de l’Union Européenne ». Elle suggère que ces idées trouvent peu d’adhésion auprès des électeurs. Elle fait alors référence à la notion de gouvernance mondiale et au discours « gagnant-gagnant-gagnant » qui la sous-tend. C’est la fin de la démocratie telle que nous l’avons connue, où les intérêts des citoyens sont défendus par les élus (p. 73). C’est donc finalement une charge en règle contre l’« immigrationnisme », terme qu’elle emprunte à Pierre-André Targuieff, provenant de son article de mai 2006 dans Observatoire du communautarisme, et dont le titre fort révélateur invoque l’« immigrationnisme » comme « la dernière utopie des bien-pensants ». C’est pour lutter contre le renoncement à reconnaître les faits que l’auteure aborde dans les deux chapitres suivants des arguments scientifiques reliés à la démographie et à l’économie.

Le chapitre 3, qui traite des arguments démographiques en faveur de l’immigration, n’est pas le plus original du livre. En effet, utilisant les projections de population des Nations Unies de 2000, à partir desquelles a été suggéré le fameux concept de « migrations de remplacement », Michèle Tribalat conclut que cette position aboutit à des résultats illusoires et irréalisables et que la croissance démographique serait insupportable si l’objectif était de combler les déséquilibres de structure par âge. À partir de ces résultats apocalyptiques, elle s’en prend aux raisonnements simplistes et mécaniques sur les besoins démographiques. Mêmes conclusions en ce qui concerne l’amélioration des taux d’emploi. Ici son commentaire est fort intéressant : « L’amélioration des taux d’emploi réside donc, non pas dans un recours massif à l’immigration étrangère, mais dans des réformes profondes à même de résorber le chômage, de maintenir sur le marché du travail des personnes qui en sortent trop tôt ou d’en faire venir d’autres qui ont du mal à y entrer » (p. 84). S’agissant des finances publiques en lien avec les effets du vieillissement démographique, le facteur déterminant, à son avis, serait la qualification : « Une politique qui viserait à augmenter la qualification des immigrants aurait donc un effet bénéfique sur les finances publiques » (p. 91). Elle précise plus loin : « Lorsque le solde migratoire passe de 50 000 à 100 000 par adjonction de 50 000 immigrants d’un niveau d’éducation supérieur, alors la réduction des ajustements budgétaires devient très sensible » (p. 91). Elle se base ici sur des études réalisées dans plusieurs pays d’Europe et aux États-Unis, qui suggèrent que l’immigration a très peu d’effet sur les finances publiques, sauf si elle est « qualifiée ».

Le chapitre 4 constitue, à mon avis, le noyau central du livre et des débats actuels sur l’immigration. En effet, c’est le rôle économique de l’immigration qui sous-tend les politiques migratoires actuelles et c’est lui qui est ici mis en cause. Ce chapitre est l’occasion pour Michèle Tribalat de s’attaquer à l’idée de liberté de circulation véhiculée par les ONG et aux bienfaits supposés de l’immigration. Elle pose la question de fond : est-ce que l’immigration accroît la richesse de ceux qui résident déjà dans le pays où ils s’installent ? Encore une fois, faute de données françaises, l’auteure s’en remet essentiellement aux travaux britanniques et américains. D’abord, elle commence par contester les conclusions d’une étude commanditée par le gouvernement de la Grande-Bretagne selon laquelle l’immigration contribuerait positivement au PIB. Elle rejette cette conclusion sur la base que l’étude en question n’a pas tenu compte des jeunes enfants d’immigrés nés au Royaume-Uni (p. 108). Pour le reste, concernant l’effet de l’immigration sur le PIB, elle nous rappelle ce qui est maintenant bien connu dans la littérature scientifique, à savoir que ce genre d’impact demeure très faible, parfois positif, rarement négatif. Le vrai débat porte plutôt sur les liens entre l’immigration, les salaires et l’emploi. La synthèse qu’elle propose ici est très intéressante et surtout très abordable pour les non-initiés. Sans entrer dans les détails, le résultat le plus significatif est que l’effet de l’immigration diffère selon les groupes sociaux, définis ici selon les niveaux de classification. L’immigration affecte négativement surtout les moins qualifiés, dont font partie les minorités noires et hispaniques (p. 121). Les deux questions interreliées du degré de substitution entre la main-d’oeuvre immigrée et celle des natifs et celle de l’ajustement du capital constituent actuellement le fond du débat. Même si l’auteure admet que le débat n’est pas encore clos, elle donne le dernier mot à Borjas, qui conclut plutôt aux effets négatifs de l’immigration. Une troisième question fait également objet de débat : les immigrés occupent-ils les emplois dont les natifs ne veulent pas ? Il semble que non, selon un rapport britannique, car dans les années 2000 l’afflux très important d’immigrants n’a pas réduit le nombre d’emplois non pourvus dans les secteurs souffrant de pénurie. En fait, il semble que les employeurs préfèrent souvent recruter des immigrants qui acceptent des conditions et des salaires que les natifs, même peu qualifiés, refusent. Ceci est particulièrement vrai, du moins en Grande-Bretagne, pour les immigrants dont la liberté de changer d’emploi est limitée par leur statut (par ex. dans les services de santé et soins à domicile). Michèle Tribalat, encore sur la base des travaux américains de Borjas, revient sur l’idée qu’il y a des gagnants (les employeurs) et des perdants (les natifs les moins qualifiés).

Le chapitre 5 est sans doute le plus original parce qu’il repose sur les propres travaux de l’auteure et qu’il traite (enfin !) de la situation française. Si, comme le dit celle-ci, l’immigration a un effet faible et probablement pénalisant pour les moins qualifiés, ses effets sont bien visibles spatialement (p. 143). Encore une fois, Michèle Tribalat souligne l’écueil de l’absence de données : si les gouvernements français avaient souhaité connaître ces effets, ils auraient favorisé le développement d’outils statistiques le permettant. Ce qu’il faudrait en termes de statistiques afin de mesurer les concentrations ethniques, dit-elle, c’est le lieu de naissance sur trois générations, car pour elle, on est un jeune d’origine étrangère si un parent ou un grand-parent est immigré (nous reviendrons sur la question des définitions dans la section critique). Seule l’enquête famille de 1999 permet une telle analyse. C’est ainsi qu’elle avance la proportion de 24 % de personnes d’origine étrangère (sur trois générations). Ceci dit, grâce à un fichier de données originales (SAPHIR), elle peut mesurer la concentration ethnique sur près de 40 ans (1968-2005). Elle montre la grande concentration de la population d’origine étrangère en Île-de-France et les changements par origine : l’Europe du Sud diminue au profit de l’Afrique subsaharienne et de la Turquie. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle montre également que les concentrations ethniques (mesurées ici par le lieu de naissance) sont en fait favorisées par un évitement des lieux par les natifs (c.-à-d. baisse des entrées) et non par un exode des familles d’origine française. Suit ensuite une série d’analyses sur la mixité ethnique des voisinages en utilisant la notion de « mixité ethnique équitable », c’est-à-dire une mixité égale à la proportion du groupe. Son hypothèse est que « l’entre-soi » devrait diminuer avec l’assimilation spatiale, ce qui n’est pas le cas pour les enfants d’origines marocaine, africaine et turque. Sur le plan des explications, elle fait le rapprochement entre la concentration ethnique et la concentration de classes, ce qu’elle décrit comme de la ségrégation sociale résultant de la course à la meilleure école, tout ceci dans le cadre théorique du calcul rationnel des individus plutôt que sur celui de la discrimination. Elle termine le chapitre sur une note politique. Ainsi, une politique migratoire qui freinerait la migration familiale au profit d’une immigration hautement qualifiée rebattrait sans doute les cartes car, selon elle, la « prime » accordée à la migration familiale favorise les courants migratoires déjà implantés et accumule les populations immigrées dans les mêmes lieux (p. 182).

Le chapitre 6 constitue une critique en règle des sondages de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur le racisme. Même si le lien avec les débats sur l’immigration n’est pas du tout évident, une telle critique s’avère intéressante et importante, tant les questions posées dans ce genre de sondage, et non seulement en France, sont de qualité fort douteuse. Le chapitre présente plusieurs exemples de questions qui sont difficilement interprétables. Ses critiques s’adressent à l’utilisation de tels sondages et visent « l’acharnement à traquer les pensées racistes, xénophobes ou ethnocentristes, qui maintient le racisme au coeur de l’actualité, ce qui joue en faveur de l’activité des ONG subventionnées qui participent aux travaux de la commission » (p. 206).

En conclusion, Michèle Tribalat revient sur le thème de l’ignorance cultivée par les « immigrationnistes ». En témoignent la statistique publique (l’INSEE), la méfiance des médias à l’égard de la connaissance (lesquels préfèrent le conte de fées selon lequel l’immigration est un bienfait en soi, p. 213) et la chasse aux suspects racistes, y compris par les chercheurs et experts. Bref, « telles sont les armes puissantes d’une nouvelle utopie progressiste, mais profondément obscurantiste, celle que Pierre-André Taguieff a vertement critiquée sous l’appellation d’immigrationnisme ».

Faits ou débats ?

Le livre de Michèle Tribalat est d’abord et avant tout une charge contre ceux et celles qui, en France, considèrent l’immigration de façon positive, qui voient dans l’immigration des effets positifs. Elle leur reproche d’opter pour l’ignorance des faits objectifs et d’avoir « les yeux grands fermés ». Mais quels sont ces faits ? Justement, ils n’existent pas vraiment. D’abord, comme elle le répète — et à juste titre — la statistique officielle, en particulier celle qui est produite par l’INSEE (l’équivalent de Statistique Canada), refuse de produire des données sur les origines ethniques. Ce débat est bien connu et nous savons gré à l’auteur de se ranger du côté des chercheurs qui revendiquent de telles données. Ceci dit, comment alors reprocher à tout ce monde — et elle ratisse large comme on l’a vu plus haut, comprenant tous ces idéologues du « progressisme transnational » — d’ignorer des faits qui n’existent pas ? Réponse : ces faits existeraient ailleurs, en particulier aux États-Unis. Mais, là aussi, il s’agit davantage de débats que de faits proprement dits. Certes, les travaux de l’Américain Georges Borjas, qu’elle cite abondamment, sont incontournables, mais nombreux sont ceux et celles aux États-Unis (et au Canada) qui ne sont pas d’accord avec lui. Par exemple, l’économiste David Card insiste sur le fait que l’immigration ne fait pas qu’augmenter l’offre de main-d’oeuvre, mais qu’elle augmente également la demande. Selon lui, la complémentarité des compétences (skills) qu’apportent les immigrants (par exemple les Mexicains) est bonne pour l’économie[3]. Si Michèle Tribalat fait référence également aux travaux de Card, en dernière analyse, elle choisit le camp de Borjas, sans vraiment offrir de justification, donc sur une base essentiellement idéologique. Par ailleurs, l’auteure admet elle-même que le débat n’est pas clos et, surtout, qu’il faut se méfier des transpositions hâtives d’un pays à un autre (p. 132), alors que toute son argumentation repose sur des études britanniques et surtout américaines. Bref, des débats scientifiques ne sont pas des faits, et ne pas en tenir compte n’est pas synonyme de mauvaise foi et d’idéologie.

Quant aux dimensions démographiques de l’immigration, je serai bref car je ne connais personne qui considère que l’immigration peut arrêter, voire inverser, les tendances démographiques lourdes. Il y a un consensus sur le fait qu’elle peut tout au plus les ralentir. La notion de « migration de remplacement » suggérée par les Nations Unies a été suffisamment enterrée pour qu’on ne s’y attarde pas. Le chapitre démographique ne se justifie alors que si l’auteure construit un « bonhomme de paille ». D’ailleurs, ce qui est vraiment gênant dans ce livre, c’est que l’on ne connaît pas vraiment les adversaires et, surtout, qu’il n’y a aucune analyse systématique de leurs arguments.

Une absence de taille entache sérieusement la portée des arguments de l’auteure. En effet, comment peut-on exclure explicitement l’immigration irrégulière des analyses, comme elle le fait, alors que c’est justement là où se situe actuellement tout le débat lorsqu’il est question des politiques migratoires de la France et de l’Union européenne ? Cette omission lui permet justement de conclure que l’immigration de travail est dérisoire en France et que seule l’immigration familiale nourrit les flux migratoires, l’amenant ainsi à parler « d’un autoengendrement des flux familiaux » à travers les mariages homogames. Elle déplore ce fait car pour elle, il s’agit là d’un indicateur de non-intégration. Outre que l’homogamie en matière de mariage est un phénomène généralisé (c’est probablement une des rares lois de la science sociale), je suis davantage de l’opinion de François Héran (cité en note infrapaginale, p. 44), qui écrit que ces mariages mixtes par nationalité ne constituent pas moins une étape dans le processus de mixage, et donc d’une certaine forme d’intégration. Bref, en excluant ainsi l’immigration irrégulière, elle élimine une partie importante de l’immigration économique et, en omettant la possibilité réelle qu’une bonne part de l’immigration familiale soit également de nature économique, elle peut conclure, avec une certaine nostalgie, que « dès lors, la France ne pouvait plus, comme par le passé, disposer de sa population étrangère au gré de ses besoins économiques ».

Sa discussion des aspects juridiques (les droits) et de la notion de gouvernance mondiale laisse perplexe pour qui est impliqué dans ce champ. D’abord, elle déplore l’intrusion du juridique en matière d’immigration, comme s’il était possible d’adopter des chartres et des conventions sans prévoir de suivi et sans faire appel au juridique, ce qui constitue pourtant la suite logique de cette approche. Ensuite, elle oppose l’application des chartres et des conventions aux intérêts nationaux, comme si les deux étaient antinomiques. Enfin, quant à sa critique de la gouvernance mondiale, en faisant référence au discours « gagnant-gagnant-gagnant », elle conclut à la fin de la démocratie (p. 73). Elle occulte ainsi complètement une littérature fort abondante produite par des chercheurs, qu’elle qualifierait certainement de « progressistes transnationaux », et qui déconstruisent de façon très critique l’idéologie de la gouvernance mondiale et son corollaire, la notion de « migration management »[4]. Dans le même esprit, elle attaque violemment l’idée de la libre circulation des personnes, idée certes contestée, mais avancée par des chercheurs sérieux avec des arguments systématiques, arguments qu’elle ignore complètement[5].

Un autre problème important du livre a trait à sa définition de « population étrangère ». Certes, faute de données ethniques, on ne peut lui reprocher d’utiliser le lieu de naissance comme indicateur (proxy) des origines ethniques. Le problème surgit lorsque l’on parle toujours de population d’origine étrangère après trois générations. Ainsi, un jeune peut avoir ses deux parents nés en France, mais au moins un grand-parent né à l’étranger et être toujours considéré comme étant d’origine étrangère. Elle compare la proportion de 17 % d’origine étrangère en France (sur 2 générations) avec celle de 22 % aux États-Unis, sauf qu’aux États-Unis (et au Canada), la deuxième génération, qui fait l’objet d’ailleurs de plus en plus de recherches, n’est pas considérée comme étrangère ou d’origine étrangère. Elle n’est pas non plus considérée comme « immigrante », terme réservé exclusivement à la première génération. Sauf quelques racistes anti-Obama, personne de ce côté-ci de l’Atlantique ne songerait à considérer un jeune né ici comme étant d’origine étrangère, encore moins si ses deux parents sont nés ici, et encore moins si en plus trois de ses quatre grands-parents sont nés ici. Une telle utilisation de la statistique ne peut que rendre quasi permanent le statut d’étranger et d’immigré. À mon avis, il vaut mieux s’en tenir à la tradition scientifique qui préfère le terme « immigrant » à celui d’« immigré » : on est immigrant lorsque l’on est né à l’étranger, après c’est fini !

Pour terminer, au-delà des débats sur l’immigration, il convient d’examiner l’épistémologie sous-jacente, suggérée par les nombreuses citations que l’auteure met en exergue de ses chapitres. Par exemple, le livre débute par cette citation de Timur Kuran : « Les sociétés protégées d’un gouvernement tyrannique ne sont pas à l’abri de la tyrannie qu’elles exercent sur elles-mêmes à travers la force de l’opinion publique. » Le livre, dont est tirée cette citation, Private Truth, Public Lies. The Social Consequences of Preference Falsification, (Presses de l’Université Harvard, 1995), a soulevé une grande polémique aux États-Unis. En gros, la thèse de Kuran fait référence à la notion de « falsification des préférences », à savoir le fait que les personnes taisent leurs préférences réelles en public pour aller dans le sens des pressions dominantes, déformant, corrompant et appauvrissant la connaissance disponible dans le domaine public. La falsification des préférences rend plus difficile l’information sur les inconvénients que présentent les pratiques existantes et sur la valeur des pratiques alternatives. Une autre conséquence de la falsification des préférences est qu’une large partie du public est dans l’ignorance quant aux avantages du changement. Exercée sur une longue période, la falsification des préférences peut produire une étroitesse d’esprit et une fossilisation mentale qui étouffent la capacité d’une communauté à vouloir le changement. Michèle Tribalat se sert de cette notion pour caractériser le débat public sur l’immigration en France : l’appauvrissement des informations accessibles aboutit à une ignorance généralisée, voire à l’occultation de certains faits. Ce qui, dans la thèse de Timur Kuran, est décrit comme un phénomène universel devient, sous la plume de Michèle Tribalat, un trait caractéristique réservé aux « immigrationnistes ». Outre une présentation simpliste de la thèse, elle oublie de mentionner que Timur Kuran ne voit pas que des aspects négatifs à la falsification des préférences. Par exemple, dans son article sur l’islam et le sous-développement, il affirme ceci : « Les pressions sociales qui débouchent sur la falsification des préférences ne lèsent pas nécessairement la croissance économique. De telles pressions peuvent être bénéfiques à la croissance si elles maintiennent une opinion publique favorable aux politiques et institutions prêtant leur appui à la production, l’innovation et au commerce[6] ». Comme quoi, si les préférences vont dans le bon sens (p. ex. le libéralisme pour Kuran, ou l’anti-immigrationnisme pour Tribalat), elles seraient acceptables.

Que conclure de tout cela ? Le livre de Michèle Tribalat laisse croire que les faits sont là pour démontrer les effets négatifs de l’immigration. Or il est clair que les travaux scientifiques sur les effets économiques de l’immigration sont loin d’être univoques et font encore l’objet de débats scientifiques. Présenter des débats comme des faits, n’est-ce pas là plutôt avoir « les yeux grands fermés » ?