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INTRODUCTION

Le droit de la famille organise les rapports entre l’État et les familles. Ce droit se décline en un droit fiscal et un droit social. Au Québec, le droit fiscal, par l’intermédiaire de la Loi sur les impôts, englobe des mesures de soutien aux familles et enfants qui opèrent par allègement fiscal, comme le crédit d’impôt remboursable pour le soutien aux enfants et le crédit d’impôt remboursable pour frais de garde. Le droit social englobe différentes lois, comme la Loi sur l’assurance parentale et la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance, qui englobent leurs propres mesures (Barsalou, 2016).

Or, le revenu familial constitue un critère important d’application des mesures découlant de ce droit. L’admissibilité des personnes, de même que le niveau des allègements fiscaux ou des prestations pour les familles ayant droit, varient en raison inverse de ce revenu. Ce critère est ainsi utilisé pour cibler les personnes en famille dont le « bien-être économique »[1] est inférieur à certaines limites. Une équivalence est faite entre le niveau de bien-être d’une personne en situation familiale et son niveau de revenu familial.

Cette équivalence serait non problématique si la gestion des revenus dans les familles était systématiquement collectivisée, c’est-à-dire si dans l’ensemble des couples, les revenus des conjoints étaient entièrement mis en commun et également partagés. Le revenu familial mesurerait dans ce cas un niveau de bien-être économique égal pour tous les membres d’une famille. Cependant, de nombreuses recherches, au Québec comme ailleurs, ont montré que pour une proportion substantielle de couples, tous les revenus ne sont pas collectivisés. La gestion des revenus s’individualise selon plusieurs modes alternatifs à la mise en commun totale des revenus : la mise en commun partielle, le partage des dépenses (réparties au prorata des revenus ou non), etc. Le constat de cette diversité a incité certains chercheurs à remettre en question la légitimité du concept de revenu familial, le qualifiant de « vague et insidieux », notamment en ce qu’il masque les inégalités prévalant à l’intérieur des familles (Belleau et Proulx, 2011 : 79). Dès lors, les niveaux de bien-être économique risquent de ne plus être égaux entre les membres d’une même famille, en l’occurrence entre le conjoint et la conjointe.

Ce risque révèle la limite de l’utilisation du revenu familial comme critère dans l’application des mesures fiscales et sociales. En effet, si la diversité des modes de gestion des revenus fait en sorte que le bien-être intrafamilial est variable, alors le revenu familial constitue un indicateur potentiellement équivoque pour jauger le niveau de bien-être spécifique des personnes en situation familiale ciblées par ces mesures. Il se pourrait bien, par exemple, qu’une personne ait un niveau de bien-être économique défavorable malgré un revenu familial favorable.

Ce qu’on a qualifié de « taxe à la recomposition familiale » (Belleau et Lobet, 2017 : 113) peut servir d’exemple. Cette taxe implicite s’appliquerait à une mère monoparentale à revenu modeste qui se remet en couple avec un conjoint à haut revenu, tout en continuant d’assumer à elle seule — sinon avec le coparent — les dépenses liées à ces enfants, comme c’est d’ailleurs la pratique dans plus des trois quarts des familles recomposées simples[2] au Québec (Belleau et Lobet, 2017 : 63). Non seulement cette mère court le risque de perdre les avantages dont elle bénéficiait lorsqu’elle était dans une situation de monoparentalité (ex. : frais de garde plus bas) parce que son nouveau revenu familial dépasse les seuils d’admissibilité ; mais aussi et surtout, elle risque la diminution de son niveau de bien-être économique par rapport à sa situation antérieure.

Sans surprise, le revenu familial structure aussi le cadre statistique officiel en matière de pauvreté. Ce cadre s’appuie sur le « revenu équivalent » (equivalised income) (Statistique Canada, 2010), une mesure du bien-être individuel qui consiste dans le revenu familial ajusté pour tenir compte des économies d’échelles dont la mise en commun et le partage égal des revenus sont les préalables. Là aussi, le bien-être intrafamilial y est considéré comme invariable, car chaque membre d’une même famille obtient la même mesure. Ainsi, dans le cadre statistique officiel, non seulement il ne peut exister de personnes non pauvres dans des familles pauvres, mais aussi, il ne peut exister de personnes pauvres dans des familles non pauvres.

Notre étude a comme trame de fond cette opposition entre le concept de revenu familial, qui suppose un bien-être intrafamilial invariable, et le concept alternatif de « revenu conjugal individualisé » (Belleau et Proulx, 2011 : 96), qui suppose au contraire la variabilité de ce bien-être. Cette opposition est la conséquence directe d’une opposition fondamentale entre deux modes de gestion des revenus dans les couples : collectivisée et individualisée. Notre objectif est d’estimer les conséquences, sur la mesure des inégalités du bien-être, qui découlent de la possibilité, négligée dans le cadre statistique officiel, que ce bien-être varie à l’intérieur des familles du fait de modes de gestion individualisée des revenus. Nous envisageons la possibilité que les conjoints se gardent pour eux-mêmes des parts plus ou moins importantes de leurs revenus, le reste allant dans un pot commun destiné à un partage égal. Il en résulte une inégalité intrafamiliale du bien-être dont nous chercherons à en estimer l’ampleur.

Il est d’ailleurs pertinent, sur le plan social, de mesurer cette forme d’inégalité, justement parce que pour bon nombre de couples, les revenus ne sont pas entièrement mis en commun ni partagés également. En tenant compte de cette inégalité intrafamiliale, la situation socioéconomique des membres de la famille pourrait, à des fins de politique fiscale et sociale, être jaugée de manière plus précise que ne le permet le revenu familial, lequel suppose l’agrégation des revenus des conjoints, et ainsi l’indistinction des niveaux de bien-être.

D’où les trois questions de recherches suivantes :

  1. Quels sont les effets des modalités de gestion individualisée des revenus sur les niveaux d’inégalité intrafamiliale ?

  2. Comment les effets des modalités de gestion individualisée des revenus sur les niveaux d’inégalité intrafamiliale ont-ils évolué au cours des dernières décennies ?

  3. Quels sont les biais, dans les estimations de l’inégalité totale, qui résultent de la non prise en compte de l’inégalité intrafamiliale ?

Pour répondre à ces questions, nous mènerons des analyses de simulation, principalement à partir d’un échantillon de l’Enquête canadienne sur le revenu (ECR) de Statistique Canada. Le présent article est organisé comme suit. Dans une première partie, une brève revue de littérature permet de faire le point sur les connaissances économiques et sociologiques traitant des modes de gestion des revenus dans les couples, de l’inégalité intrafamiliale du bien-être et des liens entre ces thèmes. Dans une seconde partie, la méthodologie est décrite ; il s’agit, à partir d’une population cible, de définir des mesures de bien-être qui constituent des variantes d’un mode de gestion individualisée des revenus, et de choisir un outil de calcul de l’inégalité intrafamiliale appliqué à ces mesures. Dans une troisième partie, les résultats sont présentés, sous la forme de réponses aux trois questions précédentes. La dernière partie résume et discute des résultats, et signale quelques limites de l’approche utilisée.

GESTION INDIVIDUALISÉE DES REVENUS ET INÉGALITÉ INTRAFAMILIALE DU BIEN-ÊTRE : LE POINT SUR LA RECHERCHE

On n’a pas toujours conçu que la gestion des revenus dans les familles pouvait être individualisée, et que cela pouvait entraîner une inégalité intrafamiliale du bien-être. Dans l’approche « unitaire » proposée il y a quatre décennies par Gary Becker (Becker, 1974), une fonction d’utilité unique est optimisée dans la famille, car on postule que les préférences de ses membres convergent. Mais aussi et surtout, cette fonction est sujette à une seule contrainte budgétaire, car on pose à priori que les revenus sont entièrement mis en commun. Chaque membre de la famille obtient le même niveau de « bien-être » (ou « niveau de vie », « pouvoir d’achat »), car tout se passe comme si la famille constituait une seule unité décisionnelle et une seule unité de consommation. Pour cette approche unitaire, la gestion des revenus au sein des couples ne peut être que collectivisée, et le bien-être intrafamilial ne peut être qu’invariable.

Dans la revue de littérature de la présente partie, nous exposons les approches de la gestion des revenus dans les couples qui sont alternatives à cette approche unitaire. On distingue trois catégories de travaux. Dans une première, à prédominance économique, on n’a pas tant cherché à documenter la pluralité des modes de gestion des revenus, qu’à montrer que les asymétries dans les préférences, les pouvoirs de négociation et les ressources des conjoints, engendrent des règles inégalitaires de partage. Dans une seconde catégorie, à prédominance sociologique, on a proposé des typologies de modes de gestion des revenus intégrant désormais l’individualisation, observée d’ailleurs dans une proportion importante des couples ; cependant, les liens entre ces modes alternatifs de gestion et l’inégalité intrafamiliale du bien-être ont été plus problématiques à faire. Dans une troisième catégorie de travaux, à prédominance économique et utilisant des techniques de simulation, de tels liens ont pu être établis.

L’extension du modèle unitaire de Becker : l’approche non unitaire

L’approche unitaire du comportement domestique de Becker a été critiquée au profit d’une approche non unitaire de l’économie domestique (Chiappori, 1988, 1992). On y a pris en compte les préférences variables des membres de la famille pour la consommation, et leurs pouvoirs de négociation variables, eu égard à la mobilisation du revenu familial. Par le concept de « règle de partage » (sharing rule), cette approche conçoit que le bien-être des membres d’une même famille est potentiellement inégal, la gestion des revenus pouvant être individualisée (du fait des préférences et des pouvoirs de négociation des conjoints). En particulier, on a montré que la répartition du revenu des conjoints affectait cette règle de partage dans le sens suivant : plus un conjoint détient une part élevée du revenu familial, plus sa part dans la consommation familiale augmente, un indicateur d’un bien-être inégalement réparti.

Mentionnons que cet apport théorique n’a pas été imaginé en réponse à l’approche de Becker. Une vingtaine d’années avant la diffusion de l’approche unitaire, Young (1952) avait remarqué que les membres de la famille qui avaient de plus hauts revenus avaient de plus hauts niveaux de consommation, ce qu’il avait résumé en affirmant que « les pourvoyeurs mangent plus souvent de la viande » (bread-winners are often the meat-eaters)[3].

Dans les suites de l’approche non unitaire, Lundberg et collab. (1997) ont analysé, à partir de données des années 1970 et 1980, les effets d’un changement de politique sociale au Royaume-Uni ayant consisté à transférer d’importantes prestations pour enfants du conjoint vers la conjointe. Ils ont alors trouvé que ce changement, équivalant à une hausse relative du revenu de la conjointe, avait entraîné un changement important dans la répartition intrafamiliale des dépenses en matière de vêtements : les dépenses destinées à la conjointe et aux enfants avaient augmenté relativement à celles destinées au conjoint. Si l’on convient que la consommation privée constitue un indicateur du bien-être, ce résultat contredit la thèse de l’égalité intrafamiliale. Browning et collab. (1994), utilisant des données canadiennes sur les dépenses en vêtements tirées de l’Enquête sur les dépenses des familles pour les années 1970 et 1980, ont aussi montré que le revenu relatif des conjoints influençait les modalités du partage de la consommation. Par exemple, dans un ménage pauvre où la conjointe détient 25 % du revenu, 42 % des dépenses en vêtements lui sont destinées ; par contraste, dans un ménage plus aisé dans lequel son revenu représente 75 % de celui du ménage, sa part augmente à 58 %.

Plus récemment, Bonke (2015) a utilisé des données sur la consommation qui ne se bornent pas à un seul poste de dépense afin de donner une image plus exhaustive de la répartition du bien-être intrafamilial. À partir des données de l’Enquête danoise sur les dépenses des ménages de 2004, il a montré que la part du revenu de la conjointe dans le revenu familial est positivement associée à sa part dans la consommation (c.-à-d. la part des dépenses destinées à la conjointe en proportion des dépenses destinées aux deux conjoints)[4].

Typologies des modes de gestion des revenus dans les couples

Au cours des dernières décennies, les sociologues ont fait valoir que des changements sociétaux comme l’insertion massive des femmes sur le marché du travail, l’évolution des moeurs vers l’individualisme, les réformes du droit matrimonial, l’augmentation de la fréquence des divorces, des unions libres et des familles recomposées, ont contribué à répandre des modes de gestion des revenus alternatifs à la collectivisation. Plusieurs études ont élaboré des typologies incluant un ou plusieurs modes de gestion individualisés à côté du mode de gestion collectivisée.

Par exemple, Pahl (1989), à partir d’entrevues semi-dirigées, a proposé quatre modes : 1) Whole wage system : une personne, plus souvent la conjointe, gère les finances de la famille à l’exception de l’argent de poche de l’autre conjoint ; 2) Allowance system : le principal soutien — plus souvent le conjoint masculin — verse une allocation à la conjointe en vue des dépenses de base de la famille (allocation à laquelle elle peut ajouter ses propres revenus) et conserve le reste pour les autres dépenses ou pour son propre usage ; 3) Pooling or Shared ManagementSystem : tous les revenus ou presque sont collectivisés, les conjoints ont accès à tout l’argent et les deux dépensent à partir d’un pot commun ; 4) Independent Management System : chaque conjoint contrôle son propre revenu, n’a pas accès au revenu de l’autre, et les deux se séparent les responsabilités des dépenses. Le quatrième mode considère donc explicitement une gestion individualisée des revenus ; aussi, les modes 1 et 2 supposent jusqu’à un certain point qu’un conjoint à un pouvoir discrétionnaire supérieur dans cette gestion. Le mode 3, quant à lui, se rapporte à la collectivisation.

Au Canada, Laporte et Schellenberg (2011 : 14), utilisant une variable de l’Enquête sociale générale (ESG) de 2007 (cycle 21), ont proposé trois modes : 1) Allocation des revenus : un conjoint gère tout l’argent et donne à l’autre la part qui lui revient ; 2) Mise en commun des revenus : les conjoints mettent l’argent ensemble et prennent chacun ce dont ils ont besoin ; 3) Séparation des revenus : les conjoints mettent ensemble une partie de l’argent et gardent le reste pour eux, ou gardent tout leur argent de manière séparée. À l’échelle des 45 ans et plus au Canada en 2007, la prévalence de ces trois modes était, respectivement, de 21 %, 58 % et 21 %. Les auteurs ont par ailleurs divisé le mode de « l’allocation des revenus » selon que c’est la femme qui alloue une part du revenu à l’homme (12 %) ou vice-versa (9 %) ; aussi, ils ont divisé le mode de la « séparation des revenus » selon que celle-ci est partielle (7 %) ou complète (14 %). Cette séparation constitue explicitement un mode de gestion individualisée.

Au Québec, à partir des données de l’enquête intitulée « Unions et désunions conjugales au Québec », menée en 2015 auprès de 3246 répondants, Belleau et Lobet (2017 : 57-59) ont proposé les modes suivants : 1) Mise en commun : chaque conjoint a accès au revenu de l’autre et les deux revenus servent à payer les dépenses communes et personnelles ; 2) Partage des dépenses : les conjoints gardent leurs revenus pour eux, mais assument ensemble les dépenses communes ; 3) Allocation domestique : un seul conjoint est pourvoyeur et verse à l’autre une allocation pour assumer les dépenses de la famille, le reste de l’argent ne lui étant pas disponible. La prévalence de ces modes est respectivement de 54 %, 37 % et 9 %. Dans ce cadre, c’est le mode du partage des dépenses qui fait office de gestion individualisée des revenus. Les auteures ont distingué le partage des dépenses selon qu’il se fait au prorata des revenus (21 %) ou moitié-moitié (16 %).

Un problème avec ces typologies est la difficulté de faire des liens entre des modes de gestion des revenus et l’inégalité intrafamiliale du bien-être, par l’intermédiaire de mesures formelles de répartition de ce bien entre les membres de la famille. Ashby et Burgoyne (2008 : 458) parviennent à une conclusion de cet ordre lorsqu’elles affirment que « la classification des couples sur la base de leurs systèmes de gestion de l’argent ne donne pas une image précise de l’accès au revenu dont chaque conjoint dispose, ainsi que de son niveau de bien-être ». Il semblerait par exemple que certains couples déclarant que leurs revenus sont collectivisés sont moins égalitaires qu’ils ne veulent le paraître : le conjoint ayant le revenu le moins élevé se sentirait moins autorisé à dépenser pour lui-même l’argent partagé, une observation de terrain que partagent aussi Belleau et Proulx (2010 : 97-98)[5]. Cela voudrait dire que la prévalence réelle des modes de gestion individualisée est sous-estimée dans les études typologiques. Ce problème de mesure de la répartition effective du bien-être des conjoints (découlant de la répartition effective des revenus) ne pourrait pas être solutionné en utilisant des données sur les comptes bancaires[6].

Modes de gestion individualisée et inégalité intrafamiliale du bien-être : l’apport des simulations

Ni l’approche non unitaire des économistes ni l’approche typologique des sociologues n’ont permis de lier explicitement des modes de gestion des revenus à des niveaux d’inégalité intrafamiliale du bien-être. D’un côté, l’approche non unitaire a permis d’estimer cette inégalité comme la conséquence de règles de partage, lesquelles sont déterminées par les préférences, les pouvoirs de négociation des conjoints et leurs ressources (c.-à-d. leurs revenus), sans références spécifiques à des modes de gestion des revenus (collectivisation ou individualisation). De l’autre, l’approche typologique a permis de préciser ces modes, mais sans réussir à les lier formellement ou empiriquement à cette inégalité.

Quelques études, ayant eu recours à la technique de simulation, ont toutefois permis de faire de tels liens à partir des enquêtes ménages traditionnelles, en l’absence de données sur les modes de gestion des revenus dans les couples. Un des objectifs de ces études était de quantifier les biais des estimations officielles de l’inégalité et du faible revenu, estimations qui reposent sur le postulat selon lequel le bien-être est invariable à l’intérieur de la famille. On a défini une ou plusieurs mesures alternatives de bien-être en référence à des modes axés sur l’individualisation des revenus, chaque mesure permettant, pour chaque famille, de répartir formellement le bien-être entre ses membres. Puis, on a utilisé des données de ces enquêtes ménages pour réviser les estimations des indicateurs (d’inégalité, de faible revenu, etc.) avec ces mesures alternatives, en supposant que les modes de gestion sous-jacents prévaudraient pour tous les couples. Le biais se mesure en comparant les estimations révisées (calculées en présupposant que les revenus sont individualisés selon telle ou telle modalité, et le bien-être intrafamilial variable), et les estimations usuelles (calculées en présupposant que les revenus sont collectivisés et le bien-être intrafamilial invariable).

Comme on peut s’y attendre, un résultat de ces simulations est que les estimations officielles de l’inégalité et du faible revenu sont biaisées : en utilisant des mesures alternatives, ces mesures se révèlent plus élevées qu’en utilisant la mesure traditionnelle. Ainsi, Phipps et Burton (1995 : 182-183) ont proposé trois modes alternatifs au mode du « partage égal » : le « partage minimal », le « partage minimal avec bonne maman », et le « partage proportionnel avec bonne maman ». Avant de décrire ces modes, mentionnons que l’univers des familles retenues par les auteurs est formé de couples hétérosexuels avec ou sans enfants ; lorsque des enfants sont présents, ceux-ci sont sans revenus. Enfin, dans tous ces modes de gestion alternatifs, les auteurs ont utilisé une notion qu’on pourrait traduire comme le « surplus de bien-être issu des économies d’échelle ». Il s’agit de la différence entre deux quantités : 1) le revenu familial, ajusté par l’échelle d’équivalence appropriée[7] et multiplié par la taille de la famille ; 2) ce revenu familial. Précisons que la première quantité s’apparente au total des revenus qu’il faudrait pour que tous les membres de la famille, s’ils vivaient seuls, disposent du niveau de vie qu’ils ont actuellement en vivant dans cette famille.

Dans le mode de « partage minimal », ce surplus est divisé en parts égales redistribuées à chaque membre, conjoints et enfant(s). Chaque conjoint obtient comme niveau de bien-être son propre revenu, plus sa part du surplus, tandis que chaque enfant obtient seulement sa part du surplus. Dans le mode du « partage minimal avec bonne maman », le conjoint obtient le même niveau de bien-être que dans le mode du partage minimal, tandis que la conjointe et chaque enfant obtiennent leur part du surplus, à laquelle s’ajoute une part égale du revenu de la conjointe. Enfin, dans le mode de « partage proportionnel avec bonne maman », le surplus n’est plus divisé également comme dans les deux modes précédents : le conjoint reçoit la part de ce surplus qui correspond à la part de son revenu dans le revenu familial, tandis que la conjointe et chaque enfant se divisent également la part restante de ce surplus. Le conjoint obtient comme niveau de bien-être sa nouvelle part du surplus, ajoutée de son revenu, tandis que la conjointe et chaque enfant reçoivent leurs nouvelles parts du surplus, ajoutées d’une part égale du revenu de cette conjointe.

À partir de données canadiennes tirées de l’Enquête sur les dépenses des familles pour les années 1982, 1986 et 1992, la moyenne, la médiane, le taux de faible revenu, et l’écart moyen du faible revenu ont été calculés sur les mesures du bien-être individuel découlant du mode de partage égal et des trois modes alternatifs. D’abord, tel qu’attendu, les estimations pour ces indicateurs sont identiques entre les conjoints et les conjointes (et les enfants) sous le mode du partage égal, dans lequel chaque membre de la famille obtient comme niveau de bien-être le revenu ajusté de la famille. Au contraire, sous les trois modes alternatifs, les estimations pour ces indicateurs sont toujours plus favorables aux conjoints qu’aux conjointes (Phipps et Burton, 1995 : 192-194). En effet, quel que soit le mode alternatif, les moyennes et les médianes de la mesure sont toujours plus élevées pour les conjoints que pour les conjointes, et le taux de faible revenu moins élevé. Ces résultats valent pour les couples sans enfants et avec enfants. Les résultats de ces simulations montrent que si ces modes représentaient effectivement la réalité canadienne quant au partage intrafamilial, il en aurait résulté une forte inégalité du bien-être entre les membres de la famille, à l’avantage des conjoints, et au détriment des femmes et des enfants.

Borooah et McKee (1994) ont comparé le mode du partage égal à un mode inégal, nommé « favorable à l’homme », où les enfants obtiennent comme niveau de bien-être le revenu ajusté de la famille, où le conjoint obtient un niveau 40 % plus élevé que ce revenu ajusté, et la conjointe un niveau 40 % moins élevé[8]. À partir de données tirées de l’Enquête sur les dépenses des familles du Royaume-Uni pour 1985, les auteurs ont comparé des estimations de l’inégalité du revenu entre le mode de partage égal et de partage inégal. Les résultats des simulations ont montré entre autres que l’inégalité du revenu, telle que mesurée par le coefficient de Gini et l’indice de Theil, était plus élevée sous le mode de partage inégal que de partage égal. Il en était de même pour le taux de faible revenu et pour l’écart moyen de faible revenu.

Enfin, les travaux de Fritzell (1999) s’inscrivent aussi dans cette approche. Dans un des modes de partage inégal proposé par l’auteur, nommé « individualiste (ou absence de partage) », chaque enfant obtient, à l’instar du mode de partage égal de Borooah et McKee (1994), le revenu ajusté de sa famille. Par contre, le conjoint et la conjointe obtiennent une répartition de leurs niveaux de bien-être proportionnelle à leur contribution au revenu familial. Les données proviennent d’un échantillon de personnes âgées de 20 à 64 ans tiré de l’Enquête suédoise sur le niveau de vie de 1991. Sans surprise, les résultats ont montré que l’inégalité, telle que mesurée par le coefficient de variation et le ratio du percentile 90 au percentile 10, était plus élevée sous le mode de partage inégal que de partage égal. De même, la proportion de personnes se situant sous le premier décile de la mesure de bien-être était plus élevée chez les conjointes et moins élevée chez les conjoints dans le mode de partage inégal en comparaison du mode de partage égal.

D’autres études similaires ont été réalisées (Davies et Joshi, 1994 ; Woolley et Marshall, 1994). Tous ces résultats suggèrent l’existence d’une relation potentielle entre l’inégalité du revenu des conjoints et l’inégalité de leur bien-être. Ils révèlent dans quelle mesure le conjoint masculin se trouve le plus souvent avantagé au détriment de la conjointe par la plupart des modes de gestion individualisés, étant donné la supériorité plus fréquente de son revenu. Quoi qu’il en soit, tout mode alternatif à la collectivisation des revenus ne peut qu’entraîner une révision à la hausse de l’inégalité, redevable à une inégalité accrue de bien-être entre les conjoints.

Dans la présente étude, nous avons aussi recours à la simulation, puisque nous ne disposons pas de données empiriques sur les modes de gestion des couples, bien que nous en disposions sur les revenus des conjoints. Mais contrairement aux études précédentes, et comme décrit dans la partie suivante, nous effectuons un plus grand nombre de simulations, à partir de variantes de la mesure alternative du bien-être proposée.

MÉTHODOLOGIE

Les données proviennent des fichiers maîtres de l’Enquête sur les finances des consommateurs (EFC) pour les années 1979, 1984, 1989 et 1994, de l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) pour les années 1994, 1999, 2004 et 2009, et de l’Enquête canadienne sur le revenu (ECR) de Statistique Canada, pour l’année 2014.

L’univers des simulations est restreint aux couples de moins de 65 ans[9] sans enfants, et provenant du Québec. Les couples retenus sont formés de conjoints de sexes opposés. Ce choix vise à faciliter l’interprétation des résultats en assurant une correspondance parfaite entre l’inégalité intrafamiliale et celle basée sur le sexe des conjoints. Aussi, les couples avec enfants n’ont pas été retenus puisque, dans tout mode de gestion entraînant potentiellement une inégalité intrafamiliale, la question de déterminer quel niveau de bien-être revient aux enfants ajoute à la complexité, et ne pourra donc être réglée dans la présente analyse[10].

À la suite de Ponthieux (2015), cette mesure alternative se définit en termes généraux comme suit. On considère que chaque conjoint conserve pour sa consommation privée, non partagée avec l’autre conjoint, une part de son revenu personnel après impôt allant de 0 % à 50 %. Ce pourcentage a été plafonné[11] arbitrairement à 50 % parce que plus celui-ci est élevé, plus le scénario est irréaliste. En effet, la vie en commun rend inévitable une certaine mise en commun des revenus, ne serait-ce que pour partager des dépenses de bases comme le coût d’habitation et de l’alimentation. Il est à noter que les revenus conservés par les conjoints ne génèrent aucune économie d’échelle, puisqu’ils sont destinés à une consommation exclusive ; c’est pourquoi ils ne sont pas ajustés au moyen d’une échelle d’équivalence. Quant aux revenus non conservés, ils sont versés à un « pot commun », destiné à une consommation commune et également partagée. Ils génèrent des économies d’échelle dans la consommation, et c’est pourquoi ils sont ajustés. Pour chaque conjoint, la mesure du bien-être est donc la somme de deux quantités : le revenu non ajusté qu’il se garde pour lui-même, et la moitié du revenu ajusté ayant été mis en commun par les deux. L’encadré 1 définit formellement cette mesure et donne un exemple de son calcul à partir des revenus d’un couple fictif.

Signalons que puisque la mesure n’intègre aucun transfert direct de revenus entre conjoints (car les seuls transferts sont indirects et s’effectuent par le biais du pot commun), elle ne peut représenter tout mode relié à l’allocation domestique. Cependant, étant donné que la fréquence de ce mode ne dépasse pas 10 % dans la population des familles au Québec (Belleau et Lobet, 2017 : 58), nous estimons que cette mesure est suffisamment représentative du spectre des situations réelles. En effet, elle représente les modes de mise en commun des revenus et de partage des dépenses (plus de 90 % des situations), en ceci que ces modes supposent que les conjoints retiennent pour leur propre consommation des parts de leurs revenus respectifs, qu’elles soient nulles (mise en commun) ou non nulles (partage des dépenses).

Aussi, cette mesure est potentiellement en rupture avec la mesure officielle du « revenu équivalent » dans laquelle tous les revenus sont mis en commun, en plus d’être également partagés une fois les économies d’échelle prises en compte. Elle rend possible une variation du niveau de bien-être à l’intérieur du couple, dès lors que le montant absolu de revenu gardé par un conjoint diffère du celui de l’autre. Toutefois, elle coïncide avec la mesure du revenu équivalent lorsque ces montants absolus sont nuls pour les deux.

La stratégie d’analyse a consisté à définir un ensemble de variantes de cette mesure, correspondant à autant de modalités d’un mode de gestion individualisé des revenus. Chaque modalité se caractérise par deux parts du revenu individuel gardées hors du pot commun, l’une concernant le conjoint, l’autre la conjointe. Ainsi, en créant une échelle de 0 % à 50 %, dont la période est de 5 points de pourcentage (0 %, 5 %, 10 %, …, 50 %), on peut générer 121 combinaisons de parts, donc 120 variantes de la mesure associées à autant de modalités de gestion individualisée, plus la mesure classique du revenu équivalent (0 % – 0 %) associée à la modalité de collectivisation intégrale. On comprendra donc que le niveau d’individualisation des revenus sous-jacent à une modalité donnée est directement proportionnel à l’importance des parts de leurs revenus que les conjoints gardent hors du pot commun pour leurs consommations exclusives.

Pour chaque modalité, il s’agit de simuler, à partir de la sous-population des couples sans enfants au Québec définie plus haut, le niveau d’inégalité intrafamiliale[12] du bien-être que l’on aurait observé si tous les couples avaient alloué leur revenu selon cette modalité. Par exemple, dans la simulation d’une modalité où le conjoint garderait pour lui 35 % de son revenu (et en donnerait 65 % au pot commun) et la conjointe 45 % (55 % au pot), on fait comme si tous les conjoints et toutes les conjointes avaient eu ce comportement. Certes, il est impossible qu’une modalité particulière de gestion des revenus ait été adoptée unilatéralement. En l’absence de données sur les parts réelles observées — et certainement variables d’un couple à l’autre — la simulation permet toutefois de cerner les impacts théoriques des modalités de gestion individualisée des revenus sur l’inégalité intrafamiliale, compte tenu de la distribution empirique des revenus selon le sexe.

Enfin, le niveau d’inégalité intrafamiliale a été calculé dans le cadre de l’indice de Theil. Pour deux variantes de la mesure, celle dont l’indice est le plus élevé est celle qui entraîne le plus grand niveau de cette inégalité. L’encadré 2 donne quelques détails sur la procédure de calcul.

L’indice de Theil a été préféré à tout autre indice d’inégalité — comme l’indice de Gini[13] — parce qu’il présente une propriété algébrique permettant de répondre aux questions de recherches posées en introduction. En effet, cet indice, qui mesure « l’inégalité totale » (ici l’inégalité en bien-être dans notre population de conjoints), se décompose comme la somme entre une inégalité intragroupe (l’inégalité intrafamiliale proprement dite) et une inégalité intergroupe (ici l’inégalité entre les couples). La réponse aux deux premières questions suppose en effet que soient mesurés les niveaux d’inégalité intrafamiliale (voir l’encadré 2). La réponse à la troisième suppose de mesurer les biais, dans les estimations de l’inégalité totale, qui résultent de la non prise en compte de l’inégalité intrafamiliale ; or, comme on le verra plus loin, ce biais s’exprime par le rapport entre l’inégalité intrafamiliale et l’inégalité totale.

MODALITÉS DE GESTION INDIVIDUALISÉE DES REVENUS ET INÉGALITÉ INTRAFAMILIALE DU BIEN-ÊTRE : RÉSULTATS DES SIMULATIONS

L’analyse des résultats des simulations s’organise en réponse aux trois questions posées en introduction.

Quels sont les effets des modalités de gestion individualisée des revenus sur les niveaux d’inégalité intrafamiliale ?

Rappelons que la présente analyse se concentre sur les couples de moins de 65 ans, de sexes opposés et sans enfants au Québec. On dénombrait en 2014 environ 557 000 de ces couples. Le revenu moyen après impôt était de 41 100 $ pour les conjoints, contre 29 300 $ pour les conjointes[14]. Dans 63 % de ces couples, le conjoint avait un revenu après impôt supérieur à celui de la conjointe et son avantage de revenu était de 28 600 $. Dans les 37 % où c’était la conjointe qui avait un revenu après impôt supérieur, l’avantage de cette dernière était de 16 100 $ (voir figures 3 et 4 plus loin).

La figure 1 présente les estimations de l’inégalité intrafamiliale du bien-être, en fonction des 121 modalités de gestion des revenus. Par exemple, dans la modalité du coin inférieur gauche de la figure, les conjoints cèdent au pot commun 100 % de leurs revenus respectifs. Dans le coin supérieur droit, chaque conjoint se garde 50 % de son revenu. Dans le coin supérieur gauche, la conjointe ne se garde aucun revenu (elle cède tout son revenu au pot commun), tandis que le conjoint s’en garde la moitié. Enfin, dans le coin inférieur droit, le contraire prévaut : c’est le conjoint qui ne s’en garde aucun, tandis que la conjointe s’en garde la moitié.

Figure 1

Inégalité intrafamiliale du bien-être, selon 121 modalités simulées de gestion des revenus, couples de moins de 65 ans et sans enfants, Québec, 2014

Note : Les coefficients de variation de toutes les estimations de cette figure ne dépassent pas 7 %. La méthode Bootstrap a été utilisée dans l’estimation des erreurs-types.

Source : Statistique Canada, Enquête canadienne sur le revenu (ECR), fichier maître, 2014

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En examinant la figure 1, on voit dans quelle mesure le niveau d’inégalité a tendance à augmenter lorsque le niveau d’individualisation des revenus augmente, c’est-à-dire lorsque les parts du revenu retenues par les conjoints pour leurs consommations exclusives augmentent. Lorsque les parts retenues ne dépassent pas 10 %, l’augmentation de l’inégalité intrafamiliale est négligeable. Ce résultat rappelle le principe selon lequel plus une part importante du revenu est mise en commun et partagée au sein du couple, plus les niveaux de vie entre les conjoints convergent. Au contraire, plus un des deux conjoints retient pour son propre usage une part importante de son revenu, plus l’inégalité du bien-être augmente.

Mis à part cette constatation générale, deux principaux résultats ressortent de l’examen des niveaux d’inégalité intrafamiliale correspondant à toutes ces modalités. Premièrement, lorsque les deux conjoints retiennent des parts égales de leurs revenus respectifs, une inégalité moins importante tend à être observée que lorsque ces parts sont inégales. Nous avons comparé le niveau d’inégalité intrafamiliale moyen des modalités situées sur la diagonale de la figure 1 (5 % – 5 %, 10 % – 10 %, 15 % – 15 %, …, 50 % – 50 %)[15], au niveau moyen de celles qui sont situées hors diagonale. Le niveau moyen des premières s’élève à 0,0064, contre 0,0089 pour les secondes (voir tableau 1), ce qui correspond à une augmentation de 39 %. Ce résultat revient à affirmer que lorsque les conjoints contribuent au pot commun au prorata de leurs revenus[16], l’inégalité intrafamiliale a tendance à être moindre que lorsqu’un conjoint cotise à ce pot plus que l’autre, toujours en proportion de son revenu.

Deuxièmement, l’inégalité est nettement plus élevée lorsque la part de son revenu que le conjoint masculin retient dépasse celle de la conjointe. Examinons le terrain de la figure 1 qui se situe en dehors de la diagonale, où les parts de revenus que conservent personnellement les conjoints sont différentes. Ce terrain se divise en deux zones : la zone triangulaire supérieure, dans laquelle le conjoint garde une part de son revenu supérieure à celle de la conjointe, et la zone triangulaire inférieure, dans laquelle ce même conjoint garde une part inférieure à celle de la conjointe. Les zones triangulaires supérieure et inférieure correspondent à ce que nous appellerons respectivement l’individualisation favorable au conjoint, et l’individualisation favorable à la conjointe.

On constate que l’individualisation, ainsi définie, entraîne nettement plus d’inégalité intrafamiliale lorsqu’elle est favorable au conjoint qu’à la conjointe. La mesure moyenne[17] d’inégalité dans le premier cas est de 0,0118, contre 0,0060 dans le second, ce qui est environ deux fois plus élevé (tableau 1). En effet, on voit dans la figure 1 à quel point les bâtonnets d’histogramme de la zone triangulaire supérieure sont plus élevés que ceux de la zone triangulaire inférieure. Le fait que les hommes retiennent pour leurs propres comptes des parts plus élevées d’un revenu qui est plus souvent plus élevé, leur assure un montant plus élevé gardé hors du pot commun, mais en plus, limite de manière importante la redistribution de revenu vers les femmes qui s’opère par ce pot. En conséquence, l’inégalité intrafamiliale ne peut qu’augmenter en défavorisant les femmes.

Les conséquences sur l’inégalité intrafamiliale d’une individualisation favorable à la conjointe sont moindres. En effet, dans ce cas, bien que la contribution de l’homme au pot commun soit proportionnellement plus élevée, c’est-à-dire bien qu’il retienne une part plus faible de son revenu, il parvient malgré tout à limiter le désavantage financier résultant de ce mode de gestion, encore une fois parce que son revenu est plus souvent plus élevé. Autrement dit, bien qu’il retienne une part moins élevée de son revenu, le montant qu’il arrive à conserver malgré tout n’est pas dans l’ensemble suffisamment faible pour qu’il en résulte une forte inégalité intrafamiliale en sa défaveur.

Ainsi, lorsque la conjointe retient une part plus élevée de son revenu que le conjoint, c’est davantage un rattrapage dans son niveau de bien-être (comparativement à celui de son conjoint) qu’un réel dépassement qui est effectué, du moins lorsque son revenu est inférieur à celui de ce dernier, ce qui est majoritairement le cas. Il en résulte un nivelage partiel des niveaux de vie, contribuant à limiter les inégalités. Ce nivelage partiel a comme résultat qu’en moyenne, l’individualisation favorable à la conjointe conduit à des niveaux d’inégalités modérés en comparaison de l’individualisation favorable au conjoint.

La différence de conséquences, sur l’inégalité intrafamiliale, entre l’individualisation favorable au conjoint et celle favorable à la conjointe, peut être mesurée avec un indicateur complémentaire : le pourcentage des couples où le bien-être de l’homme est supérieur ou égal à celui de la femme, ventilé selon la modalité d’individualisation (figure 2). Son examen montre à quel point l’individualisation favorable au conjoint se traduit par la supériorité fréquente de son niveau de bien-être en comparaison de celui de la conjointe. Par exemple, dans la zone triangulaire supérieure (correspondant à l’individualisation favorable au conjoint), le pourcentage moyen des couples où l’homme a un niveau de bien-être supérieur ou égal à celui de la femme est de 89 %. Et même dans les couples où l’homme a un revenu inférieur à celui de la femme, il a en moyenne 69 % de chances d’obtenir un bien-être supérieur ou égal au sien grâce à cette individualisation, ce qui est relativement fréquent (tableau 2).

L’impact de l’individualisation favorable à la conjointe sur ce pourcentage est plus mitigé. Ainsi, dans la zone triangulaire inférieure, le pourcentage moyen des couples où le bien-être de la femme est supérieur à celui de l’homme est de 72 %. En particulier, dans seulement 56 % des couples où la femme a un revenu inférieur ou égal à celui de l’homme, elle parvient à obtenir un bien-être supérieur au sien lorsque l’individualisation des revenus lui est favorable. Dans les couples où la conjointe a un revenu inférieur ou égal à son conjoint, l’individualisation des revenus, lorsqu’elle est favorable à celle-ci, n’arrive pas à « renverser la vapeur » autant que ne le permet l’individualisation favorable au conjoint dans les couples où c’est ce dernier qui a le revenu le plus faible. Les femmes ont en effet un écart à combler plus important quand elles ont un revenu moins élevé que leur conjoint, en comparaison des hommes dans la même situation.

Figure 2

Pourcentage des couples où le conjoint obtient un niveau de bien-être supérieur ou égal à celui de la conjointe, selon 121 modalités simulées de gestion des revenus, couples de moins de 65 ans et sans enfants, Québec, 2014

Note : Les coefficients de variation de toutes les estimations de cette figure ne dépassent pas 12 %. La méthode Bootstrap a été utilisée dans l’estimation des erreurs-types.

Source : Statistique Canada, Enquête canadienne sur le revenu (ECR), fichier maître, 2014

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Comment les effets des modalités de gestion individualisée des revenus sur les niveaux d’inégalité intrafamiliale ont-ils évolué au cours des dernières décennies ?

Les différences de revenu entre les hommes et les femmes influencent certes de façon déterminante la relation entre les modalités de gestion individualisée des revenus et les niveaux d’inégalité intrafamiliale. Dans une population de couples où les écarts de revenu entre conjoints seraient faibles, cette relation ne serait pas prononcée. Par exemple, l’inégalité intrafamiliale n’augmenterait pas fortement en fonction du niveau d’individualisation ; de même, le fait que l’individualisation soit favorable au conjoint masculin n’entraînerait pas un gain d’inégalité important. On peut s’attendre au contraire à ce que plus ces écarts de revenus sont élevés, plus les conclusions dégagées dans la section précédente soient fortes.

Figure 3

Surcroit moyen de revenu après impôt du conjoint par rapport à la conjointe, couples de moins de 65 ans et sans enfants, Québec, 1979-2014

  1. Un contrôle des valeurs extrêmes de revenu a été fait afin d’empêcher la présence de biais dans l’estimation des moyennes.

  2. Les barres d’erreur représentent les intervalles de confiance des estimations. La méthode Bootstrap a été utilisée dans l’estimation des erreurs-types (non disponible avant 1994).

Sources : Statistique canada, EFC (1979-1994), EDTR (1994-2009), et ECR (2014), fichiers maîtres

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Figure 4

Pourcentage des couples de moins de 65 ans et sans enfants où le conjoint dispose d’un revenu après impôt supérieur ou égal à la conjointe, Québec, 1979-2014

Note : Un contrôle des valeurs extrêmes de revenu a été fait afin d’empêcher la présence de biais dans l’estimation des moyennes.

Sources : Statistique canada, EFC (1979-1994), EDTR (1994-2009), et ECR (2014), fichiers maîtres

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Plus l’on avance dans le temps, plus l’avantage de revenu des hommes diminue. En dollars constants de 2014, l’avantage de revenu des conjoints par rapport aux conjointes passe en moyenne de 22 000 $ à 11 800 $ entre 1979 et 2014 (figure 3). Cette diminution s’explique par deux facteurs combinés : la diminution de la proportion des couples où le conjoint a un revenu supérieur ou égal à celui de la conjointe, et l’augmentation de l’avantage de revenu de la conjointe dans les couples ou c’est la conjointe qui a le revenu le plus élevé. En effet, cette proportion passe de 84 % à 63 % (figure 4), tandis que cet avantage passe de 12 100 $ à 16 100 $ (figure 3). Notons que dans les couples où c’est le conjoint qui a l’avantage du revenu, cet avantage ne varie pas sensiblement entre 1979 et 2014 (≈ 28 700 $), bien qu’il diminue temporairement entretemps (figure 3).

Afin de synthétiser l’influence de cette asymétrie évolutive du revenu selon le sexe des conjoints sur la relation entre les modalités de gestion individualisée et l’inégalité intrafamiliale, les tableaux 1 et 2 présentent les principaux résultats de l’analyse sous forme de séries. Le tableau 1 rassemble les estimations des quatre extrémités de la matrice d’inégalité intrafamiliale (collectivisation intégrale, les conjoints se gardent 50 %, le conjoint se garde 50 % et la conjointe 0 %, le conjoint se garde 0 % et la conjointe 50 %), de même que les moyennes pour trois zones de cette matrice : la diagonale à l’exclusion de la cellule correspondant à la collectivisation intégrale (individualisation à parts égales), la zone triangulaire supérieure (individualisation favorable au conjoint) et la zone triangulaire inférieure (individualisation favorable à la conjointe). Dans le tableau 2, pour chacune des deux zones triangulaires, le pourcentage moyen des couples où le conjoint obtient un niveau de bien-être supérieur ou égal à celui de la conjointe est fourni ; ce pourcentage est ventilé selon que dans les couples, le conjoint détenait ou non un revenu supérieur ou égal à la conjointe.

Tableau 1

Inégalité intrafamiliale du bien-être, selon différents paramètres, couples de moins de 65 ans et sans enfants, Québec, 1979-2014

  1. Il s’agit de la modalité extrême de l’individualisation favorable au conjoint.

  2. Il s’agit de la modalité extrême de l’individualisation favorable à la conjointe.

  3. Les estimations correspondent à la moyenne des valeurs d’inégalité intrafamiliale pour les modalités d’individidualisation à parts égales. (La collectivisation intégrale est exclue du calcul.)

  4. Les estimations correspondent à la moyenne des modalités d’individualisation favorable au conjoint.

  5. Les estimations correspondent à la moyenne des modalités d’individualisation favorable à la conjointe.

Sources : Statistique canada, EFC (1979-1994), EDTR (1994-2009), et ECR (2014), fichiers maîtres

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L’analyse de ces tableaux indique que l’asymétrie entre les revenus des conjoints renforce la relation entre l’individualisation des revenus et l’inégalité intrafamiliale en bien-être. Premièrement, on observe que l’individualisation des revenus entraînait une inégalité intrafamiliale plus élevée autrefois. Par exemple, la modalité correspondant à l’individualisation la plus prononcée du modèle (les deux conjoints se gardent la moitié de leurs revenus) entraînait une inégalité intrafamiliale de 0,0178 en 2014, contre 0,0286 en 1979, ce qui était 60 % plus élevé. Parce que les revenus entre conjoints étaient plus inégaux à la base, les conséquences de l’individualisation des revenus sur l’inégalité intrafamiliale étaient donc plus importantes. Aussi, en moyenne pour les modalités d’individualisation à parts égales, l’inégalité atteignait 0,0064 en 2014, contre 0,0102 en 1979, ce qui était 60 % plus élevé aussi.

Tableau 2

Pourcentage moyen des couples où le conjoint obtient un niveau de bien-être supérieur ou égal à celui de la conjointe, selon que l’individualisation des revenus favorise le conjoint ou la conjointe, couples de moins de 65 ans et sans enfants, Québec, 1979-2014

  1. Les estimations correspondent à la moyenne des modalités d’individualisation favorable au conjoint.

  2. Les estimations correspondent à la moyenne des modalités d’individualisation favorable à la conjointe.

Sources : Statistique canada, EFC (1979-1994), EDTR (1994-2009), et ECR (2014), fichiers maîtres

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Deuxièmement, les conséquences sur l’inégalité intrafamiliale d’une individualisation favorable au conjoint masculin étaient beaucoup plus importantes autrefois. Ainsi, alors qu’en 2014, la moyenne des modalités correspondant à cette situation était de 0,0118, en 1979 cette moyenne s’élevait 0,0180, ce qui est 54 % plus élevé. Ce résultat s’explique surtout par le fait que le pourcentage des couples dont le conjoint avait l’avantage du revenu était beaucoup plus élevé en 1979 qu’en 2014 (84 % c. 63 %, voir figure 4). Par ailleurs, rappelons qu’en 2014, dans la zone triangulaire correspondant à une individualisation favorable au conjoint masculin, le pourcentage moyen des couples où le bien-être de l’homme était supérieur ou égal à celui de la femme était de 89 % ; en 1979, il était de 95 % (tableau 2). En somme, à cette époque, l’individualisation des revenus favorables au conjoint ne pouvait qu’exacerber à son avantage, sur le plan du bien-être, des inégalités qui, sur la base du revenu, étaient plus fortes.

Quels sont les biais, dans les estimations de l’inégalité totale, qui résultent de la non prise en compte de l’inégalité intrafamiliale ?

Nous avons rapporté précédemment qu’un des objectifs des études de simulation était d’estimer le biais, dans l’inégalité ou le faible revenu, qui résulte de la non prise en compte de l’inégalité intrafamiliale. Nous avons voulu en faire de même pour ce qui est de l’inégalité en bien-être dans notre population cible et compte tenu de notre modèle d’analyse. La méthodologie de l’indice de Theil permet une réponse directe à la présente question. En effet, selon cette méthodologie, l’inégalité totale en bien-être de la population des conjoints constitue la somme entre une composante d’inégalité intrafamiliale (c.-à-d. une inégalité à l’intérieur des familles) et une composante d’inégalité interfamiliale (c.-à-d. une inégalité entre les familles). L’encadré 3 décrit la forme du calcul de l’inégalité totale, et rappelons que l’encadré 2 décrit la forme du calcul de l’inégalité intrafamiliale.

Par la soustraction entre l’inégalité totale et l’inégalité intrafamiliale, on obtient l’inégalité interfamiliale (tinter = ttot – tintra). Puis, par la soustraction entre l’inégalité interfamiliale et l’inégalité totale, on obtient le biais absolu dans l’inégalité totale qui résulte de la non prise en compte de l’inégalité intrafamiliale (biais absolu = tinter – ttot). Ce biais est donc égal à – tintra. Par commodité, on peut exprimer ce biais en termes relatifs, ce qui revient à le diviser par l’inégalité totale (biais relatif = (tinter – ttot)/ttot = – tintra/ttot).

Le tableau 3 donne les estimations de ce biais pour les 121 modalités de la matrice, d’après les données de 2014. On voit que ce biais est toujours compris entre 0 % et - 17 %. Comme on peut s’y attendre, plus les niveaux d’individualisation sont élevés, plus l’inégalité intrafamiliale est élevée, et par conséquent plus le fait de ne pas la considérer biaise l’estimation de l’inégalité totale. Ainsi, lorsque l’individualisation à parts égales augmente, le biais passe d’une quantité négligeable de - 0,1 % (conjoints retiennent 5 % de leurs revenus) à - 11 % (conjoints retiennent 50 % de leurs revenus). L’individualisation favorable au conjoint, qui entraîne une inégalité intrafamiliale plus forte que celle favorable à la conjointe, entraîne donc nécessairement un biais plus élevé : en moyenne, ce biais est de - 7 % dans la zone triangulaire supérieure, contre - 4 % dans la zone inférieure.

Tableau 3

Biais relatif dans l’estimation de l’inégalité totale provenant de la non prise en compte de l’inégalité intrafamiliale (biais exprimé en pourcentage), selon 121 modalités simulées de gestion des revenus, couples de moins de 65 ans et sans enfants, Québec, 2014

Source : Statistique Canada, Enquête canadienne sur le revenu (ECR), fichier maître, 2014

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Ces biais, dans l’ensemble, sont non négligeables. Cependant, ils ne sont pas prononcés. Il faut garder en mémoire que le modèle utilisé ici est relativement conservateur, dans la mesure où il force au moins la moitié du revenu familial à être transférée au pot commun. Rappelons que la part maximale de son revenu qu’un conjoint peut se garder pour lui-même est de 50 %. Si notre modèle avait permis que l’individualisation des revenus soit plus prononcée, ces biais auraient fortement augmenté[18].

SYNTHÈSE ET DISCUSSION

Que ce soit dans l’application des mesures découlant du droit fiscal et social de la famille, ou dans le calcul des inégalités en bien-être économique sous-jacentes aux statistiques de pauvreté, le « revenu familial » joue un rôle central. Or, ce concept véhicule l’idée que les revenus des membres d’une famille sont mis en commun et également partagés, ce qui implique l’absence de toute inégalité intrafamiliale de ce bien-être. Pourtant, en mettant en évidence des modes de gestion individualisée des revenus dans les couples, la littérature suggère que cette inégalité est importante et doit être prise en compte.

Dans cet article, nous avons tenté d’ouvrir la grande boite noire des conséquences de ces modes de gestion sur cette inégalité. À partir de simulations, des échantillons de couples de moins de 65 ans, de sexes opposés et sans enfants au Québec, ont permis de conclure à d’importantes conséquences. Ainsi, on a vu dans quelle mesure une inégalité survient dès qu’au moins un conjoint retient une part de son revenu pour sa propre consommation, et augmente graduellement, à mesure que cette part s’élève. Les modalités caractérisées par une égalité entre les parts des deux conjoints entraînent une inégalité intrafamiliale moindre que celles par lesquelles un conjoint adopte un comportement d’individualisation financière plus marqué que l’autre, retenant ainsi une part plus importante de son propre revenu que l’autre. En particulier, lorsque le conjoint masculin retient une part plus grande de son revenu que la conjointe, une inégalité nettement plus élevée s’en suit que lorsque c’est la conjointe qui est dans cette situation. Ce résultat s’explique par le fait que le revenu des hommes est encore largement supérieur à celui des femmes, tandis que pour près des deux tiers des couples observés, c’est le conjoint qui détient le revenu le plus élevé. En effet, que le conjoint retienne une plus grande part de son revenu que la conjointe a tendance à priver cette dernière de la redistribution de revenu à travers le pot commun qui serait nécessaire pour que les deux niveaux de vie convergent davantage.

De plus, nous avons fait ressortir, à l’aide de séries historiques, que les conséquences des modalités de gestion individualisée des revenus sur l’inégalité intrafamiliale étaient plus importantes il y a plusieurs décennies qu’à l’époque actuelle et ce, en raison d’écarts plus prononcés entre les revenus selon le sexe des conjoints.

Enfin, nous avons estimé les biais dans l’inégalité totale qui découlent de la non prise en compte de l’inégalité intrafamiliale. Nous avons trouvé que ces biais sont non négligeables.

Lors de l’analyse des résultats, le rôle fondamental de l’inégalité des revenus entre conjoints est ressorti dans la relation entre les modalités de gestion de ces revenus et les inégalités intrafamiliales en bien-être. Ces inégalités de revenus se présentent comme des catalyseurs : plus elles sont élevées, plus l’individualisation des revenus génère une inégalité intrafamiliale en bien-être qui est élevée. L’objectif de cet article n’était pas de prouver cet état de fait qui pourrait sembler évident. En imaginant divers scénarios plausibles quant à cette individualisation, notre objectif était plutôt de donner des ordres de grandeur à cette inégalité intrafamiliale en bien-être (ainsi qu’aux biais qui résultent de son oblitération). À notre connaissance, cela n’a jamais été fait à partir de données sur les couples au Québec.

Les résultats de cette étude comportent certaines retombées pour les politiques publiques, en suggérant qu’il peut être problématique, dans la mesure du bien-être économique individuel, de faire comme si le revenu familial était le seul concept valable pour cette mesure. Or, en tant qu’agrégat, ce revenu familial contribue à brouiller la composante intrafamiliale des inégalités dans ce bien-être. Pour peu que l’on considère cette composante, et qu’on l’intègre dorénavant aux estimations des indicateurs socioéconomiques, on pourrait disposer de critères plus précis que le revenu familial pour jauger la situation socioéconomique objective des membres de la famille à cibler par la politique sociale et fiscale. Parmi ces critères, les niveaux de revenus individuels des conjoints — surtout leurs écarts lorsqu’ils sont élevés — apparaissent incontournables, étant donné leur rôle de catalyseur dans les inégalités traitées ici.

Toutefois, nos résultats présentent certaines limites. Premièrement, force est d’admettre que toute stratégie où le calcul de l’inégalité se fonderait sur des mesures à la fois des revenus et des modalités de gestion des revenus prévalant dans les couples est préférable à une simulation dans laquelle seulement les revenus sont mesurés. À l’avenir, il faudrait privilégier l’estimation des inégalités en incorporant des mesures des modalités de gestion des revenus telles qu’effectivement observées dans les couples. Les conclusions découlant de la simulation ne peuvent être que provisoires.

À ce sujet, il convient de signaler les avancées faites par l’Union européenne. Dans le module EU-SILC de 2010, administré dans 21 pays européens, la question suivante était posée aux répondants de ménages de deux personnes ou plus : quelle proportion de votre revenu personnel gardez-vous séparée du budget commun du ménage ? Ponthieux (2015), à qui nous devons la mesure de bien-être utilisée ici, a appliqué cette mesure aux données de ce module pour trouver, par exemple, que dans la plupart des pays considérés, les conjoints masculins obtiennent en moyenne une part du bien-être total des deux conjoints supérieure à la parité (50 %), contrairement à la mesure usuelle accordant la parité.

Deuxièmement, rappelons que notre mesure alternative du bien-être stipule que le revenu gardé par un conjoint sert à sa consommation exclusive, tandis que les revenus cédés au pot commun servent à une consommation commune et également partagée par les deux conjoints. Il s’agit là d’une conception que l’on peut relativiser. Parmi les revenus gardés hors du pot commun par un conjoint, certains pourraient être transférés à l’autre conjoint sous la forme de dons, au lieu de servir exclusivement à celui qui les possède. Aussi, tout le revenu cédé au pot commun n’est pas nécessairement destiné à une consommation commune, et quoi qu’il en soit, le bien-être découlant de ce pot pourrait ne pas être partagé de manière égale, une hypothèse d’ailleurs mise de l’avant par d’autres études de simulation (Borooah et McKee, 1994 ; Phipps et Burton, 1995 ; Fritzell, 1999).

Troisièmement, dans la définition de toute mesure de bien-être découlant de modes de gestion individualisée des revenus, l’utilisation des échelles d’équivalence devrait être prudente, car celles-ci ont été conçues pour quantifier le bien-être dans le cadre exclusif de la collectivisation intégrale des revenus. La révision des échelles d’équivalences en fonction de cette gestion individualisée dépassait toutefois largement l’objectif poursuivi ici. Nos résultats ont tenu compte de l’échelle classique de la « racine carrée », bien que nous ayons testé leur robustesse en utilisant une échelle légèrement modifiée, sans toutefois avoir trouvé de changement significatif dans nos résultats et nos conclusions.

Quatrièmement, comme signalé dans la partie méthodologique, les couples avec enfants n’ont pas été retenus puisque, dans tout mode de gestion entraînant potentiellement une inégalité intrafamiliale, la question de déterminer quel niveau de bien-être revient aux enfants est problématique. L’inclusion des enfants dans l’univers aurait considérablement compliqué la mesure du bien-être utilisée. Idéalement, il aurait fallu ajouter, dans l’espace des combinaisons, une autre catégorie de parts, celles des revenus des conjoints transférés aux enfants. Une solution plus simple aurait consisté à assigner aux enfants comme aux parents une part égale du revenu ajusté du pot commun.

Quoi qu’il en soit, les recherches futures devraient s’attacher à l’inégalité en bien-être qui prévaut dans les couples avec enfants, et plus spécialement les couples avec de jeunes enfants. Les résultats des simulations réalisées dans cet article, en ce qu’ils se rapportent aux couples sans enfants, ne peuvent pas être transposés directement aux couples avec enfants. En outre, le niveau de partage des revenus risque d’être différent en situation familiale. Puisque seuls les couples sans enfants ont été considérés ici, toutes les références aux familles avec enfants faites dans l’article doivent être relativisées, incluant les références introductives au droit fiscal et social de la famille.

Cinquièmement, l’approche préconisée ici n’a pas permis d’intégrer les horizons temporels du cycle de vie : on a considéré que les modalités de gestion s’appliquent au moment où les répondants ont été observés. Pourtant, les modes de gestion des revenus au sein des couples sont susceptibles d’évoluer avec le temps. Par exemple, Burgoyne et collab. (2007 : 226) ont trouvé que trois fois plus de couples collectivisent leurs revenus après un an de mariage. Ce résultat s’explique en partie par l’intérêt commun devant des dépenses majeures comme l’achat d’une maison.

Enfin, sixièmement, nous n’avons tenu compte que des revenus monétaires formels. Mais toute approche véritablement exhaustive de la gestion de l’argent dans les couples devrait tenir compte de ressources complémentaires : patrimoine (avoirs et dettes), dons d’argent issus de la solidarité familiale élargie, revenus gagnés dans l’économie parallèle, etc.