Article body

Introduction

Le mariage, dans la plupart des sociétés d’Afrique subsaharienne, ne peut pas être défini par un événement particulier. Le passage de l’état de célibataire à celui de marié se fait au travers d’une série d’étapes formelles et informelles qui aboutissent à une union reconnue comme légitime par l’ensemble de la société. Ainsi, les cérémonies se succèdent, de l’échange des consentements des familles à la remise de la compensation matrimoniale, du début de la cohabitation à la naissance du premier enfant (Mouvagha-Sow, 2002; Hertrich, 1996; Meekers, 1992). À partir de quel moment un couple est-il considéré comme marié ? Cette question fondamentale, puisque le mariage implique une modification forte des statuts sociaux des hommes et des femmes, ne peut se comprendre sans la prise en compte de tous les événements marquant le processus de sanction de l’union, événements sociaux (cérémonies et échanges de prestations) et événements démographiques (cohabitation, naissance du premier enfant) (Hertrich, 1996; Meekers, 1992). L’étude de la nuptialité africaine a donc conduit les chercheurs à développer l’approche longitudinale en considérant le changement de statut social des femmes et des hommes dans sa dynamique, et non par le biais d’un événement spécifique.

Dans la province d’Antananarivo à Madagascar, l’arrivée du premier enfant est l’événement qui, traditionnellement, scellait de façon durable les unions. La cérémonie coutumière était généralement célébrée après la naissance du premier enfant, évitant ainsi que des mariages ne restent stériles (Molet, 1979; Rakoto, 1971; Grandidier, 1914). Aujourd’hui, avec les progrès médicaux, le risque de stérilité a diminué mais est toujours important. D’après la dernière Enquête démographique et de santé (EDS), 4 % des femmes âgées de 40 à 49 ans n’avaient jamais eu d’enfants. Un mariage infécond n’est jamais souhaité ni par le couple ni par leurs familles qui font généralement pression pour que l’union soit rompue. Le cadre de légitimation des unions s’est également modifié : le mariage est très fréquemment validé par une cérémonie civile. En 1997, 72 % des femmes mariées vivant dans la province s’étaient mariées à la mairie. Le mariage civil implique des contraintes plus fortes sur le couple s’il veut se séparer. Dans un mariage coutumier, la famille arbitre la rupture, dans le cas d’un mariage civil, le couple doit introduire une procédure en justice. Dans ces conditions, on peut s’interroger sur la place qu’occupe aujourd’hui la naissance du premier enfant dans le processus matrimonial.

Pour répondre à cette question, il faut disposer d’informations précises sur le calendrier du mariage et de ses cérémonies ainsi que sur le calendrier de la naissance du premier enfant. En Afrique subsaharienne, on dispose rarement de données systématiques sur le mariage. Les démographes utilisent principalement des données issues d’opérations de collecte ponctuelles comme le recensement ou les enquêtes démographiques et de santé. Les thématiques abordées par ces sources d’information sont limitées pour l’analyse de phénomènes plus marginaux comme la nuptialité (Gendreau, 1996; Locoh et Pilon, 1996). Les chercheurs sont conduits à collecter leurs propres données qui se présentent généralement sous la forme d’enquêtes biographiques (Antoine, 2002; Mouvagha-Sow, 2002; Hertrich, 1996). Ces enquêtes permettent de rendre compte du mariage en tant que processus cérémoniel et de l’intégrer à l’ensemble du parcours résidentiel, professionnel et reproductif des individus. Une autre source intéressante et pourtant rarement utilisée est l’État civil des pays africains. Ces données sont généralement considérées comme imparfaites par les chercheurs et, à première vue, semblent inexploitables pour une analyse de la nuptialité dans la tradition qui vient d’être décrite précédemment. Pourtant, elles sont riches et leur intérêt a été montré dans d’autres contextes. La démographie historique en Europe a fait, par exemple, un grand usage des registres paroissiaux qui sont en Europe les ancêtres de l’État civil (Dupâquier, 1995).

À Madagascar, l’État civil est mis en place avant la colonisation. C’est une situation atypique en Afrique subsaharienne où ce système a généralement été introduit pendant la période coloniale (Gendreau, 1977). Sa création remonte à l’époque royale en 1878 et fut inspirée par les missionnaires chrétiens très influents à la cour de la reine Ranavalona II (1868-1883). L’objectif était de permettre un comptage précis de la population mais aussi de contrôler les moeurs, notamment dans le domaine du mariage, en interdisant la polygamie et le concubinage. L’ensemble des événements (naissances, mariages et décès) devaient être déclarés au chef du village et notifiés dans des registres (Andriamihamina et Ravelonanosy, 2005). À l’Indépendance du pays en 1960, le système d’État civil est généralisé et centralisé au niveau des mairies. Le gouvernement renforce également la législation. Toutefois, ces mesures n’empêchent pas une grande diversité spatiale et sociale dans le recours à l’État civil.

Sur le plan de la recherche, la faible utilisation de l’État civil en Afrique subsaharienne est souvent justifiée par son manque de complétude (Garenne et Zanou, 1995). À Madagascar, dès les années 1960, quelques études ont été menées[1] : au niveau national sur les naissances et les décès (Lacombe, 1973), dans une commune rurale de la province d’Antananarivo (Andriamboahangy, 1973) et pour la période plus récente, sur l’évolution de la mortalité dans la capitale (Waltisperger et Meslé, 2005). Or, ces investigations ont montré que, dans le cas malgache, les données issues de l’État civil présentaient un degré de complétude important et un grand intérêt pour comprendre l’évolution de la mortalité et des causes de décès. En ce qui concerne la nuptialité, nous ne connaissons que deux recherches menées à Madagascar et utilisant l’État civil de la période coloniale (Turrel, 1981; Rainibe et Rakotomanana, 1987).

L’objet de cet article est donc de présenter, dans un contexte africain, une méthodologie d’utilisation de l’État civil pour l’analyse de la nuptialité. Notre étude porte sur la commune rurale d’Ampitatafika située dans la province d’Antananarivo à Madagascar. D’une part, le choix de ce contexte se justifie par la forte fréquence de mariages contractés à la mairie dans la province : 72 % des unions en 1997. D’autre part, nous disposions au préalable d’une Enquête démographique quantitative (Enquête de référence 4D) menée dans 9 villages de cette commune[2] en septembre et en octobre 2003. Cette enquête, comportant des modules « nuptialité » et « fécondité » adressés aux femmes âgées de 15 à 49 ans, a permis de poser le contexte matrimonial de la commune.

Dans une première partie, nous présentons la méthodologie adoptée pour l’étude de la nuptialité et montrons l’intérêt de l’État civil par rapport à l’enquête. Nous appliquons ensuite la méthode proposée pour comprendre le contexte du calendrier du mariage civil.

Tableau 1

Proportions d’hommes et de femmes mariés à la mairie selon la province de résidence (en %)

Proportions d’hommes et de femmes mariés à la mairie selon la province de résidence (en %)
Source : Enquête prioritaire auprès des ménages, 1997 (calculs de l’auteur)

-> See the list of tables

Présentation de la méthode et des données

Dans la province d’Antananarivo, 73,5 % des hommes et des femmes étaient mariés civilement en 1997 contre seulement 19,8 % dans les autres provinces. Si les caractéristiques socio-économiques des individus sont associées à des différences fortes et significatives au niveau du recours au mariage civil dans toutes les provinces, à caractéristiques égales, celui-ci est toujours plus fréquent dans la province d’Antananarivo (tableau 1). Les naissances y sont aussi plus fréquemment enregistrées que dans les autres provinces. En 2003, 89,1 % des enfants âgés de 0 à 5 ans y avaient été déclarés à l’État civil contre seulement 60,4 % dans la province de Mahajanga (Ouest de Madagascar) et 74,8 % au niveau national (République de Madagascar, 2005).

L’enquête menée dans la commune a confirmé la prévalence du mariage civil et de la déclaration des naissances en milieu rural. Près de 60 % des femmes ont enregistré leur première union à la mairie et la majorité des naissances avaient été déclarées à l’État civil (90,6 %).

Cette enquête présente les caractéristiques des unions pour toutes les unions successives des femmes. Le mariage est présenté comme un enchaînement de cérémonies depuis le début de la cohabitation. Pour chaque femme ayant été en union, on connaît l’année de la cohabitation et les cérémonies (coutumières et civiles) qui ont jalonné son parcours matrimonial depuis le début de la cohabitation. Par exemple, la femme a pu cohabiter de façon informelle avec son conjoint, et ensuite une cérémonie coutumière et une cérémonie civile ont été célébrées. On rencontre aussi des histoires de femmes qui ont vécu en union sans jamais se marier. Par contre, nous ne connaissons pas les dates auxquelles les cérémonies coutumières et civiles ont eu lieu.

L’État civil est utilisé pour compléter ces informations. Il ne s’agit pas de retrouver pour chaque femme enquêtée la date exacte du mariage civil mais de mettre en parallèle ces deux sources d’informations en les considérant comme complémentaires. L’enquête est utilisée pour étudier le processus cérémoniel suivi par les unions et les déterminants socio-démographiques (le niveau de scolarisation, la génération de naissance, le rang de l’union, etc.) tandis que l’État civil est utilisé pour analyser l’enchaînement des calendriers d’une naissance et du mariage civil.

En effet, la perspective longitudinale sur ce type de données nécessite de reconstituer des parcours de vie en suivant des cohortes de naissances ou de mariages. Cela suppose de retrouver pour les individus concernés les différents événements civils qui ont ponctué leurs vies : leur mariage, leur divorce éventuel, leur décès. Une autre méthode consiste à travailler sur la formation des familles. Cette méthode a été utilisée en Europe en démographie historique. Les chercheurs se sont attachés à reconstituer des familles, c’est-à-dire à rechercher pour une cohorte de mariages, les naissances survenues au sein de la cohorte, à partir d’informations transcrites sur les registres paroissiaux (Dupâquier, 1995). Notre méthodologie s’inspire de ces travaux. Ainsi, nous avons reconstitué une ébauche de biographies familiales à partir de l’État civil de la commune rurale d’Ampitatafika.

À partir des registres d’État civil conservés à la mairie[3], nous avons créé deux bases informatiques : une base « Mariage » recensant tous les mariages conclus entre 1999 et 2003, une base « Naissance » recensant toutes les naissances survenues l’année 2001. Nous avons recensé 1 165 mariages civils contractés entre 1999 et 2003 et 704 naissances pour l’année 2001.

Ensuite, à partir de l’information de ces deux cohortes d’événements démographiques, nous avons créé une base « Famille » sur laquelle repose l’analyse de l’enchaînement des calendriers du mariage et de la naissance. Cette base a été établie à partir de la base « Naissance » et recense les couples mariés à la mairie entre 1999 et 2003 ayant enregistré une naissance en 2001. Elle compte 182 « familles ». Le fait de disposer pour les naissances de l’information à une date intermédiaire permet de reconstituer le contexte matrimonial de la naissance survenue en 2001. La naissance enregistrée en 2001 était-elle le fait d’un couple déjà marié ou d’un couple non encore marié à la mairie ?

Si le problème de la complétude des données de l’État civil est bien contrôlé dans le contexte étudié, il reste à évaluer la qualité de l’information recueillie. L’analyse porte sur la précision des dates. Le premier constat est que l’État civil donne une information plus complète que l’enquête en ce qui concerne les dates. Le tableau 2 présente la fréquence des réponses manquantes dans l’État civil selon le type d’événements. La seule information fréquemment manquante est celle concernant le mois de naissance des parents (26 % de réponses manquantes pour la mère et 21 % pour le père). Cette proportion de réponses manquantes est plus élevée que dans les Enquêtes démographiques et de santé où seulement 4 % des femmes n’ont pas pu donner leur mois de naissance. Ces réponses concernent majoritairement des femmes et des hommes qui sont nés entre 1975 et 1985, années au cours desquelles l’État civil connaît de graves disfonctionnements institutionnels. Les naissances ont été moins fréquemment enregistrées durant cette période. Les hommes et les femmes ont dû donner un acte de naissance pour pouvoir se marier. L’information sur la date de naissance est donc exacte dans l’État civil et quand elle est manquante, c’est que l’acte de naissance n’a pas pu être donné. Dans les enquêtes, l’information recueillie est une approximation basée sur la déclaration.

Tableau 2

Informations manquantes concernant les dates de naissance de l’enfant et de ses parents et la date du début de la cohabitation selon différentes sources

Informations manquantes concernant les dates de naissance de l’enfant et de ses parents et la date du début de la cohabitation selon différentes sources

-> See the list of tables

Les enquêtes donnent-elles une représentation fiable de la distribution mensuelle des naissances ? On constate des divergences parfois importantes dans la distribution des naissances selon le mois entre l’État civil, l’Enquête de référence 4D et l’Enquête démographique et de santé (graphique 1). La date d’observation étant très proche, les différences sont certainement encore plus importantes pour les naissances les plus anciennes.

Graphique 1

Répartition mensuelle des naissances de l’année 2001 selon différentes sources (en %)

Répartition mensuelle des naissances de l’année 2001 selon différentes sources (en %)
Source : État civil, commune d’Ampitatafika (province d’Antananarivo, Madagascar) 1999-2003, Enquête de référence 4D (naissances survenues en 2001), Enquête démographique et de santé 2003-2004 (province d’Antananarivo – milieu rural, année 2001).

-> See the list of figures

Les erreurs de datation concernant un événement comme le début de la vie commune révèlent également un niveau important de non-réponses. Dans l’Enquête démographique et de santé, 32 % des femmes n’ont pas pu donner le mois à partir duquel elles ont commencé à vivre avec leur premier conjoint et 7 % d’entre elles n’ont pas pu donner l’année. Cette marge d’erreur importante montre qu’il est relativement difficile d’accéder à ce type d’informations. Dans l’Enquête 4D, seule l’année du début de la cohabitation a été demandée, les femmes ont toutes pu donner une information, sans que l’on puisse réellement mesurer la part d’erreur relative à ces dates.

L’État civil se prête donc mieux à une analyse de l’enchaînement d’événements, tels que la naissance et le mariage civil. La limite inhérente à cette source de donnée réside dans le fait que seule la cérémonie civile est enregistrée. Les intervalles protogénésiques ont été calculés à partir des dates de mariage et de naissance.

Perspective socio-historique et application de la méthode aux relations entre le mariage civil et la fécondité

Dans les sociétés africaines, les mariages sont encore souvent arrangés par les familles. Le mariage a pour but de transférer les capacités reproductives et productives, par le biais de la jeune épousée, de la famille de la femme à celle du mari (Aryee, 1999; Lesthaeghe, 1989). À Madagascar, une fois la dernière cérémonie pratiquée, qui se matérialise par le paiement d’une compensation matrimoniale, le « vodiondry » (étymologiquement « arrière-train de mouton »), les séparations des époux deviennent plus difficiles dans le sens où la femme qui veut quitter son mari, perd ses droits sur ses enfants et ne peut se remarier qu’à la condition que sa famille rembourse la compensation matrimoniale versée lors de son précédent mariage. Parallèlement, les hommes ne jouissent de droits véritables sur leurs enfants biologiques qu’une fois l’ensemble des cérémonies du mariage accomplies.

Dans la province d’Antananarivo comme ailleurs à Madagascar, la stérilité était redoutée, l’enfant étant considéré avant tout comme une richesse, celui qui pratiquera les rituels funéraires à la mort des parents, permettant à ceux-ci d’accéder à l’ancestralité (Gastineau, 2005; Ravalolomanga, 1992; Poirier, 1970; Michel, 1957; Grandidier, 1914). La stérilité était souvent à l’origine des ruptures d’union sans en être pour autant la raison unique. « La stérilité est la cause principale de ces douloureuses séparations. (...) une femme stérile est considérée comme maudite : il devient dangereux d’habiter trop longtemps avec elle. » (Mondain, 1905-1906 : 88).

La stérilité est toujours un facteur d’instabilité des unions dans la commune d’Ampitatafika. Ainsi, on a pu observer qu’aucune des premières cohabitations, qui étaient toujours en cours au moment de l’enquête, n’a été inféconde alors que c’est le cas pour environ 10 % de celles qui ont été rompues.

Dans le système coutumier de la province, les problèmes liés à la stérilité étaient gérés par un processus matrimonial spécifique. La cérémonie coutumière était célébrée après un temps de cohabitation informelle que les premiers observateurs ont dénommé « mariage à l’essai » (Rakoto, 1971; Sibree, 1880). Cette période était l’occasion pour le jeune couple de vérifier sa fertilité, la cérémonie coutumière étant alors célébrée après la première grossesse ou la première naissance. Les familles encadraient fortement le processus, puisqu’elles décidaient souvent des alliances, mais en cas de stérilité du couple, l’union pouvait être dissoute sans formalités particulières. La cérémonie coutumière au cours de laquelle était remise le « vodiondry », était la principale étape du mariage, celle qui légitimait le mariage aux yeux de la société. Après la célébration de la cérémonie coutumière, en cas de rupture du mariage, les biens du couple étaient partagés selon des règles qui désavantageaient très souvent la femme et sa famille. Le processus matrimonial était donc un ajustement permettant de gérer le risque de stérilité sans qu’il y ait de dommage pour les familles.

Tout au long du 20e siècle, les transformations économiques, sociales et culturelles ont contribué à modifier en profondeur le processus de mise en union. La christianisation de la province a eu un impact significatif sur les attitudes et les comportements relatifs au mariage. Selon la morale chrétienne, le mariage est par essence indissoluble et le choix du conjoint est du ressort de l’individu. Ce critère d’indissolubilité n’est rendu effectif que par la cérémonie religieuse (Bologne, 1995). Le rôle des missionnaires a donc été de renforcer le cadre formel du mariage, en interdisant le concubinage, la polygamie et le divorce à leurs fidèles tout en valorisant l’autonomie individuelle dans le choix du conjoint. Ces mesures ont trouvé un écho à la fin du 19e siècle dans les mesures législatives prises par Ranavalona II (1868-1883). Si dans les premiers temps, ces interdictions sont peu suivies dans les faits, le modèle va se diffuser progressivement, à mesure que les églises s’installent dans les campagnes et que le nombre de chrétiens augmente (Ravelomanana-Randrianjafinimanana, 1995).

Parallèlement, à partir du milieu du 20e siècle, le début de la transition démographique entraîne une forte croissance de la population. Les familles ont de plus en plus de mal à léguer des terres en quantité suffisante à l’ensemble de leurs enfants, dans un contexte où filles et garçons pouvaient hériter. Les femmes, selon la tradition, avaient les mêmes droits que leurs frères sur la terre de leurs parents. La moindre disponibilité des parcelles, ajoutée au fait qu’elles partent fréquemment vivre dans le village de leur mari, expliquent qu’elles sont de plus en plus exclues de l’héritage (Skjortnes, 2000). Aujourd’hui, en cas de rupture d’union, leur statut socio-économique est plus fragile qu’auparavant. Les femmes qui se séparent de leur mari n’ont pas d’autres solutions que de retourner vivre chez leurs parents ou leurs frères avant de retrouver rapidement un conjoint. Depuis les années 1970, le morcellement croissant des terres a poussé les jeunes générations à rechercher des emplois dans d’autres secteurs (Pavageau, 1981). L’émigration des jeunes hommes vers la capitale ou d’autres régions de l’île est de plus en plus fréquente.

Ces différents changements ont eu pour conséquence une réduction de l’autorité des lignages et des familles sur la mise en union, comme cela a été observé ailleurs en Afrique subsaharienne (Quesnel et Vimard, 1996). Les mariages arrangés, qui reposaient sur des stratégies patrimoniales de famille, ont peu à peu disparu. Le choix du conjoint est désormais libre et les fréquentations adolescentes se développent.

Cette perte de contrôle des familles sur le choix du conjoint a remis en cause l’ensemble de l’institution matrimoniale. Les ruptures d’union sont plus fréquentes, mais la vraie différence réside dans le fait qu’elles ne sont plus régulées par les familles. En cas de rupture, la famille de la femme a peur de se retrouver avec à sa charge les enfants du couple, dont la garde était traditionnellement le fait de la famille de l’homme. Pour gérer les risques associés aux ruptures d’union, seule la cérémonie civile semble susceptible de protéger le droit des femmes et des enfants. Le mariage à l’essai, tel qu’il pouvait être pratiqué, est désormais fortement dévalorisé. Monsieur Rabe (56 ans, 2 enfants mariés) nous raconte : « Autrefois, il y a des parents qui laissaient leurs enfants vivre ensemble, comme un mariage à l’essai, puis après six mois ou un an, si tous les deux arrivaient à s’entendre, ils faisaient le vrai mariage. Mais maintenant personne ne va pas laisser sa fille vivre comme ça avec quelqu’un sans savoir si celui-ci va se marier avec elle ou non. Dans les cas comme ça, c’est toujours la fille qui est la victime puisque les hommes lorsqu’ils en ont marre, ils trouvent toujours les moyens de se débarrasser de la fille. »

Les processus matrimoniaux se sont donc transformés. Ainsi, le début des unions des couples est de plus en plus formalisé : 43 % des premières unions ont débuté par une cérémonie coutumière et 22 % par une cérémonie civile. La dévalorisation de la cohabitation informelle explique qu’une part majoritaire de couples célèbrent une cérémonie coutumière ou civile avant de commencer leur vie commune. Cependant, près d’un tiers des unions ont commencé par une cohabitation informelle. Ces cohabitations sont généralement légitimées par la suite, que ce soit par un mariage coutumier (20,2 %), par un mariage civil (18,1 %) ou par les deux cérémonies successivement (18,6 %). De la même manière, les cohabitations qui ont débuté par une cérémonie coutumière ont été ensuite fréquemment enregistrées à la mairie (51,5 % d’entre elles).

La forte prévalence du mariage civil dans la province reflète ainsi son intégration à un processus matrimonial au sein duquel le mariage coutumier conserve une place importante. Sur le plan symbolique, la cérémonie coutumière n’est pas remise en question : les familles et les couples la valorisent fortement. Elle marque le respect que l’on doit à la famille et peu d’individus pensent qu’elle n’est pas nécessaire. Toutefois, elle ne paraît plus suffisante pour garantir une certaine stabilité aux unions. Elle ne peut empêcher les séparations. Mme Meltine (54 ans, 4 enfants mariés) nous a donné son opinion au cours d’un entretien : « Ce n’est pas bon de ne pas faire la cérémonie coutumière, puisque le vodiondry est tout simplement un honneur à la famille, mais il ne donne aucun droit sur qui que ce soit. Donc les jeunes peuvent se séparer comme ils veulent. »

Tableau 3

Répartition des premières unions selon le processus matrimonial suivi (en %)

Répartition des premières unions selon le processus matrimonial suivi (en %)
Source : Enquête de référence 4D (2003)

-> See the list of tables

Le mariage civil présenterait donc des avantages. Tout d’abord, il est considéré comme étant plus difficile à rompre de façon définitive car il exige de se confronter aux autorités judiciaires avec tous les coûts que cela peut occasionner. L’enquête confirme la plus grande stabilité des mariages civils : seulement 13 % d’entre eux ont été rompus contre près de la moitié des cohabitations informelles et un quart des mariages coutumiers. De plus, il implique un maintien des liens que le père entretient avec ses enfants. En effet, en cas de divorce, le mari doit continuer à subvenir aux besoins de ses enfants. Il constitue en ce sens une protection pour les mères et leurs enfants. Pour Monsieur Albert (54 ans, 6 enfants mariés), « La cérémonie la plus importante, c’est le mariage civil, puisqu’il est la preuve que les conjoints se sont engagés à éduquer et à assurer la survie de leurs enfants. Même s’ils se séparent, le jeune homme ne peut pas s’échapper facilement, il devra nourrir ses enfants. »

La plus grande stabilité des unions civiles est également associée à leur plus grande fécondité. Ainsi, les cohabitations informelles sont les moins fécondes avec 3 enfants nés vivants en moyenne, contre 4 enfants dans le cas des mariages civils. Ces relations entre le mariage civil, la stabilité de l’union et la fécondité posent la question du moment auquel le mariage civil intervient dans le parcours matrimonial du couple.

Les données de l’État civil indiquent l’existence d’un décalage important entre le calendrier des mariages civils et celui de l’ensemble des unions cohabitantes (tableau 4). Entre 1999 et 2003, l’âge moyen des femmes à l’union est de 19,6 ans et l’âge moyen au mariage civil est de 23 ans. Ces décalages pourraient être liés à des différences dans les populations étudiées entre les données de l’enquête et les données de l’État civil. Cependant, il semble bien que les décalages observés s’expliquent plus par le calendrier de célébration des cérémonies que par des différences dans les populations. Les mariages tardifs, après l’âge de 25 ans, sont plus représentés dans l’État civil que les unions tardives. Seulement 7 % des unions commencent après l’âge de 25 ans alors que 23 % des mariages civils sont célébrés tandis que la femme a plus de 25 ans. Dans ces conditions, il semble bien que la majorité des mariages civils soient représentatifs des premières unions et que ces décalages reflètent simplement le calendrier séparant le début de l’union de la cérémonie civile. La cérémonie civile survient donc souvent plusieurs années après le début de la cohabitation. Entre 1999 et 2003, l’intervalle entre l’âge médian à la cohabitation et l’âge médian au mariage civil est d’environ deux ans pour les femmes.

Tableau 4

Tendances de l’âge au mariage civil et à l’union chez les femmes et les hommes mariés entre 1999 et 2003 (en %)

Tendances de l’âge au mariage civil et à l’union chez les femmes et les hommes mariés entre 1999 et 2003 (en %)
Source : État civil, commune d’Ampitatafika (province d’Antananarivo, Madagascar) 1999-2003 et Enquête de référence 4D (2003)

-> See the list of tables

Dans la commune, les naissances avant le début de l’union sont rares. À peine 5 % des femmes avaient eu au moins une naissance avant de vivre avec leur premier conjoint. Cependant, la première naissance survient rapidement après le début de l’union, généralement dans les deux années qui suivent. On observe donc une proportion plus élevée de femmes qui étaient déjà mères au moment du mariage civil (tableau 5). Entre 1999 et 2003, 14 % des femmes n’étaient pas encore mariées à la mairie au moment de la naissance de l’enfant. Les conceptions avant le mariage civil sont encore plus importantes puisqu’elles concernent près du tiers des femmes. C’est donc la grossesse plus que la naissance qui déclenche pour un certain nombre de couples les prises de décision concernant le mariage civil. L’État civil ne donne pas d’information sur le rang de naissance de l’enfant. À ce titre, la naissance observée en 2001 n’est pas nécessairement la première naissance du couple.

On a vu précédemment que les parents voyaient dans le mariage civil une protection supplémentaire pour leurs filles contre les risques d’abandon par le mari. La comparaison des calendriers du mariage civil selon le moment où surviennent la grossesse et la naissance sont de bons indicateurs de la pression familiale en faveur de la cérémonie civile (tableau 5). Le calendrier du mariage n’est pas lié de façon significative à des différences dans la fréquence des conceptions prénuptiales. La proportion de femmes mariées à la mairie avant 18 ans et qui ont conçu leur enfant avant l’événement, est un peu moins élevée que dans le cas des femmes mariées plus tardivement (27 % contre 36 %). Pour les premières, le contrôle parental sur la mise en union était certainement plus fort que dans le cas des secondes. De fait, le mariage à la mairie avant 18 ans nécessite une autorisation parentale.

De la même manière, l’âge de la jeune femme au moment du mariage est fortement associé au contexte de la naissance de l’enfant. De façon significative, seulement 5,0 % des femmes mariées avant 18 ans ont eu leur enfant avant la cérémonie contre 18,3 % des femmes mariées entre 18 et 22 ans. Ces chiffres peuvent donc également refléter une autorité parentale plus forte du côté des femmes en matière matrimoniale si l’union commence avant la majorité de celle-ci. Le mariage civil est accéléré en cas de grossesse pour éviter une naissance dans un cadre moins formalisé.

Tableau 5

Proportion de familles pour lesquelles la conception ou la naissance de l’enfant enregistré à l’État civil s’est produite avant le mariage civil selon l’âge de la femme au moment du mariage civil (en %)

Proportion de familles pour lesquelles la conception ou la naissance de l’enfant enregistré à l’État civil s’est produite avant le mariage civil selon l’âge de la femme au moment du mariage civil (en %)
Source : État civil, commune d’Ampitatafika (province d’Antananarivo, Madagascar) 1999-2003

-> See the list of tables

Le deuxième argument favorable à un mariage civil rapide relève de l’implication des pères dans la vie de leurs enfants. Les discours laissent penser qu’en cas de naissances pré-maritales, peu de pères reconnaissent leur enfant à l’État civil. C’est loin d’être le cas dans la commune (tableau 6). Si la proportion de pères ayant déclaré leur enfant à l’État civil est un peu plus faible dans le cas d’une naissance pré-maritale que dans celui d’une naissance post-maritale, les différences sont peu importantes, et ce sont majoritairement les pères qui, dans les deux cas, vont déclarer la naissance à la mairie.

Tableau 6

Répartition des familles selon le calendrier de la naissance et selon la personne ayant déclaré l’enfant né à l’État civil (en %)

Répartition des familles selon le calendrier de la naissance et selon la personne ayant déclaré l’enfant né à l’État civil (en %)
Source : État civil, commune d’Ampitatafika (province d’Antananarivo, Madagascar) 1999-2003

-> See the list of tables

Les comportements récents attestent d’une gestion des risques qui s’est complexifiée. La célébration du mariage civil est toujours liée à l’arrivée d’une naissance pour une part significative des couples. Cependant, la majorité des couples n’attend pas la naissance d’un enfant. Le mariage à la mairie reflète de nouvelles représentations du lien matrimonial et des rapports de pouvoir entre les sexes. Ainsi, les femmes et les enfants ont une position plus vulnérable qu’auparavant car le mariage coutumier ne suffit plus à les protéger en cas de rupture.

Conclusion

L’État civil et les registres paroissiaux sont fréquemment utilisés par les démographes en Europe et en Amérique du Nord pour comprendre la dynamique de la formation des familles. En Afrique subsaharienne, c’est une source de données peu utilisée et les chercheurs ont surtout recours à des enquêtes quantitatives. Dans l’esprit des recherches menées sur la nuptialité africaine, qui ont montré l’importance de l’approche longitudinale, cette recherche propose donc d’intégrer l’État civil aux autres modes de collecte dans le cadre d’une analyse quantitative. L’enquête démographique est nécessaire pour pallier aux manques de l’État civil mais aussi pour mettre en évidence l’ensemble du contexte cérémoniel dans lequel est célébré le mariage civil.

L’utilisation combinée de l’État civil et d’une enquête quantitative présente deux avantages : une meilleure information sur les calendriers et une information plus complète sur le contexte général, ce qui permet une étude approfondie des changements matrimoniaux. Cependant, à Madagascar, l’État civil n’est pas directement exploitable. Les informations ne sont pas centralisées au niveau national et ne sont pas disponibles sur support informatique. Les analyses ne sont possibles qu’à une échelle locale, avec un travail important de mise en forme des données, ce qui est certainement un frein à son utilisation. Enfin, nous suggérons également qu’une étude sur les registres paroissiaux permettrait de compléter utilement cette approche en fournissant, notamment, des informations sur les naissances et le rang des enfants quand celles-ci ne sont pas disponibles dans les autres sources de données.

Dans la plupart des sociétés, le mariage signifie pour le couple partager une expérience de fécondité à plus ou moins long terme. Il semble même que ces rapports entre le mariage et la formation d’une famille se renforcent dans certains pays européens où la cohabitation informelle avant le mariage est devenue la règle (Charton, 1999). Les résultats de cette étude montrent que le rôle de la fécondité dans le processus de formalisation des unions n’est pas négligeable dans les sociétés africaines comme celles de l’Afrique subsaharienne où la stérilité continue d’être particulièrement redoutée. Dans le cas de la province d’Antananarivo, alors qu’auparavant, la cérémonie coutumière était suffisante pour légitimer une union, c’est désormais le mariage civil qui officialise les unions tandis que de nombreux couples attendent d’avoir eu un enfant pour célébrer cette cérémonie. La législation de l’État dans le domaine de la famille est devenue légitime, comme le montre l’intégration de la cérémonie civile au processus matrimonial.