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Il n’est pas de culture, de tradition, d’idéologie ou de religion qui puisse aujourd’hui, ne disons même pas, résoudre les problèmes de l’humanité, mais parler pour l’ensemble de celle-ci. Il faut nécessairement qu’interviennent le dialogue et les échanges humains menant à une fécondation mutuelle. […] je pose comme postulat que le paysage humain tel qu’il est aperçu à travers une fenêtre donnée est à la fois semblable et différent de la vision qu’en offre une autre fenêtre […] élargir les points de vue autant qu’il sera possible et, surtout, faire prendre conscience aux gens qu’il y a – et qu’il faut qu’il y ait – une pluralité de fenêtres […] est opter en faveur d’un pluralisme sain.

Panikkar, 1984 : 3

Ce numéro a d’abord été envisagé avec le dessein de rassembler plusieurs perspectives disciplinaires sur le crime de génocide. Les auteurs étaient invités à faire l’examen du phénomène de génocide à partir de leur formation disciplinaire ou de leur pratique professionnelle et ils ont choisi l’étude d’une question particulière susceptible de constituer un apport à la réflexion théorique et pluridisciplinaire sur le crime de génocide. En guise de résultat, les articles publiés dans ce volume révèlent que l’appréhension de cette réalité à l’aide des théories prévalentes, des modèles explicatifs et des pratiques sociales identifiés ou élaborés par la criminologie, le droit ou la philosophie, ne réussit pas à expliquer ce phénomène de façon complète et satisfaisante. L’étude des génocides provoque des ruptures paradigmatiques et pose des difficultés épistémologiques à ces différents savoirs qui doivent respectivement revoir leur façon classique de penser. Il est apparu à la lecture des articles que ce numéro devenait, par l’enchevêtrement des réflexions communes et complémentaires des auteurs, une contribution collective significative à la construction pluridisciplinaire du paradigme de « crime de génocide ».

En assumant la direction de ce numéro, il nous revient dans cette introduction de mettre en relief les idées des auteurs qui participent à la construction de ce paradigme pluridisciplinaire, de les commenter au besoin et de collaborer personnellement à cette entreprise.

1- Un paradigme signifiant pour la criminologie

L’article de Stéphane Leman-Langlois intitulé Le « mégacrime », légitimité, légalité et obéissance se présente comme une note de recherche dans laquelle l’auteur recense des théories sur le phénomène de « crime » et suggère qu’elles sont encore incapables d’offrir une grille d’analyse complète pour comprendre le mégacrime de génocide. Le criminologue adopte la démarche scientifique propre à sa discipline, qui consiste à ne pas faire dépendre l’étude de son objet d’une qualification juridique préétablie par le droit international pénal et d’un concept normé depuis la Convention sur la Prévention et la répression du génocide de 1948 [1]. Il choisit alors d’examiner la réalité des récents génocides survenus en Bosnie-Herzégovine et au Rwanda à partir de trois façons connues en criminologie de conceptualiser la criminalité individuelle, organisée et collective. Premièrement, reprenant à son compte l’idée en vertu de laquelle l’agir criminel peut être expliqué à partir d’une recherche opportuniste de l’individu ou du groupe centrée sur la satisfaction maximale de ses désirs et de ses intérêts, cette logique, constate l’auteur, ne permet pas de rendre compte de l’ampleur des massacres criminels, du nombre de participants dans un génocide et de la motivation des actions génocidaires qui n’est pas intelligible avec cette seule interprétation des gestes criminels fondée sur le calcul économique.

L’auteur, dans un deuxième temps, fait des liens entre le contexte politique de l’État nazi et l’organisation bureaucratique de l’État allemand qui ont présidé à l’Holocauste, le génocide réputé emblématique de tous les génocides depuis. Les études de la Shoah (Bass, 2000 ; Bauman, 2000 ; Chalk et Jonassohn, 1990 ; Power, 2002 ; Ratner et Abrams, 2001) peuvent par exemple être pensées en lien avec une autre théorie criminologique qui rationalise l’agir criminel de groupe à partir de la thèse de l’association différentielle. Selon cette thèse, chaque individu apprend à voir la réalité conformément à l’idéologie collective du groupe et intègre des techniques de neutralisation des interdits qui permettent de concevoir ses gestes criminels dans le groupe en dissociation de la moralité générale de la société. Les analyses de la Shoah ont également mis l’accent sur la structure autoritaire et organisée de l’opération génocidaire et, de manière analogue, des études sur la criminalité organisée tiennent compte de la structure pyramidale d’autorité et de la culture autoritaire pour expliquer l’envergure des activités criminelles de nombreux participants. En revanche, selon Leman-Langlois, des généralisations risquent d’être faites trop rapidement à partir de ces études de criminologie en ce qu’elles pourraient tendre à séparer catégoriquement les participants dans un génocide en donneurs d’ordres rationnels, d’une part, et en exécutants obéissants, contraints ou fortement manipulés et irrationnels, d’autre part. En bref, il faut repenser la notion d’autorité en termes plus sophistiqués et envisager l’autonomie comme la motivation des exécutants de façon plus subtile pour attester de la réalité de toutes les manifestations de l’agir individuel dans un crime de génocide.

Enfin, Leman-Langlois s’intéresse à l’idée selon laquelle les acteurs dans un génocide passeraient aux actes dans un temps suspendu et un espace dissocié de la morale générale qui constituerait, par ailleurs, leur schème de valeurs en d’autres circonstances. À cet égard, le discours idéologique ambiant des autorités politiques et des médias en période de génocide encouragerait et conduirait les participants à cette suspension temporaire de leur morale et les inciterait à participer au génocide. L’auteur soumet que l’agir criminel individuel dans un génocide peut aussi être compris autrement et différemment. On est à même de mieux comprendre la réalité du génocide si, plutôt, on se représente les actes génocidaires en termes excessivement moraux, si on postule l’adéquation des convictions des exécutants au contenu des discours des élites et des autorités et si on suppose le partage d’une culture langagière commune par tous les protagonistes et acteurs du génocide.

Après avoir fait la recension des insuffisances de théories criminologiques pour rendre compte du phénomène de génocide, le criminologue conclut en suggérant des pistes de recherche pour le futur. Selon lui, il conviendrait de resituer l’examen de cette réalité dans le contexte plus large des études portant sur la question de la sécurité collective assurée par l’État, de revoir la notion d’État représentée dans une abstraction « pensante et agissante », mais qu’on ne sait rendre redevable de crimes collectifs. Il faudrait aussi distinguer de façon plus raffinée les formes d’expression de la criminalité de groupe et intégrer dans les études portant sur la criminalité organisée, celle des groupes qui assument de facto ou de jure des pouvoirs politiques criminels ou terroristes dans un État donné. Le statut juridique actuel de l’État souverain dans le droit international, pourrions-nous renchérir avec l’auteur, n’aurait-t-il pas comme effet d’assurer l’impunité des dirigeants et des agents de l’État pour leurs actions personnelles criminelles et de les mettre aussi à l’abri de mécanismes de responsabilité pénale individuelle ?

L’auteur Samuel Tanner dont l’article porte le titre : Le génocide à l’épreuve des massacres de masse contemporains : vers une rupture paradigmatique ? partage des idées avec Leman-Langlois. Il convient de relever les réflexions qui complètent et nuancent les commentaires déjà faits. Il reproche à la criminologie d’être à la remorque du droit pénal quand il s’agit de circonscrire la réalité des massacres de masse avec une norme juridique préétablie et il s’interroge sur les véritables éléments d’identification d’un paradigme signifiant pour la criminologie.

Ainsi, quand il s’agit d’étudier le phénomène des massacres collectifs contemporains, le concept créé par Lemkin (1944)[2] est devenu un paradigme important utilisé pour circonscrire la pensée et systématiser les connaissances afin de déterminer si un massacre collectif répond à l’ensemble des caractéristiques pour le qualifier de génocide. D’ailleurs, le concept a donné lieu à l’examen rétrospectif de cas historiques pour en faire une lecture nouvelle ; on a ainsi parlé de génocide au sujet du massacre des habitants de Mélos par les Grecs au Ve siècle av. J.-C., de l’extermination des Amérindiens en Amérique du Nord et au sujet du massacre des Arméniens lors de la Première Guerre mondiale (Chalk et Jonassohn, 1990). Chose certaine, depuis les massacres survenus en ex-Yougoslavie et au Rwanda, d’autres massacres, anciens et nouveaux, sont dénoncés comme étant des « génocides » dans les protestations publiques, parfois en dissociation de toute vérité historique ou vérification empirique et indépendamment de toute forme de reconnaissance judiciaire de cette dénomination, pourrions-nous ajouter.

Depuis le début des années 1990, le vocabulaire du droit international pénal est, en effet, fréquemment utilisé comme des « mantras » et, par suite de la seule mise en forme pénale des crimes de génocide, d’agression, des crimes de guerre et contre l’humanité, ces mots juridiques acquerraient peu à peu, à force d’y faire appel, une puissance symbolique telle qu’on les croit être en mesure de favoriser l’établissement d’une culture universelle réactive, voire préventive, à l’encontre des massacres inhumains à l’échelle de la planète. La communauté internationale semblerait ainsi se forger une conscience humanitaire, voire même une croyance à laquelle elle prêterait la vertu de mettre fin aux violences de masse et la vocation d’être programmée pour contribuer à la fondation de la solidarité internationale et de la paix (Dumont, 2006). Dès lors, cette normativité contenue dans l’expression « génocide », même dépourvue d’effectivité au plan juridique international, paraît devoir son existence à la seule volonté éthique de la communauté internationale qui proclame sa justesse et réclame son impérativité (Dupuy, 2002). Au regard de cet impact moral du paradigme juridique, nous sommes tentée de reformuler à notre manière une idée de Bourdieu (1987) sur le droit : le rôle du droit international pénal consisterait alors à réinscrire l’interdit dans l’espace public global, à faire obstacle à l’assassinat de la mémoire et à marquer la réalité ainsi nommée du sceau de l’universalité.

Pour Tanner, la configuration juridique du crime de génocide ne permet cependant pas à la criminologie de se doter d’outils scientifiques d’analyse suffisants permettant de se saisir et de comprendre complètement la violence de masse et les massacres de civils, d’en expliquer toutes les manifestations et toutes les dimensions. D’ailleurs, ses observations pertinentes sur les massacres survenus en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995 révèlent des pratiques et des dynamiques d’extermination qui ne relèvent pas de la seule intention d’exterminer un groupe ethnique en tout ou en partie et qui, par conséquent, échappent à l’examen de la réalité avec des outils d’analyse appropriés de la criminologie.

Pour la criminologie et aussi pour le droit, pouvons-nous ajouter, le deuxième écueil dans l’étude du phénomène des massacres collectifs résulte de la conception politique classique de l’État à la base des relations internationales. Selon cette philosophie, l’État constitue l’unité politique dotée de l’exclusivité de mettre fin à la violence « de tous contre tous » et qui a le complet monopole de l’usage légitime de la force contre ses citoyens et contre d’autres États. L’étude des massacres de masse est ainsi tributaire de cette conceptualisation politique première, qui fait en sorte que la violence de masse est examinée conformément à cette logique de « l’État souverain détenteur légitime de la force » (Perelman, 1976 et 1982)[3]. L’État invoque alors la « raison d’État », à la fois pour justifier son recours à la violence de masse auprès de ses citoyens ou d’autres États et pour se dédouaner dès lors qu’il devient agresseur, terroriste, criminel ou voyou. Cette conception de l’État empêche la qualification de plusieurs guerres civiles et interétatiques en crimes d’agression ou de génocide (Dumont, 2006). Elle a également pour conséquence que les guerres et violences instiguées par des factions armées ou milices non gouvernementales agissant de façon irrégulière et en dehors de la réalité de l’État, seul détenteur légitime du monopole de la force, ne sont pas davantage considérées dans le cadre des études sur la « criminalité organisée » ou ne sont pas cernées dans une notion de « criminalité de pouvoir ». À l’heure actuelle, des États ou des groupes politiques ou armés peuvent s’adonner à des massacres criminels sans être inquiétés de devenir des « accusés » aux yeux du droit international pénal (Dumont, 2003)[4].

Les études des massacres collectifs sont aussi limitées par d’autres grilles d’analyse déjà constituées et trop étroites. L’une d’entre elles découlerait de l’identification des caractéristiques du cas historique de l’Holocauste, le cas exemplaire devenu l’étalon à l’aune duquel on évalue d’autres massacres. Le caractère organisé de ce massacre de référence, représenté notamment dans l’appareillage bureaucratique du pouvoir nazi organisant le génocide juif, n’offre pas de repère lorsqu’il s’agit d’expliquer des massacres collectifs dont le caractère spontané et chaotique paraît être le trait dominant.

La modernité, envisagée comme une étape de développement des sociétés d’une part et productrice de réflexions théoriques en philosophie d’autre part, a, elle aussi, engendré ses grilles d’analyse (Pannikar, 1982 et 1984 ; Bauman, 1987 et 2000). Ce type d’analyse peut faire prévaloir une conception exclusivement rationnelle de l’action humaine qui, d’un côté, explique le génocide en référence seulement à un projet organisé par un cerveau rationnel et qui, de l’autre, laisse entendre que des nations civilisées ne peuvent s’adonner au génocide[5]. De ce fait, des facteurs reliés à la culture, aux croyances, à la mémoire affective et au sacré d’un peuple sont occultés alors qu’ils pourraient en partie expliquer le surgissement de la violence collective débridée dans un génocide ou dans une guerre d’agression (Dumont, 2006). Il en résulte notamment, selon Tanner, que l’on conçoit plus facilement l’organisation de la violence de masse dans une société à partir d’une chaîne de commandement pyramidal « de haut en bas » alors que certaines manifestations de la violence de masse se comprendraient mieux selon l’analyse d’une dynamique de groupe allant « du bas vers le haut », de l’interaction de dynamiques locales avec des logiques étatiques ou d’une logique de réseau permettant à la violence de s’étendre insidieusement. En bref, l’étude des massacres survenus en Bosnie entre 1992 et 1995 met à mal toutes les grilles d’analyse déjà constituées sur le génocide pour les expliquer.

2 – Une synergie de l’éthique et du droit international pénal pour construire la théorie de la responsabilité individuelle en matière de génocide

La philosophe Karine Wurtz, dont l’article est intitulé La responsabilité du génocidaire : entre responsabilité individuelle et responsabilité collective, pose une question fondamentale qui interpelle aussi bien la morale que le droit pénal : « À quelles conditions, est-il justifiable, justifié et juste de tenir chaque individu qui participe à un génocide personnellement et criminellement responsable d’un crime collectif et incomparablement plus grave que le meurtre isolé de droit commun ? ». L’auteure aborde la question à partir de l’affirmation suivante : le crime de génocide est ontologiquement un crime d’essence collective ; est-il, par conséquent, possible de concevoir une responsabilité individuelle pour une participation dans un génocide et de conceptualiser pour chacun des individus impliqués dans un génocide une culpabilité spécifique distincte du meurtre de droit commun ou qui va au-delà de l’acte personnel du participant au génocide ; est-il juste d’imputer une responsabilité à chaque individu, qui soit à la hauteur de la gravité du génocide, ce crime hors du commun ? Pour la pénaliste que nous sommes, cette question ouvre le débat sur les fondements théoriques de la responsabilité pénale individuelle voulant qu’une personne ne soit redevable que de ses seules actions à la condition d’entretenir une mens rea qui corresponde à la spécificité et à la gravité de ses gestes répréhensibles et ne soit responsable des actes d’autrui que dans le cadre des règles traditionnelles de la complicité qui supposent sa contribution matérielle ou intellectuelle à l’acte d’autrui en toute connaissance de cause.

Fort heureusement, les exigences éthiques requises et relevées par Wurtz, pour qu’il soit moralement justifié d’attribuer une responsabilité personnelle à chaque individu impliqué dans un génocide, constituent également des conditions de reconnaissance du crime au plan juridique et des critères d’attribution d’une responsabilité individuelle en vertu du Statut de Rome[6]. D’ailleurs, les juristes de la Commission préparatoire de la Cour pénale internationale[7] à qui l’on a confié la rédaction du Projet portant sur les éléments de crimes ont dû répondre à la même question fondamentale que traite la philosophe Wurtz dans son article. Ils avaient au surplus pour y arriver plusieurs jugements des tribunaux ad hoc (TPIR et TPIY) attribuant des responsabilités individuelles à des accusés de génocide. Il convient d’illustrer comment les juges des TPI d’une part et les rédacteurs du Statut d’autre part ont contribué à résoudre cette question.

Il est, à première vue, difficile de concevoir un génocide sans imaginer une immense organisation, une planification et préméditation guerrière pour en faciliter la réalisation. Le génocide est reconnaissable également par la masse des victimes. Cela paraît donc facile de conclure à un génocide à partir d’un prétendu sens commun lorsqu’on rapporte 800 000 victimes au Rwanda, 8000 à Srebrenica et 6 millions lors de l’Holocauste. Mais ces éléments « organisation planifiée et nombre significatif de victimes », qui constituent des caractéristiques matérielles particulières de génocides connus, font-ils partie de l’actus reus du crime de génocide ? La jurisprudence des tribunaux ad hoc a conclu en la non-nécessité de prouver ces caractéristiques pour condamner une personne de génocide. Le « plan organisé » n’est pas une composante de l’actus reus du crime quoique la preuve d’un plan puisse sans contredit aider à faire la preuve de l’intention génocidaire. De plus, ont conclu les TPI, un nombre significatif de victimes n’est pas un aspect matériel de l’infraction puisqu’un contrevenant peut être trouvé coupable d’un seul acte de meurtre pour être condamné de génocide[8]. La notion de nombre serait tout de même un élément important à partir duquel on peut également faire une déduction logique de l’intention génocidaire, c’est-à-dire que l’auteur avait l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel. On parle d’ailleurs de cette intention spéciale comme l’élément le plus important du génocide, ce qui le distinguerait notamment des crimes contre l’humanité, tout comme du meurtre isolé motivé par la haine raciste[9].

Le droit contredit-il alors le sens commun en vertu duquel il est difficile de concevoir un génocide sans ses caractéristiques essentielles d’être un projet organisé et d’être un massacre de masse ? En fait, le droit a dû résoudre une question de taille. Le génocide est un projet collectif de destruction d’un groupe, ce qui suppose plusieurs personnes à l’organiser et plusieurs personnes à éliminer. Or, pour les fins du droit pénal, ce geste collectif doit être décomposé en une série d’actes individualisés pour les imputer à des personnes physiques distinctes les unes des autres contre lesquelles on formule une accusation respective de génocide (Dumont et Boisvert, 2004 : 612). Il s’ensuit, selon la jurisprudence des TPI, que les éléments les plus caractéristiques d’un génocide dans la réalité, soit le projet organisé pour réussir à détruire plusieurs personnes et le nombre de victimes, sont assimilés à des aspects contextuels qui peuvent accréditer l’existence de l’intention génocidaire, mais qui ne seraient pas essentiels à prouver en tant qu’éléments matériels du crime de génocide reproché à des individus particuliers.

Les juristes qui ont rédigé le Statut de Rome ont été conscients de cette incongruité au sujet des caractéristiques distinctives des génocides dans la réalité (planification organisée et de masse de victimes) et de la non-pertinence juridique de celles-ci pour conclure juridiquement et judiciairement à un crime de génocide commis par un individu. On a donc décidé d’exiger la preuve d’un élément de contexte en matière de génocide. Dans le document Éléments de crimes [10], après avoir décrit le génocide dans toutes ses variantes matérielles à l’article 6, on ajoute qu’un élément contextuel doit également être prouvé. Un texte qui se retrouve à la fin de toutes les descriptions d’actes de génocide se lit comme suit : Le comportement s’est inscrit dans le cadre d’une série manifeste de comportements analogues dirigés contre ce groupe, ou pouvait en lui-même produire une telle destruction. Le seul fait d’avoir mentionné cet élément contextuel dans le Statut nous amène à faire deux remarques : 1) cet élément contextuel devient dorénavant un élément matériel de contexte à prouver dans un procès de génocide et 2) l’article 30 du Statut exige une mens rea de connaissance de cet élément contextuel de la part de l’accusé (Grondin, 2003 : 448)[11]. On peut alors soumettre à notre philosophe que les juristes ont imposé la preuve d’éléments matériels et contextuels en matière de génocide, ce qui tend à confirmer le caractère indissociable de l’agir criminel individuel et de l’action structurelle de groupe dans l’opération génocidaire. Voilà ainsi réconciliées l’éthique et la justice pénale en cette matière.

L’intention spéciale requise en matière de génocide mérite aussi un commentaire. Il s’agit d’abord d’une intention différente de celle de l’infraction sous-jacente et qui ne se résume pas à l’intention de faire l’infraction sous-jacente ou l’intention de faire un actus reus de génocide en toute connaissance de cause. Il s’agit d’une intention supplémentaire qui s’ajoute à la mens rea de l’infraction sous-jacente et qui concerne l’objectif visé par la conduite criminelle : la destruction d’un groupe. Cette intention est, par conséquent, plus difficile à prouver que l’intention discriminatoire ou raciste que peut entretenir un agresseur au sujet d’une ou de quelques victimes. Cette intention spécifique peut parfois être le véritable mobile qui anime le transgresseur ; en d’autres mots, il se peut que son mobile coïncide de toute évidence avec l’intention spécifique de détruire un groupe. Par contre, il peut être animé d’un mobile personnel qui peut à lui seul justifier ses gestes répréhensibles, mais qui ne démontre pas qu’il était animé de l’intention génocidaire spéciale exigée par le droit. Donc, selon le mobile entretenu par le contrevenant, celui-ci peut être compatible ou devenir une preuve d’intention de détruire un groupe comme il peut être insuffisant pour constituer l’état d’esprit blâmable requis en matière de génocide. Le criminel devra alors être acquitté de génocide, mais pourrait être, selon les circonstances, responsable d’un crime de guerre ou contre l’humanité, réputé moindre et inclus, ou encore d’un meurtre de droit commun.

Dans l’affaire Niyitegeka [12], le TPIR a examiné l’allégation de l’accusé selon laquelle pour être trouvé coupable de génocide, il fallait prouver qu’il avait l’intention génocidaire requise et seulement celle-là. En d’autres mots, s’il montrait d’autres intentions ou mobiles animant ses gestes répréhensibles, il ne pouvait être trouvé coupable de génocide. Ses prétentions étaient fondées sur les mots « comme tel » ou « as such » du texte du Statut du TPIR. La section d’appel a rejeté cette prétention en répétant que ces mots faisaient référence à l’intention spécifique de détruire un groupe, mais n’empêchait pas d’entretenir, en même temps que cette intention génocidaire, d’autres mobiles personnels qui pouvaient coexister avec l’intention spécifique en matière de génocide.

Il est donc déjà acquis dans le droit international pénal que les conditions de la responsabilité individuelle en matière de génocide satisfont à la préoccupation éthique qui consiste à identifier 1) une partie commensurable de l’agir individuel dans le crime collectif de génocide, 2) un agir individuel en lien structurel avec l’action de tous et chacun dans le génocide et qui témoigne de cette idée durkheimienne que « le tout est plus que la somme de ses parties » et enfin 3) une intention spécifique au génocide imputable à chaque génocidaire dans l’action avant de le tenir responsable et redevable d’un tel crime.

La philosophe Wurtz apporte avec son article des nouvelles considérations intéressantes pour nous qui avons eu à réfléchir sur la question des règles de participation criminelle en matière de génocide et de crimes de guerre et contre l’humanité (Boisvert et al., 2004), et qui consiste notamment à étendre les règles de la responsabilité personnelle pour les actes d’autrui en dehors des règles classiques de la complicité. En effet, le génocide impose de revoir les modalités juridiques de la participation criminelle et de concevoir de façon beaucoup plus sophistiquée les formes d’expression de la criminalité de groupe. L’idée de mieux comprendre notamment la dynamique des groupes restreints, et plus particulièrement celle de la foule ou du groupe secondaire [organisation] (Anzieu et Martin, 1968 : 75) contribue à une meilleure description du lien structurel complexe et polymorphe existant entre les génocidaires. Il nous paraît qu’une meilleure étude de la dynamique du groupe génocidaire conduise à des règles de participation criminelle qui soient mieux ajustées au phénomène et qui soient mieux comprises des praticiens oeuvrant en droit international pénal[13]. Les juristes canadiens pourraient être aussi persuadés, car ils sont trop conservateurs sur ce point, qu’il y a là matière à réflexion pour aménager de nouvelles règles de participation criminelle en matière de criminalité organisée et de criminalité corporative en droit interne.

Chentale de Montigny avec son texte Enfants au combat, génocide de l’enfance ? constate les contradictions que pose, pour la théorie pénale et le droit international, la sanction des crimes de masse lorsqu’ils sont commis par des enfants-soldats. Entre irresponsabilité pénale pour cause d’immaturité et sanction punitive à la hauteur de leurs atrocités, le droit pénal tergiverse et le droit international montre son incohérence dans le traitement de cette question. Personne, en réalité, n’ose discuter de la responsabilité des enfants-soldats à partir d’une problématique éthique et d’une théorie juridique de la responsabilité tellement la question est délicate. Dans la théorie classique, l’âge est soit une cause d’inaptitude à la responsabilité pénale, soit un facteur atténuant. On se rend cependant compte que les défenses d’obéissance aux ordres et de contrainte morale, très discutées lorsqu’elles sont invoquées en défense par un adulte à une accusation de génocide, doivent être mieux scrutées lorsqu’elles expliquent l’agir criminel d’un enfant ou d’un adolescent. Cette question de la responsabilité pénale des enfants-soldats ouvre aussi sur un autre dilemme. L’histoire de ces enfants montre qu’ils sont souvent arrachés de force à leur famille, à leur village ou à leur groupe pour devenir éventuellement les tueurs de leur famille, de leur village ou de leur groupe. Pour cette raison, on hésite, tout compte fait, à envisager la question sous l’angle moral ou pénal tellement la condition des enfants-soldats est absolument misérable (McKay et Mazurana, 2005). Bref, l’image qui revient le plus souvent à leur sujet, c’est celle de « victimes ». Alors, on se rallie volontiers à l’idée de ne pas vouloir les accuser au pénal et de formuler plutôt des recommandations humanitaires concernant leur sort après le combat et de trouver une solution au rejet social dont ils sont l’objet par leur société d’appartenance après la fin des hostilités. Hélas, ce rejet n’est que l’autre face de la réalité du massacre de masse auquel les enfants-soldats ont participé et qui vise la destruction d’un groupe dans son maillage vital : la famille, le clan, l’ethnie. Le crime provoque ultimement dans le groupe victime du projet génocidaire le rejet de ses propres enfants.

3 – Pluralisme juridique et culture ou le défi de construire un paradigme juridique interculturel

Plusieurs juristes, philosophes et anthropologues contemporains commencent à penser le droit de manière pluraliste et expriment l’idée que le droit peut donner lieu à des modèles ou des archétypes du droit résultant de différents ordonnancements sociaux (Alliot, 1983a et 1983b ; Eberhard, 1998a et 1998b ; Van de Kerchove et Ost, 1992 ; LeRoy, 1999). Le droit ne serait plus envisagé comme la résultante d’un seul de ces ordonnancements que les juristes positivistes reconnaissent dans le seul « ordre juridique » émanant de l’État (Delmas-Marty, 2003). Ces modèles d’ordre normatif seraient des « construits sociaux » liés à la culture des sociétés, tributaires aussi de logiques d’autorités et de pouvoirs. Par conséquent, la théorie du droit aurait pour tâche d’élaborer une épistémologie utile à l’expression de cette diversité des manifestations culturelles du droit, à l’explication de la complexité des pratiques sociales et de la normativité juridique. Elle aurait alors comme défis de rendre compte des multiples formes d’expression de la normativité juridique dans la mesure où chaque société a des normes, des interdits, des déviances et des sanctions et qu’il convient d’ordonner le pluralisme juridique (Delmas-Marty, 2006), de favoriser une compréhension interculturelle de la normativité (LeRoy, 2004 ; Kuyu, 2005) et même d’édifier des principes juridiques universels pour l’humanité (Delmas-Marty, 1998, 2004 et 2005 ; Koskenniemi, 2004).

S’intéresser au génocide rwandais dans une perspective plurijuridique et interculturelle, c’est examiner comment l’on passe du collectif de nature politique au particulier de nature juridique, c’est se questionner sur le sens de l’universalité du génocide tout en prenant en compte le culturel dans la lutte contre l’impunité. C’est aussi se demander s’il existe une discrimination culturelle dans l’imputabilité de ce crime en révélant les complicités laissées impunies (Gallié et Dumont, 2005), les crimes des Tutsis et l’aménagement sélectif des poursuites devant les fora de justice établis dans l’ordre juridique national et international (Dumont et Gallié, 2004). C’est s’obliger à revoir le procès pénal sous tous ses angles et rendre compte de toutes ses fonctions, c’est le resituer dans la sphère des représentations symboliques et dans le cadre élargi de toutes les façons de dire la vérité et de tous les processus de règlements des conflits, de tous les procédés de jugement, de médiation et de dédommagement (Dumont et Boisvert, 2004 ; Le Roy, 2004 ; Kuyu, 2005). Comme le suggère fort à propos Étienne Le Roy (2004), le droit en Afrique serait moins le produit d’un répertoire de normes ou de procédures préétablies que celui d’un ensemble de faits sociaux dont le sens ne se dévoile qu’à travers leur enchaînement. L’observateur doit alors relever les « petits riens » pour être en mesure de constater ce qui est tenu pour impératif et sanctionné dans une société africaine et qui deviennent ses normes par suite d’une formalisation progressive consistant en gestes, paroles, interactions et rituels.

C’est donc dans cette mouvance que l’on peut lire l’article de Muriel Paradelle et de Hélène Dumont : L’emprunt à la culture, un atout dans le jugement du crime de génocide ? Étude à partir des juridictions traditionnelles gacaca saisies du génocide des Tutsis du Rwanda. Les auteures se sont intéressées à deux phénomènes propres à la culture rwandaise, d’une part à la palabre africaine, un mode coutumier de discuter et de régler à l’amiable des litiges entre Africains et d’autre part aux juridictions traditionnelles gacaca telles que réformées par le législateur rwandais afin d’être à même saisies de poursuites criminelles liées au génocide des Tutsis. Elles examinent les raisons qui ont amené les autorités gouvernementales à parier sur ce mode coutumier de justice dans une optique de réconciliation nationale et à réinvestir ce type de justice de proximité que l’on a nouvellement aménagé pour éradiquer une longue tradition d’impunité. Elles analysent les altérations profondes apportées au fonctionnement originel de ces instances qui empruntent tout à la fois à la palabre africaine et au droit pénal de facture occidentale, ce qui les amènent à se demander si les gacaca dans leur « version génocidaire » peuvent encore réaliser les finalités traditionnelles de cette justice participative et restaurative lorsque la tradition et la culture ont été à ce point réinventées.

Selon les auteures, le génocide pose des difficultés multiples pour tout ordre juridique, car il s’agit d’un crime qui sidère tout système de justice. Pour elles, le dilemme consistant à déterminer lequel des modèles de justice est le mieux en mesure de juger d’un génocide reste largement une question sans réponse satisfaisante. Dans le cas du génocide rwandais, le TPIR, qui peut seulement juger un nombre limité de principaux responsables du génocide, prévoit des procès devant un tribunal géographiquement éloigné du pays (à Arusha, Tanzanie), organise la poursuite selon un modèle juridique de facture occidentale culturellement éloigné des usages africains et assigne des culpabilités selon une procédure largement incomprise des Rwandais (Paradelle et al., 2005). Ce type de justice a un potentiel limité de reconstruire des liens sociaux dans une société que le génocide a profondément divisé et transformé. Sa valeur symbolique, dans la mesure où elle serait non négligeable, serait entièrement tournée vers la communauté internationale dans son ensemble. En revanche, la justice actionnée devant les juridictions gacaca en est une de proximité qui comporte l’avantage de s’appuyer sur la tradition pour opérer, mais qui comporte l’inconvénient de placer un très grand nombre de génocidaires et de rescapés du génocide dans une promiscuité dramatique, voire insupportable à laquelle de nombreux acteurs souhaitent respectivement échapper. Le déni des génocidaires et le silence des victimes rescapées devant gacaca constituent une attitude largement répandue qui paraît, pour le moment, relever du simple instinct de préservation des uns comme des autres.

Mais combien de poursuites criminelles faut-il intenter pour liquider le génocide rwandais au moyen du droit international pénal, que ce soit avec le TPIR, les tribunaux nationaux ou les juridictions gacaca ? L’analyse du génocide avec la seule loupe du droit pénal ne comporte-t-elle pas le risque de stigmatiser trop de Rwandais dans le statut définitif de génocidaires et d’en faire une caractéristique identitaire indélébile dans le futur ? Nous n’avons pas encore de réponse à cette question, mais le nombre de poursuites envisagées devant les juridictions gacaca a de quoi laisser perplexe (Schabas, 2005). Peut-on même penser que le gouvernement en place de Kagame serait animé de la tentation de créer un nouveau stigmate pour toute la communauté hutue du Rwanda et de faire ainsi oublier les crimes contre l’humanité, qui ont accompagné son retour au pouvoir ? Faut-il rappeler le bras de fer qui s’est engagé entre le bureau du procureur et le gouvernement de Kigali lorsqu’il s’est agi de traduire en justice devant le TPIR des membres de l’armée du FPR pour des violations graves du droit humanitaire (Paradelle et al., 2005) ?

S’il s’agit de mener un peu plus loin la réflexion sur ce thème, de l’avis des auteures, les juridictions gacaca qui empruntent à la culture de la société rwandaise doivent, en tout état de cause, garantir la liberté de parole, la franchise et l’expression d’une vérité complète et commune sur ce génocide pour que criminels et victimes rescapées puissent réapprendre à vivre ensemble. En d’autres mots, si c’est sur la discussion collective des problèmes et sur une oralité structurée que ce mode culturel de justice est fondé, c’est sur une reprise collective et « déliée » de la parole pour « dire le génocide » et se constituer de nouveaux récits que la société rwandaise peut renouer avec la tradition, c’est-à-dire avec son passé. C’est finalement de cette façon qu’elle pourra peut-être commencer à parler de son avenir.

Il nous fait donc plaisir de vous inviter à poursuivre la réflexion sur le crime de génocide en lisant les articles inclus dans ce volume.

Dans la section hors-thème, Bastien Quirion propose d’analyser les mutations pénales à partir d’un aspect plus particulier qui est celui de la finalité thérapeutique attribuée à certaines pratiques pénales. Il nous initiera au concept de « dispositif thérapeutique », qui permet d’analyser ce champ comme étant constitué d’un groupe d’éléments fortement liés qui visent cette finalité de transformation des délinquants. L’hypothèse initiale propose que l’intervention thérapeutique s’expliquerait depuis quelques décennies suivant de nouvelles modalités. Il établira l’impact de l’avènement de la nouvelle pénologie sur l’éventuelle réorganisation du dispositif thérapeutique de la fin du XXe siècle et analysera trois manifestations plus précises de ces transformations que sont la révolution cognitive dans le champ de l’intervention clinique, la multiplication des outils actuariels d’évaluation clinique et la responsabilisation accrue des bénéficiaires de l’intervention thérapeutique. Il conclura en abordant un enjeu qui nous apparaît fondamental dans le cadre de ces transformations, soit celui de la tendance au morcellement de l’individu qui se trouve au coeur de ce dispositif thérapeutique.

Finalement, Myriam Laventure, Michèle Déry et Robert Pauzé introduisent une évaluation de la gravité de la consommation des psychotropes chez les adolescents affichant un trouble des conduites. Bien que ce problème soit reconnu pour être le trouble le plus associé à une consommation de psychotropes, relativement peu de recherches ont examiné les caractéristiques de cette consommation chez des jeunes ayant spécifiquement un diagnostic de trouble des conduites. À partir de plusieurs indicateurs de gravité de la consommation de psychotropes, l’étude propose de tracer un portrait de cette consommation chez des garçons et des filles présentant ce type de trouble et de déterminer s’ils se distinguent des autres jeunes dont les comportements antisociaux ne rencontrent pas les critères diagnostiques de ce trouble. L’étude montre que les jeunes qui ont un trouble des conduites se différencient des autres sur la presque totalité des indicateurs de gravité mesurés. L’usage de drogues dures, la fréquence élevée de la consommation et la présence de conséquences négatives liées à la prise des psychotropes sont les indicateurs les plus étroitement associés à la présence de ce trouble. Si ces résultats illustrent la gravité du portrait de consommation de ces jeunes, ils suggèrent aussi que la présence de conséquences négatives peut constituer un important levier pour l’intervention.