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La présence d’un trouble des conduites à l’adolescence mérite toute notre attention. Ce trouble est, en effet, la forme la plus sévère de conduites antisociales chez les enfants et les adolescents à être définie dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder (DSM-IV-TR, American Psychiatric Association (APA), 2000). Caractérisé par des conduites persistantes d’agression, de destruction, de fraudes, de vols ou de violation des règles, ce trouble génère des torts considérables tant aux jeunes eux-mêmes qu’à la société (Pratt et al., 2003 ; Scott et al., 2001). Il engendre, en outre, des coûts de réadaptation psychosociale et judiciaires importants comme peut l’illustrer la prévalence élevée de ce trouble chez les clientèles des centres jeunesse du Québec : près de la moitié des adolescents desservis par ces centres présentent des problèmes qui répondent aux critères diagnostiques du trouble des conduites (Pauzé et al., 2004).

L’intervention auprès des jeunes qui ont un trouble des conduites se complexifie du fait que ce trouble est le plus fortement associé à l’usage de psychotropes chez les adolescents (Moss et Lynch, 2001). Certaines études appuient même l’idée que ce trouble serait le plus associé à une consommation problématique de psychotropes, bien que ces études aient été réalisées auprès de jeunes antisociaux ne rencontrant pas nécessairement les critères diagnostiques de ce trouble (Armstrong et Costello, 2002 ; Jainchill et al., 2005 ; Moss, & Lynch, 2001 ; US Department of Health and Human Services, 1999). La cooccurrence des problèmes de consommation et des conduites antisociales peut avoir des répercussions graves puisqu’elle a été associée à une augmentation de la sévérité des comportements antisociaux (Copur et al., 2005 ; White et al., 1999) et à un risque accru que ces jeunes maintiennent les conduites antisociales à l’âge adulte (Maughan et al., 2004 ; Ridenour et al., 2002). Il est donc important pour l’intervention de déterminer s’il existe un portrait de consommation qui distingue les jeunes qui ont un trouble des conduites ou si ces jeunes ont plutôt une consommation comparable à celle d’autres jeunes antisociaux.

La présente étude propose de tracer un tel portrait à partir des principaux indicateurs permettant d’estimer la gravité de la consommation de psychotropes. Ces indicateurs seront d’abord présentés puis examinés dans les études menées auprès de jeunes ayant des conduites antisociales (avec ou sans trouble des conduites) susceptibles de fournir des informations sur leur consommation de psychotropes.

Indicateurs de la gravité de la consommation de psychotropes

Un consensus se dégage sur les indicateurs devant être utilisés pour estimer la gravité de la consommation de psychotropes à l’adolescence (Bolognini et al., 2001 ; Kaminer, 1994 ; Vitaro et al., 2000). Parmi les plus souvent cités, on retrouve la fréquence de l’usage, la nature et la diversité des psychotropes consommés, la quantité absorbée, l’âge d’initiation aux psychotropes, l’âge de la consommation régulière et les raisons de la consommation. Ainsi, la consommation sera jugée d’autant plus grave qu’elle est hebdomadaire ou abusive (Kaminer et Bukstein, 1998 ; Zapert et al., 2002), qu’il s’agit de substances hallucinogènes ou de drogues dures (solvants, cocaïne, héroïne, etc.) (Bentler et al., 2002 ; Zapert et al., 2002), qu’elle a débuté avant l’âge de 11 ans et qu’elle est devenue hebdomadaire avant l’âge de 14 ans (Clark et al., 2004 ; Sung et al., 2004 ; Weinberg et al., 1998), que les raisons de consommer sont liées à des problèmes personnels (APA, 2000 ; Segal et Stewart, 1996) et, enfin, que des conséquences négatives résultent de la consommation de psychotropes (APA, 2000 ; Martin et al., 1995).

Un consensus se dégage également sur la nécessité de considérer plusieurs de ces indicateurs, sinon l’ensemble, pour caractériser la consommation de psychotropes (APA, 2000 ; Kaminer, 1994 ; Vitaro et al., 2000). Enfin, pour l’intervention, sachant que la reconnaissance d’un problème et d’un besoin d’aide est associée à une meilleure participation au traitement et à de meilleurs résultats (Prochaska et al., 2003), documenter la préoccupation des jeunes face à leur consommation et leur estimation d’un besoin d’aide s’avère essentiel.

La consommation de psychotropes des jeunes ayant des conduites antisociales

Les chercheurs s’étant penchés sur la gravité de la consommation des jeunes présentant des conduites antisociales (que ces jeunes aient ou non un trouble des conduites) se sont surtout intéressés à deux indicateurs de gravité, soit la fréquence et la nature (incluant le type de psychotropes et leur diversité) de la consommation. La plupart de ces études concourent à démontrer que les adolescents qui ont des conduites antisociales consomment plus fréquemment, c’est-à-dire plus de jours par semaine ou par mois que les autres jeunes (Disney et al., 1999 ; Myers et al., 1998 ; U.S. Department of Health and Human Services, 1999 ; White et al., 1999), qu’ils consomment davantage de drogues dures (Randall et al., 1999 ; VanKammen et al., 1990) et qu’ils font usage d’une plus grande diversité de psychotropes (Boyle et Offord, 1991 ; Gfeller et Hundleby, 1994 ; King et al., 2004). Mais les associations entourant le type et la diversité de psychotropes ne sont pas toujours observées (Grilo et al., 1996) et pourraient davantage décrire la consommation des filles, qui ont des conduites antisociales, que celle des garçons (Gfeller et Hundleby, 1994).

Les études qui ont traité d’autres types d’indicateurs renforcent l’idée que le trouble des conduites est associé à un âge précoce d’initiation aux psychotropes (entre 11,9 ans et 12,4 ans, tous psychotropes confondus) et à un âge précoce de consommation hebdomadaire (entre 12,8 et 13,6 ans) comparativement aux jeunes qui n’ont que peu ou pas de conduites antisociales (Hser et al., 2003 ; King et al., 2004 ; Reebye et al., 1995). Concernant les raisons de la consommation, Beauchamps et Brunet (1994) rapportent que les jeunes qui ont commis des méfaits graves s’initient à la consommation de psychotropes pour des raisons extrinsèques (par curiosité, pour appartenir à un groupe d’amis, etc.), mais qu’ils surconsomment davantage pour des raisons intrinsèques (le refus de ce qu’ils sont, le besoin d’oublier des conflits ou des problèmes familiaux, etc.). McKay et Buka (1994) observent, pour leur part, que les adolescents qui ont un trouble des conduites consomment de l’alcool pour le plaisir, les émotions positives et le besoin de passer de bons moments avec des amis. Enfin, les études s’étant intéressées aux conséquences négatives associées à la consommation de psychotropes montrent que les jeunes qui ont un trouble des conduites vivent plus de difficultés sur le plan judiciaire (plus souvent arrêtés, plus de temps passé en détention) comparativement aux jeunes qui ont aussi un trouble des conduites, mais qui ne consomment pas (Copur et al., 2005 ; Myers et al., 1998).

Il est toutefois difficile d’aller plus loin dans la description de la gravité de la consommation des adolescents manifestant un trouble des conduites, les résultats des études demeurent fragmentaires et ne permettent pas d’avoir un portrait complet de leur consommation. En outre, il est toujours délicat de généraliser les résultats obtenus auprès de jeunes présentant des comportements antisociaux aux adolescents qui manifestent un trouble des conduites selon les critères du DSM. En effet, les études qui n’ont pas eu recours à ces critères n’évaluent pas les conduites antisociales de leurs participants à partir d’instruments qui tiennent compte de la persistance et de la récurrence de ces conduites sur plusieurs mois, ce qui est une caractéristique importante du trouble des conduites. Cela peut s’expliquer par la difficulté de recruter un nombre suffisant de participants présentant ce trouble en raison de sa prévalence relativement faible dans la population générale, comparativement à ce qui est observé dans des populations cliniques comme celle des centres jeunesse (Pauzé et al., 2004). Si les caractéristiques des jeunes sélectionnés en milieu clinique ou dans la population générale diffèrent substantiellement (Goodman et al., 1997), les résultats issus des échantillons cliniques peuvent s’avérer plus utiles pour l’intervention puisque ces résultats reflètent plus fidèlement la situation des jeunes pour lesquels des services doivent être offerts.

Par ailleurs, la majorité des études portant sur la consommation de psychotropes des jeunes ayant un diagnostic de trouble des conduites ont été réalisées en centre de réadaptation pour adolescents toxicomanes (Grilo et al., 1996 ; Hser et al., 2003 ; McKay et Buka, 1994 ; Myers et al., 1998). Les résultats de ces études peuvent donc surévaluer la gravité de la consommation des jeunes ayant un trouble des conduites, puisque ces échantillons incluent uniquement des participants qui ont un problème de consommation. Enfin, soulignons qu’en dépit d’échantillons mixtes, très peu d’études examinent les différences liées au genre (Disney et al., 1999 ; Gfeller et Hundleby, 1994 ; US Department of Health and Human Services, 1999). Or avoir un portrait plus exhaustif de la consommation des adolescents qui ont un trouble des conduites, garçons et filles, demeure essentiel à documenter pour définir, s’il y a lieu, des interventions distinctes selon le genre.

Objectifs

L’étude vise, dans un premier temps, à tracer un portrait exhaustif de la consommation des garçons et des filles qui ont un trouble des conduites selon les critères diagnostiques de l’APA et à déterminer si ce portrait varie selon le genre et la présence ou non de ce trouble, lorsque les jeunes sont comparés à d’autres adolescents présentant des comportements antisociaux. Dans un second temps, l’étude cherche à déterminer les indicateurs de gravité de consommation les plus étroitement associés à la présence d’un trouble des conduites chez des adolescents. L’étude tient compte d’une grande diversité d’indicateurs pour établir la gravité de leur consommation et porte une attention particulière à la reconnaissance d’un problème de consommation et au besoin d’aide. Tous les participants sont issus d’un échantillon clinique (tiré de différents centres jeunesse) afin d’obtenir un nombre suffisant de jeunes ayant un trouble des conduites dans l’étude et, aussi, de maximiser les retombées des résultats pour l’intervention.

Méthode

Participants

L’étude porte sur un échantillon de 385 jeunes âgés de 12 à 17 ans, dont 181 (26 % de filles) présentent un trouble des conduites tel que défini dans le DSM-IV-TR (APA, 2000), et 204 (29 % de filles) ne présentent pas un tel trouble. Cet échantillon d’adolescents est tiré d’une recherche sur les caractéristiques des clientèles 0-17 ans des centres jeunesse menée par Pauzé et ses collaborateurs (2004). Ces adolescents ont été sélectionnés au hasard à partir de la liste hebdomadaire de tous les nouveaux cas qui ont été référés au service de prise en charge de quatre centres jeunesse (Montréal, Québec, Estrie, Côte-Nord) en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants[1], de la Loi sur la protection de la jeunesse ou de la Loi sur les services de santé et les services sociaux. Cette sélection s’est faite de façon consécutive sur une année entre septembre 1998 et octobre 1999.

L’échantillon initial d’adolescents dans la recherche de Pauzé et ses collaborateurs était composé de 408 jeunes. Parmi ceux-ci, 181 manifestaient au moins trois des symptômes de conduites antisociales requis pour établir la présence d’un trouble des conduites, et ce, d’après l’entrevue diagnostique réalisée auprès du jeune lui-même ou de celle réalisée auprès d’un de ses parents (voir la section sur les mesures). Pour faire partie du groupe de comparaison, les jeunes de l’échantillon initial qui ne présentaient pas de trouble de conduite (N = 227) devaient, soit être pris en charge en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants, soit manifester au moins un symptôme du trouble des conduites s’ils étaient pris en charge en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse ou de la Loi sur les services de santé et les services sociaux. Parmi les 227 jeunes restants, 204 rencontraient l’un ou l’autre de ces critères de sélection. Ces critères ont permis d’assurer que tous les jeunes du groupe de comparaison présentaient des conduites antisociales.

La proportion de garçons et de filles dans le groupe avec trouble des conduites et dans le groupe de comparaison est similaire, χ2 (1, N = 385) = 0,42, n. s., tout comme l’âge moyen (χ͂ = 15,51 ans, σ = 1,48 contre χ͂ = 15,53 ans, σ = 1,47), t(383) = 0,01, n. s. Toutefois, la proportion de jeunes pris en charge selon la loi sur les jeunes contrevenants (48 % dans le groupe avec trouble des conduites contre 62 % dans le groupe de comparaison) ou selon les autres lois (52 % contre 38 %) est significativement différente entre les groupes, χ2 (1, N = 385) = 7,28, p < 0,01, un différence attribuable au retrait, dans le groupe de comparaison, des jeunes ne manifestant pas de symptôme de trouble des conduites. Toutefois le nombre moyen de symptômes de ce trouble ne varie pas selon la loi de prise en charge, et ce, tant dans le groupe de comparaison (t(202) = 1,62, n. s.) que dans le groupe de jeunes qui ont des troubles des conduites (t(179) = 0,74, n. s.). Dans le groupe de comparaison, le nombre moyen de symptômes s’établit à 0,93 (σ = 0,65), comparativement à 3,38 (σ = 1,39) dans le groupe avec trouble des conduites, une différence qui, elle, est bien évidemment significative, t(383) = 22,48, p < 0,001.

Mesures

Trouble des conduites

La présence du trouble des conduites chez les adolescents a été établie à l’aide du Diagnostic Interview Schedule for Children (DISC 2.25, Shaffer et al., 1993), dans les versions françaises de Breton et al. (1998), adaptées pour les parents et pour les adolescents eux-mêmes. Ces versions françaises du DISC 2.25 étant basées sur les critères du DSM-III-R (APA, 1987), l’instrument a été légèrement modifié lors de l’étude de Pauzé et al. (2004) afin qu’il intègre les changements apportés pour le trouble des conduites dans le DSM-IV (APA, 1994) faisant passer de 13 à 15 la liste des symptômes possibles pour diagnostiquer la présence du trouble[2]. Déry et al. (2004) ont observé une très bonne concordance entre les versions DSM-III-R et DSM-IV du protocole d’entrevue pour établir la présence d’un trouble des conduites auprès de différents informateurs.

Conformément aux critères du DSM-IV, un trouble des conduites est diagnostiqué chez le jeune lorsque trois symptômes ou plus lui sont reconnus au cours des 12 derniers mois, dont au moins un au cours des six derniers mois. Dans l’étude, la présence de ce trouble a été considérée lorsque l’ensemble des symptômes requis pour le diagnostic a été rapporté par le jeune lui-même ou par le parent. Ce choix s’appuie sur un corps important d’études montrant que différents informateurs peuvent donner une information unique et complémentaire sur la présence d’un trouble chez un enfant (Achenbach et al.,1987 ; Jensen et al., 1999).

Consommation de psychotropes

La consommation de psychotropes a été évaluée à l’aide de la section « alcool et drogue » de l’Indice de gravité d’une toxicomanie pour adolescents (IGT-ADO, Germain et al., 1998). Composée de 25 points, cette section du questionnaire porte sur les principaux indicateurs actuellement reconnus pour établir la gravité de la consommation : la régularité de la consommation (occasionnelle, hebdomadaire, quotidienne) ; la nature des substances psychoactives consommées (alcool, cannabis, hallucinogènes, autres drogues) ; le nombre de psychotropes différents consommés au cours de la dernière année ; l’âge d’initiation à la première consommation de chacun des psychotropes expérimentés ; l’âge de la consommation régulière (soit l’âge où le jeune a commencé à consommer au moins une fois par semaine pendant au moins un mois, et ce, pour chacun des psychotropes expérimentés) ; les différentes raisons de consommation (à partir d’une liste préétablie de raisons classées comme étant récréatives ou problématiques) ; les conséquences négatives de la consommation de psychotropes (présence de pertes de conscience « black out », de mauvais voyages « bad trip », de surdose ou de dettes) ; l’intensité des problèmes liés à la consommation (sur une échelle de 0 à 4) ; et l’estimation du besoin d’aide (sur une échelle de 0 à 4).

Les études psychométriques publiées en 2002 par Landry et ses collègues ont permis de démontrer que l’IGT-ADO présente de bonnes propriétés métrologiques. Les données sur la consommation de psychotropes n’ont été recueillies qu’auprès du jeune, et ce, malgré les limites que soulève cette façon de faire. Puisque les informations recherchées sur la consommation concernent des données très fines (par exemple, la fréquence et la quantité hebdomadaire d’un psychotrope donné) et que cette consommation se fait le plus souvent à l’insu des parents, il aurait été difficile pour ceux-ci de répondre à de telles questions de façon précise. Pour ces raisons, les données recueillies auprès du jeune sur sa consommation de psychotropes sont reconnues comme les plus fiables et les plus rigoureuses (Williams et Nowatzki, 2005 ; Winters et al., 1991).

Déroulement

Après l’obtention du consentement écrit de chaque adolescent et d’un de ses parents, la collecte de données a été faite dans le respect des normes éthiques du Conseil de recherche des sciences humaines du Canada (1997). Elle a été menée séparément auprès d’un des parents du jeune (celui qui s’occupe le plus des soins et de l’éducation de l’enfant) et de l’adolescent lui-même. Le recrutement des jeunes et des familles a été entièrement assumé par des professionnels des centres jeunesse. Les entrevues avec le parent et le jeune étaient réalisées à domicile par des étudiants diplômés ayant reçu, dans le cadre de la recherche, une formation d’une quarantaine d’heures pour la passation des outils d’évaluation. Une compensation monétaire symbolique était allouée aux parents et aux adolescents pour leur participation à la recherche.

Résultats

Portrait de la consommation de psychotropes

Cette première section des résultats présente le portrait de la consommation de psychotropes des jeunes en fonction de chacun des indicateurs de gravité. Les résultats se rapportant à la consommation des garçons et des filles avec ou sans trouble des conduites apparaissent dans les tableaux 1 à 3.

Nature des psychotropes consommés

Une très forte proportion de jeunes ayant un trouble des conduites a déjà consommé de l’alcool et du cannabis (tableau 1). Bien que ce soit aussi le cas des jeunes sans trouble des conduites, les adolescents qui ont ce trouble sont significativement plus nombreux à avoir consommé de l’alcool, du cannabis et des drogues dures telles que les hallucinogènes, la cocaïne et l’héroïne. L’usage de ces différentes substances psychoactives est comparable chez les garçons et les filles, et ce, qu’il y ait présence ou absence d’un trouble des conduites.

Fréquence de la consommation des différents psychotropes

Pour une très forte proportion de jeunes consommateurs qui ont un trouble des conduites, l’alcool est consommé de façon occasionnelle ou hebdomadaire (90 %) (tableau 1). Le cannabis, quant à lui, est consommé de façon hebdomadaire par plus du tiers des jeunes qui ont un trouble des conduites et de façon occasionnelle par près du quart d’entre eux. Le cannabis demeure le principal psychotrope à être consommé de façon quotidienne par les adolescents. Les autres types de drogues (hallucinogènes, cocaïne, héroïne) sont plutôt consommés de manière occasionnelle.

Tableau 1

Nature des psychotropes consommés et fréquence de la consommation

Nature des psychotropes consommés et fréquence de la consommation

*p < 0,05 **p < 0,01 ***p < 0 ,001

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Toutefois, comme on peut aussi le constater dans le tableau 1, les fréquences de la consommation d’alcool, de cannabis et d’autres drogues des jeunes qui présentent un trouble des conduites sont significativement plus élevées que celles rapportées par les jeunes ne présentant pas ce trouble. Notons également que pour chacun des psychotropes étudiés, les garçons et les filles qui ont un trouble des conduites consomment à une fréquence semblable, ce qui n’est pas toujours le cas des jeunes qui n’ont pas ce trouble. En effet, dans ce groupe, les garçons sont significativement plus nombreux que les filles à consommer occasionnellement des drogues dures.

Diversité des psychotropes consommés

Les jeunes consommateurs qui ont un trouble des conduites font usage, en moyenne, de deux psychotropes différents. Il s’agit le plus souvent de l’alcool et du cannabis (tableau 2). Ce nombre est de 1,1 en moyenne dans le groupe sans trouble des conduites, ce qui est significativement plus faible. Aucune différence statistiquement significative n’est observée entre les garçons et les filles, qu’ils aient ou non un trouble des conduites.

Âge d’initiation aux différents psychotropes consommés

Les jeunes qui ont un trouble des conduites, sexe confondu, s’initient à l’alcool à 11,7 ans en moyenne, au cannabis à 12,5 ans, puis aux autres drogues à 13,8 ans. Seule l’initiation au cannabis se fait plus précocement chez les jeunes ayant un trouble des conduites comparativement aux jeunes qui ne présentent pas ce trouble (p < 0,01). Si aucune différence n’est observée entre les garçons et les filles qui ont un trouble des conduites, chez les jeunes qui n’ont pas ce trouble, les filles s’initient plus précocement que les garçons aux drogues dures.

Tableau 2

Diversité, âge d’initiation et âge de la consommation régulière

Diversité, âge d’initiation et âge de la consommation régulière

*p < 0,05 **p < 0,01 ***p < 0 ,001

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Âge de la consommation hebdomadaire des différents psychotropes consommés

Les jeunes qui ont un trouble des conduites s’initient d’abord à l’alcool, mais c’est la consommation de cannabis qui arrive au premier rang lorsqu’il s’agit de l’âge de la consommation hebdomadaire. Cela est également vrai pour les jeunes qui n’ont pas de trouble des conduites. L’âge de la consommation régulière n’est pas significativement différent entre les groupes ni entre garçons et filles.

Raisons de la consommation de psychotropes

Les différents motifs de consommation mentionnés par les jeunes apparaissent au tableau 3. Tant chez les adolescents qui ont un trouble des conduites que chez ceux qui n’ont pas ce trouble, la recherche de plaisirs est la raison le plus souvent évoquée, suivie par l’envie de faire de nouvelles expériences. Toutefois, les jeunes qui ont un trouble des conduites sont plus nombreux à rapporter qu’ils consomment pour oublier leurs problèmes, pour se calmer et pour le plaisir. Si les raisons de consommer sont assez similaires chez les garçons et les filles présentant un trouble des conduites, les filles qui n’ont pas ce trouble sont significativement plus nombreuses que leurs pairs masculins à rapporter consommer pour oublier leur problème, tandis que les garçons sont plus nombreux à affirmer consommer pour se stimuler.

Conséquences négatives associées à la consommation de psychotropes

Près de la moitié des jeunes qui ont un trouble des conduites reconnaissent avoir vécu des mauvais voyages (bad trip), près du quart ont connu des pertes de consciences (black out) et près du quart, aussi, ont des dettes (tableau 3). Ces jeunes rapportent davantage de conséquences négatives liées à leur consommation que les jeunes qui n’ont pas de trouble des conduites, c’est-à-dire davantage de pertes de conscience (black out), de mauvais voyages (bad trip), de surdoses et de dettes. Encore ici, aucune différence n’est observée entre les garçons et les filles qui ont un trouble des conduites. Par contre, chez les adolescents ne présentant pas ce trouble, les garçons sont plus nombreux que les filles à rapporter des dettes associées à leur consommation.

Tableau 3

Raisons de consommation, conséquences négatives, préoccupations et besoin d’aide

Raisons de consommation, conséquences négatives, préoccupations et besoin d’aide

*p < 0,05 **p < 0,01 ***p < 0 ,001

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Préoccupation de la consommation et estimation d’un besoin d’aide

Un peu plus du quart des jeunes qui ont un trouble des conduites, soit 28 %, quel que soit le sexe, s’avouent inquiets de leur consommation ; 19 % reconnaissent aussi avoir besoin d’aide pour diminuer ou cesser cette consommation (tableau 3). Ces pourcentages sont significativement plus élevés que ceux observés chez les jeunes sans trouble des conduites. Il n’y a pas de différence entre les garçons et les filles de chacun des groupes.

Indicateurs de gravité les plus étroitement associés à la consommation de psychotropes

Les résultats présentés à la section précédente ont montré que les jeunes ayant un trouble des conduites se distinguent des jeunes n’ayant pas ce trouble pour la presque totalité des indicateurs de gravité de consommation mesurés dans l’étude. Dans la mesure où ces indicateurs sont interreliés (par exemple, la fréquence de consommation de drogues dures et l’endettement), il est important de tenir compte des interactions entre ces variables dans une analyse de régression afin de déterminer les indicateurs qui distinguent le mieux les jeunes qui ont un trouble des conduites des autres jeunes.

L’analyse retenue pour ce faire est une régression logistique binaire, la variable à prédire ici étant la présence ou non d’un trouble des conduites chez les jeunes. Les variables utilisées à titre de prédicteurs sont les indicateurs de gravité mesurés dans l’étude, à l’exception de la reconnaissance d’un problème et du besoin d’aide, ces derniers indicateurs étant davantage utilisés à des fins d’intervention et non pour estimer la gravité de la consommation. Préalablement à la réalisation de l’analyse de régression, nous avons examiné la force des corrélations entre les prédicteurs afin de déceler d’éventuels problèmes de multicolinéarité (Hair et al., 1998). La forte corrélation observée entre l’usage de drogues dures et le nombre de psychotropes différents consommés (r = 0,79) nous a amenés à retirer cette dernière variable de l’analyse. Notons également que nous n’avons pas tenu compte du sexe des participants dans l’analyse de régression puisque les analyses précédentes n’ont révélé aucune différence entre les garçons et les filles qui ont un trouble des conduites.

Pour ne pas éliminer des analyses de régression, les participants qui n’ont jamais consommé, les variables catégorielles ou continues ont été transformées en variables dichotomiques de manière à ce qu’elles puissent être cotées avec la valeur 1 (donnée présente pour la variable ou respectant le critère fixé) ou la valeur 0 (donnée absente pour la variable ou ne remplissant pas le critère fixé). Ces variables sont la consommation de drogues dures, la consommation hebdomadaire d’alcool ou d’autres drogues au cours de la dernière année, l’âge d’initiation inférieur à 12 ans pour l’alcool ou les autres drogues, l’âge de consommation régulière inférieur à 14 ans pour l’alcool ou les autres drogues, la présence d’au moins une raison intrinsèque pour consommer et la présence d’au moins une conséquence négative liée à la consommation. Toutes ces variables ont été introduites simultanément dans l’équation de régression. Ce modèle s’est avéré statistiquement significatif (χ² = 50,64, p < 0,001). Toutefois, des différentes variables utilisées dans l’équation, ce sont la consommation de drogues considérées comme dures, la consommation hebdomadaire de psychotropes et les conséquences négatives liées à la consommation qui sont significativement associées à la présence d’un trouble des conduites.

Tableau 4

Portrait de la consommation des jeunes qui ont un trouble des conduites

Portrait de la consommation des jeunes qui ont un trouble des conduites

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La capacité de classification du modèle demeure toutefois modeste, passant de 53 % avec une classification au hasard, à 67 % avec les variables introduites dans l’équation. Le modèle permet ainsi de classifier correctement 71,1 % des jeunes qui n’ont pas un trouble des conduites et 62,4 % des jeunes qui ont un tel trouble.

Discussion

Le portrait de consommation de psychotropes des jeunes qui ont un trouble des conduites se distinguent-ils de celui d’autres jeunes antisociaux ? Les résultats de cette étude vont dans ce sens et suggèrent que la présence de trouble des conduites est associée à une consommation plus grave. En effet, les jeunes qui ont ce trouble se distinguent sur à peu près tous les indicateurs de gravité investigués et se démarquent particulièrement par l’usage de drogues considérées comme dures (hallucinogènes, cocaïne, héroïne), une consommation hebdomadaire de psychotropes et la présence accrue de conséquences négatives liées à leur consommation. Ces données corroborent, auprès d’un échantillon ayant des troubles des conduites, celles d’autres études rapportant chez des jeunes antisociaux un usage plus fréquent de substances psychoactives (Myers et al., 1998 ; Randall et al., 1999 ; US Department of Health and Human Services, 1999 ; White et al., 1999), une consommation plus élevée de drogues dures (Randall et al., 1999 ; VanKammen et al., 1990) ainsi que l’usage d’une plus grande diversité de psychotropes (Boyle et Offord, 1991 ; Gfeller et Hundleby, 1994 ; King et al., 2004).

Conformément à l’étude de McKay et Buka (1994), notre étude montre que les jeunes qui ont un trouble des conduites sont plus nombreux que les autres jeunes antisociaux de l’échantillon à consommer pour le plaisir. Mais les jeunes qui ont des troubles des conduites rapportent également consommer pour oublier leurs problèmes et pour se calmer, deux raisons intrinsèques associées à la surconsommation (Beauchamps et Brunet, 1994). Si les raisons de consommation liées à la fuite des problèmes, à la recherche de plaisirs et de sensations fortes sont souvent mentionnées pour expliquer la consommation des jeunes (Therrien, 2003), les résultats de Curry (2005) appuient l’idée que les adolescents qui prennent des psychotropes pour ces raisons sont les consommateurs les plus à risque, ces raisons de consommer influençant leur perception des risques réels de leur consommation. Il peut en être de même dans leur perception de la gravité de leurs conduites antisociales, l’usage de psychotropes contribuant à inhiber le contrôle des conduites déviantes (Stockwell et al., 2002), dont l’agression physique (Deas et al., 2000).

Tout comme les études de Copur et al. (2005) et de Myers et al. (1998), la présente étude indique que les jeunes qui ont un trouble des conduites sont plus nombreux à vivre des conséquences négatives liées à leur consommation de psychotropes. Dans la mesure où de telles conséquences peuvent inciter au changement (Prochaska et al., 2003, Therrien, 2003), nous avons examiné parmi les participants qui ont des troubles des conduites si ceux qui avaient vécu des conséquences négatives étaient plus nombreux à se préoccuper de leur consommation et à rapporter avoir besoin d’aide que ceux n’ayant pas vécu ces conséquences. Les analyses réalisées à posteriori confirment que tel est bien le cas, tant pour le pourcentage de jeunes qui se disent préoccupés par leur consommation (36 % contre 15 %), χ² (2, N = 181) = 9,29, p = 0,002, que pour le pourcentage reconnaissant avoir besoin d’aide (25 % contre 11 %) χ² (1, N = 181) = 4,88, p = 0,03. Ces résultats pourraient indiquer que les jeunes qui vivent des conséquences négatives suite à leur consommation accepteraient plus volontiers l’intervention (Prochaska et al., 2003). Dans l’ensemble de l’échantillon, toutefois, soulignons que moins de 20 % des jeunes qui ont un trouble des conduites reconnaissent avoir besoin d’aide.

Si les différences dans le portrait de consommation des jeunes avec et sans troubles des conduites sont éloquentes, l’étude montre également des similarités entre ces deux groupes. Ainsi, nos résultats suggèrent qu’ils suivent la même séquence d’initiation aux psychotropes, du moins telle que décrite par les tenants de l’approche développementale, soit d’abord l’initiation à l’alcool, puis au cannabis, puis aux autres drogues (Golub et al., 2000 ; Sung et al., 2004). L’étude tend aussi à montrer que les deux groupes de jeunes s’initient aux psychotropes ou amorcent une consommation régulière sensiblement aux mêmes âges que les jeunes n’ayant pas ce trouble. Ces résultats diffèrent de ceux d’autres études montrant que l’âge d’initiation et l’âge de la consommation régulière sont plus précoces chez les adolescents qui ont un trouble des conduites (Hser et al., 2003 ; Reebye et al., 1995). Ces divergences peuvent s’expliquer par les caractéristiques de notre groupe de comparaison qui présente un certain nombre de comportements antisociaux. Par conséquent, il est possible que les indicateurs de gravité que sont l’âge d’initiation et l’âge de consommation régulière ne soient pas spécifiquement associés au trouble des conduites, mais permettent tout de même de démarquer les jeunes antisociaux en général de ceux qui ne manifestent pas de telles conduites. Ceci demeure à vérifier.

Lorsqu’on compare les garçons et les filles qui ont un trouble des conduites, on n’observe aucune différence quant à la nature et la gravité de leur consommation, et ce, en accord avec les études de Disney et al. (1999) et du US Department of Health and Human Services (1999). Ces similarités sont peut-être explicables par le fait que la consommation des filles a doublé depuis le début des années 1990 (Deschesnes, 1996), diminuant ainsi les écarts de gravité de consommation selon le genre. Toutefois, cette similitude semble propre aux adolescents qui ont un trouble des conduites puisque chez les jeunes qui n’ont pas ce trouble certaines différences ressortent entre les garçons et les filles, dont la fréquence de la consommation de drogues dures, le fait de consommer pour oublier ou pour se stimuler et le fardeau de dettes. Il est donc possible de formuler l’hypothèse que la présence d’un trouble des conduites réduit les écarts de consommation de psychotropes entre les garçons et les filles. Cette similarité dans la gravité de consommation illustre à quel point il est important de ne pas négliger le phénomène de la consommation de psychotropes chez les filles qui ont un trouble des conduites.

Conclusions et recommandations pour l’intervention

À son terme, cette étude appuie l’idée que les jeunes qui ont un trouble des conduites, garçons ou filles, ont un portrait de consommation déterminé qui les distingue d’autres jeunes manifestant des conduites antisociales. Un portrait particulier de consommation devrait appeler une intervention différenciée. Les jeunes qui ont un trouble des conduites requérront sans doute une intervention adaptée à la gravité de leur consommation, mais également à leur niveau de motivation au changement. Le fait que ces jeunes vivent davantage de conséquences négatives associées à leur consommation peut apparaître, ici, comme un levier intéressant pour l’intervention.

Pour les jeunes reconnaissant déjà avoir besoin d’aide, cette intervention pourrait cibler la réduction de leur consommation de psychotropes en les sensibilisant aux conséquences négatives qu’elle engendre, en particulier lorsque celle-ci est régulière ou qu’il s’agit de drogues dures. Pour les jeunes qui ne reconnaissent pas ce besoin, et tel que suggéré par Prochaska et ses collaborateurs (2003), il faudrait d’abord stimuler la motivation au changement avant de viser la réduction de la consommation de psychotropes. En particulier, il serait important d’investiguer les actes antisociaux commis sous l’effet de psychotropes et leurs conséquences, notamment lorsque cette consommation est motivée par le plaisir. Les jeunes ayant un trouble des conduites pourront, bien sûr, bénéficier d’interventions moins spécifiques visant à retarder l’initiation à d’autres psychotropes ou à limiter la régularité de leur consommation (Reebye et al., 1995 ; Vega et Gil, 2005). Dans tous les cas, nos résultats suggèrent d’intervenir sur les mêmes problèmes de consommation tant chez les filles que chez les garçons.

Malgré l’effort fait dans cette étude pour établir un portrait exhaustif de la consommation de psychotropes des jeunes qui ont un trouble des conduites, les indicateurs de gravité n’ont pas pu être tous examinés. C’est le cas, entre autres, de la quantité de psychotropes consommés par les jeunes, un indicateur qui aurait alors permis de se prononcer sur le phénomène de l’abus. Il en est de même du besoin récurrent de consommer, un indice du degré de dépendance aux différents psychotropes. De plus, nous avons surtout mesuré les conséquences négatives découlant directement de la consommation (black out, bad trip, surdoses), sans considérer d’autres conséquences pouvant affecter négativement le jeune sur les plans personnel, social, scolaire et familial.

Ainsi, pour raffiner l’intervention auprès des jeunes qui ont un trouble des conduites, les études futures devraient compléter ce portrait de consommation en tenant compte de ces autres indicateurs. Enfin, compte tenu du peu d’études s’intéressant aux différences liées au genre, il serait également important de confirmer les résultats suggérant que la présence du trouble des conduites réduit les écarts dans le portrait de consommation des garçons et des filles.