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Introduction

La violence vécue par les femmes autochtones fait l’objet d’une plus grande attention depuis quelques années, notamment de la part des groupes et associations de femmes autochtones qui, à travers le Canada, tentent de trouver des pistes de solution pour encourager la dénonciation de la violence, pour atténuer les séquelles des sévices physiques et psychologiques, mais aussi pour assurer la sécurité des femmes autochtones tant dans les communautés qu’en milieu urbain. Les résultats que nous présentons sont issus d’une recherche menée en partenariat avec l’association Femmes autochtones du Québec portant sur la comparaison des effets de divers types de réponses sociales à la violence vécue par les femmes autochtones. Nous avons mené une enquête qualitative auprès de 36 femmes autochtones au Québec afin de mieux connaître leur perception et leur expérience des ressources qu’elles ont utilisées à la suite des situations de violence. Dans cet article, nous nous intéressons plus particulièrement aux stratégies déployées par les femmes (rencontrées) lorsque celles-ci se trouvent confrontées à un contexte de violence familiale.

La violence familiale en milieu autochtone : état des lieux

La violence familiale[1] envers les femmes autochtones, quoique préoccupante, reste peu documentée. En 1989, une vaste étude réalisée par l’Association des femmes autochtones de l’Ontario révélait que 80 % des femmes autochtones avaient connu au moins un épisode de violence au sein de leur famille dans leur vie[2]. L’Association des infirmières et infirmiers autochtones du Canada parvenait deux ans plus tard à identifier des taux tout aussi inquiétants en signalant que 71 % des Autochtones de leur échantillon vivant en milieu urbain et 48 % des femmes demeurant en communauté avaient été victimes de violence familiale (Dumont-Smith et Sioui-Labelle, 1991). Dans son rapport final, la Commission royale sur les peuples autochtones affirmait que la violence constituait le problème social le plus répandu et le plus coûteux socialement et économiquement en milieu autochtone (Canada, 1996). Dans le dernier rapport de l’Enquête sociale générale[3] de 2004, Statistique Canada rapportait que 24 % des femmes autochtones avaient vécu une forme quelconque de violence conjugale au cours des cinq années précédant l’enquête, en comparaison de 7 % chez les non-Autochtones. Les femmes autochtones feraient également plus souvent l’objet que leurs homologues non autochtones de formes graves de violence telles être battues, étranglées, menacées, attaquées avec une arme à feu ou un couteau, ou agressées sexuellement (54 % des victimes autochtones contre 37 % des victimes non autochtones). On rapporte aussi que 43 % des victimes autochtones, comparativement à 31 % des victimes non autochtones déclareraient des séquelles physiques à la suite d’agressions. De plus, davantage de victimes autochtones auraient craint pour leur vie (33 % chez les Autochtones et 22 % chez les non-Autochtones). D’ailleurs, les femmes autochtones seraient huit fois plus nombreuses que les femmes non autochtones à être victimes d’homicide conjugal (Johnson, 2006).

L’état des connaissances sur les taux de violence familiale chez les Autochtones au Québec est très limité. Aucune étude ne permet d’établir un portrait global de la situation actuelle. Pourtant, au Québec, comme ailleurs au Canada, les statistiques policières semblent indiquer que la violence vécue par les femmes autochtones est fréquente. Par exemple, une étude conduite par LaPrairie (1991) dans les collectivités cries de la Baie James précise que 68 % des voies de fait rapportées à la police constituent des cas de violence conjugale. Petawabo et al. (1994) sont parvenus à des résultats identiques à partir de l’analyse des statistiques de crimes de violence rapportés à la police amérindienne au Québec entre 1987 et 1992.

Actions et stratégies déployées par les victimes de violence familiale

L’étude de Bowker (1983) est la première à s’être penchée sur les facteurs susceptibles de contribuer à une cessation des comportements de violence dans les relations intrafamiliales. Bowker identifie trois types d’actions mises en place par les femmes victimes de violence pouvant les conduire à survivre ou à quitter leur environnement violent, à savoir : 1) des stratégies personnelles[4] ; 2) des actions conduisant à recourir à des ressources informelles ; et 3) formelles. Selon cet auteur, il semble que ce soit la combinaison de ces trois stratégies qui influence la majorité des femmes violentées à quitter l’environnement de violence dans lequel elles vivent. La détermination et la conviction de la victime que la violence doit cesser seraient toutefois essentielles à l’atteinte de ce résultat (Bowker, 1983 ; Gelles et Straus, 1988).

Les premiers travaux ayant porté sur le « coping[5] », notamment ceux de Lazarus et Folkman (1984), ont avivé l’intérêt des chercheurs pour l’étude des stratégies adoptées par les victimes de violence familiale. L’élément central de ces études est de concevoir les stratégies d’ajustement comme un processus dynamique (Lempert, 1996 ; Bouchard et Tremblay, 2002 ; Waldrop et Resick, 2004). Ces travaux permettent, entre autres, de mieux comprendre ce qui influence les femmes victimes de violence conjugale à rester ou non dans la dynamique de violence. On tente dès lors de comprendre les pensées et les actions de la victime pour faire face aux éléments stressants (tels que les victimisations). Tout porte à croire que ces actions varient selon les circonstances, la disponibilité des ressources et l’espace-temps (Lazarus et Folkman, 1984). Selon Waldrop et Resick (2004), le contexte dans lequel ces stratégies sont adoptées est important à considérer. Aussi, la fréquence et la sévérité de la violence doivent-elles être prises en compte. À titre de référence, plus le degré de violence serait élevé et plus les victimes auraient recours à des stratégies d’évitement[6] ou à des stratégies actives[7]. La durée de la relation, ainsi que les antécédents de violence sont également des facteurs à considérer dans l’analyse des stratégies adoptées. Par exemple, une femme sans histoire de violence serait plus susceptible d’utiliser des stratégies actives.

Le processus de rupture proposé par Anderson et Sauders (2003) serait composé de trois phases au cours desquelles diverses stratégies seraient déployées. Dans la phase initiale, la victime se contenterait d’endurer et de gérer la violence vécue. La femme serait alors coupée de ce qu’elle est et de ce que les autres peuvent lui apporter. Des stratégies de minimisation, de responsabilisation et de déni du comportement violent seraient souvent adoptées au cours de cette phase (Lempert, 1996). Anderson et Saunders (2003) affirment que ce ne sont pas des formes passives d’adaptation, mais bien des formes actives permettant aux femmes de survivre dans leur environnement. Par ailleurs, Lempert (1996) note que les stratégies adoptées au cours de cette première phase n’ont pas d’impact sur la violence elle-même, mais seulement sur la manière dont la femme se représente celle-ci. Ces stratégies constitueraient des modes de gestion de la violence qui ne mettent pas nécessairement fin aux comportements violents du conjoint ; ce ne serait d’ailleurs pas nécessairement le but poursuivi par les femmes. Hill (2004) considère que ces stratégies peuvent parfois aggraver, avec le temps, l’état de la victime. Dans la deuxième phase, la femme commencerait à reconnaître, à définir et à amorcer une lutte contre les comportements violents. La troisième phase serait caractérisée par la rupture, le désengagement de la relation et un retour aux besoins de la femme victimisée. La séparation serait alors envisagée explicitement pour faire cesser les actes de violence. Le processus de rupture peut s’accompagner de nombreuses séparations temporaires qui ne devraient pas être conçues comme des signes de faiblesse, mais plutôt comme une démarche d’autonomie et de (re)prise de confiance en soi, pour éventuellement décider de quitter définitivement le conjoint.

C’est essentiellement aux deuxième et troisième étapes que les femmes victimes tendent à se tourner vers des ressources externes, que celles-ci soient formelles ou informelles. En dépit de la gravité du premier épisode de violence, l’intervention de ressources informelles serait plus fréquente chez les femmes autochtones (Canada, 2008). Le recours à des proches précède généralement la recherche d’aide auprès de ressources formelles (Rodgers, 1994 ; McGilivray et Comaskey, 1999 ; Grasley et al., 2000). De plus, Rinfret-Raynor et al. (1997) auraient constaté que ce sont souvent les membres de la famille ou les amis qui dirigent les victimes vers les ressources formelles. Selon ces auteurs, deux variables conditionneraient le recours à de telles ressources : la durée et la fréquence de la violence. Cependant, d’autres études tendent à soutenir que la fréquence des événements violents influencerait autant le recours à des ressources informelles que formelles (Limandri, 1985, cité dans Riou et al., 2003). Dans un cas comme dans l’autre, un événement isolé entraînerait rarement l’utilisation de ressources telles qu’un service de police ou une maison d’hébergement (MacLeod, 1987 ; Rinfret-Raynor et Cantin, 1994). Par ailleurs, des études tendent à constater que le recours à une première ressource formelle entraînerait souvent l’utilisation d’autres services (Rinfret-Raynor et al., 1997 ; Rodger, 1994). Aussi, les victimes utilisant des ressources formelles sont plus susceptibles d’avoir accès à une grande diversité de ressources et même d’utiliser concurremment ou consécutivement des services (Rinfret-Raynor et al., 1997 ; Dubé et al., 2005). Dans le même sens, les résultats de l’étude de Lempert (1996) soulignent que les femmes victimes de violence familiale sont portées à utiliser plusieurs types de stratégies, séparément ou en concomitance, pour gérer une situation de violence et ses effets.

Dans le contexte de la violence en milieu autochtone se pose parallèlement la question de l’accès aux ressources. Les disparités économiques qui subsistent entre Autochtones et non-Autochtones influencent directement le niveau de dotation des communautés en ressources psychosociales et sanitaires. Or, les résultats de recherche convergent vers l’idée que la santé physique et mentale des femmes ayant été victimes de violence familiale dépend étroitement de l’accès à ces ressources. Plus cet accès est favorisé et plus les femmes victimes de violence ont de chances d’avoir une meilleure santé physique et mentale (Anderson et Saunders, 2003).

Stratégies des femmes autochtones victimes de violence au Québec : démarche de recherche

Nous l’avons signalé, la violence familiale qui prévaut en milieu autochtone au Canada et au Québec est peu documentée. Même si les travaux sont plus nombreux dans d’autres provinces, peu ont porté sur les stratégies et les ressources utilisées par les femmes autochtones. Notre recherche a tenté de contribuer à combler ce vide empirique en étudiant le parcours de 36 femmes autochtones victimes de violence familiale et ayant eu recours à diverses ressources. Notre étude s’est plus spécifiquement penchée sur les effets comparatifs des diverses ressources utilisées sur les conséquences des victimisations. Afin d’être en mesure d’identifier les effets de ces ressources, nous avons constitué un échantillon diversifié de femmes victimes de violence familiale appartenant à plusieurs nations[8], vivant en communauté mais également hors communauté. Nous avions au départ convenu de diversifier notre échantillon en fonction du type de ressources utilisé en recrutant les femmes dans différents milieux (services sociaux, maisons d’hébergement, centre d’amitié, etc.). Cette stratégie n’a pas réussi car nous avons rapidement réalisé que, quelle que soit la source de référence de notre bassin de recrutement, les répondantes, comme le montrent d’ailleurs des résultats de recherche, avaient systématiquement eu recours à une pluralité et à une diversité de ressources. Nous avons donc finalement retenu deux principaux critères de diversification de l’échantillon : la nation d’appartenance et le lieu de résidence (communauté et hors communauté). Notre échantillon est composé de 16 femmes d’origine innue (16 sur 36), 8 algonquine, 4 inuit, 4 mohawk, 1 attikamekw, 1 crie et 1 objiway. La majorité est née dans une communauté (26) et deux fois plus de femmes résidaient dans une communauté au moment des entretiens (24). L’âge moyen des répondantes est de 44 ans. Notons qu’une majorité de conjoints violents n’a jamais été condamnée pour les gestes de violence (situation de 21 répondantes). Une proportion relativement équivalente de conjoints a participé à une thérapie (situation de 11 répondantes) comparativement à ceux qui n’en ont jamais suivi (situation de 13 répondantes).

Le parcours des répondantes a été reconstruit à partir d’entretiens semi-directifs. Chaque entretien a duré en moyenne une heure trente à deux heures. Deux thèmes centraux ont été introduits dans le protocole d’entretien : 1) les victimisations et leurs conséquences ; 2) les stratégies et les ressources sollicitées et utilisées. Ce second thème a été exploré chronologiquement[9], de manière à reconstituer l’itinéraire de la répondante par rapport aux ressources et aux stratégies utilisées depuis les premiers épisodes de violence.

Pour être en mesure de mieux explorer le second thème dans l’expérience de la répondante dans la conduite de l’entretien, nous avons convenu de remodeler la typologie de Bowker (1983) en distinguant deux types de stratégies : les stratégies intra-relationnelles et les stratégies extra-relationnelles. Par stratégies intra-relationnelles, nous désignons l’ensemble des actions entreprises par la personne victime de violence qui se produisent dans le cadre de la relation, qui visent à répondre à un ensemble de besoins et qui excluent tout recours à des ressources. Les stratégies extra-relationnelles incluent l’ensemble des actions initiées directement par les femmes, mais aussi par d’autres acteurs gravitant autour de celles-ci. Ces stratégies sont généralement menées auprès de ressources informelles et formelles. Nous avons également défini une ressource informelle comme étant toute ressource existant indépendamment de la fonction pour laquelle elle est utilisée. Autrement dit, cette notion renvoie à toute intervention/action qui n’est pas constituée pour répondre à des besoins spécifiques (en l’occurrence d’aide et de soutien), mais qui peut provisoirement y contribuer. La famille, les amis et les pratiques religieuses forment des exemples de ressources informelles. Une ressource formelle fait référence à toute ressource utilisée pour des fonctions dont les finalités en sont constitutives. Autrement dit, les actions et les interventions de ces ressources sont utilisées pour les fonctions qui lui sont dévolues. Les ressources formelles sont donc des ressources organisées et structurées. Nous pouvons distinguer les ressources formelles telles que les pratiques traditionnelles (cercle de femmes, tente de sudation, etc.) et les ressources formelles étatiques et para-étatiques (maison d’hébergement, service de police, CAVAC, etc.).

Ainsi, la conceptualisation des types de stratégies et de ressources a permis d’être plus attentives aux éléments de l’expérience se rapportant aux dimensions de l’expérience lors de la conduite d’entretien. Chaque répondante a rempli une fiche signalétique qui contenait des rubriques sur les caractéristiques sociodémographiques[10] et sur le contexte de violence de la répondante[11].

Nous avons réalisé une analyse thématique des entretiens. Les thèmes ont été construits par un travail d’interprétation des récits, travail soutenu entre autres par la refonte de la conceptualisation de Bowker à laquelle nous avons procédé. Ce travail nous a amenées à induire une typologie des victimisations et des conséquences (passées et actuelles) de celles-ci ainsi qu’une typologie des ressources et stratégies utilisées. Nous avons ensuite élaboré un parcours chronologique de toutes les ressources et stratégies repérées dans les récits pour chacune des participantes sous forme de tableau.

L’émergence de deux profils de répondantes : un profil résilient et un profil « persistant[12] »

L’analyse des récits a permis de dégager deux profils de répondantes. Un premier groupe, majoritaire (N = 23), se compose de femmes qui, au moment des entretiens, affirmaient non seulement ne plus vivre dans un environnement violent, mais aussi reconnaître que les conséquences des violences vécues s’étaient grandement atténuées. Un deuxième groupe, minoritaire (N = 13), composé de femmes qui soutenaient encore vivre dans un contexte de violence ou, si elles s’en étaient sorties, ressentir encore l’acuité des conséquences des violences subies[13]. Ce constat a orienté notre stratégie d’analyse, laquelle a alors consisté à interroger notre corpus de manière à comprendre ce qui, dans les récits et dans les informations fournies dans la fiche signalétique, permettait de distinguer ces deux profils. La combinaison de trois facteurs expliquerait cette différenciation : les caractéristiques sociodémographiques, les victimisations et le « parcours stratégique » des participantes, celui-ci étant entendu comme la chronologie des actions et des démarches entreprises par les participantes (stratégies et utilisation des ressources disponibles) depuis les premiers épisodes de violence vécue jusqu’au moment de l’entretien.

Les caractéristiques sociodémographiques

Le groupe de femmes résilientes est nettement plus scolarisé que le deuxième groupe. Presque la moitié d’entre elles ont atteint un niveau d’étude supérieur (collège ou université). Neuf ont poursuivi ou poursuivaient des études universitaires en sciences sociales au moment des entretiens. Six ont repris leurs études alors qu’elles vivaient encore dans un environnement violent et sept autres ont repris leurs études après avoir quitté leur conjoint violent. Dans le groupe dont les conséquences de victimisations sont encore persistantes, la majorité a fait des études secondaires. Une seule a entrepris des études (en sciences sociales) au moment où elle vivait les situations de violence. Deux femmes ont suivi des cours dans un centre d’amitié autochtone.

Les profils d’occupation professionnelle sont instructifs également. La plupart des femmes rencontrées, tous groupes confondus, ont déjà occupé un emploi dans leur vie. Toutefois, seules les participantes du groupe résilient avaient un emploi au moment des entretiens. D’ailleurs, beaucoup exercent une fonction liée à la relation d’aide. Dans le deuxième groupe, la plupart étaient sans emploi au moment des entretiens et recevaient des prestations d’aide sociale. La précarité socioéconomique du deuxième groupe est donc très évidente.

Bien que la majorité des participantes des deux groupes habitent en communauté, pratiquement deux fois plus de femmes associées au groupe persistant vivent hors communauté. Précisons que les femmes du groupe résilient qui habitent hors communauté ne se sont pas nécessairement établies en dehors de la communauté en raison des violences subies : la poursuite de leurs études est un facteur de motivation qu’elles évoquent, alors que les femmes du deuxième groupe justifient le fait de résider à l’extérieur de leur communauté par le contexte de violence qu’elles ont voulu quitter.

En dépit de leur fiabilité relative[14], les informations sur le statut marital distinguent les deux groupes. La proportion de femmes se déclarant mariées est plus importante dans le groupe qui affiche un profil « persistant » (76 %). Les femmes dont le profil est résilient sont mariées dans une proportion de 38 %. Lorsque l’on regroupe les catégories « célibataire » et « séparée », on découvre que 53 % des femmes du deuxième groupe se retrouvent « seules », comparativement à 28,5 % des femmes du premier groupe. L’isolement affectif semble donc caractériser les femmes qui appartiennent au groupe au profil persistant.

La répartition de l’origine autochtone révèle certaines différences. Par exemple, les femmes d’origine innue sont proportionnellement plus nombreuses dans le groupe résilient (48 %) que dans le groupe persistant (38 %). L’inverse est observé chez les Inuites (15 % appartiennent au deuxième groupe contre 9 % pour le premier). Les Algonquines sont nettement plus représentées dans le groupe au profil résilient (30 %) comparativement au deuxième groupe (8 %).

Ce sont, parmi les caractéristiques sociodémographiques, les principales informations qui distinguent les deux groupes. Le nombre d’enfants est, par exemple, comparable (en moyenne trois enfants) dans les deux groupes.

Les victimisations

Des différences notables, mais aussi des similitudes sont observées entre les deux groupes de participantes sur le plan de la victimisation. En fait, le type de situations qu’ont vécu les femmes dans les deux groupes ne varie pas nécessairement. Toutes ont connu des formes de violence physique (coups, tentatives d’homicide), psychologique (dénigrement, menaces, contrôle, isolement, manipulation, excès de colère), économique (rétention des salaires, contrôle des dépenses) et des abus sexuels relativement similaires. Ce qui distingue plutôt les deux groupes, ce sont la prégnance et la temporalité de ces formes de victimisation[15]. Par exemple, les violences sexuelles sont plus présentes parmi les participantes du groupe persistant[16]. Lorsque les participantes de ce groupe disent avoir été victimes de violences sexuelles, il s’agit d’abus perpétrés durant l’enfance[17] alors que les femmes appartenant au groupe résiliant affirment avoir vécu ce type de violence plutôt à l’âge adulte (notamment par un conjoint les ayant contraintes à des relations sexuelles non consenties).

Si l’on exclut la violence sexuelle, pratiquement toutes les femmes (des deux groupes) font part de victimisations physiques. Les distinctions qui se profilent se présentent surtout sur le plan de la durée des épisodes de violence. Les femmes du deuxième groupe ont habituellement expérimenté des abus physiques au cours de leur enfance, mais aussi dans leur vie adulte. C’est moins le cas des femmes du premier groupe qui ont davantage tendance à avoir connu la violence physique à l’âge adulte[18].

La violence psychologique n’est pas nécessairement nommée en tant que telle. Mais les récits de victimisation décrits par les femmes permettent aisément de reconnaître ces formes d’abus. Seules quelques femmes associent clairement certains comportements vécus dans leur enfance à des actes de violence psychologique ou verbale. À l’âge adulte, les manifestations de violence psychologique sont davantage reconnues et nommées sous forme de comportements spécifiques tels le contrôle, l’intimidation, le harcèlement, les menaces, etc.

En dépit des différences sur le plan des caractéristiques de victimisation que nous venons de dépeindre, les conséquences des abus semblent comparables dans les deux groupes. Les violences expérimentées par toutes les participantes ont eu des effets sur l’estime et la confiance en soi, elles ont généré des sentiments de peur, de culpabilité, de honte, de méfiance, etc. Les différences réellement significatives observées sont les séquelles physiques temporaires (ecchymoses, fractures) qui sont relatées par plus du double des participantes appartenant au groupe persistant. L’autre distinction importante est la perte de la garde des enfants : trois fois plus de participantes de ce groupe ont perdu de façon permanente la garde de leurs enfants. Deux femmes ont d’ailleurs rapporté le décès d’un de leurs enfants. Les participantes de ce groupe admettent aussi plus souvent avoir eu recours à la violence, en adoptant des comportements agressifs envers leurs enfants, leur conjoint ou d’autres personnes. Également, la grande majorité de ces femmes soutiennent avoir eu (ou avoir encore) une dépendance à l’alcool et/ou à la drogue, alors que c’est le cas pour un peu moins de la moitié des participantes associées au profil résilient. Enfin, c’est dans le groupe persistant que l’on retrouve des femmes (minoritaires toutefois) ayant vécu sans domicile fixe.

Le parcours « stratégique » : chronologie des actions et ressources utilisées

Aucune femme ne reste passive devant les situations de violence qu’elle rencontre. Chacune, sans exception, est amenée à adopter diverses postures et stratégies. Dans un premier temps, elle adopte des comportements et des attitudes sans faire appel à quelque ressource externe que ce soit, de manière à composer avec la situation, voire à s’en accommoder. Ce type de stratégie consiste souvent à se considérer responsable, à se culpabiliser ou à minimiser et normaliser les actes de violence et les abus : « Hum ! Well I wasn’t really abused when I was a child, well just… my brother and I, he… he sexually abused me, like just touched but there was no penetration or nothing like that » (Luce, Mohawk, 43 ans, groupe persistant). La fonction première de ce genre d’attitude est de neutraliser ou d’éviter les effets douloureux de la dynamique de violence sur leur bien-être physique et psychologique, comme l’ont déjà observé Lazarus et Folkman (1984). Ce qui distingue les participantes, c’est le maintien de ce type de stratégies par les participantes du groupe persistant et ce, en dépit de la durée des expériences de victimisation que celles-ci peuvent vivre. Les participantes au profil résilient ont abandonné ce type de stratégies après un certain laps de temps. Ceci dit, la majorité des femmes développent parallèlement d’autres stratégies. Elles essaient notamment de trouver des modes de résolution des problèmes. Certaines tentent par exemple de transformer la situation par l’amorce d’un dialogue : « Today we talk a lot, because two days ago we lost each other. Today he was talking to me saying : We need to wake up before we loose… before we loose each other ! » (Jane, Inuite, 38 ans, groupe persistant).

Comme l’ont déjà observé Waldrop et Resick (2004), nos données confirment que certaines caractéristiques de la victimisation influencent le type de stratégies pouvant être adoptées. Par exemple, la banalisation de la violence est une réaction que l’on retrouve chez des femmes dont le modèle parental était fondé sur des relations violentes :

Quand je me suis laissé battre par mon premier chum, je pensais que c’était ça l’amour parce que je vivais ça chez nous. Ma mère se faisait battre et mon père… ils sont divorcés et j’en vivais chez ma mère et chez mon père. (Érica, Innue, 33 ans, groupe persistant)

Acontrario, les femmes qui n’ont pas expérimenté de violence dans leur enfance tendent à reconnaître plus rapidement ce comportement comme malsain lorsqu’il apparaît à l’âge adulte : « Quand il me battait, je n’ai pas aimé ça. Ça m’a fait mal. Mon père ne me frappait pas. Pourquoi lui il m’a fait ça ? Il m’a fait du mal » (Nathalie, Innue, 36 ans, groupe résilient).

Parallèlement ou subséquemment, les participantes des deux groupes ont adopté des stratégies faisant appel à des ressources externes à leurs relations familiales (stratégies extra-relationnelles). Deux catégories de ressources sont sollicitées ou interviennent[19] dans leur parcours de vie : les ressources informelles et les ressources formelles (psychosociales, médicales, sociojudiciaires et pratiques traditionnelles).

L’entourage de toutes les participantes intervient (spontanément ou par sollicitation) à un moment ou à un autre, mais surtout au début des épisodes de violence. Dans tous les cas, cette intervention ne suffit pas à faire cesser les actes de violence, car toutes vont recourir à une multitude de services dans leur parcours de victimisation. D’ailleurs, la caractéristique commune des participantes à l’étude est bien la diversité et la multiplicité des ressources utilisées : les participantes des deux groupes ont en moyenne fait appel à 14 ressources différentes[20].

Ceci dit, des différences perceptibles se mesurent sur le plan de la place et de la séquence d’utilisation des types de ressources qui jalonnent le parcours de vie des participantes. Les maisons d’hébergement occupent, par exemple, une place plus importante dans le parcours des femmes du groupe persistant. Alors que la majorité des femmes de ce groupe ont à un moment ou à un autre utilisé un centre d’hébergement, ce type de ressource est deux fois moins utilisé par les participantes au profil résilient. Les victimes des deux groupes tendent aussi à recourir un peu plus à des maisons d’hébergement allochtones qu’autochtones[21].

Les femmes du groupe persistant font plus souvent appel à des centres de thérapie et quand elles le font, ce sont plus souvent des centres autochtones ; les participantes du groupe résilient ont davantage tendance à recourir à des centres non autochtones.

Une seule femme du deuxième groupe a participé à des rencontres organisées par les Alcooliques Anonymes ou par les Al-Anon[22] alors que le tiers des femmes du groupe résilient a utilisé ce type de ressource. Presque toutes les femmes ont eu recours à du soutien psychosocial, cependant, un plus grand pourcentage de participantes du groupe résilient a eu un suivi sur une base régulière avec un intervenant.

La majorité des femmes au profil persistant a utilisé des services médicaux alors que c’est le cas pour la moitié seulement des femmes du premier groupe. Les femmes du groupe persistant font davantage appel à ces services pour recevoir des soins physiques, mais elles font appel à ces services dans la même proportion que les femmes du premier groupe pour recevoir un soutien psychologique.

La police est intervenue chez la plupart des participantes à cette étude. Moins de la moitié est appelée à se présenter au tribunal. Caractéristique intéressante à souligner : les femmes du premier groupe déclarent nettement plus souvent que leur conjoint a été incarcéré relativement aux actes de violence que les femmes du deuxième groupe (respectivement 40 % et 18 %). Ces données indiquent également que pour les deux groupes, la majorité des auteurs de violence n’est pas condamnée (60 % dans le groupe 1 et 82 % dans le groupe 2).

La plupart des participantes ont participé à des pratiques traditionnelles telles que des cercles de partage et des tentes de sudation, mais davantage de participantes du groupe persistant y ont fait appel. Par contre, elles ont tendance à y recourir de manière circonstancielle (parce que ces pratiques s’inscrivaient dans une « gamme de services » offerte par un centre de thérapie ou une maison d’hébergement), alors que les femmes du groupe résilient s’orientent vers ces activités de manière délibérée.

Enfin, les centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), les centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), les centres d’amitié autochtone, les foyers/familles d’accueil et les professionnels de la justice sont de manière générale très peu utilisés.

La séquence d’utilisation des ressources comporte des similitudes en début de parcours et diverge par la suite d’un groupe à l’autre. Au début du parcours de victimisation, la famille et les institutions sociojudiciaires sont deux types de ressources particulièrement présentes dans la vie des participantes des deux groupes. Par la suite, ce qui caractérise davantage le parcours des participantes du groupe résilient est la présence de ressources psychosociales, puis la sollicitation de pratiques traditionnelles en « fin de parcours[23] ». Le parcours des participantes du groupe au profil persistant est ponctué de l’intervention de ressources médicales puis, en « fin de parcours », de l’intervention des ressources psychosociales.

Conclusion

Les résultats de la présente étude confirment les données de recherches antérieures sur un certain nombre d’aspects. Notamment, les femmes ayant été victimes de violence, qu’elles soient ou non résilientes, adoptent des schèmes relativement similaires en ce qui concerne les types de ressources utilisées dans les parcours de victimisation. Toutes essaient, dans un premier temps, de faire intervenir des modes de gestion qui s’apparentent à des formes d’accommodement et qui se traduisent habituellement par le maintien du cycle de violence (ce qu’Anderson et Saunders associent à une phase d’endurance). Notre étude confirme également que les victimes mobilisent un nombre considérable de ressources au cours de leur expérience et qu’une pluralité de facteurs permet de comprendre ce qui amène certaines femmes à s’extirper de leur environnement violent et à se reconstruire alors que d’autres n’y parviennent pas. Nos données confirment aussi que l’utilisation de ressources comme stratégie et comme élément de compréhension dans la capacité d’une femme à se reprendre en main doit être étudiée en concomitance avec la situation particulière de la femme, ses antécédents, mais aussi le contexte des violences vécues (Anderson et Saunders, 2003). Notre recherche démontre enfin que la démarche de reconstruction n’est pas linéaire et que celle-ci ne comporte aucune étape distincte et successive.

L’originalité des résultats de notre étude provient d’une démarche qui a cherché à reconstruire le parcours d’utilisation des ressources dans la trajectoire de vie des femmes victimes de violence. La séquence d’utilisation des ressources joue donc un rôle dans le processus de changement des femmes. À titre d’exemple, certaines études laissent entendre que le recours aux pratiques traditionnelles semble bénéfique pour les femmes autochtones victimisées (Descent et al., 1993 ; Bernard, 1995 ; Hart, 1996 ; Norton et Manson, 1997 ; Thomlinson et al., 2000 ; Urbanoski, 2001 ; Basking, 2003 ; Brown et Languedoc, 2004 ; Bousquet, 2005 ; St-Arnaud et al., 2006). Par contre, introduire la trajectoire dans l’étude des ressources révèle que la plupart du temps, les pratiques traditionnelles sont utilisées en « fin de parcours ». On peut se demander si les effets constructifs observés doivent être attribués aux fondements de ces pratiques ou au fait que celles-ci interviennent après un long cheminement au cours duquel les femmes ont eu recours à une gamme impressionnante d’interventions. Qui plus est, le contexte dans lequel ces pratiques sont utilisées nous apprend que les femmes plus résilientes se sont délibérément tournées vers ce type de ressources alors que pour les moins résilientes, il s’agit d’un choix circonstanciel.

Même si nos données ne permettent pas d’apporter des réponses complètes à notre questionnement de départ (notamment les facteurs qui permettent de comprendre l’existence de deux profils de participantes, l’un résilient et l’autre persistant), nous pouvons conclure que les effets d’une ressource ne peuvent pas être analysés en dehors de l’interaction qui se construit entre la victime et le type de soutien utilisé ; les effets d’une ressource ne peuvent donc être isolés. Les indices qui permettent de saisir l’émergence de deux profils de participantes résident bien dans l’arrimage et l’interdépendance de trois facteurs : les caractéristiques sociodémographiques, les victimisations et la séquence des ressources qui jalonnent le parcours de victimisation. Contrairement à certains résultats, nos données ne viennent pas confirmer que la gravité des actes de violence est un facteur distinguant la résilience de la persistance. Les participantes de notre étude ne se différencient pas vraiment sur ce plan : toutes ont vécu des formes objectivement graves de violence et, comme nous l’avons dit, nous n’avons pas pu les distinguer en fonction de l’ampleur des conséquences vécues dans l’itinéraire de vie. Les principales différences résident dans la prégnance et donc dans la durée de la violence. La violence vécue par les participantes moins résilientes, sans être nécessairement plus grave, est davantage ancrée comme mode de vie puisque, présente dès l’enfance, elle agit indéniablement comme un « modèle parental » que l’on reproduit, à titre de victime, mais aussi d’agresseur. S’ensuit alors une plus grande difficulté à se dissocier d’un geste qui n’est pas d’emblée construit comme malsain et inacceptable. À ce profil viennent se greffer des conditions sociales qui confirment que la scolarisation et l’intégration au marché de l’emploi « protègent » mieux ou tout au moins créent un terrain plus favorable à la reconstruction des individualités. L’isolement (affectif) et la déstructuration de la cellule familiale (perte de la garde parentale), qu’ils résultent ou non de la violence vécue, participent d’un contexte peu favorable à une rupture avec les dynamiques de violence. Il faudra aussi poursuivre l’analyse pour tenter de mieux comprendre comment l’appartenance à une nation agit comme facteur distinctif des deux groupes. Les Innues et les Algonquines semblent en effet mieux outillées pour se libérer du contexte de violence puisqu’elles sont davantage représentées dans le groupe résilient comparativement aux femmes d’origine inuite. Le plus grand isolement géographique des femmes inuites et l’accès moins immédiat aux ressources qui en résulte sont sans doute des facteurs importants à considérer. Enfin, même si l’intervention du système de justice a été peu explorée dans notre étude, les résultats indiquent que les conjoints violents des femmes du groupe résilient ont davantage fait l’objet d’une intervention judiciaire et d’une incarcération que ceux des femmes du deuxième groupe. Par contre, pour les deux groupes confondus, la majorité des auteurs de violence n’a pas été condamnée. Ces résultats soulignent que l’effet du système de justice dans la neutralisation de la violence reste ambigu et complexe à analyser. Il est plausible de penser que l’incarcération protège pour un temps les femmes abusées mais puisque la majorité des conjoints n’a pas été condamnée dans les deux groupes, il devient difficile de discriminer les deux groupes sur la base exclusive de l’intervention du pénal. Comme nous pouvons le constater, certains résultats de notre étude ouvrent de nouvelles pistes de recherche qui méritent d’être explorées.