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S’il est vrai que, comme toutes les sciences humaines et sociales, la criminologie s’est constituée d’un long et rigoureux processus de détachement de l’entreprise philosophique, un fait que nous pouvons faire remonter au moins à Jeremy Bentham, il n’est pas moins vrai que la philosophie n’a cessé de l’accompagner de la manière la plus intime. Pas seulement parce que la recherche empirique sur la criminalité et ses conditions d’existence ne saurait se passer d’une approche critique de la détermination de ses objets – ce qui en soi motive une relation indénouable qui distingue à cet égard les sciences humaines du droit –, mais peut-être surtout parce que la question du jugement moral sur la violence ne peut être dissociée d’enjeux concrets, comme l’appréciation des délits et des peines. Cette réciprocité se trouve au coeur de toute la recherche depuis les premières études de nature fondamentale sur les rapports de la philosophie et des sciences humaines. Il peut paraître simple, voire évident, de condamner toute violence et de chercher, en en comprenant les déterminations, à la réduire ; il l’est beaucoup moins de justifier les conséquences qui découlent de cette compréhension, en termes de contrôles et de sanctions, et de les ajuster aux divers systèmes de justice pénale qui les mettent en oeuvre. Quand nous relisons Kant ou Rousseau sur ces questions relatives aux normes et aux principes, on ne peut s’empêcher de constater à quel point une science comme la criminologie agit comme un principe de réalité pour la philosophie. Cela ne signifie pas pour autant que la philosophie soit congédiée, mais simplement qu’elle est invitée à considérer un pragmatisme nuancé.

Les relations qui se sont développées sur ce registre sont complexes et on aurait tort de les limiter à une forme, même sophistiquée, d’épistémologie, c’est-à-dire de critique des connaissances produites par les sciences humaines et sociales, et, dans le cas présent, par la criminologie. Car ces relations ne sont pas unilatérales : elles rendent possible une interpellation de la philosophie à compter même de la réalité où ce qui est observé peut conduire à déconstruire jusqu’au questionnement le plus radical sur l’origine du mal, la liberté humaine, la réformabilité du criminel, la justice des réparations. Pour le dire simplement, de la même manière qu’il n’y a pas de connaissance empirique qui puisse se soustraire au regard critique de la philosophie, notamment dans l’appréciation de la construction des objets et des hypothèses, de manière égale, il n’y a pas de volet ou de secteur de la philosophie qui puisse se déclarer indemne, en se croyant à l’abri sur le plan des principes comme sur celui des questions, de la recherche empirique.

C’est à ce carrefour critique que nous rencontrons l’oeuvre de Jean-Paul Brodeur, à laquelle le présent numéro rend hommage en proposant une relecture d’un choix de ses écrits. Il ne m’appartient pas de situer ces écrits dans la recherche criminologique et je voudrais plutôt, en m’associant à ceux qui ont préparé ce dossier, donner quelques éléments d’une relecture inspirée par la préoccupation philosophique constante qui les habite. Au premier rang, je placerai un souci aussi persistant que rigoureux de faire entendre le résultat de la recherche scientifique sur tous les registres où s’agitent les préjugés et les positions doctrinaires. Confrontée au progrès de la connaissance criminologique, la philosophie morale et politique doit certes être constamment rappelée à une position d’humilité face à l’abîme de sa propre ignorance historique. Depuis les analyses de Platon sur l’origine du mal criminel et la proposition répressive qui imprègne son projet de cité parfaite, notamment dans Les Lois et au Livre viii de la République, jusqu’à Michel Foucault qui, dans ses séminaires inédits, revient aux thèses du contrôle platonicien pour les critiquer, sans ouvrir pour autant cette critique à des mesures de contrôle de la violence, tous les philosophes se sont tenus penchés sur cet abîme. Passionnés par l’interprétation des causes, et même des conjonctures qui rendent la violence et le crime possibles, ils ont été le plus souvent paralysés par leur obsession d’un contrôle complet, car la philosophie morale ne dispose pas de vérités suffisantes pour dicter des règles claires aux corps policiers, pas plus qu’elle ne dispose d’une doctrine de la passion humaine qui lui permettrait d’imposer un modèle universel de réforme.

Ce constat fait partie des convictions les plus profondes de Jean-Paul Brodeur, qui a fait l’effort de l’élaborer dans un écrit inédit où, alors qu’il prend la décision de se consacrer à la recherche criminologique, il expose sa critique de la discipline où il s’était formé[1]. Le domaine de la philosophie étant celui des principes universels et des vérités nécessaires, le caractère par essence contingent et variable du donné social lui oppose une résistance qui, sans se transformer en hostilité, doit conduire à une doctrine réaliste. J’ai évoqué plus haut l’idéal d’un pragmatisme nuancé, et on peut observer que dans la presque totalité des écrits de Jean-Paul Brodeur, ce pragmatisme, hérité de William James et de Richard Rorty, agit chez lui comme le ferment d’une synthèse possible de la connaissance disciplinaire de la criminologie et des aspirations de la philosophie. C’est ainsi qu’on peut lire par exemple les conclusions de son important article de 1993 sur la pensée postmoderne, reproduit ici, mais aussi une part importante des développements philosophiques de son ouvrage posthume, The Policing Web (2010).

Comment situer ce pragmatisme ? Il consiste d’abord dans un précepte de modestie dans la construction de la connaissance. Qu’il s’agisse de la notion d’expertise, qu’il s’agisse même de l’évaluation de la portée du travail d’enquête, associé ou non à la mise sur pied de commissions gouvernementales, dont il connaissait à la fois les arcanes et les limites, Jean-Paul Brodeur a plaidé comme Richard Rorty pour une connaissance modeste. On ne dira pas « faible », même si plusieurs de ses travaux invoquant une épistémologie sobre permettraient d’introduire ce prédicat, mais plutôt d’un jugement porté sur la prétention, en tant que caractéristique de toute théorie possible. De tous les prédicats de la philosophie qui éloignèrent d’elle la pensée de Jean-Paul Brodeur, et malgré qu’il eut connu et pratiqué des formes de la réflexion philosophique qui n’en partageaient aucunement le style, c’est cette prétention qui joua le rôle le plus important. Dans un article, proche par le sujet de celui de 1993 sur le postmodernisme présenté ici, un article de jeunesse sur la sémiotique de Julia Kristeva[2], il avait, après un lent démontage du système télescopé de la sémiotique littéraire, montré que cette entreprise ne reconnaissait aucune obligation de respect des faits et qu’elle engageait, au contraire, une construction, un montage dont la seule vertu était la sophistication. Or quelle pouvait être la prétention d’une telle distance, sinon celle d’occuper le point de vue de Sirius ?

Qu’est-ce en effet que le point de vue de Sirius ? C’est celui du personnage de Voltaire, Micromégas, désireux de produire sur l’humanité un regard dégagé de toute contingence historique et capable de renouveler la connaissance des maux qui l’affligent. Dans ses Lettres persanes, un texte qu’affectionnait particulièrement Jean-Paul Brodeur, Montesquieu avait lui aussi revendiqué ce point de vue, cet « oeil neuf » se réclamant d’une science parfaite et rendue telle d’abord par sa distance. L’omniscience est-elle possible ? En fait, elle n’est même pas souhaitable, pour la simple raison que le corps social est changeant et que, pour chaque hypothèse en voie de vérification, il s’en trouve nombre d’autres qui deviennent invalides. Ouvrant son grand traité sur la police, Jean-Paul Brodeur revendique pour une théorie rigoureuse une forme d’exhaustivité descriptive, seule capable de lui garantir un pouvoir explicatif adéquat. Il prévient cependant ses lecteurs que soit en raison du volume des données, soit en raison d’antinomies impossibles à résoudre dans l’état actuel des connaissances, il faut consentir à une théorisation incomplète.

Dès ses premiers articles, comme par exemple celui qu’il consacra à la critique de Michel Foucault (1976), cette volonté d’accéder aux faits et de s’y tenir le plus fermement possible, habite tout son projet. L’examen de sa bibliothèque montre qu’il avait pour Foucault une admiration réelle, il avait étudié toute son oeuvre et suivi toutes les publications posthumes ; mais on peut suggérer que ce qui l’intéressait surtout chez Foucault, c’était d’abord l’équilibre toujours précaire dans la distanciation. Que Jean-Paul Brodeur ait pu formuler une critique aussi radicale de la méthode de Foucault dans son livre sur les prisons, alors qu’il se définissait encore lui-même comme philosophe, montre comment sa résolution de s’engager sur le chemin empirique était déjà à l’oeuvre. Par la suite, il ne fut plus jamais captif des séductions de la proposition philosophique sur la société, à moins qu’elle ne fût capable de s’ajuster aux faits. C’est à dessein que j’emploie ici ce mot d’ajustement, si fréquent dans son travail, car il désigne dans l’échange de la philosophie et des sciences sociales, une position qui est celle du pragmatisme : la philosophie doit pouvoir entendre ce que la recherche découvre, par exemple sur le réformisme pénal. Si tout un pan de la doctrine de la liberté doit être déstabilisé par les critères de succès d’une recherche empirique, et nonobstant le fait que cette recherche n’est ni parfaite ni universalisable, on ne peut que l’accepter.

Cette conséquence s’observe également dans les premières réflexions de Jean-Paul Brodeur sur la surveillance dans les sociétés contemporaines : intéressé par l’analyse historique de l’émergence du système carcéral chez Foucault, il ne peut que montrer comment l’universalisation de la surveillance se présente déjà comme « alternative véritable au système carcéral » et il cite, une première fois significative dans son oeuvre quand on sait ce que deviendra leur riche collaboration, les travaux de Louk Hulsman sur le cas hollandais. Cette remarque est-elle philosophique ? On pourrait répondre, en lisant son livre posthume, que Jean-Paul Brodeur a consacré toute sa vie à discuter cette question, pour tenter de mesurer la transformation de tout l’espace social en un Panopticon généralisé. Le projet panoptique, je l’ai évoqué plus haut, est parfaitement symétrique au point de vue épistémologique de Sirius, et il faut savoir résister aux mirages d’un oeil omniprésent tout autant qu’à ceux d’une connaissance impitoyable engendrant des systèmes destructeurs comme ceux de Platon. La philosophie ne conserve une légitimité que si elle ne produit ni l’un ni l’autre.

On ne sera donc pas étonné de voir sa critique de Foucault se concentrer sur la distinction de « hard datas » et de « soft datas », une distinction appelée à connaître dans son travail ultérieur une série de modulations très différentes, mais toutes liées par l’insistance sur la nécessité de ce qui est « hard », c’est-à-dire le pouvoir des faits. Reconnaissant aux thèses de Foucault une portée théorique indéniable, Jean-Paul Brodeur en montre cependant les limites, en particulier dans tout ce qui sépare une perspective historique, construite à compter de sources idéologico-juridiques « molles », d’une réelle analyse sociologique, reposant sur les faits « durs ». Les conclusions de ce premier article, rédigées avant même qu’il ne s’engage dans un travail de recherche sur le système pénal et judiciaire du Canada, ont quelque chose de prémonitoire : on y trouve un plaidoyer pour la priorisation des recherches sur le système judiciaire et un appel à une étude du processus de criminalisation, seul capable de dégager la criminologie d’une obsession pour la description des crimes comme actes. Là aussi, Jean-Paul Brodeur se montre fidèle à sa propre critique philosophique de la substance, construite à l’occasion de son étude de la métaphysique de Spinoza. Ce texte fondateur révèle à quel point la richesse de sa pensée se constituait, au point de départ, de cette rencontre des sources : maniant l’instrument épistémologique et critique de la manière la plus proche de son projet de rationalisation de l’expérience, il n’a de cesse de le soumettre à l’emprise de la nouvelle discipline à laquelle il entend se consacrer.

C’est ce mouvement réciproque, que nous pourrions qualifier de dialectique, qui s’impose dans la suite des textes du présent recueil. Qu’il s’agisse de son article sur la Crise d’octobre (1980) ou de sa réflexion épistémologique sur les objets de la science criminologique (« Provocations », 1986), l’intérêt pour la criminalisation apparaît comme le moteur central de la recherche. Évoquant les apories constitutives d’une théorie criminologique intégrée, Jean-Paul Brodeur insiste sur les difficultés inhérentes à une théorie explicative de la genèse des comportements délinquants et sa conclusion est aussi nette que déterminante : « […] une criminologie qui s’ajuste au caractère mouvant et hétérogène des formes de la criminalité est par nécessité plurielle » (1986 : 151). En quel sens faut-il comprendre ce pluralisme ? On pourrait y trouver en effet une requête de complexité tout autant que le renoncement à une théorie intégrée parfaite. Cette remarque s’inspire du débat philosophique sur le projet explicatif des sciences sociales, en tant que différent méthodologiquement du projet des sciences naturelles. Nous observons ici comment la critique de la philosophie n’était jamais chez lui univoque ou unilatérale, puisqu’elle s’accompagne, chaque fois que l’objet le rend possible, d’une critique de la pauvreté critique des sciences sociales elles-mêmes et, dans le cas présent, de la naïveté de leurs entreprises descriptives. Dans le séminaire qu’il organisa avec Michel Wieviorka, au mois de septembre 2008, sur le thème de la découverte en sciences sociales[3], Jean-Paul Brodeur est revenu avec insistance sur la nécessité d’une perspective critique et sur la responsabilité des chercheurs.

Je laisse de côté la richesse de l’appareil conceptuel mis en oeuvre dès ces premiers textes des années quatre-vingt, qui emprunte beaucoup à la philosophie morale analytique que Jean-Paul Brodeur connaissait mieux que d’autres, pour m’attarder sur cette finalité d’ajustement. Une discussion même rapide de la théorie philosophique, voire de la théorie générale de la criminologie, quel qu’en soit le domaine, doit être reconduite aux faits, mais cette prescription n’a rien d’un positivisme étroit, compte tenu précisément de cet ajustement pragmatique : l’exemple de la punition, qui intéressait alors beaucoup les philosophes du réformisme (Hart, pour ne nommer que lui), a constitué pour Jean-Paul Brodeur un véritable test d’ajustement possible. Tel est, par exemple dans cet article de 1986, le cas du rétributivisme kantien, cité souvent comme exemple de questionnement heuristique et de thèse discriminante pour la recherche empirique. Connaissant tous les travaux que Jean-Paul Brodeur a consacrés, suite à sa participation à la Commission sur la réforme de la peine au Canada, représentée ici par un article critique rétrospectif suite au dépôt du rapport de cette commission (1991), à la question du caractère raisonnable du sentencing, on ne peut que noter la continuité de cette requête d’ajustement, inspirée autant du précepte de rationalité reçu de la philosophie que de l’injonction empirique de l’analyse exhaustive. Quand il écrit dans les conclusions de son article « Provocations » (1986 : 161), « Il est douteux que le débat sur la punition puisse être arbitré sans reste par la recherche empirique ou par le raisonnement théorique », on voit que la critique se déploie dans les deux directions de cet ajustement, une position qui sera reprise dans son article sur la pénologie cartésienne[4]. La place de ce reste, faut-il insister sur ce point, ne sera jamais réduite.

Si la tradition philosophique des normes présentes dans la théorie criminologique doit conserver sa légitimité, c’est autant parce qu’elle engage la recherche empirique que parce qu’elle y résiste. Ce regard critique, Jean-Paul Brodeur pouvait le retrouver déjà chez Michel Foucault, comme on le note dans son étude sur le postmodernisme (1993 : 91). On y trouve en effet à la fois une analyse de concepts rendus inopérants par leur inflation et un éloge du pouvoir décapant de ces mêmes concepts, susceptible d’engendrer « une autre criminologie » (1993 : 97). Le moment constructif de ce bel article mériterait un long développement, dans la mesure où nous y observons cette fois les attentes, voire les requêtes du scientifique adressées à la philosophie. Le pragmatisme de ces requêtes n’échappera à personne : épistémologie à géométrie variable contre un naturalisme oppressant – une position exposée en recourant à une exigence d’ajustement aux phénomènes (1993 : 99) – et éthique volontariste de la différence, une proposition qui veut retenir du postmodernisme son attention systématique à la différenciation. La critique conceptuelle et les hypothèses de travail qui terminent cet important article sont présentées comme programmatiques, mais quand on relit les travaux postérieurs de Jean-Paul Brodeur, on ne peut qu’y voir un projet personnel : celui d’une nouvelle pénologie, sensible d’abord aux méfaits de l’incarcération abusive ; celui d’une critique de la surveillance panoptique, qui demande donc ici au criminologue un engagement critique, et enfin le projet d’une reformulation de la notion même de l’infraction, capable de réformer le sentencing. Ces trois demandes sont pour ainsi dire les trois volets d’une reprise philosophique de la recherche criminologique que Jean-Paul Brodeur avait lui-même entreprise depuis le début.

Les mêmes raisons qui invitent à une attitude de méfiance vis-à-vis l’inflation des méthodes philosophiques, surtout dans l’entreprise spéculative dont il connaissait bien les rouages, les ayant étudiés dans sa recherche doctorale sur la pensée de Spinoza, invitent également, selon Jean-Paul Brodeur, à la prudence et à la sobriété quand il s’agit de la discussion méthodologique au sein de la discipline criminologique elle-même. Quand nous voyons intervenir, dans un article de 2003, le concept d’évaluation « pauvre », un concept qui circulait depuis plusieurs années dans la critique postmoderne de la métaphysique, par exemple chez Gianni Vattimo, nous observons le déplacement vers l’analyse de l’évaluation de l’intervention policière d’un concept destiné à freiner une maîtrise arrogante des conceptions du sens. Comme il le disait souvent, les méthodes de connaissance du sens doivent migrer vers l’étude de la force. Cette étude percute de plein front la plupart des théories actives, en faisant valoir la complexité des analyses de conséquences, de stratégies évaluatives et autres facteurs pertinents. Les conclusions sont concrètes, mais elles ne se distinguent en rien, dans leur portée critique, de celles de la critique de la métaphysique : il s’agit de rien de moins que de limiter, pour les ramener à des dimensions équilibrées et dans le cadre d’un sain pragmatisme, l’étude des faits. Si on lit bien ce bref article, on y entend surtout une requête de tempérance, importée tout droit de la critique des systèmes philosophiques. La pauvreté dont il est question ici est d’abord une austérité ou une économie théorétique sensible aux effets et capable d’intégrer les différences.

On retrouve cette préoccupation, mais déclinée selon une autre perspective, dans son article de 2005 sur l’enquête criminelle, un article dont la rédaction expose déjà les grands cadres mis en oeuvre dans The Policing Web (2010). Cette partie de sa recherche constitue sans doute le volet le plus volumineux de son travail criminologique, pour ce qui concerne le matériau recueilli et la complexité des méthodes d’analyse. La remarque finale, critique à l’endroit du policier d’enquête comme travailleur du savoir en devenir, mais actuellement en défaut, peut intriguer : cette évocation des Investigations philosophiques de Wittgenstein n’est-elle ici qu’un clin d’oeil aux passions de sa jeunesse ? Il y aurait beaucoup à dire sur l’intérêt de Jean-Paul Brodeur sur le savoir de la fiction ou sur l’investigation analytique du langage, un intérêt surtout visible dans sa passion pour le cinéma. Si cet article ressemble tout autant à un manuel de méthodologie qu’à une analyse sémiotique des scènes du film noir, c’est parce que ces deux dimensions s’interpénètrent et s’informent réciproquement, pour le pire et pour le meilleur. Soucieux de mettre de l’avant une distinction claire entre la théorie de l’investigation policière et une théorie de l’élucidation des affaires, Jean-Paul Brodeur propose rien de moins qu’une taxinomie de l’enquête. Le raffinement de son analyse doit certes beaucoup à son analyse des dossiers du service de police avec lequel il a pu collaborer, mais je pense qu’il doit aussi beaucoup à la structure sémiotique des récits qu’il n’avait cessé d’étudier au moyen des instruments les plus subtils depuis longtemps.

Derrière les conclusions de cette étude se profile le portrait d’une police, à la fois idéale et idéalisée, dont le travail de compréhension serait rendu possible par une formation exemplaire. Cet idéal est présent de la manière la plus vibrante dans l’article de 2008, en particulier dans la réflexion de Jean-Paul Brodeur sur « haute » et « basse » police, des concepts dont il a retravaillé la définition intensive dans le but de les intégrer à son travail en cours sur la sécurité et le terrorisme international. Sa discussion de l’hybridation de la « haute police », à la suite des travaux menés avec Stéphane Leman-Langlois, l’a conduit à des propositions qui comportent une dimension politique – un fait exceptionnel dans son oeuvre. Je pense à ce qu’il écrit du déficit symbolique de la police privée (2005 : 147), de la compatibilité de la haute police et des régimes démocratiques (2005 : 148) et d’autres questions interpellant l’État. Même si on ne retrouve pas ailleurs cette dimension de philosophie politique dans ses écrits, on ne peut s’empêcher de noter le registre sur lequel le texte inédit de 2010, qui clôt le présent recueil, pose les prédicats d’une police à venir. Préoccupé par le manque de durabilité des réformes policières, il plaide pour le renforcement de l’éducation et l’accroissement de la place du savoir. Le portrait qu’il dresse de cette police démocratique se fonde sur des critères de sens commun, mais derrière ces évidences simples, se dresse un réquisitoire qu’on peut entendre comme la conclusion de toute son oeuvre. Quel est-il ? C’est le même qui parcourt tous les chapitres de The Policing Web : une demande de visibilité qui ne se limite pas aux actes, mais s’étend aux politiques ; une ouverture de la police qui ne se limite pas aux contacts qu’elle seule peut pré-déterminer ; une limitation sans défaut des prérogatives de la police, eu égard au système judiciaire, et une obligation de reddition de comptes. Dans l’introduction de The Policing Web, cette requête est non seulement présente, mais elle induit un regard spécifique sur le projet de connaissance mis en oeuvre par ce vaste traité : dès l’ouverture, Jean-Paul Brodeur veut l’inscrire dans un cadre d’une théorie « critique et inquiète » (2010 : 8), seule capable à ses yeux de garantir une réforme substantielle.

Une telle inquiétude a caractérisé son entreprise intellectuelle, tout autant pour ce qui concerne la portée du travail savant sur le réel que pour ce qui a trait au maintien d’une position morale dans un univers menacé par le naturalisme et le cynisme. Je conclurai ces brèves remarques en revenant sur la polarité que j’ai évoquée plus haut et qui a joué dans la formation de la pensée de Jean-Paul Brodeur un rôle essentiel. En opposant le sens et la force, les théoriciens du langage avaient rendu possible, depuis les travaux de J. L. Austin, auquel il avait consacré son premier article savant[5], la distinction entre le contenu d’une assertion et sa force. Son travail sur Spinoza l’avait convaincu qu’une part importante de la démonstration philosophique repose sur des moyens rhétoriques qui, à la limite, peuvent mettre en péril l’entreprise spéculative, et son enseignement accordait beaucoup d’importance à la puissance des effets dans le langage. Je pense à la place qu’y tenait la pensée de Chaïm Perelman. Avec le temps, il acquit la conviction qu’aucune entreprise théorique ne peut se prémunir contre l’irruption du pouvoir de ces effets, autant dans le style de la pensée que dans la recherche de buts de conviction. Il était donc, plus que d’autres, attentif à l’appareil analytique, aux distinctions, aux stratégies démonstratives et, pour le dire d’un mot, à la logique de la recherche scientifique, autant dans son expression que dans la forme de son enquête, de son « investigation » propre. Au moment de relire une anthologie importante de ses travaux, on ne peut que constater l’importance de cette attention dans son travail et y lire la rémanence d’une préoccupation philosophique fondamentale, un reflet de cette inquiétude garante d’ouverture. Plus que bien d’autres, il savait reconnaître sous le discours la qualité d’une performance et il avait développé pour lui-même un idéal de transparence qui, porté à sa limite, l’aurait entièrement prémuni d’une dynamique de conviction, voire de toute rhétorique. Mais il savait aussi mieux que tous que cette attente est la pire des illusions et on peut suggérer que dans son oeuvre, le travail de la force réside principalement dans un investissement, à la fois somptueux et constant, dans la rigueur, dans le sens. À cette haute exigence, les travaux réunis ici montrent qu’il n’a pas fait défaut.