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Introduction

Le bourreau de Paris actuel, Sanson, est joueur… Dernièrement les créanciers de Sanson ont voulu saisir la guillotine.

Le bourreau à Clichy, ce serait étrange. Deux vieilles choses de l’ancienne barbarie se faisant obstacle et se heurtant l’une à l’autre. Les exécutions suspendues par les recors, l’incarcération pour dette empoignant et capturant la peine de mort.

Victor hugo, Choses vues, 1830-1846

Je m’autoriserai du caractère célébrant de ce numéro de la revue Criminologie pour tenir un discours qui s’apparente plus à une prise de parole devant un auditoire qu’à un texte écrit destiné aux seuls chercheurs. Il me semble en effet que l’appareil critique des références, renvois, citations et notes en bas de page, qui forme maintenant la garniture requise des écrits savants, est parfois d’une telle pesanteur qu’il fait obstacle à la communication.

Depuis que je pratique la criminologie, j’ai été saisi par la persistance de certains malentendus entre les protagonistes d’un débat crispé sur la nature de notre discipline, où les contradicteurs s’appuient sur des prémisses si divergentes qu’ils frappent inlassablement des coups d’épée dans l’eau au lieu de croiser vraiment le fer. J’ai pu également constater qu’un certain nombre de sophismes étaient proférés avec une dérangeante régularité. Je me propose dans cet article de faire état de quelques malentendus importants et d’en indiquer l’origine. Je m’efforcerai de façon encore plus soutenue de démontrer que la forme logique de raisonnements fréquemment tenus en criminologie et en pénologie est viciée.

Sophismes et malentendus sont reliés d’une manière particulièrement étroite en criminologie. Je consacrerai les deux premières parties de cet article à rappeler que les objets de la criminologie sont des réalités construites. Étant le produit commun d’une donnée factuelle et d’un processus de constitution, une réalité construite se déploie toujours sur au moins deux registres. Cette duplicité originaire des phénomènes que la criminologie assigne à son champ d’objets est propice à l’émergence de deux types de raisonnements sophistiques : un premier type d’erreur consiste à manquer d’établir des distinctions cruciales, en méconnaissant la double nature des objets qui sont considérés ; une seconde sorte de sophisme réside en ce que le raisonnement ne retient que l’une des deux dimensions qu’il distingue et procède comme si la partie au tout s’égalait. La polyvalence des objets de la criminologie provoque également une somme de malentendus invétérés : les protagonistes d’une controverse échangent des arguments en se retranchant chacun dans un morceau de réalité différent et ils croient s’affronter alors qu’ils ne se rencontrent même pas.

Les choses et leur nom

À la suite des grandes enquêtes transculturelles de Graeme Newman, on considère comme des vérités acquises les affirmations suivantes : « Tous les gens condamnent le meurtre (le viol, le vol, etc.) ». Je m’accorde sans peine avec ceux qui croient que ces assertions sont irréfutables. Je me démarque cependant de la plupart d’entre eux, en estimant que ces énoncés ne sont irréfutables que parce qu’ils sont vides : n’affirmant rien, ils ne sauraient être contredits par quoi que ce soit. Ceux qui pensent que ces énoncés se réfèrent à l’universalité de la réprobation envers un certain nombre de comportements, comme le meurtre, le viol, le vol et les autres formes criminalisées de délinquance, commettent la plus élémentaire des confusions : celle des mots avec les choses qu’ils désignent.

Imaginons en effet la scène suivante. Un coroner clôt son enquête sur une mort suspecte par un verdict de meurtre, qu’il est convié à commenter en conférence de presse. Un journaliste lui pose la question suivante : « M. le coroner, vous venez de conclure qu’il y a eu meurtre. S’agit-il en l’occurrence d’un meurtre assez condamnable pour que vous recommandiez à la police de découvrir et d’appréhender le coupable ou n’avons-nous affaire qu’à un assassinat bénin qu’on laissera sans suites judiciaires ? » Un journaliste suffisamment benêt ou facétieux pour formuler une telle question à un coroner risquerait d’être pris à partie pour mépris de cour.

Il est instructif de se demander pourquoi. Lorsqu’un coroner rend un verdict de meurtre, il fait une double affirmation : il affirme au niveau des faits qu’il y a eu homicide et il déclare qu’au regard du droit cet homicide est coupable, c’est-à-dire qu’il constitue une violation grave de la loi. Les termes désignant les diverses infractions criminelles (meurtre, viol, vol, etc.) possèdent par principe un contenu descriptif qui réfère à un comportement et un contenu normatif qui signifie que ce comportement est réprouvé par la loi. De ces deux registres, c’est le registre normatif qui est le plus spécifique au vocabulaire de l’infraction : il peut en effet y avoir des homicides qui ne sont pas condamnés par la loi et qui ne sauraient en conséquence être désignés comme meurtres (citons le cas d’un policier qui abat un suspect en fuite, après lui avoir servi les coups de semonce réglementaires). Un meurtre étant par définition un homicide coupable, on ne saurait cependant affirmer sans contradiction flagrante qu’un acte est un meurtre mais qu’il n’est ni réprouvé par la loi ni moralement condamnable.

En laissant ouverte la possibilité qu’un verdict officiel de meurtre se rapporte à un acte qui par sa bénignité n’entraîne aucune sanction judiciaire, le journaliste de notre exemple vient très près d’énoncer en clair cette contradiction et c’est ce qui explique notre sentiment de l’incongruité de sa question.

Le vocabulaire de l’infraction ne se limite donc pas à décrire des comportements, il nous apprend aussi que ces comportements sont passibles de sanctions légales (et, dans la mesure où le droit pénal fait l’objet d’un certain consensus pour ce qui est de la réprobation généralement attachée aux infractions réputées les plus graves, il nous révèle qu’ils sont moralement condamnables). C’est pourquoi il est relativement inutile d’interroger les gens sur leur désapprobation du meurtre et des autres infractions dont les appellations sont communes à plusieurs sociétés (le viol, le vol, la fraude). Cet exercice redondant n’équivaut qu’à leur demander s’ils continuent de désapprouver des comportements qu’ils blâment déjà en s’y référant au moyen des expressions courantes du vocabulaire normatif de l’infraction (meurtre, vol, etc.). Il va sans surprise qu’à solliciter platement des gens de se prononcer sur une question aussi tautologique que :

Désapprouvez-vous ce que vous blâmez ?

on obtienne un formidable degré d’assentiment. Cet assentiment ne manifeste rien de plus qu’une élémentaire cohérence linguistique, la signification véritable d’un énoncé comme :

Tous les gens désapprouvent le meurtre

se réduisant à l’affirmation triviale que les gens sont assez conséquents pour condamner un comportement qu’ils ont déjà blâmé en l’identifiant comme un meurtre. Ces enquêtes nous renseignent peut-être quelque peu sur la constance sémantique des gens, mais très peu sur la nature des comportements qu’ils ont effectivement en opprobre.

Livrons-nous pour le montrer au type d’expérience qu’affectionnent les zélateurs du consensus pénal universel. Si un chercheur avait interrogé au début des années 1960 des Américains des États du sud, des habitants du Texas, des Corses de vieille souche, des sheiks du Yémen et des Canadiens sur leur désapprobation du meurtre, il n’aurait pas manqué de trouver qu’ils s’accordaient tous au sein d’une réprobation unanimement partagée. Cet accord trompeur n’aurait cependant pas dépassé leur commune perception qu’à l’intérieur de leur société respective l’appellation de meurtre réfère à un type de comportement sévèrement blâmé. Cependant, au-delà de leur assentiment attendu sur le sens de vocabulaire de l’infraction, ces répondants sont en profond désaccord sur les comportements qu’ils désapprouvent en réalité : jusqu’à très récemment, les Blancs des États du « Deep South » pouvaient abattre un Noir avec impunité et bonne conscience[1] ; un Texan était autorisé par la loi à supprimer sa femme adultère et son amant dans des cas de flagrant délit (cette loi n’a été abrogée qu’au cours de la seconde moitié des années 1960) ; un Corse peut dans certaines circonstances se livrer sans remords ni intervention des autorités légales à la vengeance privée (vendetta) ; finalement, les sheiks de certains États arabes, où perdure l’esclavage, disposent d’un droit de vie ou de mort sur leurs esclaves. Quant au Canadien, il aurait indifféremment condamné la somme de ces pratiques, attribuant à chacune d’elles le stigmate de meurtre.

Ces expériences de pensée pourraient être multipliées. Nous nous contenterons de convier le lecteur à n’en faire qu’une autre. Comme celui d’homicide, le terme de suicide possède un contenu descriptif plus factuel que celui de meurtre, dont les connotations normatives sont irrésistibles. C’est pourquoi un énoncé tel que : « Tous les gens réprouvent le suicide » nous apparaît immédiatement comme étant plus controversé que l’affirmation que tout le monde condamne le meurtre (pensons à la pratique du hara-kiri [seppuku], aux kamikazes japonais et à la résurgence des commandos suicide au Moyen-Orient islamique ; mentionnons également le suicide euthanasique, où quelqu’un qui se sait atteint d’une maladie mortelle dont la progression s’accompagne d’atroces douleurs décide d’abréger sa vie et ses souffrances). Il est vraisemblable que tous les comportements que Durkheim a distingués sous l’appellation de « suicide altruiste » se révéleraient problématiques pour une évaluation du degré d’approbation ou de blâme qu’ils suscitent.

Concluons. Le philosophe viennois Ludwig Wittgenstein a défini avec perspicacité la nature d’un énoncé de métaphysique : c’est une proposition qui semble nous parler des choses, mais qui en réalité ne nous renseigne que sur la façon dont nous usons les mots. Au regard de cette définition, un nombre inquiétant de criminologues et de juristes, qui se brossent les dents avec des pâtes universelles, sont des métaphysiciens qui s’ignorent. La démonstration que nous avons produite par rapport au vocabulaire réprobateur de l’infraction pourrait être reprise à l’égard du vocabulaire approbateur du droit naturel. Le consensus invoqué dans ce second cas est aussi factice que dans le premier et ne porte que sur le registre normatif du vocabulaire analysé. Tout le monde s’accorde en apparence sur le caractère sacré et primordial du droit à la vie. Comme en témoigne éloquemment le débat opiniâtre sur l’avortement, on s’empoigne dès qu’il s’agit de déterminer le contenu factuel de cette norme (après combien de mois un être est-il suffisamment vivant pour se voir reconnaître un droit à la vie ?).

Le faux débat sur la vraie criminologie

Nous venons de voir que les termes utilisés pour désigner les infractions criminelles étaient investis d’un sens descriptif et d’une signification normative. Or, cette propriété de certaines expressions du discours judiciaire ne fait que réfléchir au niveau linguistique le caractère construit de l’infraction elle-même. Il se trouve assez peu de criminologues pour contester que le crime n’est pas une donnée originaire mais le résultat historique de l’application d’un processus institutionnel (étatique) de criminalisation à un comportement. Ceux qui disconviennent de l’évidence de cette assertion invoquent généralement l’universalité du blâme qui est attaché à certaines formes de criminalité, ce phénomène généralisé de réprobation étant censé indiquer que le crime possède une existence autarcique, indépendante des formes particulières et transitoires de la réaction sociale. Les analyses de la partie précédente nous ont permis d’écarter ces derniers vestiges de fondement à la croyance que le crime est assimilable à un objet de la nature, dont la réalité est constatée de façon universelle et invariante.

Si l’on s’accorde la plupart du temps pour reconnaître, serait-ce du bout des lèvres, que l’infraction est un comportement socialement criminalisé, il ne semble pas que l’on tienne un compte suffisamment rigoureux des conséquences de cette observation. Ces conséquences s’imposent avec une telle force qu’on s’étonne de devoir Ies rappeler.

La plus immédiate de ces conséquences est que le champ d’objets de la criminologie est constitué par deux ordres de phénomènes. Soit, d’une part, un ensemble de comportements perçus comme délinquants, soit d’autre part, un ensemble de normes au regard desquelles ces comportements apparaissent délinquants. Les normes qui intéressent la criminologie ayant jusqu’ici un caractère ouvertement pénal, leur étude est indissociable de celles des appareils qui appliquent les sanctions qu’elles prévoient.

Les recherches portant sur l’un ou l’autre de ces deux ordres de phénomènes sont non seulement légitimes, mais elles sont formellement requises par la nature composite du champ d’objets qui donne à la criminologie son nom.

J’ai, à cet égard, toujours été stupéfait de l’inconséquence d’un reproche souvent adressé par des cliniciens et par certains idéologues de la clinique, comme Jean Pinatel, à ceux qui étudient les modalités de la réaction sociale à la délinquance. Ces études manqueraient de spécificité criminologique et ressortiraient davantage à une sociologie des organisations ou aux sciences politiques. La logique pataude qui sous-tend cette critique conduit tout droit au démantèlement de la criminologie et à son rapatriement par les diverses disciplines qui la fécondent, pour peu qu’on l’applique avec suite. La plus vulnérable des composantes de la criminologie à ce processus d’effritement est la clinique elle-même, qui affecte d’ignorer que d’Étienne de Greeff à Yochelson et Samenow en passant par Eysenck, il est peu des autorités dont elle se réclame qui ne soient médecins, psychiatres ou psychologues. Pourquoi ne pas annexer la clinique à la psychologie ?

Une seconde conséquence du caractère bicéphale des objets de la criminologie est que toute tentative de réduire la délinquance à une seule de ses dimensions – comportement nu ou norme appliquée – ne peut aboutir qu’à des résultats stériles. On ne pense rien quand on n’a que la moitié d’une idée. Si l’on fait exception des débordements naturalistes de Lombroso, il est peu d’écoles qui soient allées aussi loin que la postérité d’un certain interactionnisme (par exemple, la « controlologie » de Jason Dillon et le radicalisme simplificateur de Richard Quinney et de William Chambliss) dans l’aplatissement de la délinquance sur l’une de ses dimensions. Prenant l’exact contrepied de Lombroso, ces sociologues ont évacué tout reste d’objectivisme de la criminologie et ont tiré des conclusions déraisonnables de la juste thèse que la statistique criminelle nous renseignait davantage sur l’opération du système pénal que sur les tendances véritables de la criminalité. Renchérissant de façon paradoxale sur le contresens qu’ils dénonçaient, ils assimilèrent le comportement délinquant à son enregistrement statistique et conclurent que si la statistique criminelle était un produit du système pénal, il devait en aller de même pour le comportement délinquant lui-même. Il faudra redécouvrir la blessante réalité de la victimisation, avec l’indignation qu’elle soulève, pour s’éveiller du songe théoricien que la délinquance ne serait qu’un artéfact produit par des noeuds dans l’enchevêtrement des processus de sélection et de filtrage exercés par les diverses bureaucraties composant le système pénal.

Une troisième conséquence du fait que les objets de la criminologie sont des produits socialement construits se réfléchit directement sur la nature de cette discipline. Le processus de criminalisation, qui est partie prenante dans la genèse des infractions, se caractérise par deux traits (entre autres). D’abord, bien qu’il puisse être discriminatoire à l’égard de minorités (et qu’il l’ait effectivement été), ce processus est fondamentalement non discriminant à l’égard des comportements contre lesquels il s’exerce. Il n’y a pas lieu de s’en réjouir, ce trait impliquant qu’iln’est pas un seul comportement qui ne soit, selon le jeu des forces définissant une conjoncture, susceptible d’être criminalisé. Ensuite, ce processus s’exerce dans l’histoire d’une façon essentiellement cumulative, la somme des comportements criminalisés s’accroissant selon une progression quasi linéaire. Comme en témoignent les métamorphoses de la répression de la sorcellerie, il est redoutablement difficile de libérer un comportement, une fois qu’il a été pris au piège d’un code pénal : quand éclata l’absurdité des accusations d’avoir commerce avec le diable, on n’en cessa pas moins de réprimer la sorcellerie, après l’avoir redéfinie comme crime de charlatanerie.

Il suit de ces caractéristiques que le crime est une appellation générique qui réfère à une collection hétéroclite de comportements dont le seul trait commun est d’être décrits, de façon bien imparfaite, à l’un ou l’autre des articles du Code criminel ou des législations qui ont une fonction identique à celle du Code. Nous soumettons dans le tableau 1 l’ébauche d’une classification des comportements criminalisés ; cette ébauche est structurée par les critères respectifs du type de contrevenant(e), du type de victime et du type d’infraction. Notre esquisse n’ambitionne pas d’être exhaustive, mais seulement de manifester de façon explicite l’hétérogénéité des comportements criminalisés.

Tableau 1

Les comportements criminalisés[1]

Les comportements criminalisés1
1

Chaque colonne doit d’abord être lue individuellement à la verticale. Une lecture horizontale ne doit pas se borner à parcourir de façon linéaire les diverses colonnes, chaque terme d’une colonne pouvant entrer dans plusieurs combinaisons avec ceux des autres colonnes.

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Si l’on tient compte des très nombreux cas de figure qui peuvent être générés en permutant les différents termes de ce tableau de la manière suivante :

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il devient manifeste que l’élaboration d’une théorie explicative de la genèse de tous les comportements délinquants et des modalités de leur criminalisation constitue une entreprise irréalisable. Il faut à cet égard insister sur la double exigence méthodologique que doit respecter une théorie criminologique intégrée. Ainsi que le remarqua Sutherland dans ses écrits sur la délinquance d’affaire, une théorie criminologique adéquate doit non seulement expliquer toute la délinquance, mais elle ne doit pas expliquer plus que la délinquance, cette seconde partie des préceptes méthodologiques de Sutherland étant souvent ignorée. Il est au regard de cette double exigence impropre d’expliquer la délinquance d’affaire par l’appétit du gain des commerçants véreux, car ce mode d’explication s’applique aussi bien au comportement des hommes d’affaires respectueux de la loi et qui s’efforcent légitimement de maximiser les profits de l’entreprise ; l’explication proposée en ce cas n’est donc pas spécifiquement assortie à l’objet qu’elle s’était initialement assigné, à savoir le crime en col blanc.

Or, à cause du caractère discrétionnaire du processus de criminalisation, il n’est pas assuré que l’exigence de ne pas expliquer plus que la délinquance puisse véritablement être respectée par la criminologie. En effet, il n’est pas au premier abord déraisonnable de faire l’hypothèse que l’alcoolisme et la narcomanie sont des phénomènes de même espèce, dont la différence dans nos sociétés occidentales tient surtout au fait que la consommation d’alcool n’est pas criminalisée alors que celle de drogues, à des fins non médicales, l’est. Un criminologue soucieux de ne pas transgresser les exigences méthodologiques formulées par Sutherland devrait, dans le contexte des pays occidentaux, trouver une explication de la narcomanie qui ne vaille pas du même coup pour expliquer l’alcoolisme. Toutefois, si ce même criminologue se décidait d’étudier les comportements toxicologiques dans le cadre des pays islamiques, où tant la consommation de drogues que celle d’alcool est proscrite, il lui serait loisible de fournir une explication commune de ces phénomènes. De façon semblable, un criminologue américain aurait dû réviser ses hypothèses sur l’alcoolisme après la fin de la période de la prohibition, la consommation d’alcool étant à nouveau légalisée.

La conclusion de ces remarques s’impose d’elle-même : une criminologie qui s’ajuste au caractère mouvant et hétérogène des formes de la criminalité est par nécessité plurielle. Le débat sur l’existence d’une « vraie criminologie », avec son cortège atrabilaire d’ostracismes, d’ukases, d’excommunications et de coups de gueule tient plus de la diduction de la mâchoire que de la déduction de l’esprit.

La provocation sociale et la promotion du fonctionnel

Nous nous sommes jusqu’ici référé au crime comme étant une entité constituée par une pratique perçue comme déviante par la réaction sociale instituée que cette pratique suscite. Cette conception de la délinquance, qui est articulée par la traditionnelle séquence action/réaction, a jusqu’ici correspondu d’assez près au phénomène criminel et aux modalités de sa répression par les autorités officielles. Elle implique toutefois, pour parler comme nos collègues d’Outre-Atlantique, que le processus de la répression pénale n’est pas self starter et qu’il doit être déclenché par une impulsion qui lui est extérieure (la dénonciation d’une infraction).

On pourrait objecter que ce modèle fait bon marché de la nature de plus en plus proactive des opérations de la police – publique et privée – et qu’il se révélera bientôt caduque. Comme les opérations proactives de type STING montées aux États-Unis contre des parlementaires soupçonnés d’être corruptibles (opération ABSCAM) ou contre des hommes d’affaires qui se livraient présumément au trafic de drogue (affaire DeLorean) l’ont montré, le recours à l’infiltration d’agents fédéraux, couplé à l’accroissement cancéreux des capacités d’intrusion de la technologie de surveillance, se prêtait de multiples façons à la provocation pratiquée à grande échelle. Au Canada, des mandats autorisant l’interception électronique des communications privées sont en chiffres absolus délivrés deux fois plus fréquemment qu’aux États-Unis (si on tient compte que la population canadienne est dix fois moins nombreuse que celle des États-Unis, on parvient à la conclusion que le recours à l’écoute électronique est 20 fois plus fréquent dans notre pays). Les poursuites douteuses pour possession de drogue engagées contre Richard Hatfield, le Premier ministre du Nouveau Brunswick, sont venues rappeler que les agents de la GRC n’étaient pas moins diligents que leurs collègues américains. Si l’on ajoute à ces constats que les agences de sécurité privées, qui emploient en Amérique du Nord plus de personnel que les services d’ordre public, s’ingénient de manière systématique à créer des situations où l’honnêteté des salariés d’une entreprise est mise à l’épreuve, on pourrait en venir à conclure que la paire de notions théoriques provocation sociale/empiègement civique devrait déplacer au moins en partie la séquence criminologique traditionnelle délinquance criminelle/répression pénale.

Il est plusieurs façons de résister à cette conclusion. Nous nous bornerons à citer celle que nous avons le plus souvent entendue. Certain(e)s juristes, en particulier, ont en effet fait valoir que les opérations préventives/proactives de la police poursuivaient essentiellement les mêmes fins que son action répressive/réactive : assurer la protection des citoyens contre le crime. La multiplication de ces opérations ne représenterait donc qu’un changement tactique ne mettant pas théoriquement en cause le paradigme action/réaction qui est présentement utilisé pour figurer le fonctionnement des diverses composantes du système pénal. Proaction policière et prévention du crime pourraient ainsi être conçues sous les traits d’une réaction sociale anticipée.

Bien que cette dernière formulation soit logiquement contestable, ce n’est pas sa problématique cohérence interne que nous critiquerons. L’argumentation que nous venons de reproduire repose en effet sur une conception tronquée des objectifs que poursuivent des appareils de l’ampleur du système pénal. Montrer à quel point cette conception est appauvrissante nous apparaît ressortir à des enjeux théoriques plus larges que de simplement dénoncer le verbalisme de la notion de réaction sociale anticipée.

Dans la mesure où elle poursuivrait les mêmes fins sécuritaires, la proaction policière ne constituerait donc qu’une modalité tactique de la répression de la délinquance. Ces fins communes sont, comme nous venons de le suggérer, rapportées à l’impératif d’assurer la protection des membres de la collectivité. Aussi vague soit-il, ce type d’objectif ne correspond qu’à l’une des grandes catégories de buts qui sont simultanément poursuivis par les diverses instances composant le système pénal. Affinant une distinction entre le normatif et le fonctionnel initialement formulée dans le cadre des recherches américaines sur la détermination de la peine (sentencing), on distinguera entre trois sortes d’objectifs que peut s’assigner une agence gouvernementale, selon qu’ils constituent une réponse à l’une des questions suivantes :

  • Pourquoi cette agence existe-elle ?

  • Qu’est-ce qu’elle doit accomplir ?

  • Comment y parvient-elle ?

On appellera normatifs les objectifs qui correspondent à la première question : ils portent en eux-mêmes leur raison d’être et désignent habituellement le produit espéré des services externes qui sont fournis par une agence et qui légitiment son existence. Les objectifs appariés respectivement à la seconde et à la troisième des questions ci-haut énoncées sont dans cet ordre désignés comme opérationnels et comme fonctionnels. Ces objectifs n’expriment pas des fins dont la poursuite est inconditionnellement légitime mais sont en théorie subordonnés à titre de moyen à la réalisation des objectifs externes de l’appareil : les paliers normatifs, opérationnels et fonctionnels formeraient en droit de cette façon une hiérarchie d’objectifs, selon laquelle les opérations seraient le moyen d’atteindre les normes et le fonctionnement interne de l’agence ne serait qu’un adjuvant à l’accomplissement efficace des opérations. Le qualificatif d’interne qui détermine le fonctionnement de l’appareil implique que les trois niveaux d’objectifs ne sont pas ordonnés uniquement par rapport à leur légitimité, mais également selon leur degré d’externalité. Les objectifs fonctionnels ne sont relatifs qu’au respect des contraintes externes s’exerçant sur l’administration de l’agence et la satisfaction des intérêts professionnels des fonctionnaires de l’appareil. À l’opposé, les objectifs normatifs concernent, ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, les services externes d’une agence et leurs effets bénéfiques et ils s’alignent sur l’intérêt public des bénéficiaires de ces services et sur le respect des droits de ceux qui en sont les récipiendaires. (L’utilisation de la notion de clientèle est ici problématique. Il existe en effet une différence irréductible entre la signification de la notion de clientèle pour l’entreprise privée et pour les agences publiques de la justice pénale. Le client de l’entreprise privée est à la fois le récipiendaire volontaire et le bénéficiaire des services qui lui sont prodigués ou des biens dont il fait librement l’acquisition. Dans le domaine de la justice, ceux qui reçoivent les services pénaux et ceux qui en sont les bénéficiaires présumés appartiennent à des populations absolument distinctes : toute l’action du système pénal consiste précisément à imposer cette distinction de la manière la plus brutale, à savoir par la ségrégation des récipiendaires de ses services de la communauté de ses bénéficiaires sociaux. C’est pourquoi il importe de ne pas confondre l’intérêt collectif des bénéficiaires de la justice pénale avec les droits individuels de ceux qui en sont les récipiendaires.)

Le tableau 2 illustre les distinctions que nous venons d’établir entre les divers niveaux d’objectifs et fournit des exemples des types de buts dont nous avons tenté de caractériser la nature, pour les trois principales composantes du système pénal.

Tableau 2

Les niveaux d’objectifs

Les niveaux d’objectifs

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Plusieurs constatations s’imposent à la lecture de ce tableau. Il faut d’abord insister sur le fait que la prolifération inévitable d’objectifs d’un type différent, qui sont simultanément poursuivis par les diverses composantes du système pénal, crée une situation génératrice de tensions et de conflits à l’intérieur de la somme des interventions effectuées par ce système. On peut à cet égard décrire deux cas de figure.

  1. L’atteinte des objectifs opérationnels et des objectifs fonctionnels facilite en théorie, avons-nous dit, la réalisation des fins normatives. Or, il s’est souvent révélé qu’à l’intérieur d’une même composante du système pénal, la poursuite de buts fonctionnels ait acquis son autonomie propre et qu’elle ait constitué un facteur de déconcertation et même d’annulation réciproque des interventions réalisées. Ainsi, pour ce qui est de l’instance des tribunaux, il est notoire que la pratique de la négociation des plaidoyers contrevient parfois de façon dirimante aux objectifs normatifs des deux phases – adjudicatoire et sentencielle – du processus judiciaire. Ces contradictions n’épargnent pas la police, lorsqu’elle monte des opérations d’empiègement qui produisent peu de condamnations ou lorsqu’elle s’obstine à recouvrir d’un voile de plus en plus diaphane l’incurie et la corruption qui règne dans certains de ses services. Ces efforts crispés pour réparer une vitrine cassée avec du plâtre érodent la crédibilité des services policiers auprès du public et sont dans cette mesure préjudiciables à la réalisation de ses objectifs non fonctionnels, qui réclame la collaboration et la confiance du public.

  2. Les contradictions les plus dures affectent le rapport trop souvent mauvais entre la sphère normative d’une composante déterminée du système pénal et celle des contraintes fonctionnelles qui pèsent sur l’action d’une autre des composantes du système. Ainsi, pour prendre un exemple qui implique les trois composantes du système, la police et les tribunaux pourraient s’entendre sur les plans normatif et opérationnel sur la nécessité d’appréhender et d’incarcérer un plus grand nombre de contrevenants et constater que le produit de leurs intervention est confisqué par la multiplication fonctionnelle des soupapes par lesquelles les autorités correctionnelles abaissent la pression engendrée par la surpopulation des établissements carcéraux, en remettant en liberté, sous diverses conditions, les personnes condamnées qui leur sont confiées.

À ces premières considérations s’ajoute un aperçu plus inquiétant. Non seulement l’agencement des divers paliers d’objectifs fait-il grincer l’escalier de la justice, mais il y a lieu de croire que l’ordre concret des priorités entre les objectifs invertit leur hiérarchie en droit. Depuis une dizaine d’années, nous avons été témoins d’une promotion spectaculaire du fonctionnel au détriment du normatif. Il n’est pas une composante du système pénal qui ait été épargnée par cette bourrasque. Le militantisme de plus en plus intraitable des syndicats de police a engendré une structure de commandement parallèle, où les mots d’ordre syndicaux rivalisent avec succès avec les directives des cadres du service. Le public a été conduit à se demander qui est le véritable régisseur de la scène policière. Dans le domaine des tribunaux, on ne peut que reconnaître que les procès sont maintenant une espèce judiciaire en voie de disparition tant est élevé le nombre des plaidoyers négociés de culpabilité. Finalement, le problème de la surpopulation des prisons a pris une telle ampleur que l’exigence de convenir avec les capacités d’accueil des institutions carcérales dicte les politiques en matière de sentencing dans des juridictions modèles comme l’État du Minnesota ; cette exigence constitue également un facteur déterminant pour les pratiques canadiennes de rémission des sentences d’incarcération avant l’expiration de leur terme.

Concluons. L’affirmation que la provocation policière n’était que l’une des espèces de la réaction sociale à la délinquance repose sur le présupposé que l’une et l’autre sont ordonnées par une même fin sécuritaire. Nous avons tenté de montrer que la somme des objectifs que devait poursuivre une grande bureaucratie était trop différenciée pour qu’il fasse sens de postuler l’existence d’un objectif identique qui serait poursuivi à tous les niveaux d’intervention par l’ensemble des composantes du système pénal. Non seulement rien n’assure-t-il que la provocation policière soit polarisée vers l’atteinte des objectifs normatifs statutaires de la police, mais nous avons même argué que la sphère des contraintes fonctionnelles était en train de se poser en surplomb des fins normatives et des objectifs opérationnels du système pénal[2]. Cette régression autistique incontrôlée signifie que le système pénal s’incurve en soi en même temps que s’allonge le rayon de la courbe qu’il trace sur l’espace social. Dans la mesure où la provocation policière s’accomplit dans la ligne de ce double enveloppement, elle participe d’une métamorphose du pénal que ne peut intégrer le schéma théorique désuet de la réaction sociale.

Le pénal et le punitif

Il n’est pas de domaine plus controversé que celui du sentencing, où s’affrontent, pour citer l’opposition la plus extrême, les partisans du rétablissement de la peine de mort et ceux de l’abolition des prisons. Nulle part non plus les malentendus entre les camps opposés sont-ils plus profonds. À commencer par l’interprétation même du sens des expressions de sentence et de peine.

Un indice de la généralité des confusions est en effet fourni par le texte du projet fédéral de loi C-19, qui proposait d’importantes réformes en matière de détermination des sentences. Bien que ce projet de loi, qui faisait la somme de plusieurs années de réflexion, soit mort au feuilleton de la Chambre, il est prévisible qu’il sera à nouveau déposé devant le Parlement sous une forme plus ou moins amendée. Comme chacun le sait, la loi fédérale canadienne est énoncée dans les deux langues officielles du pays, soit le français et l’anglais. En dépit que le mot « sentence » fasse partie du vocabulaire juridique de la langue française, le terme français qui est dans le texte officiel du projet de loi C-19 la contrepartie de l’expression anglaise « sentence » est le mot « peine ». Cette anachronique mise en correspondance, qui provient davantage d’une interprétation du sens du mot « sentence » en anglais que d’une traduction littérale de sa signification, peut s’autoriser d’une longue traduction juridique qui identifie les notions de peine et de sentence (intuitivement définie comme l’imposition d’un châtiment). Cette équivalence entre les notions est particulièrement étroite lorsqu’on traite des finalités du sentencing, celles-ci coïncidant avec les fins normatives traditionnellement attribuées à la punition (soit, la rétribution, la neutralisation, la dissuasion etc.).

Depuis l’effondrement de l’idéal normatif de la réhabilitation, le débat sur les objectifs normatifs du sentencing a été réactivé. Or, les protagonistes de ce débat donnent une interprétation diamétralement opposée de l’échec de la réhabilitation. Les tenants de la ligne dure voient dans cet échec la preuve définitive que toute tentative d’investir l’imposition des sentences d’une fonction autre qu’afflictive ne fait qu’accroître sous prétexte de bienfaisance la souffrance de ceux qui sont soumis à ces sentences régénératrices. Pour ces maîtres de lucidité, la sagesse pénologique culminerait dans la contemplation impavide de la tautologie que le pénal coïncide sans interstices avec le punitif. Pour ceux qui s’affirment progressistes, l’abandon de la réhabilitation signifie l’affaissement de l’effort le plus soutenu qu’on ait fait pour conférer un sens à ce qui est par lui-même un geste insensé et dépourvu de justification, à savoir, I’infliction délibérée d’une souffrance stérile à autrui. La faillite des programmes de resocialisation ne ferait que consommer celle de la punition elle-même, dont les diverses formes institutionnalisées devraient progressivement être abolies, à commencer par la plus improductive, l’incarcération.

L’identification traditionnelle des sentences aux peines est habituellement perçue comme un avantage pour la clarté et la rigueur des concepts. Alors qu’on serait dans l’impasse en tentant de dissocier la notion de sentence de celle de peine, il semblerait qu’on retrouve une voie sans obstacles lorsqu’on réfléchit droitement sur la punition. Or, sans même se mettre en frais de souligner à quel point sont problématiques les équivalences intuitives que l’on postule entre les notions de pénalité, de peine, de punition et de châtiment, on peut faire remarquer que le concept de punition, autour duquel gravitent les autres notions, est beaucoup moins limpide qu’il n’y parait pour le sens commun. Le concept de punition est en effet travaillé par des exigences logiques qui sont antagoniques. Lorsqu’on profile, en première part, la punition sur la toile des infractions contre les biens, on la découvre soumise à une logique du surcroît d’affliction : la simple restitution d’un bien volé à son propriétaire légitime n’est pas perçue comme une punition authentique, à moins qu’elle ne s’accompagne de sanctions supplémentaires. (On dira ainsi : « Pour cette première fois, on ne l’a pas puni(e) mais on a exigé qu’il/qu’elle rende le bien volé. ») Au contraire, lorsque le paradigme du délit est constitué par une infraction contre la personne, la logique de la punition devrait alors respecter les exigences les plus exactes de la proportionnalité dont la Loi du talion fixe symboliquement la mesure : oeil pour oeil, dent pour dent et, ajoutera-t-on, vie pour vie. Or, il est crucial de souligner que la Loi du talion est l’expression intransigeante d’un principe de limitation qui s’oppose explicitement à l’obtention d’un surcroît punitif : qui a pris un oeil est au plus redevable d’un oeil ; qui a pris une vie doit au plus offrir la sienne (on ne saurait réclamer celle des membres de sa famille). Pour le dire autrement, la punition des infractions contre la personne ne devrait pas outrepasser les bornes de la « restitution » alors que la punition des délits contre les biens est explicitement requise d’excéder ces limites.

À ces ambivalences de fond s’ajoutent des divergences marquées de perspective entre ceux qui favorisent un retour au rétributivisme de Kant, dont l’inflexibilité serait tempérée par le libéralisme utilitariste de Beccaria, et ceux qui prônent un retrait graduel de l’intervention du système pénal dans le règlement social des conflits. Sachant à quel point l’utilisation d’étiquettes est insatisfaisante, nous nous résoudrons pour faire plus court à appliquer aux premiers l’épithète de dogmatiques, en égard au fait qu’ils ne questionnent ni la nécessité ni la légitimité de punir ; nous désignerons les seconds comme sceptiques parce qu’ils mettent en cause à divers degrés la nécessité et la légitimité de la répression pénale, telle qu’elle est maintenant exercée. La divergence entre leurs perspectives se manifeste de façon peut-être indépassable dans les faits auxquels ils accordent une pertinence criminologique et qui jouissent en conséquence d’un statut fondateur dans les théories qu’ils élaborent respectivement. Ces faits ressortissent aux catégories de l’infraction, de l’infracteur, de la sanction et finalement à ce qui constitue le foyer même de ces perspectives diversement orientés.

  1. L’infraction. Il existe dans le jargon juridique une distinction utile pour notre propos, bien qu’elle s’énonce avec l’austérité du latin. Les juristes distinguent entre ce qu’ils appellent des « mala inse » (fautes en soi) et des « mala prohibita » (fautes défendues par…). Appartiennent au premier groupe des délits qui, pour des raisons que nous avons tenté d’élucider, apparaissent par eux-mêmes comme des fautes faisant l’objet d’une réprobation universelle (le meurtre, le viol, le vol, etc.). Par contraste, les infractions du second groupe semblent s’affirmer relatives à un contexte socio-historique de prohibition et elles affichent leur caractère institué (infractions contre les moeurs, crimes politiques, délits réglementaires).

    Les théoriciens dogmatiques de la punition, comme par exemple les partisans du « just deserts » (von Hirsch, Singer) et les défenseurs du « justice model » (Fogel), se réfèrent presque exclusivement aux mala in se, alors que les sceptiques citent plus volontiers des mala prohibita.

  2. L’infracteur. Le contrevenant qui figure dans les ouvrages dogmatiques est pour l’essentiel un récidiviste, quand ce n’est pas un criminel de carrière au sens le plus excessif du terme (les individus très profondément criminalisés identifiés par Peter Greenwood dans ses recherches sur la neutralisation sélective effectuées pour le compte de la Rand Corporation). Il est par principe problématique d’identifier le profil du délinquant qui est privilégié par les sceptiques : le poids de leurs analyses porte moins sur le délinquant comme tel que sur la personne interpellée par le système pénal, souvent représentée dans sa figure la plus stigmatisée, celle d’un(e) détenu(e). L’incrimination et l’incarcération de ces personnes sont habituellement présentées comme le résultat d’un processus discrétionnaire et discriminatoire.

  3. La sanction. L’abandon du modèle de la réhabilitation et la redécouverte des principes du rétributivisme, comme le principe de la proportionnalité des peines, s’est effectué dans le contexte institutionnel d’une crise très grave de l’incarcération (caractérisée par la multiplication d’émeutes d’une violence incandescente et par les problèmes créés par le surpeuplement chronique des prisons). À cause d’abord de la conjoncture d’urgence engendrée par la crise pénitentiaire qui réclamait des solutions applicables à court terme et à cause de leur acceptation non critique de la nécessité et de la légitimité de la punition, les réformateurs dogmatiques se sont consacrés à la tâche étroite de repenser l’incarcération ; ils conclurent qu’une réduction de la disparité dans les sentences d’enfermement, couplée à une réduction drastique de la durée des peines d’incarcération, étaient susceptibles de redresser la situation. Cette fixation conjoncturelle sur les sentences d’incarcération explique en partie l’impuissance des dogmatiques à dissocier les notions de sentence et de punition, alors que cette dissociation est maintenant acquise dans la pensée juridique (iI se trouvait des mesures non punitives – par exemple, un ordre de restitution non assorti de dommages punitifs – dans la gamme des sanctions proposées au magistrat par le projet de loi C-I9). Pour des raisons aisément concevables et qui tiennent au nerf de leur position, les sceptiques se sont investis dans l’exploration des solutions non punitives à la déviance et a fortiori au développement d’alternatives à l’incarcération.

Les points de divergence que nous nous sommes borné à énumérer sont trop différenciés pour qu’on puisse tenter de les déduire d’un désaccord originaire, dont ils ne seraient que les conséquences logiques. Il n’en demeure pas moins que les deux perspectives que nous avons caractérisées comportent chacune un foyer unitaire qui leur confère respectivement une orientation. Au foyer de la perspective que nous avons qualifiée, sans intention péjorative, de dogmatique se trouve une conscience aiguë du fait incontestable de la victimisation des personnes, qui est le produit intolérable des formes les plus prédatrices de la délinquance. Le scepticisme est quant à lui obsédé par sa perception tragique de la stigmatisation sociale, psychologique et très souvent physique du contrevenant par la machine répressive de l’État.

Il est douteux que le débat sur la punition puisse être arbitré sans reste par la recherche empirique ou par le raisonnement théorique. La raison de sa singulière persistance n’est pas seulement qu’il implique des jugements de valeur mais surtout qu’il s’alimente à des jugements de réalité qui s’affrontent. Ce débat peut en effet être comparé à un procès où les parties seraient en désaccord formel sur la nature des faits admissibles en preuve sans pouvoir recourir à une règle de procédure pour trancher leur litige. Non seulement les dogmatiques et les sceptiques ne s’entendent-ils pas sur la définition des données pertinentes pour élucider leur controverse sur le recours aux châtiments, mais les oppositions que nous avons répertoriées ont la forme d’antinomies, c’est-à-dire de positions contradictoires qui sont également susceptibles d’être justifiées. La réalité de la victimisation n’appelle pas moins un remède que celle de la stigmatisation.

La justification et l’allocation des peines

Il est toutefois un mode de raisonnement qui sévit depuis longtemps dans la discussion des questions afférentes à la détermination des sentences et dont on peut entreprendre de démontrer le caractère sophistique sans apparaître partial. Cette démonstration n’implique pas en effet que l’on prenne un parti dans les dilemmes énoncés dans la section précédente.

Le philosophe du droit H. L. A. Hart a proposé avec justesse de distinguer entre les deux questions suivantes, lorsque l’on s’interroge sur la punition :

  • Pourquoi doit-on punir ?

  • Dans quelle mesure le faire ?

La première de ces questions concerne la légitimation de la peine. Sa réponse implique généralement l’invocation des fins normatives de la punition, auxquelles nous nous sommes souvent référé. La seconde question, qui a reçu moins d’attention, a rapport à la détermination quantitative des punitions dont la nature convient à un tel calcul (par exemple, la durée des sentences d’incarcération ou le montant des amendes ; dans la mesure où l’on peut établir des politiques sur le nombre des infracteurs à qui l’on imposera un type de sanction, toute mesure pénale se prête à des projections quantitatives). La réponse à cette question réside dans la découverte de critères ou de principes susceptibles de guider l’allocation quantitative de la punition. Les réponses à ces deux questions sont en principe complètement distinctes : ce qui nous justifie de punir ne nous révèle pas combien on doit le faire. En termes plus concrets, c’est une chose que d’énoncer les raisons pour lesquelles une infraction donnée, comme par exemple le viol, devrait entraîner une peine d’incarcération, et c’en est une autre que de déterminer de façon numérique la durée de cette peine.

Cette seconde question est d’une redoutable complexité. Pour la résoudre, le législateur doit d’abord fonder en justice sa codification de la durée des diverses peines d’incarcération. Il doit aussi pouvoir rendre compte du format qu’il a adopté pour codifier les peines : peines obligatoires fixes, peines minimales obligatoires, détermination d’un minimum et d’un maximum, détermination de la seule peine maximale, etc. Dans le cas où le législateur choisit un format de codification qui laisse au juge une marge de discrétion dans la détermination de sa sentence, ce dernier doit alors disposer de principes et de lignes directrices pour assister sa prise de décision dans les causes particulières qui parviennent devant son tribunal.

Non seulement la complexité de la seconde question est-elle méconnue, mais il est même fréquent qu’on en ignore complètement la spécificité et qu’on réduise sa résolution à une déduction élémentaire effectuée à partir de l’énoncé des fins de la punition. Cette résorption du problème de l’allocation d’un quantum de punition dans la question de la justification des peines est produite par un artifice logique en apparence contraignant. Celui qui a recours à cet artifice commence d’abord par énumérer les finalités de la peine. Arguant ensuite que la peine est le moyen d’atteindre ce qu’on lui attribue comme fins, il conclut de façon rigoriste que plus on punira et plus on se rapprochera des objectifs poursuivis par la peine. Si, par exemple, on estime que la dissuasion est le but premier de l’infliction des châtiments, on prétendra en vertu d’une logique imperturbable que plus la peine est exemplaire (sévère), plus sa valeur dissuasive est marquée. La recherche d’un principe d’allocation du quantum des peines s’évanouit dans la croyance benoîte que l’adéquation entre la fin et les moyens est une fonction numérique de l’ampleur de ces derniers et de la fréquence avec laquelle on en fait usage.

Quelle que soit la fin que l’on assigne à la peine, le caractère fallacieux de cette croyance devient manifeste dès que l’on en explicite les conséquences. Nous limiterons notre examen à quatre fins.

  1. La dissuasion. Le premier axiome de la théorie de la dissuasion affirme que c’est plutôt la certitude du châtiment que sa sévérité qui possède une valeur dissuasive. Cet axiome souvent cité comporte une partie d’affirmation qui est empiriquement vérifiée : certaines sociétés, comme l’Angleterre du xviiie siècle, ont effectivement fait l’expérience que la sévérité des peines dissuadait peu. L’axiome comporte également une part inaperçue de spéculation : comme les impasses d’une politique de sévérité étaient devenus manifestes, on s’est rabattu par voie d’inférence logique sur les vertus de la certitude. On n’a en effet jamais pu concrètement réunir, ne serait-ce que pour un type d’infraction donnée, les conditions répressives permettant de faire suivre la commission de tout délit de sa punition (la réalisation de cet objectif excède les capacités de toute force policière car elle implique que toute infraction soit détectée et son ou ses auteur(s) appréhendé(s) et puni(s) – en d’autres mots, que le chiffre noir de la criminalité soit, au moins pour l’infraction sélectionnée, égal à zéro). On ignore en conséquence si la certitude du châtiment, dans la mesure où elle est effectivement partagée par les membres d’une collectivité, est produite par l’application d’une stratégie répressive qui multiplie le nombre des incriminations ou par une stratégie médiatique qui confère un maximum de visibilité et d’impact à un usage plus parcimonieux de l’intervention pénale. Les déconvenues d’une croyance prématurée dans les vertus de l’intensité des peines devraient nous inciter à une plus grande prudence à l’égard des stratégies répressives intensifiées.

  2. La neutralisation. Le rejet rapide de la notion de neutralisation (en anglais : incapacitation) collective initialement proposée par Norval Morris et James Q. Wilson au profit du concept de neutralisation sélective, développé par Greenwood et ses collaborateurs, ou au bénéfice de l’idée de neutralisation catégorielle, exprimée par Jacqueline Cohen et reprise par von Hirsch, est un indice probant que la multiplication indifférenciée des sentences d’incarcération ne garantit pas l’atteinte de l’objectif de la protection du public (de la neutralisation). Eu égard à cet objectif, on peut réfuter par l’absurde le principe de la maximalisation de l’intervention pénale. À vouloir neutraliser par l’enfermement tout violateur de la loi, on serait inévitablement conduit à emprisonner tout le monde et à transformer la totalité de l’espace social en un espace carcéral. Or. il est admis qu’il n’y a pas de lieu plus criminalisé et criminogène qu’un établissement carcéral. Poussée à son terme, une stratégie indifférenciée de neutralisation métamorphoserait une collectivité en une population radicalement délinquante et généraliserait l’état d’insécurité qu’elle a pour fin de contrer.

  3. La réhabilitation. L’affirmation qu’il existe une corrélation positive entre l’intensification de l’intervention pénale et la production d’un effet de réhabilitation/resocialisation constitue le paradigme accrédité du sophisme pénal. Nous n’en dirons pas plus, sinon que toute utilisation du pénal à des fins non punitives – comme, par exemple, la réconciliation des parties – doit méditer les causes de l’échec de la réhabilitation. S’il n’est pas toujours immédiatement et ouvertement punitif, le pénal l’est généralement par implication, car son action est coercitive et donc, pénalisante. Le recours à des mesures coercitives pour atteindre des fins comme l’apprentissage de la liberté ou celui de la réciprocité n’est pas en son fond idoine. C’est pourquoi on ne doit s’y résoudre qu’avec mesure et après avoir évalué avec le plus grand soin le contexte de l’intervention.

  4. La dénonciation. Les nouveaux partisans du rétributivisme ont mis un accent prononcé sur la composante dénonciatrice de la peine. Il est toutefois évident que l’usage d’une plate équation entre l’intensité d’une peine et sa valeur d’opprobre pervertirait complètement le rétributivisme. Si la justice exigeait qu’une infraction légère comme le vol à l’étalage fût punie de mort, elle ne dénoncerait rien d’autre que sa propre inhumanité.

Nous pourrions continuer l’énumération des fins qui ont été attribuées à la peine ou qui pourraient l’être et tenter de vérifier si l’on peut faire l’économie d’un principe d’allocation de l’intensité des peines en établissant une équivalence quantitative entre le volume ou le poids des punitions et le remplissement de leurs fins. Cet exercice produirait, nous en sommes convaincu, un résultat identique à celui des analyses précédentes : on ne saurait se passer d’un ou de plusieurs principes pour l’allocation du quantum des peines. Au lieu de poursuivre une discussion dont les résultats sont déjà acquis, nous nous interrogerons, en guise de conclusion à ce texte, sur les raisons pour lesquelles la problématique de l’allocation du quantum des peines n’a pas reçu la même attention que celle de leur justification ou de leur légitimité.

La raison funèbre

Comme nous l’avons remarqué au début de la section précédente, la question de l’allocation de la punition se partage en celle de la détermination statutaire du quantum des peines, qui au Canada a pris la forme d’une codification législative des peines maximales qui peuvent être attribuées dans le cas des diverses infractions définies par le Code criminel, et en celle de la détermination judiciaire des sentences. Cette dernière opération implique que le magistrat exerce sa discrétion pour trancher, à l’intérieur des limites prévues par la loi, les causes particulières. Certains des critères pour l’allocation des peines sont surtout pertinents pour la pratique judiciaire, comme le principe de totalité ou de globalité qui enjoint le tribunal de tenir compte de l’effet cumulatif de sa décision sur le contrevenant (des sentences purgées consécutivement ont par exemple un effet beaucoup plus punitif que des sentences attribuées concurremment). D’autres critères, comme la proportionnalité entre le délit et sa peine, prennent toute leur signification par rapport à la question statutaire. C’est cette dernière question qui constituera l’horizon de nos remarques finales sur le sous-développement de la problématique de l’allocation du quantum des peines.

Nous invoquerons deux raisons pour expliquer cette situation. La plupart des fins de la peine que l’on trouve traditionnellement énoncées dans les textes de loi ou dans les traités sur le sentencing – la dissuasion ou prévention générale et spécifique, la neutralisation et la réhabilitation/resocialisation – ont été élaborées par les penseurs utilitaristes du xixe siècle. Plus soucieux de bonheur tangible que de morale intemporelle, ceux-ci ne poussèrent pas leur réflexion au-delà de la formulation d’objectifs aptes à transformer l’imposition des peines en une pratique socialement rentable. La pénologie s’est dans une large mesure contentée de profiter de l’usufruit de l’héritage conceptuel de l’utilitarisme sans faire d’ajout substantiel au capital d’idées initial. C’est une première raison pour laquelle la question de l’allocation de la punition n’a pas reçu l’attention qu’elle requiert.

Une deuxième raison s’est toutefois révélée plus décisive. Une tradition pénologique était véritablement appelée à se pencher sur l’allocation de la peine. C’est celle du rétributivisme, dont le représentant le plus profond est sans doute le philosophe allemand Immanuel Kant[3]. Pour le rétributivisme, la légitimation de la punition n’est pas une entreprise problématique et elle s’accomplit dans la formulation d’un impératif catégorique, pour reprendre la terminologie de Kant : ceux qui ont mal fait doivent être punis parce qu’ils le méritent. Réglant de façon péremptoire la question de la légitimité de la peine en postulant que tant la justice que la morale réclament la punition du coupable, le rétributivisme fut entraîné à développer ses positions sur les modalités de l’allocation de la peine. C’est ainsi qu’il formula clairement l’exigence d’établir une proportionnalité entre le délit et son châtiment. Cette exigence demeure au fondement de toute réflexion sur l’allocation de la peine. Or, dans le même temps que le rétributivisme kantien découvrait le caractère impérieux du principe de proportionnalité, il allait le vider de tout contenu.

Pour Kant, comme pour la plupart des rétributivistes, c’est l’antique Loi du talion qui constitue la formulation originelle la plus pure de l’exigence de proportionnalité. Or, la maxime « oeil pour oeil, dent pour dent » n’est qu’une expression phantasmatique du principe de proportionnalité. Fort heureusement, l’énucléation est demeurée la prérogative de la chirurgie, comme l’extraction des canines celle de l’art dentaire. Bien qu’on n’ait jamais fondé une politique pénale sur la mutilation proportionnelle du corps des condamnés, il est toutefois une pratique pénale où la Loi du talion parût s’incarner dans toute son intransigeance : c’est le châtiment de l’homicide par la peine de mort.

Or, comme la Loi du talion n’est que l’expression symbolique d’une proportionnalité imaginaire entre les parties du corps humain, il était inévitable que les penseurs réformistes davantage soucieux du réel que de son affabulation centrent leur attention sur la peine de mort, « la vie pour la vie » étant la seule formulation de la Loi du talion qui puisse être effectivement appliquée dans la vie sociale. Il est à cet égard significatif de constater que Kant, dans son ouvrage sur la justice, se borne à discuter longuement de la peine de mort dans le chapitre où il se réfère à la Loi du talion pour fonder le rétributivisme. Non seulement la peine de mort en vint-elle à constituer le paradigme singulier de la proportionnalité, mais l’irrésistible puissance de fascination exercée par cc châtiment sur les esprits produisit l’illusion funeste que ce qui pouvait être affirmé de la peine de mort était a fortiori valable pour toutes les autres peines. (Quand on dresse un échafaud sur une scène, il semble qu’on n’ait plus besoin d’autres pièces de décor.) Les conséquences de cette persistante illusion sur la pénologie furent dévastatrices.

L’allocation de la punition fut d’abord brutalement déproblématisée. Il sembla en effet que l’établissement d’une proportion entre le crime et son châtiment allait chaque fois prendre la forme translucide d’une équation où le délit serait répliqué dans sa peine de la même façon que le meurtre était réincarné dans la mort pénale.

L’allocation de la punition fut ensuite naturalisée. L’établissement d’une proportion se présenta comme le simple déploiement d’un processus de reproduction de l’infraction par la punition, qui était dicté par l’ordre même des choses.

Finalement, l’allocation de la punition apparut comme le produit cristallin d’un déterminisme contraignant qui excluait par principe l’arbitraire, l’erroné et l’inéquitable. Le processus de proportionnement semblait en effet opérer de lui-même, sans que le déroulement de son opération fût brouillé par l’intervention humaine. Cette caractéristique fut transférée à l’exercice de la justice en son entier, représenté comme un équilibre perpétuellement refait de lui-même sous la supervision inutile d’une divinité aux yeux cachés par un bandeau.

Quiconque a affronté les redoutables difficultés de l’allocation du quantum des peines sait qu’il n’est peut-être pas de tâche juridique qui soit plus problématique, moins naturelle et davantage transie par l’arbitraire. Que le lecteur qui conteste cette affirmation s’essaie à dire lui-même pourquoi le cambriolage devrait entraîner une sentence maximale d’emprisonnement à vie, comme au Canada, plutôt qu’une sentence fixe et obligatoire de deux ans d’incarcération, ou être punissable, à la discrétion du juge, par une gamme de peines variant entre un minimum d’un an de probation et un maximum de quatre ans de pénitencier ou enfin être passible d’un châtiment corporel comme une décharge électrique non mortelle (ainsi que l’a proposé Graeme Newman dans son ouvrage intitulé Just and Painful).

Quelle que soit l’impression d’irréalité et de désincarnation que puisse engendrer la logique de l’allocation de la punition qui a été élaborée, comme nous l’avons décrite, à partir d’une obsession de la peine de mort, il faut prendre acte du fait déterminant que cette logique constitue encore le mur de soutènement qui épaule l’édifice du système pénal. David Thomas a bien montré dans The Penal Equation que la longueur déraisonnable des peines d’incarcération dans le droit d’inspiration britannique, comme le nôtre, était la rançon que les réformateurs anglais durent payer pour faire reculer la peine de mort, qui dans l’Angleterre du xviie siècle était le châtiment attribué à plus de deux cents infractions. Même dans les pays qui ont aboli la peine de mort, l’équation issue de la Loi du talion – « une vie pour une vie » – a continué de produire des avatars en multipliant les définitions pénales des vies qui sont extorquées aux condamnés. L’incarcération à vie peut signifier qu’on ne sortira de prison que les pieds devant ; elle peut également désigner une sentence de 25 ans de prison ferme, comme dans le cas du meurtre, ou une sentence d’incarcération de durée variable, selon la nature de l’infraction punissable en théorie par la prison à vie (par exemple, le cambriolage).

L’effet le plus lourd de conséquences du maintien dans l’équation pénale des substituts « à vie » de la peine de mort est de conférer une longueur absolue – du point zéro à toute la vie – à l’échelle par rapport à quoi est ordonnée la durée respective des peines d’incarcération. Avec une échelle d’une telle étendue, il ne suffit que d’un cas aberrant, comme la possibilité légale de punir le cambriolage par une peine d’emprisonnement à vie, pour que le respect de l’exigence de proportionnalité entraîne une escalade abrupte des peines (si, en effet, on punit ainsi le cambriolage, que ne fera-t-on dans le cas du vol avec violence, du viol, etc. ?).

Les remarques qui précèdent montrent à quel point il importe de résister avec acharnement au rétablissement de la peine de mort. L’enjeu de ce combat ne tient pas seulement à la préservation de la vie qu’on exécuterait. Il tient dans le renouvellement de l’effort pour véritablement détrôner une raison funèbre, dont on commence à peine à mesurer à quel point elle défait toute vie et dont la restauration crèverait les yeux déjà bandés de la justice.