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Introduction

Les citoyens du Honduras, une république d’Amérique centrale, ont été confrontés tout au long du xxe siècle à la pauvreté massive[1], à la répression étatique, aux conflits, à la corruption, ainsi qu’aux violations systématiques des droits humains, incluant la torture et les disparitions. Bien qu’encore en proie à des défis en cours dans ce début de xxie siècle, le pays a bénéficié de petits gains grâce à une croissance économique. Il a aussi connu un certain nombre de processus démocratiques et ce, jusqu’à ce qu’un coup d’État militaire de la droite évince le président Manuel Zelaya le 28 juin 2009. Du point de vue des droits humains, ce coup d’État était une attaque fondamentale contre la gouvernance démocratique et la dignité humaine (Mejía et Fernández, 2010). Le gouvernement intérimaire et le gouvernement élu par la suite[2] ont répondu aux manifestations citoyennes anti-coup d’État et pro-démocratiques par la répression policière et militaire. En conséquence, les citoyens qui défendaient les droits humains sont devenus la cible de diverses violences d’État : des violences sexuelles, des menaces de mort, des disparitions, des assassinats et des détentions arbitraires (Amnesty International, 28 juin 2010 ; Human Rights Watch, 19 mars 2010, 19 mai 2010 ; Mejía et Fernández, 2010). Une telle coercition a sapé le système de justice pénale du Honduras et les principes internationaux des droits humains.

Dans ce contexte tumultueux, la détresse des femmes est particulièrement frappante. Comme l’étude le montrera, l’instabilité politique qui a suivi le coup d’État a rendu les femmes vulnérables, leurs expériences se traduisant par diverses formes d’insécurité. Toutefois, nombre d’entre elles défendent farouchement leurs droits à la démocratie et à l’égalité (Paredes et Sierra, 2010). Compte tenu de cet état de fait, l’article examine un petit groupe de femmes honduriennes qui ont vécu des situations liées à la fois aux insécurités engendrées par le coup d’État et à la résistance qui a suivi. Ces femmes sont affiliées aux ateliers sur les droits humains[3] depuis 2005 et se sont organisées avec les réseaux féministes pour promouvoir l’égalité dans la société hondurienne. Depuis le coup d’État de 2009, elles ont porté leur attention sur les impacts très larges de la répression liée au coup d’État. À cet égard, nous nous appuyons sur les conceptions interreliées de la violence d’État[4] et des insécurités humaines pour illustrer au mieux dans quelles circonstances post-coup d’État vivent ces femmes qui ont accepté de témoigner. Nous explorons aussi comment ces femmes ont tenté de défendre les droits humains et de lutter pour un retour de la démocratie à travers leur engagement dans le mouvement de résistance.

Conceptualiser la violence d’État, l’insécurité humaine et la résistance

Dans notre analyse, nous employons les conceptions de violence d’État et d’insécurité humaine pour refléter les répercussions complexes et profondes du post-coup d’État dans la vie des femmes honduriennes. En nous appuyant sur le travail de Matthews et Kauzlarich (2007), Green et Ward (2000), Cohen (1993) et les Schwendinger (1970), nous mobilisons le concept de violence d’État qui englobe à la fois les crimes étatiques qui violent les lois nationales et internationales et les dommages étatiques qui ne sont pas légalement définis comme criminels. Ces dommages incluent la violation des droits humains et les torts sociaux à grande échelle causés par l’action ou l’inaction de l’État. Celui-ci nuit en effet au bien-être social, économique, sanitaire, éducatif et culturel des citoyens aussi bien qu’à leur intégrité physique. Cette signification globale[5] de la violence d’État est particulièrement pertinente dans la mesure où les expériences de coercition des femmes post-coup d’État ne constituent pas seulement des violations des lois pénales et des droits humains sur le plan national et international (CIDH, 2009), elles entraînent aussi un désastre prolongé dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la santé, de la mobilité et de la sécurité (Mejía et Fernández, 2010 ; Paredes et Sierra, 2010).

Dès lors que nous soutenons que les multiples violences post-coup d’État ont conduit à diverses formes d’insécurité chez les femmes, nous trouvons dans la notion très large d’(in)sécurité humaine un concept idéal pour faire écho à celui de violence d’État. Tel que recommandé par l’approche du Programme des Nations Unies pour le développement [PNUD] (1994), le concept d’(in)sécurité humaine met aussi l’accent sur les contextes très larges de la sécurité alimentaire, sanitaire, économique, environnementale et politique. Étant donné qu’elle met la priorité sur les expériences individualisées[6] des violations des droits humains, l’approche par la sécurité humaine est pertinente pour l’attention que nous désirons porter à la combinaison d’une myriade de formes de dommages et d’insécurités que les femmes ont endurée à la suite du coup d’État (Basch, 2004 ; Commission des Nations Unies sur la sécurité humaine, 2003).

Notons néanmoins que si l’approche par la sécurité humaine intègre la question du genre dans sa démarche, elle ne considère pas pour autant les femmes comme des sujets particuliers, pas plus qu’elle n’explore avec finesse la complexité de l’intégrité physique, incluant son rapport à la violence ; une intégrité que les femmes considèrent pourtant fondamentale pour leur sécurité personnelle (Bunch, 2004). Pour surmonter ces lacunes, Bunch (2004) promeut une perspective axée sur les femmes à partir de leurs récits. C’est avec cette perspective en tête que nous cherchons à étoffer la littérature sur la sécurité humaine en mettant à l’avant-plan les expériences propres à ces femmes. Cette approche renvoie aux auteures féministes qui mettent l’accent sur les réalités matérielles et les points de vue des femmes (Smith, 1987 ; Harding, 1991 ; Balfour, 2006 ; Charlesworth, 2007).

Reconnaissant l’impact oppressant, partout dans le monde, d’une insécurité fondée sur le genre, l’approche axée sur la sécurité humaine a jugé crucial de reconnaître et de soutenir « la capacité des personnes à agir en leur nom propre ». Elle les encourage dès lors à bâtir leur propre résistance à des conditions de vie difficiles en améliorant leur propre potentiel à exiger respect et dignité ainsi qu’à participer pleinement et activement à toutes les sphères de la vie (Commission des Nations Unies sur la sécurité humaine, 2003 : 10-11 ; 131-133, dans Gervais, 2010). Cette approche est pertinente[7] pour la participation des femmes au mouvement de résistance contre la violation de leurs droits par l’État.

Étant donné les diverses manières par lesquelles les participantes ont manifesté leur opposition à la répression et à l’instabilité politique qui ont suivi le coup d’État, nous nous appuyons sur une large conception de la résistance qui englobe à la fois l’action individuelle et l’activisme collectif et ce, tant sur le plan local et régional que national. Par résistance, nous entendons la conscientisation, les boycottages ou encore le soutien à celle-ci par des tâches domestiques, mais aussi la protestation politique à part entière (Stephen, 1997 ; Faulkner et MacDonald, 2009). Nous discutons donc d’une très large participation des femmes au mouvement de résistance, participation qui passe par des actes d’opposition ou de confrontation à la fois dans les espaces privés et publics, et qui reflète leurs capacités diverses non seulement à dépasser leurs conditions de victimes effrayées mais aussi à rechercher activement des stratégies contre la répression étatique et toute politique antidémocratique en général (Stephen, 1997 ; Faulkner et MacDonald, 2009 ; Goedl, 2009). Caractérisée par une dynamique complexe et axée sur le genre, la résistance organisée par ces femmes et sur laquelle nous souhaitons attirer l’attention est continuellement négociée face à une domination patriarcale systématiquement affirmée dans le cadre de la violence politique (Paredes et Sierra, 2010).

Méthodologie et participantes

Les données ont été collectées grâce à l’administration d’une série de questions ouvertes[8] posées en espagnol à 48 femmes, auxquelles il a été demandé de fournir une version écrite de leurs réponses en mai 2010 au centre éducatif communautaire d’une ville[9] située dans le centre-nord du Honduras. Les femmes ont entre 19 et 66 ans. En termes d’identité culturelle, 96 % s’identifient comme mestiza[10], 2 % comme garifuna[11] et 2 % comme blanches. Au regard de leur statut civil, 13 % sont célibataires sans enfants, 45 % célibataires avec enfants, 30 % mariées avec enfants, 8 % en relation de concubinage avec enfants, et 4 % veuves avec enfants[12]. Concernant leur emploi, 68 % ne travaillent pas, mais nombre d’entre elles s’identifient comme femmes au foyer et sont engagées dans des activités informelles comme la distribution de nourriture ou la garde d’enfants. Les 32 % restantes sont employées à des échelons divers dans les domaines de l’éducation, des soins de santé, des tâches domestiques et des économies informelles.

Compte tenu des risques potentiels liés à l’engagement des femmes qui témoignent dans cette étude, des précautions ont été prises pour assurer leur sécurité. La date, l’heure et le lieu où les données ont été collectées n’ont pas été signalés publiquement. Les coordonnatrices et les participantes de l’atelier ont diffusé l’information sur l’étude dans son entièreté[13] mais prudemment, et de bouche à oreille. Cette méthode a limité le processus de recrutement et a déterminé l’échantillon de population, mais c’était la méthode la plus appropriée pour à la fois recruter et protéger les participantes au Honduras et ce, compte tenu de la distance entre elles et les chercheures au Canada. Les questions ont été élaborées conjointement[14] avec les participantes en vue de saisir au mieux leurs expériences en lien avec le coup d’État. Les réponses ont été traduites par l’une d’entre nous, l’auteure principale C. Gervais, et son assistante de recherche. Elles ont ensuite été organisées thématiquement. Nous avons alors mené une série d’encodages ouverts commençant avec de larges thématiques abordées par des questions non directrices pour, dans un second temps, privilégier l’approfondissement des catégories thématiques initiales[15] (Strauss et Corbin, 1998). Par la suite, J. Kilty, la deuxième auteure du présent article, a réexaminé ces codes et a mené une série d’encodages relationnels afin d’ordonner ces thèmes, reliés théoriquement, à la lumière de la littérature existante sur le genre (Reinharz, 1992). Toutefois, compte tenu de l’objectif du présent article, nous avons décidé de mettre l’accent sur la façon dont la violence politique crée une multitude d’insécurités mais aussi de lieux de résistance pour les femmes. En gardant en tête notre posture théorique de féministes critiques, nous avons aussi cherché à mettre en avant les voix des participantes[16] à travers leurs témoignages (Reinharz, 1992).

Violence d’État et création d’insécurités

Au cours de l’étude, les femmes ont rapporté qu’immédiatement après le coup d’État, elles ont ressenti une gamme d’émotions oppressantes incluant la peur extrême, l’inquiétude, l’abandon, la stupéfaction, l’impatience, la confusion, le scepticisme, la tristesse et l’indignation. Une femme explique ainsi comment l’incertitude était accablante : « en tant que famille, nous nous sentions tous impuissants et effrayés, nous en discutions avec les amis mais nous ne savions pas quoi faire ni ce qui allait arriver ». Reconnaissant l’existence des privations sociales et politiques comme la conséquence du coup d’État, une autre participante parle d’un climat intenable dans les termes de « LIBERTÉ EMPRISONNÉE[17] ». Quand elles réfléchissent à l’impact de la violence d’État, les participantes tissent des liens entre leurs expériences individuelles de l’insécurité et les insécurités structurelles globales (telles que les relations patriarcales ou le manque d’État social) qui sont exacerbées par la répression étatique. À cet égard, les effets que les violences liées au coup d’État ont sur les participantes se reflètent essentiellement dans trois formes clés de l’insécurité : les sphères économique, physique et sexuelle. Nous explorerons ensuite comment les participantes ont articulé et expérimenté ces insécurités.

Insécurité économique

Les conséquences humaines de la turbulence politique se sont combinées avec celles liées à l’insécurité économique. Les effets prédominants du coup d’État ont en effet laissé les femmes « dans l’insécurité et sans emploi », avec des vies déstabilisées par la violence politique et les conséquences graves d’une économie perturbée. Chaque participante a évoqué son désespoir au sujet des larges pertes financières liées aux perturbations qui ont touché leur travail initial ainsi qu’à l’absence croissante d’emploi. Une femme mentionne ainsi : « les couvre-feux ont affecté mon horaire de travail, je n’ai pas pu travailler pendant huit mois ». Et toutes les répondantes ont exprimé de façon répétée et de différentes manières l’une de leurs préoccupations les plus alarmantes : « il n’y a pas de travail ni d’argent pour subvenir aux besoins de nos familles ». Ces femmes ne peuvent pas dépendre indéfiniment des bouées de sauvetage que constituent les transferts d’argent de leurs proches, compte tenu de la crise économique globale (Gervais et Estevez, 2011). Une participante explique : « aux États-Unis et au Canada, j’ai deux enfants qui ont eux-mêmes du mal à joindre les deux bouts avec leur travail actuel et ils ne peuvent pas m’envoyer de l’aide ». En ce sens, le moment où a eu lieu le coup d’État a empiré les conditions de vie d’une population qui était déjà pauvre et a laissé le peuple hondurien dans un véritable marasme économique.

Des femmes ont affronté des tensions dans leurs environnements de travail où leurs engagements pour les droits humains et leur participation à la résistance ont eu des conséquences désastreuses. Une participante explique par exemple :

C’est difficile de trouver un emploi après un coup d’État et les employés sont dissuadés d’essayer d’organiser une quelconque résistance. J’ai été virée d’une usine pour cette raison-là et je n’ai plus été capable de trouver un emploi ensuite.

Qu’il s’agisse d’une ramification directe (ou même d’une simple affiliation) avec le mouvement de résistance ou encore de la conséquence générale d’une très large détérioration économique à la suite du coup d’État, la perte d’un emploi et l’insécurité économique qui s’ensuivent reflètent les profondes répercussions que cela entraîne pour les femmes honduriennes.

Insécurité physique

Les agents de police et les soldats ont pris pour cible les corps des femmes tout en réprimant les manifestations et en imposant des couvre-feux (Feministas en Resistencia Honduras [FERH], 2009). Comme le rappelait une femme, la violence politique est accablante :

J’ai été victime des soldats le 14 août, ils m’ont jeté des bonbonnes de gaz lacrymogène et ont endommagé ma peau. Ils m’ont poursuivie avec des tanks, m’ont traquée et j’en ai été très affectée psychologiquement.

Selon les témoignages recueillis par Feministas en Resistencia Honduras, deux femmes sont décédées à la suite de complications reliées aux gaz lacrymogènes utilisés lors de la manifestation à Tegucigalpa le 21 septembre 2009 (FERH, 2009). Une autre répondante a été marquée par les altercations physiques et l’intimidation verbale : « en marchant dans le défilé de protestation, j’ai été violemment poussée et écartée. J’ai hurlé, il y a eu beaucoup de bousculades et j’étais vraiment effrayée. »

Les critiques de certaines femmes montrent l’ironie des violences perpétrées par le pouvoir d’État : « l’État a l’obligation de garantir la sécurité à ses citoyens, or nous vivons en insécurité totale dans un pays qui n’accorde aucune sécurité et où il y a des massacres quotidiens » ; « il n’y a aucune sécurité parce que les autorités ne remplissent pas leur devoir ». Alors que la justice hondurienne était déjà gangrenée par la corruption, l’inefficacité et les violations des droits humains avant le coup d’État (Mejía et Fernández, 2010), de telles complications ont empiré les choses et les rendent encore plus nocives et effrayantes : « Ce que nous avons maintenant, c’est une insécurité citoyenne, une insécurité juridique, maintenant la police n’est plus là pour veiller sur nous et nous protéger, elle est là pour nous battre, nous persécuter, nous traquer et nous tuer. » Comme le décrivait une autre répondante, l’oppression est ressentie de façon assez tangible parce qu’« ils écrasaient notre nuque avec leurs bottes ». La participation de la police à une telle violence montre que les agents du système de justice pénale, travaillant dans le contexte de l’après-coup d’État du Honduras, agissent de façon à créer de l’injustice plutôt qu’à l’empêcher ou à y répondre.

L’inquiétude de voir l’après-coup d’État coïncider avec une augmentation des meurtres de femmes a été confirmée avec les statistiques relevées par la Fiscalía Especial de la Mujer[18] au Honduras qui montre une augmentation des fémicides de 252 en 2008 à 405 en 2009 (Feministas en Resistencia, 2010, dans Gervais et Estevez, 2011). Une participante s’exprime ainsi :

En tant que femme, j’ai ressenti de la rage et de la colère par rapport à la façon dont les femmes ont été maltraitées, battues, violées ; il y a eu beaucoup plus de femmes tuées après le coup d’État et rien n’a été fait à propos de cela, la vérité n’est pas connue.

Alors que nous ne pouvons pas déterminer de façon concluante que ces femmes ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes, il est significatif de noter que plus de 50 % des « fémicides » enregistrés en 2009 ont eu lieu dans les trois mois immédiatement après le coup d’État, avec un pic particulier qui est arrivé en juillet au comble de la résistance (ibid. ; FERH, 2009).

Les participantes ont enduré ces répercussions comme la conséquence de leur participation au mouvement de résistance[19]. Certaines vivent ainsi dans la peur constante à cause des tactiques intimidantes : « Des menaces de mort nous ont été adressées soit à nous directement soit à nos familles si nous ne donnions pas une certaine somme d’argent. » De telles menaces de violence physique ont été utilisées comme chantage émotionnel pour soumettre ces femmes à des expériences individuelles d’insécurité économique. Ces menaces renvoient à l’intrication d’au moins quatre formes d’insécurité encouragées dans la violence politique perpétrée contre les citoyens, à savoir l’insécurité physique, émotionnelle, économique et démocratique. Elles visent par ailleurs à créer des divisions et des discriminations au sein même des familles et entre les amis. Une femme relatait par exemple la pression constante et écrasante que sa famille lui faisait vivre concernant sa quête pour un changement positif :

Les divisions familiales m’ont beaucoup affectée [les membres de ma famille] ont commencé à me critiquer et à prophétiser ma mort. Mes enfants sont effrayés que je participe aux marches de protestation exigeant le retour à l’ordre constitutionnel et au respect de nos droits.

De telles tensions émotionnelles avec les proches et les connaissances sont l’indicateur de la manière dont les impacts suffocants du coup d’État imprègnent la vie des femmes. Ces situations révèlent aussi les tensions que les femmes honduriennes subissent quand elles essaient de trouver un « juste milieu » entre la protection des leurs (à commencer par la sécurité immédiate de leurs enfants) et ce qu’elles perçoivent comme étant leur devoir civique, à savoir lutter pour la démocratie, pour les droits humains et par extension, pour la sécurité collective à long terme.

Insécurité sexuelle

Les violences perpétrées à la suite du coup d’État ont entraîné non seulement une insécurité économique et physique pour les femmes honduriennes, mais aussi des pertes en termes de droits humains et de sécurité sexuelle. La méthode la plus dévastatrice pour assujettir les femmes résistantes, c’est l’usage de la violence sexuelle (FERH, 2009), qui fait vivre à ces femmes une expérience de l’insécurité fondée sur le genre. Bien qu’aucune participante n’ait divulgué des expériences personnelles de violence sexuelle, nombre d’entre elles y ont fait allusion soit sur un plan collectif, soit en évoquant d’autres femmes qui en avaient fait l’expérience. Ainsi, une participante relatait une agression contre sa soeur :

Lors d’une manifestation, ma soeur a été agressivement palpée dans ses parties intimes, elle a été battue sur les seins et sur les fesses avec un bâton qui lui a laissé des marques durant des mois. C’était cruel.

Une autre répondante a fait mention d’une agression sexuelle dans le contexte plus large des violences policières et militaires : « Nous étions traquées par les soldats et la police, nous avons été violées, abusées. Nous vivons dans la persécution, nos droits en tant que femmes ont été souillés. »

La crainte de ces femmes d’être molestées ou agressées sexuellement dans le cadre des violences que génère l’agitation politique montre bien leur position subordonnée dans l’ordre social et le rôle important du patriarcat dans l’application des violences à l’origine de leur insécurité. Ces comptes-rendus de corps de femmes ciblés dans le cadre d’une violence sexuelle rejoignent les investigations conduites par la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (2009), par Feministas en Resistencia Honduras (2009) ainsi que par Paredes et Sierra (2010), qui ont amassé les témoignages de centaines de femmes relatant diverses formes d’agressions sexuelles en lien avec l’après-coup d’État. Notons en outre l’affirmation faite par des coordinatrices d’atelier :

Presque toutes les femmes qui ont été attaquées lors des marches de protestation ont été agressées de façon sexuelle dans la mesure où les bastonnades concernaient toujours les parties intimes de leurs corps, leurs seins, leurs fesses et leurs organes génitaux. Si elles ne partageaient pas directement cela avec les autres participantes, c’est parce que cela les embarrassait.

En autorisant des actes de violence sur les seins et les parties génitales des femmes, l’État centralisateur agit bien sûr de manière brutale, mais aussi de façon symbolique. Il réduit en effet les femmes à n’être rien de plus qu’un assemblage de membres destinés au plaisir sexuel des hommes en position de pouvoir (policiers et soldats). Il soutient ceux-ci dans leurs efforts non seulement de punir les femmes résistantes, et par conséquent « dangereuses », mais aussi de punir leur parenté. De la même façon que la violence émotionnelle et physique a été utilisée comme tactique pour diviser les membres du mouvement de résistance, la violence sexuelle contre les femmes est un vecteur de la violence d’État qui projette les femmes comme violées, impures et ultimement, corrompues. À la lumière du stigmate associé à la victimisation sexuelle, cette tactique a la capacité de déstabiliser la résistance en causant une rupture dans les familles, entre les hommes et les femmes qui luttent contre la violence d’État (Paredes et Sierra, 2010). Compte tenu de leurs expériences d’insécurité, les femmes honduriennes ont négocié diverses façons de participer au mouvement de résistance, et à différents degrés.

La participation des femmes au mouvement de résistance

Au Honduras, les efforts qui ont visé à s’opposer au coup d’État ont été appelés « La Resistencia » (Mejía et Fernández, 2010). Comme nous le verrons ci-dessous, alors que nombre de participantes à l’étude ont fait partie de ce très large mouvement, elles ont aussi organisé des groupes féministes orientés sur leur propre résistance et leurs propres activités. Même quand les participantes n’étaient pas enrôlées dans les tactiques activistes, certaines étaient quand même engagées dans des activités qui, bien que dissidentes, pouvaient aussi être intentionnellement pacifiques. En ce sens, le terme même de résistance vise à refléter les efforts de ces femmes pour à la fois s’opposer et se confronter aux pratiques étatiques. Que leurs démarches soient passives ou actives, toutes ces femmes ont en commun leur refus d’accepter les conditions politiques de leur pays (Eckstein, 2001).

Les perceptions et les logiques que ces femmes attribuent à la résistance

Avant d’examiner les actes de résistance de ces femmes, il faut souligner l’importance de revoir comment elles ont décrit ce que la résistance signifie pour elles[20]. Pour nombre de ces participantes, la résistance est enracinée dans la « dignité ». Elle est synonyme de « lutte, force, soutien, amitié, courage » et se fonde d’abord sur « la solidarité et l’unité ». Alors que certaines femmes faisaient référence à la résistance avec sensibilité, parlant d’un « cri d’amour pour notre pays », d’autres ont plutôt mis l’accent sur sa valeur stratégique et impérative : « c’est la seule arme dont nous disposons comme peuple pour défendre nos droits » et c’est « la voix du peuple contre un régime corrompu et une oligarchie injuste ». Pour une participante, la résistance évoquait un engagement ardent et ultime : « jusqu’à la mort pour notre pays ». Les définitions que ces femmes retiennent de la résistance sont significatives dans la mesure où elles révèlent les principes, les objectifs et les processus sur lesquels leur activisme est profondément ancré.

Dans cette étude, 98 % des participantes ont ressenti que le coup d’État constituait une attaque contre la démocratie qui menaçait leur sécurité et leurs droits, et qu’en ce sens, il était devenu un facteur de motivation pour participer au mouvement de résistance. Une femme affirme ainsi : « [Ce coup d’État] brisait la dignité de tout un peuple, il violait les droits de la population dans son ensemble, il nous volait la paix et la démocratie. » La motivation des femmes pour rejoindre le mouvement de résistance a varié, mais toutes avaient en commun une quête fondamentale de vaincre les violences d’État et de se faire à nouveau respecter. Certaines femmes ont rejoint le mouvement pour des raisons personnelles : « Je me sentais effrayée et triste mais je lutte de façon à ne pas m’écrouler sous le poids de ma propre rage » ; « Je ressentais de l’indignation parce que mon filleul, qui est journaliste, a été brutalement battu ». Les intentions d’autres femmes trouvent leur source dans la colère générée par la violence politique : « Nous voir chaque jour battues, tuées et dépouillées me remplit de rage et de fureur, et c’est ce qui m’encourage à sortir dans la rue. » Comme ces citations le reflètent, le fait de subir une victimisation continue dans le cadre des insécurités multiples qu’entretiennent les violences d’État a poussé de nombreuses femmes à rejoindre le mouvement de résistance. Par la suite, certaines participantes ont été motivées par un but collectif : « Nous luttons pour notre dignité et pour démontrer qu’ensemble dans la lutte, nous pouvons avancer vers la refondation de notre Honduras. Toute cette répression nous donne de la force. » Les témoignages susmentionnés indiquent les manières complexes par lesquelles la répression a profondément motivé certaines femmes à s’engager.

Selon les réponses obtenues, 72 % des participantes ont déclaré avoir participé aux activités de résistance alors que les 28 % restantes disent ne pas avoir contribué aux efforts anti-coups d’État. Parmi celles qui n’y ont pas participé, une seule a catégoriquement refusé de le faire pour des raisons politiques : « Cela ne me semblait pas juste de défendre une personne dont je ne partage pas les idéologies[21]. » D’autres personnes qui n’ont pas participé à la résistance la soutenaient mais n’étaient pas impliquées par crainte de représailles : « parce que je suis effrayée qu’ils me battent » ; « nous ne sortons pas de la maison ». Alors que certaines étaient tétanisées par la peur, elles n’en insistaient pas moins sur la nécessité de la résistance : « parfois je n’agis pas à cause de la peur mais la vérité, c’est que la lutte doit être constante parce que nos vies en dépendent ». Certaines femmes n’y ont pas participé pour des raisons liées à des contrôles patriarcaux ou au souci que leur posent leurs parents, leurs enfants ou encore d’autres personnes qui dépendent d’elles : « Mon mari ne me laisse pas y aller parce que je n’ai personne à qui confier mes enfants et avec qui ils seraient hors de danger » ; « Je n’avais pas le temps parce que je dois m’occuper d’une dame âgée de 94 ans mais de ma maison, je parle avec les voisins. » Il y a aussi des femmes qui n’y participaient pas parce que leurs attentes en termes de rôles sont genrées, ce qui nous conduit à notre thème final : le caractère genré de la résistance des femmes.

Une résistance genrée

Parmi les femmes qui ont activement participé au mouvement de résistance, leurs contributions reflètent des degrés variés d’engagement et divers types d’implications. Ces femmes ont ainsi pu participer à des rencontres, à des séances de formation, à des protestations, à des marches, à des « sit-in », à des rassemblements, à des réunions, à des négociations, à des forums radio, à des représentations théâtrales, à des retraites, à la préparation de repas, aux campagnes d’affichage, aux pétitions, aux boycottages, mais aussi aux tombolas, à la vente de nourriture, ou encore à des nuits culturelles pour collecter des fonds. Un grand nombre des participantes étaient par ailleurs engagées dans de multiples activités. Alors que certaines femmes ne participaient pas au mouvement de résistance compte tenu de leurs responsabilités axées sur le genre (par exemple, le fait de prendre soin d’autrui), d’autres ont participé à travers les rôles genrés conventionnels, tels que les devoirs domestiques féminins traditionnels (par exemple, cuisiner, porter secours aux blessés, ou encore soutenir financièrement celles ou ceux qui ont participé aux contestations frontales). Une répondante indiquait ainsi : « Je n’ai pas participé aux marches à cause de ma santé mais j’ai cuisiné pour les protestataires et j’ai donné des lempiras pour acheter de l’eau[22]. » Si un soutien économique ne renvoie pas comme tel au rôle traditionnel des femmes, le fait qu’elles aient donné le peu d’argent qu’elles avaient pour s’assurer que les protestataires aient de l’eau montre que se soucier d’autrui en l’approvisionnant reste une norme étiquetée de féminine.

Bien que les formes les plus passives de participation au mouvement de résistance puissent renforcer la domesticité des femmes (Stephen, 1997), ces formes illustrent aussi comment, en dépit de relations de pouvoir patriarcales très étendues, les femmes utilisent leurs capacités domestiques au maximum de leurs ressources. En outre, alors que les rôles genrés conventionnels sont typiquement utilisés pour justifier l’exclusion des femmes de la politique, ces femmes les exploitent stratégiquement comme un moyen de participation politique. On notera également, au regard des discussions précédentes sur l’insécurité physique et sexuelle, que ces femmes devaient décider stratégiquement jusqu’à quel point elles étaient prêtes à participer au mouvement de résistance. Et notamment à évaluer si elles étaient prêtes à risquer une victimisation physique ou sexuelle, des situations qui pouvaient arriver si elles se retrouvaient aux avant-postes du mouvement. Si elles ne voulaient pas courir ce risque, elles pouvaient encore choisir de participer à la résistance de manière non frontale.

En vue de participer au mouvement de résistance, les femmes devaient en somme négocier des terrains tumultueux et hautement genrés, que ce soit sur le plan politique, économique, domestique, ou encore en ce qui concerne leur (in)sécurité physique et sexuelle. Dans un climat si complexe et chaotique, participer activement et publiquement au mouvement de résistance n’était pas une option pour de nombreuses femmes honduriennes. Les violences physiques et sexuelles sont des armes politiques utilisées pour individualiser l’insécurité et limiter la volonté des femmes à participer au mouvement de résistance, celles-ci craignant une victimisation potentielle. Alors que certaines femmes ont participé au mouvement en dépit de ce type d’attaques, le recours important à celles-ci démontre la nécessité de changements structurels très larges pour assurer la sécurité de ces femmes et ce, de sorte qu’elles puissent être politiquement actives sans craindre des répercussions genrées de leur engagement (Denov, 2006).

Une stratégie particulière de résistance, que les femmes ont fréquemment mentionnée et décrite avec une certaine fierté comme étant un de leurs succès, incluait le boycottage d’entreprises qui soutenaient le coup d’État. Pour de nombreuses femmes, cela revenait à éviter certaines sources médiatiques. Comme une participante l’a affirmé fièrement : « J’ai aidé le mouvement de résistance en faisant des déclarations qui demandaient de ne pas acheter tels journaux ou de ne pas écouter telles chaînes de télé ou de radio qui avaient soutenu le coup d’État. » Certaines femmes ont aussi affirmé avoir boycotté des compagnies étrangères connues pour avoir soutenu le coup d’État : « Je ne consomme pas de restauration rapide venant de Pizza Hut et de Kentoqui Fred Chicken[23] » et « Je suis dans la résistance, je n’achète pas de produits de multinationales comme Coca-Cola, Pepsi et d’autres. » Bien que cela puisse sembler une petite mesure de résistance, il faut comprendre que pour des personnes indigentes dans une nation en voie de développement et qui sont essentiellement responsables de maintenir la sphère domestique, boycotter des conglomérats d’entreprises spécifiques était déjà en soi un acte important et symbolique. Ce constat montre de nouveau comment ce groupe de femmes a résisté stratégiquement via leurs rôles traditionnels genrés, notamment en renégociant des choses comme l’achat de nourriture. Il éclaire aussi le lien que ces femmes établissent entre les entreprises capitalistes et les dommages étatiques dont elles sont victimes. On comprend ainsi qu’elles dénoncent le manque de soutien des compagnies occidentales pourtant conscientes des atrocités politiques qui ont pris place au Honduras. En dépit de l’insécurité économique créée par les dommages étatiques, ces actes montrent comment des femmes négocient leur résistance au coeur même de leurs réalités matérielles quotidiennes (Smith, 1987 ; Harding, 1991). De tels rejets explicites de leur environnement politique et économique donnent enfin une indication sur les liens que ces femmes sont capables d’établir entre leur situation et des forces structurelles majeures, mais informent aussi sur leur capacité à agir contre ce qu’elles perçoivent être les éléments-clés de ces forces structurelles qui menacent tout le tissu social de leur pays.

Si les comportements individuels et collectifs de ces femmes ont permis de bien documenter les facettes multidimensionnelles du coup d’État et les dommages qui l’ont suivi, elles ont malgré tout pris conscience qu’à petite échelle, leurs comportements avaient une capacité limitée pour provoquer des changements. Joignant leurs efforts à ceux d’un réseau plus large d’organisations féministes régionales, nationales et internationales, elles y ont alors stratégiquement associé leur petit groupe en vue d’avoir un poids plus significatif. Ces réseaux incluent entre autres[24] Feministas en Resistencia dans les zones du centre et du sud du pays, Mujeres en Resistancia de la Zona Norte, dans le nord du pays mais aussi Las Petateras[25] via l’Observatorio de Transgresión Feminista (Gervais et Estevez, 2011). Malgré les risques significatifs qu’un tel ralliement représente pour leur sûreté personnelle, elles ont courageusement participé à plusieurs rencontres et événements planifiés par des groupes féministes dans la capitale, Tegucigalpa, mais aussi dans d’autres centres urbains majeurs du Honduras et d’Amérique centrale. Les tentatives des participantes d’unir leurs efforts se reflètent dans la visibilité croissante de la participation des femmes honduriennes au mouvement de résistance et sont des indicateurs d’une nouvelle phase de l’activisme féministe local au Honduras ; un activisme féministe qui est en outre beaucoup plus solide et efficace que celui qu’on retrouve par exemple dans la lutte des années 1980 contre la militarisation de l’Amérique centrale (Paredes et Sierra, 2010). Alors que les luttes des femmes contre la répression étatique se sont tragiquement répétées depuis les crises du xxe siècle, les participantes ont néanmoins tenu à persévérer en vue de restaurer la démocratie et la protection des droits humains (Stephen, 1997 ; Paredes et Sierra, 2010).

Conclusion

En choisissant le cadre très large de la violence d’État et des insécurités humaines, nous avons regardé comment un petit groupe de femmes honduriennes a résisté à la répression qui a accompagné puis qui a suivi un coup d’État dans leur pays. Les témoignages de ces femmes ont attiré notre attention sur les conséquences multiples et insidieuses de ce coup d’État. Ils ont aussi montré la capacité de ces femmes à s’engager dans des tactiques contre-hégémoniques pour contester et surmonter les entraves et les effets structurels générés par les violences d’État. Alors que de nombreuses femmes restent engagées dans la résistance, nous devons rappeler ici qu’après la collecte des données, une des participantes les plus actives a dû se cacher à la suite des menaces de mort persistantes. Une telle actualité montre que le danger et les incertitudes qui planent sur ces femmes restent omniprésents et alarmants.

Compte tenu de la complexité de la violence politique et des insécurités humaines depuis le coup d’État et à la lumière des immenses défis qui nous attendent, les études futures doivent être à l’écoute, de façon plus détaillée, des constats qui ressortent des intrications entre contraintes structurelles et expériences individuelles. Afin de peaufiner les thèmes retenus dans cette recherche, des approches ethnographiques illustreront de façon plus complète les méandres de l’instabilité post-coup d’État. Pour atteindre un tel objectif, elles incluront des entretiens en tête-à-tête qui chercheront à explorer plus en profondeur les liens à établir entre les dimensions personnelles, politiques et socioéconomiques. Des études qui examinent les questions juridiques, notamment celles liées à la justice pénale et aux pratiques carcérales en lien avec le coup d’État au Honduras, doivent aussi être entreprises pour éclairer les diverses implications institutionnelles. Étant donné que les luttes de résistance des femmes honduriennes continuent face à la répression, il importe enfin que les chercheures[26] restent engagées dans des perspectives à la fois académiques et activistes[27], visant tout à la fois à empêcher la violence d’État, à minimiser les insécurités ainsi qu’à dénoncer toute violation des droits humains au Honduras et partout ailleurs dans le monde.