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Introduction

La traite des êtres humains constitue une infraction internationalement reconnue depuis l’adoption du Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée en l’an 2000 (ci-après Protocole de Palerme). Il est toutefois impossible d’en mesurer l’ampleur, particulièrement quant au nombre de victimes. Selon le Bureau International du Travail, 2,4 millions de personnes seraient victimes de traite annuellement (BIT, 2008) alors que le gouvernement des États-Unis d’Amérique s’en tient à 800 000 personnes (U.S. Department of State, 2008)[1]. À ce jour, ces chiffres n’ont toujours pas été confirmés par une étude empirique, celle-ci étant difficilement réalisable vu le caractère informel de la traite des êtres humains. Toutefois, selon le dernier rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime publié en 2012, 27 % des victimes seraient des mineurs, contrairement à 13 % en 2006, et 76 % des victimes seraient des femmes et des filles. Le rapport dresse ce portrait sur la base des données transmises par les institutions de 132 États (88 %), d’organisations internationales (5 %) et d’organisations non gouvernementales (7 %). Deux bémols s’imposent (United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), 2012 : 18). Premièrement, seuls 55 000 profils de victimes ont été utilisés pour dresser ce portrait. Ce petit nombre peut s’expliquer par le nombre élevé de juridictions n’ayant adopté que récemment des dispositions criminalisant la traite des êtres humains. Peu de procédures judiciaires ont donc été menées à terme. Deuxièmement, si toutes les régions du monde sont couvertes, quelques pays insulaires du Pacifique et de l’océan Indien, ainsi que plusieurs pays africains et du Moyen-Orient, auxquels s’ajoutent notamment Cuba et l’Islande, n’ont pas participé à cette étude (UNODC, 2012 : 20-21).

Les facteurs à l’origine de la traite sont aussi nombreux que diversifiés. À la pauvreté, il faut ajouter le développement de la criminalité organisée, la féminisation des migrations, la transition vers l’économie de marché, le manque d’éducation et de ressources, la discrimination fondée sur le genre ou la race, ainsi que les croyances ou pratiques socioculturelles (Fitzpatrick, 2002-2003 ; Todres, 2005-2006 ; Vaz Cabral, 2006 ; Terada, 2009).

Si les victimes de traite des êtres humains ne doivent pas avoir nécessairement franchi une frontière pour être identifiées et reconnues, il n’en demeure pas moins que, dans la plupart des cas, il s’agit de migrantes, souvent illégales, complexifiant d’autant la problématique. Il se peut qu’une personne soit victime de traite dans son propre État ou dans un État dans lequel elle a régulièrement immigré. La plupart du temps, la victime de traite l’est à la suite d’une immigration irrégulière (UNODC, 2012 : 13). Dans ce cas, elle est une victime de la traite et une immigrante irrégulière. Dès lors, la tendance actuelle à la criminalisation de la migration irrégulière n’épargne pas les victimes de traite qui doivent pourtant être distinguées des victimes de trafic de migrant (Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 2000). En effet, la normativité internationale visant à lutter contre la traite d’êtres humains ne peut s’émanciper de la lutte contre l’immigration irrégulière ; la première n’étant alors perçue qu’à travers le prisme de la seconde. Cette situation conduit inévitablement les États à mettre l’accent sur le volet répressif dans la lutte contre la traite des êtres humains, considérant que cette approche est le meilleur moyen pour protéger les personnes et surtout pour en protéger leur territoire. Or, dans la plupart des cas, outre la protection de première nécessité dont peut bénéficier une victime, la protection indispensable est le maintien sur le territoire, tout au moins à titre temporaire, par l’obtention d’un titre de séjour. Il est un premier moyen légal pour la victime de se soustraire au réseau de la traite, laquelle peut ainsi bénéficier, en toute légalité, de l’ensemble des mesures de protection que peut lui offrir l’État concerné. Il est avant tout la seule garantie permettant d’éviter ce qui est communément appelé le risque de revictimisation, c’est-à-dire que la personne est happée à nouveau par le réseau de traite dans son État d’origine. Par conséquent, la criminalisation de l’immigration irrégulière est un frein à l’idée d’assurer une telle protection, l’octroi d’un titre de séjour, y compris à des fins de protection, pouvant être perçu comme un encouragement à l’immigration clandestine.

Dès le début du xxe siècle, les États se sont positionnés dans ce débat migratoire, oscillant entre protection des victimes et lutte contre la migration irrégulière, dans le but, plus ou moins avoué, d’assurer la protection de leurs frontières nationales contre la traite des êtres humains. De même, en 2000, lors de l’adoption du Protocole de Palerme, bien que les États y adoptent des normes de prévention, de protection et de répression comme trois piliers théoriquement autonomes d’une lutte équilibrée contre la traite des êtres humains, ils ne s’extirpent pas du débat migratoire. En effet, une lecture attentive du Protocole de Palerme ne peut conduire qu’à conclure que les mesures de prévention et de protection ne sont perçues qu’à travers l’objectif premier de répression. Il est ainsi révélateur que le Protocole de Palerme, qui a reçu en cela de très nombreuses critiques, ne soit en fait et en droit qu’un traité annexé à la Convention sur la criminalité transnationale organisée, laquelle a pour objectif la coopération internationale des autorités policières et judiciaires. Certes, le Protocole de Palerme a permis d’introduire des éléments de protection, mais il ne rompt pas avec la logique répressive du traité auquel il est annexé (Gallagher, 2001 ; Fitzpatrick, 2002-2003 ; Abramson, 2003 ; Bruch, 2004 ; Defeis, 2004).

Le continent européen constitue une plaque tournante de la traite, ayant le triste privilège de réunir à la fois des États d’origine, de destination et de transit. Le CE, réunissant 47 États, s’est donc saisi de cette question et a adopté la Convention CE en 2005. Or, comme il sera ultérieurement exposé, les États européens semblent avoir voulu, par ce traité, rompre avec la logique répressive suivie jusque-là par la normativité internationale. Fidèle à sa mission de promotion et de protection des droits de de la personne, le CE, dans l’élaboration de cette convention, s’est effectivement attaché à recadrer l’approche normative en faisant de la protection des victimes un objectif premier et non un simple corollaire de la répression. En cela, elle est perçue comme une grande victoire.

Après avoir salué l’apport magistral de cette convention, cette étude exposera en quoi il est vain d’évaluer cela sans tenir compte de la normativité développée dans le cadre de l’UE, qui tient 27 États, dont 21 des 36 États parties à la Convention CE. Pour être plus précis, à l’exception de la République tchèque, l’ensemble des États de l’UE a ratifié ou minimalement signé la convention. Si l’UE a récemment choisi une approche équilibrée de la lutte contre la traite des personnes, les arguties de celle-ci, non seulement limitent cet objectif, mais obèrent d’autant les progrès de la Convention CE. En effet, l’UE a adopté le 5 avril 2011 la Directive concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes (Directive 2011), revenant ainsi sur l’approche privilégiant la répression, précédemment retenue à la Décision-cadre de 2002 (Décision-cadre 2002). Toutefois, la Directive 2011 doit être mise en oeuvre dans le respect des exigences de la Directive du Conseil relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes (Directive 2004), adoptée en 2004, laquelle maintient indirectement, dans la nouvelle approche de l’UE, la logique de lutte contre l’immigration irrégulière, qui elle, reste vouée à l’approche répressive. En effet, la protection offerte est conditionnée à la collaboration de la victime dans la répression. Outre l’assistance et la protection matérielle et médicale, l’octroi d’un permis de séjour à la victime est, comme il a été exposé précédemment, dans bien des cas, le seul moyen d’assurer effectivement la protection contre des représailles ou la réintégration dans un réseau de traite advenant son renvoi. Or, la plupart des victimes de la traite étant des immigrantes, le jeu combiné des deux directives de l’UE leur imposera la collaboration comme préalable à toute protection, et ce, contrairement à ce que laisse penser une lecture isolée de la Directive 2011, mais surtout, à ce à quoi se sont engagés les 21 États en ratifiant la Convention CE, réduisant d’autant l’efficacité et la portée de cette dernière.

Cette étude ne prétend pas revenir sur les différentes avenues de la lutte contre la traite, de nombreuses études ayant démontré que, nonobstant le discours politique entourant l’adoption par les États d’une normativité internationale fondée sur une approche équilibrée entre prévention, protection et répression, les deux premières exigences se trouvent inféodées à la dernière (Gallagher, 2001 ; Fitzpatrick, 2002-2003 ; Abramson, 2003 ; Bruch, 2004 ; Defeis, 2004 ; Hayne, 2004). Par l’adoption de la Convention CE, les États, tout en réaffirmant le choix d’une approche équilibrée, prétendent la traduire réellement dans le droit et les faits, assurant à la victime la protection qui lui est due. Dès lors, cette victoire qu’incarne la Convention CE ne serait-elle pas en fait une victoire à la Pyrrhus, car malgré les apports indéniables en termes de protection, sa mise en oeuvre, par les États de l’UE, ne pourra se faire sans tenir compte des exigences de la normativité de cette dernière, venant d’autant limiter la portée protectrice initialement retenue à la Convention CE.

La Convention CE : la volonté d’une protection accrue des victimes de traite des êtres humains

La Convention CE est un instrument juridique régional de protection des droits de la personne, en l’occurrence des victimes de traite, comme le reconnaît d’emblée son rapport explicatif (Conseil de l’Europe, Rapport explicatif, 2005 : §4). Adoptée et ouverte à signature le 16 mai 2005, la Convention CE est entrée en vigueur le 1er février 2008, soit cinq années après l’entrée en vigueur du Protocole de Palerme. Si la définition de l’infraction donnée par la Convention CE n’appelle pas ici plus de commentaires, puisqu’identique à celle offerte par le Protocole de Palerme (voir l’article 3), il en va tout autrement de son objet et de son champ d’application d’une part et, d’autre part, des mesures relatives à la protection des victimes qui différent largement.

La Convention CE : une réponse à l’insuffisante protection internationale de la victime

Les objectifs protecteurs de la Convention CE sont clairement énoncés à son premier article, campant d’autant l’approche retenue par les États européens, lesquels préconisent la protection de toutes les victimes. Deux éléments se distinguent de l’approche répressive internationale : la multidisciplinarité et l’inclusion du principe de l’égalité absents du Protocole de Palerme. Les rédacteurs de la Convention CE ont choisi d’insérer dans un même énoncé la protection des droits des victimes – non seulement la victime comme objet de protection – et prévu l’élaboration d’un cadre complet de protection, d’assistance et de répression.

Si le Protocole de Palerme s’attarde particulièrement aux victimes féminines, enfantines et, dans une certaine mesure, migrantes, la Convention CE, sans pour autant ignorer la spécificité des besoins de celles-ci, reconnaît que la lutte doit s’articuler dans le respect de l’égalité. Ce principe se présente comme « une visibilité, une autonomie, une responsabilité et une participation égales des femmes et des hommes dans toutes les sphères de la vie publique et privée » (Conseil de l’Europe, Rapport explicatif, 2005 : §54). Il ne s’agit pas d’ignorer la différence entre les sexes, mais bien de reconnaître une situation d’inégalité entre les êtres humains (Sudre, 2008 : 184). L’égalité telle qu’elle se présente au sein du CE comprend la non-discrimination en fonction du genre ainsi que l’adoption de mesures pour atteindre cette égalité (Conseil de l’Europe, Rapport explicatif, 2005 : §§54-55)[2]. Le principe de l’égalité « est [donc] partie intégrante des droits de la personne humaine et [...] la discrimination fondée sur le sexe constitue une entrave à l’exercice des libertés fondamentales » (Conseil de l’Europe, Rapport explicatif, 2005 : §55).

En plus de la reconnaissance d’un traitement égal en termes de genre, l’ensemble des victimes de la traite des êtres humains est bel et bien reconnu comme tel par la Convention CE. L’article 2 déterminant son champ d’application ne dresse, en effet, aucune limite quant aux « formes de la traite, qu’elles soient nationales ou transnationales ». L’ambiguïté du Protocole de Palerme entourant la nécessité du franchissement d’une frontière par la victime est ainsi résolue. La Convention CE s’applique tant aux victimes entrées légalement qu’illégalement ou aux victimes dont le séjour est devenu illégal sur le territoire de l’État de destination (Conseil de l’Europe, Rapport explicatif, 2005 : §62). Par conséquent, la convention semble s’émanciper du débat relatif à la criminalisation de l’immigration dont est généralement dépendante toute politique de lutte contre la traite des êtres humains.

La protection de la victime : un axe majeur de la Convention CE

Sont consacrées par la Convention CE de nombreuses et parfois généreuses dispositions en matière d’assistance et de protection des victimes. Y sont notamment prévues la reconnaissance et l’identification adéquate de la victime, une assistance renforcée et une protection relative au statut juridique de la victime sur le territoire, trois aspects défaillants dans le Protocole de Palerme. Il s’agit certainement des mesures les plus efficientes que les États aient pu adopter en matière de protection des victimes de traite qui, comme il vient d’être mentionné, visent la protection des droits de l’ensemble des victimes – en situation régulière et irrégulière sur le territoire de l’État de destination (Gallagher, 2006 : 187-188).

La reconnaissance et l’identification d’une victime consistent en un processus et non en un fait objectivement observable. Les rédacteurs de la Convention CE l’ont bien compris et y ont prévu l’obligation corollaire pour tout État de s’assurer que ses autorités nationales compétentes

disposent de personnes formées et qualifiées dans la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et dans l’identification des victimes [...], et dans le soutien [...] et qu’[elles] collaborent entre elles ainsi qu’avec les organisations ayant un rôle de soutien, afin de permettre d’identifier les victimes dans un processus prenant en compte la situation spécifique des femmes et des enfants victimes et, dans les cas appropriés, de délivrer des permis de séjour suivant les conditions de l’article 14 de la présente Convention.

Convention, art. 10 [Nous soulignons]

Lorsque l’autorité compétente a donc des motifs raisonnablesde croire qu’une personne est victime de traite, et ce, même si le processus d’identification n’est pas complet, celle-ci doit être reconnue comme telle et protégée (Conseil de l’Europe, Rapport explicatif, 2005 : §133). L’existence de motifs raisonnables de croire qu’une personne est victime ouvre la voie à la mise en application de mesures de protection prévues à la Convention CE ; le « statut » de victime, s’il en est, pouvant être octroyé ultérieurement.

L’expression « victime » n’étant pas définie, il n’en demeure pas moins que des obligations pour les États, permettant une prise en charge rapide des victimes présumées, sont prévues et augmentent d’autant les chances de les protéger. Dès lors, une victime présumée se présentant à un poste frontalier pourrait être interceptée et protégée avant même que ne se manifeste l’exploitation.

De plus, la Convention CE oblige les États, et ce, de manière bien plus précise et directive que les mesures d’assistance prévues au Protocole de Palerme, à adopter des mesures pour assister les victimes dans leur rétablissement physique, psychologique et social. Celles-ci doivent comprendre minimalement des conditions de vie susceptibles d’assurer la subsistance, la protection et la sécurité, l’hébergement convenable et sûr, l’assistance psychologique et matérielle permettant à la victime de réintégrer la société, l’accès aux soins médicaux d’urgence pour tous et l’assistance médicale adaptée aux besoins de la victime, l’aide d’un traducteur ou d’un interprète, des conseils et des informations en matière judiciaire et pénale dans une langue comprise de la victime, l’accès à l’éducation pour les enfants. Ces mesures s’appliquent à l’ensemble des victimes, que le processus d’identification et la reconnaissance de celle-ci aient été complétés ou non, et peu importe le statut de celle-ci sur le territoire de l’État.

Qui plus est, l’assistance à la victime n’est pas subordonnée à sa volonté de collaborer avec les autorités, particulièrement quant à l’enquête et aux procédures pénales relatives aux personnes qui l’ont exploitée, que celle-ci soit légalement ou illégalement sur le territoire de l’État en question (Conseil de l’Europe, Rapport explicatif, 2005 : §168). Bien que cette absence de conditionnalité de la protection soit un apport majeur par rapport au Protocole de Palerme, elle est quelque peu affaiblie par le libellé même de la Convention CE. Après un délai de 30 jours, dit de rétablissement et de réflexion, durant lequel toute victime bénéficie d’une protection et ne peut faire l’objet d’aucune expulsion, l’article 14 de la Convention CE permet effectivement à la victime d’obtenir un permis de séjour, dans deux situations relevant de la seule appréciation discrétionnaire de l’État. Soit l’État octroie un permis de séjour en raison des nécessités de l’enquête et de la coopération de la victime à celle-ci, soit il estime que le maintien sur le territoire est requis en raison de la situation personnelle de la victime. Si ce dernier cas n’est pas conditionnel à la collaboration de la victime, il est clair que cette dernière est toutefois tributaire de l’appréciation discrétionnaire de l’État. L’État de destination pourrait être tenté d’aboutir à une conclusion négative, ne laissant d’autre choix à la victime que de collaborer pour obtenir un permis de séjour. Quoi qu’il en soit, les États ont fait une concession importante en estimant que la situation de la victime pouvait imposer son maintien sur le territoire, sans pour autant aller jusqu’à considérer que le statut de victime confère automatiquement un droit de maintien sur le territoire pour des raisons de protection (Gallagher, 2006 : 188). Il est clair que dans cette convention les États ont quelque peu tempéré leurs craintes migratoires, mais tel n’est pas le cas dans le cadre des instruments normatifs adoptés par l’UE, ce qui aura inévitablement un impact sur la mise en oeuvre de la Convention CE.

La Convention CE : un succès obéré par le droit de l’UE

La Convention CE se veut un texte ambitieux tant quant à son objectif qu’aux normes qui y sont incluses, particulièrement en ce qui a trait à la protection des victimes. Or, la réalisation de cet objectif et la mise en oeuvre des normes de protection rencontrent un obstacle de taille, à savoir la normativité adoptée par les États de l’UE, également parties à la Convention CE. Comme il a été exposé, la Directive 2011 s’inscrit dans la même logique que la Convention CE et, à ce titre, confirme l’engagement des États envers la protection des victimes. Cependant, l’application de la Directive 2011 ne peut conduire à une remise en cause des exigences de la Directive 2004 relative à la délivrance de titre de séjour aux victimes de traite qui collaborent avec les autorités. Cela conduira à relativiser non seulement l’apport de la Directive 2011, mais également la protection que tente d’apporter la Convention CE.

Un droit de l’UE apparemment en symbiose avec les objectifs de la Convention CE

Par la Directive 2011, les États de l’UE, qui ont, pour la plupart, signé ou ratifié la Convention CE, repositionnent la stratégie de l’UE en matière de traite. La Directive 2011 opte ainsi pour une approche intégrée, mettant sur un pied d’égalité les trois axes : prévention, protection et répression. Par conséquent, tout comme la Convention CE, cette directive n’entend plus concevoir la protection de la victime à travers la répression de la traite, rompant ainsi avec la logique que l’UE avait jusqu’alors suivie.

Bien que l’approche intégrée ait été prônée en vain dès 1996 par la Commission européenne de Bruxelles (Commission européenne, 1996), les chefs d’État et de gouvernement à Tampere en 1999 intègrent la lutte contre la traite dans la gestion des flux migratoires, la lutte contre la migration clandestine et le crime organisé (Conseil européen de Tampere, 1999). Les conclusions de Tampere ne s’attardent pas à la protection de la victime de la traite, que celle-ci soit ou non conditionnelle à sa collaboration dans la répression. Dès lors, les premiers gestes faits par l’UE attestent de l’impact de la criminalisation de la migration dans le cadre de la lutte contre la traite, celle-ci ne s’intéressant qu’à l’aspect préventif, répressif ou migratoire (Askola, 2007 ; Rijken et de Volder, 2009-2010).

Si la Décision-cadre 2002 de l’UE mentionne la protection de la victime, elle ne rompt pas avec cette logique. Malgré le titre de l’article 7 généreusement intitulé « protection et assistance apportées aux victimes », celui-ci ne vise qu’à inciter les États à ne pas faire dépendre les poursuites qu’ils entament du seul témoignage ou des seules accusations des victimes. Donc, à l’exception de cet article en trompe-l’oeil, la Décision-cadre ne s’attarde pas aux mesures destinées à protéger les victimes, et ce, contrairement aux souhaits manifestés lors de son élaboration par le Parlement européen et la Commission européenne (Commission européenne, 2000 : 12). Il est clair qu’en ne retenant pas leurs propositions, les États de l’UE ne visaient que l’aspect répressif de la lutte contre la traite et n’ont pas voulu s’attarder à l’assistance et la protection des victimes (Obokata, 2003).

Une nouvelle fois, les États n’envisageaient la lutte contre la traite qu’à travers la lutte contre l’immigration clandestine et sa criminalisation. Cette approche de la lutte contre la traite se trouve confirmée par l’adoption de la Directive 2004 dont le titre a le mérite d’être clair : Directive relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui collaborent avec les autorités compétentes. Outre le fait que le lien soit explicite entre la lutte contre la migration clandestine et la traite des êtres humains, la Directive 2004, qui envisage pour la première fois une protection par le maintien sur le territoire, conditionne expressément la protection à la collaboration de la victime dans les enquêtes et les procédures judiciaires. Celle-ci bénéficie d’un délai dit de réflexion lui permettant de se rétablir et de se soustraire à l’influence des trafiquants, mais, avant tout, pour « [...] décider en connaissance de cause de coopérer ou non avec les autorités compétentes » (art. 6). Durant ce délai, la victime est, par définition, autorisée à demeurer sur le territoire et bénéficie d’une aide matérielle et médicale, mais, à l’issu de ce délai, elle ne pourra bénéficier d’un nouveau titre de séjour que si elle démontre sa volonté de coopérer, a rompu tous liens avec les auteurs de la traite, et seulement si les autorités estiment que son maintien sur le territoire est nécessaire aux fins d’enquête ou de procédures judiciaires. Ces trois exigences cumulatives de l’article 8(1) démontrent clairement que la protection de la victime migrante non seulement est conditionnelle, mais également qu’elle n’est conçue et envisagée que parce qu’elle est indispensable à la répression de la traite.

L’adoption de la Directive 2011 semble donc apparemment en totale rupture avec la politique jusqu’alors suivie par l’UE en matière de lutte contre la traite des êtres humains. Son titre même est révélateur puisqu’il expose clairement qu’elle remplace la Décision-cadre 2002, mais surtout s’attache à la prévention, la lutte, autrement dit la répression, et la protection des victimes[3]. Quinze années après les premiers pas de l’UE en la matière, celle-ci semble embrasser l’approche intégrée et il est révélateur que son préambule renvoie à la Convention CE (Directive 2011 : 9e considérant). Il est évident que par cette directive les États de l’UE tirent les conséquences de ce que la quasi-totalité d’entre eux ont accepté d’être parties à cette Convention CE. Pas moins de 7 articles sur 25 sont voués à détailler l’assistance et la protection, voire l’indemnisation, auxquelles les victimes de traite des êtres humains peuvent s’attendre, que ce soit à l’occasion ou en dehors de toute enquête ou procédures judiciaires. Le libellé de ces dispositions en matière de protection des victimes n’est pas sans rappeler celui de la Convention CE (cf. Directive 2011, art. 11, 12 et 13 ; Convention CE, art. 12 et 13).

La Directive 2011 marque, du moins en apparence, la volonté de ne plus suivre une logique uniquement répressive, ce qui aurait sans doute semblé difficilement justifiable pour les 26 États de l’UE qui ont ratifié ou signé la Convention CE. L’approche intégrée suivie dans la Directive 2011 par l’UE est en parfaite symbiose avec les exigences de la Convention CE qui en son article 5(3) prévoit que « [c]haque Partie promeut une approche fondée sur les droits de la personne humaine et utilise l’approche intégrée de l’égalité [...], dans le développement, la mise en oeuvre et l’évaluation de l’ensemble des politiques et programmes [...] ».

Toutefois, il est permis de se demander si l’approche affichée n’est pas que de circonstance, voire un voeu pieux. Bien que l’article 11(3) de la Directive 2011 spécifie que l’État doit prendre des mesures nécessaires pour que l’octroi de l’assistance et d’une aide à une victime ne soit pas subordonné à sa collaboration, celui-ci renvoie à la Directive 2004 ramenant l’approche répressive là où la Directive 2011 semblait l’avoir exclue.

Un droit de l’UE : frein à la réalisation des objectifs de la Convention CE

Comme il a été mentionné, l’un des éléments fondamentaux en matière de protection de la victime est bien souvent son maintien sur le territoire. Celui-ci, dans bien des cas, est le seul moyen pour la victime d’échapper définitivement à l’exploitation et de ne pas être de nouveau happée par un réseau de traite dans le pays d’origine. Qui plus est, relativement aux traumatismes qu’elle a subis, les moyens dont elle peut bénéficier pour se reconstruire, advenant le maintien sur le territoire de destination, sont, dans beaucoup de cas, sans commune mesure avec ceux dont elle pourrait éventuellement bénéficier dans l’État d’origine. Dès lors se pose l’éternel dilemme pour les États : doivent-ils avoir une attitude protectrice considérant l’atteinte et les violations des droits de la personne qu’une victime a subies, ou doivent-ils retenir une approche articulée en termes migratoires et, par conséquent, répressifs, en estimant qu’une trop grande générosité quant au maintien sur le territoire risquerait de nourrir les réseaux de traite ? Cette seconde vision est celle adoptée par la Directive 2004. En revanche, la Convention CE et la Directive 2011 semblent s’inscrire dans la première logique, plus attentive à la protection des victimes, sans pour autant négliger les volets préventif et répressif. Or, la Directive 2011 en renvoyant à la Directive 2004 réintroduit la nécessité de la collaboration de la victime pour son maintien sur le territoire venant d’autant relativiser l’apport de la Directive 2011, mais également de la Convention CE en raison de la nature juridique des instruments en cause et des États qui les ont adoptés.

L’article 11(3) de la Directive 2011, tout en rejetant l’élément de conditionnalité dans la protection, établit cependant que cette disposition est sans préjudice des modalités prévues à la Directive 2004 quant au maintien des victimes de traite sur le territoire de destination. Or, celle-ci conditionne le maintien non seulement à la collaboration sincère de la victime aux procédures, mais également à l’estimation de son utilité par l’État. Par conséquent, il y a bien, par cette disposition, une réintroduction au coeur même du dispositif de la Directive 2011 de la problématique de la migration clandestine et de sa criminalisation. Les États peuvent donc, dans l’octroi de mesures de protection, distinguer les victimes ressortissantes d’un État de l’UE des victimes migrantes issues d’États tiers. Bien qu’affichant résolument une approche intégrée, la Directive 2011 ne s’émancipe pas des enjeux migratoires, et ce, au prix d’une discrimination en fonction de l’origine de la victime. Il convient de noter que le paragraphe 17 de son préambule expose que la Directive 2011 ne porte nullement sur les conditions de séjour des victimes de la traite des êtres humains sur le territoire des États de l’UE et que la délivrance d’un titre de séjour est régie par la Directive 2004. Dès lors, si la Directive 2011 constitue un cadre normatif général défini par les États de l’UE en matière de prévention, de protection et de répression de la traite, dès que des questions migratoires sont soulevées, le régime spécifique et répressif de la Directive 2004 a préséance.

Ce jeu entre les deux directives n’est pas sans effet sur la mise en oeuvre de la Convention CE. Certes, quoi que les États décident au sein de l’UE, ils ne peuvent évidemment pas se soustraire à leurs obligations internationales. Les directives de 2004 et de 2011 ne libèrent donc pas les États de l’UE ayant ratifié la Convention CE d’en respecter les prescriptions. Toutefois, ici intervient la spécificité du droit de l’UE et, plus précisément, les techniques développées pour s’assurer que les États le mettent en oeuvre, marquant là un net avantage par rapport au droit international conventionnel. Une directive est un acte normatif de l’UE liant les États quant au résultat à atteindre, leur laissant la compétence quant à la forme et aux moyens de mise en oeuvre, et ce, dans un délai déterminé (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, 2008 : art. 288). Les États ont donc l’obligation de mettre en oeuvre la Directive 2011, sans que cela porte préjudice aux mesures précédemment adoptées concernant la Directive 2004, et ce, au plus tard le 6 avril 2013 (Directive 2011 : art. 22). Qui plus est, la Commission européenne doit présenter un rapport au Parlement européen et au Conseil des ministres de l’UE évaluant dans quelle mesure les États ont bel et bien pris des dispositions pour se conformer à la Directive 2011 avant le 6 avril 2015. Enfin, selon le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tout État qui ne remplit pas ses obligations au sens du droit de l’Union, ce qui inclut donc les directives discutées, peut se voir poursuivi pour manquement devant la Cour de justice de l’UE et, s’il était condamné, se voir imposer des astreintes jusqu’à ce qu’il rectifie la situation.

Ainsi, un environnement juridique très contraignant pèse sur les États dans le cadre de l’UE. Or, tel n’est malheureusement pas le cas pour la plupart des traités de droit international, auquel appartient la Convention CE. Rien de tel n’existe dans le cadre de traités internationaux qui, bien que devant être mis en oeuvre de bonne foi (Convention de Vienne sur le droit des traités, art. 26), prévoient des mécanismes de contrôle généralement peu contraignants pour les États. Ainsi en est-il de la Convention CE qui, tout en prévoyant un mécanisme de suivi intéressant, le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA), ne pourra rien imposer aux États contrevenants. En effet, le GRETA va périodiquement établir un rapport concernant les mesures prises par chacun des États parties à la Convention CE, rapport qui sera transmis au Comité des Parties, c’est-à-dire l’ensemble des représentants des États. Sur la base de ce rapport, le Comité des Parties pourra, et non devra, adopter des recommandations qu’il adressera à l’État en question. Le mécanisme prévu par la Convention CE n’est en rien contraignant pour les États.

Dès lors, sans même considérer le fait que les directives de 2004 et 2011 participent à un processus aux enjeux sécuritaires auquel les États sont attentifs dans le cadre de la construction de l’UE, la nature juridique de celles-ci et les mécanismes de sanction les entourant peuvent faire craindre que les États de l’UE parties à la Convention CE relativisent leurs engagements au regard de cette dernière. Sur les 36 États actuellement parties à la Convention CE, 21 sont issus de l’UE. Cinq autres États ont signé ladite convention et sont des parties potentielles à moyen terme. C’est donc aujourd’hui 60 %, et demain possiblement plus de 70 %, des États parties à la Convention CE qui se sont certes engagés, par la Directive 2011, à opter pour une approche intégrée de la lutte contre la traite des êtres humains, mais qui par des arguties juridiques n’ont pas rompu avec la volonté de pouvoir se réserver la possibilité d’opter pour un traitement différencié dans la protection offerte à la victime migrante, tout au moins provenant d’un État tiers à l’UE. Autrement dit, les faits et gestes de ces États au sein de l’UE et après l’adoption de la Convention CE tendent à démontrer que s’il y a bien la volonté d’accorder une plus grande place à la protection de la victime, ils inscrivent toujours celle-ci dans la répression et la criminalisation de la migration irrégulière.

Il est d’ailleurs permis de s’interroger sur cette apparente ouverture vers plus de protection de la part des États de l’UE. Sans remettre en cause leur sincérité, il est pour le moins surprenant que ceux-ci interviennent à un moment où un certain nombre de victimes de la traite des êtres humains sont dorénavant des citoyennes européennes à la suite des différents élargissements. Visiblement, usant de prudence, les États de l’UE n’ont pas souhaité désarmer leurs frontières au profit des victimes venant d’États tiers. Cette attitude ne sera pas indéniablement sans impact négatif sur les objectifs ambitieux que se fixait la Convention CE en matière d’assistance et de protection des victimes par rapport à la normativité internationale existante. La disposition de celle-ci (art. 40[3]) établissant que les règles de l’UE s’appliquent « sans préjudice de l’objet et du but » de la convention, apparaît comme une précaution bien dérisoire.

Conclusion

La traite des êtres humains est un fléau attentatoire à la dignité humaine et à bon nombre d’autres droits de la personne. Les victimes ont vu leurs droits humains bafoués, mais ont, pour la plupart des cas un tort : celui d’avoir franchi une frontière à une époque où les États entendent les contrôler par tous les moyens. S’il est bien évident que la répression de la traite des êtres humains est indispensable, celle-ci n’est pas une fin en soi et ne devrait pas se faire au détriment de sa raison d’être, à savoir protéger les êtres humains d’un tel mal, soit en évitant qu’ils ne le subissent, soit en les aidant à ne plus le subir. Or, l’approche normative internationale suivie par les États en matière de lutte contre la traite s’est inscrite dès son origine, non pas dans une logique de protection des droits humains, mais dans une logique de coopération internationale répressive. La logique qu’ils suivent est donc que c’est en s’attaquant à la répression du trafic, que ce soit à des fins d’immigration ou de traite, que les personnes sont le mieux protégées. Ces personnes, qui se sont retrouvées dans de tels réseaux d’exploitation, l’ont été, dans la plupart des cas, en raison de la recherche de jours meilleurs dans un nouvel État. Ce désir légitime est bien à l’origine de l’exploitation qu’elles vont subir. Cette marque migratoire semble indélébile aux yeux des États qui n’accepteront de passer outre ce problème que par la collaboration de la victime à la mise hors d’état de nuire de ces vendeurs de rêves. Il est donc indéniable que la criminalisation du migrant dans le cadre de la lutte contre l’immigration irrégulière a un impact sur la lutte contre la traite des êtres humains.

La Convention CE représente en elle-même une petite révolution dans l’encadrement normatif international visant à lutter contre la traite des êtres humains. Elle traduit juridiquement ce qui était prétendu par les États dans le discours, à savoir une approche dite intégrée, s’appuyant sur un équilibre entre la prévention, la protection et la répression. Ce choix est d’autant plus important que le continent européen est une plaque tournante mondiale de la traite des êtres humains et du trafic de migrants. Or, les États de l’UE, qui représentent plus de la moitié de ceux du CE, sont des acteurs clés dans la lutte contre ce fléau, que ce soit en raison des moyens ou de l’arsenal juridique dont ils disposent. Le fait de voir ces derniers adopter la Directive 2011 semblait être non seulement une réaffirmation de leur engagement dans cette approche suivie par la Convention CE, mais également l’utilisation des moyens de l’UE pour assurer la réalisation des objectifs de cette dernière. Cela doit cependant être grandement relativisé en raison de l’application de la Directive 2004 lorsqu’est en cause l’octroi d’un titre de séjour dans le cadre de la protection d’une victime. Sans que l’apport de la Convention CE doive être ignoré, il semble évident que le pas de deux que réalisent les États de l’UE, par le jeu des directives de 2004 et 2011, traduit les limites qu’ils entendent marquer dans la protection, c’est-à-dire la lutte contre l’immigration clandestine. Cette limite insidieusement rétablie par des arguties juridiques ne sera donc pas sans influence dans la portée protectrice qu’ils entendent conférer à la Convention CE.

Cette ambiguïté que les États maintiennent entre la volonté d’offrir une protection à la victime sans pour autant nuancer les impératifs politiques migratoires pourrait peut-être se retrouver demain arbitrer devant la Cour européenne des droits de l’homme. Si celle-ci n’a à ce jour eu à connaître que peu d’affaires liées à la traite[4], les perspectives d’adhésion de l’UE à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ouvriront une nouvelle voie de recours pour faire examiner la normativité de l’UE au regard des impératifs de protection des droits humains. Ce ne serait alors pas la première fois que les impératifs de la politique de lutte contre l’immigration clandestine des États de l’UE seraient limités par la haute juridiction européenne. Tel a été le cas en matière de non-refoulement et de demande d’asile (MSS c. Belgique et Grèce, 2011 ; Delas, 2011 ; Labayle, 2011 ; Moreno-Lax, 2012), peut-être en sera-t-il de même en matière de traite des êtres humains.