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Introduction

La mondialisation, soit l’intégration économique et politique accrue entre les nations, l’usage à grande échelle des technologies nouvelles de communication et le développement des moyens de transport, plus efficaces et moins coûteux, a provoqué une transformation importante de l’organisation spatiale, des relations et transactions sociales, et permis une réduction de la distance entre lieux et personnes pourtant éloignés. Plus concrètement, « [l]’augmentation des voyages d’affaires ; la croissance du tourisme et l’émergence de communautés expatriées et de la diaspora créent de nouvelles problématiques en matière de police, dont toutes ne sont pas reliées au crime transnational organisé » (Bowling, 2009 : 151). Notons par exemple qu’une des plus grandes opérations policières transnationales a été l’envoi de 3 000 policiers internationaux en Asie du Sud-Est, en décembre 2004, et suite au tsunami, pour l’aide à l’identification de leurs ressortissants.

Si la police transnationale répond aux transformations provoquées par la mondialisation, il ne faudrait pas pour autant en déduire que celle-ci constitue la seule, voire la principale source de son expansion. Confrontés à des défis hors de portée du champ d’action nationale, tel qu’en témoigne l’exemple cité ci-dessus, ou encore aux migrations massives et aux crises sociales et politiques accompagnant les conflits armés et leurs résolutions, les gouvernements n’ont plus guère le choix que de développer la coopération policière transfrontalière. Ceci consiste en grande partie à aligner leurs politiques et pratiques de sécurité sur leurs voisins et regroupement d’États (Union européenne) ou, encore, les structures supra-étatiques de gouvernance, dont les Nations Unies. Mais aussi, il faut considérer l’influence et le rôle déterminants des acteurs de la sécurité dans la promotion et le développement de la police transnationale et en particulier leurs représentations de l’(in)sécurité et leurs intérêts à développer la police transfrontalière, tant sa structure que les politiques de luttes contre la « criminalité transnationale » qui vont la guider (Bigo, 2005 ; Sheptycki, 2007). James Sheptycki parle alors de « politique de la police transnationale », évoquant les conséquences néfastes d’une catégorisation simpliste, par les professionnels du champ de la sécurité, des menaces transnationales sur la mise en place de politiques et de dispositifs de lutte contre la « criminalité transnationale organisée », soit une appréhension de ces menaces exclusivement en termes sécuritaires et répressifs davantage que sous l’angle de leurs causes et de leur prévention (Sheptycki, 2007).

La coopération entre États en matière de sécurité globale est alors sous-tendue par le déploiement et le développement d’un assemblage policier transfrontalier à l’architecture complexe (Bowling & Sheptycki, 2012) et une coopération se déployant selon une quintuple modalité, soit localement (la gestion de la frontière entre le Canada et les États-Unis du point de vue des organisations d’application de la loi du Québec et du Vermont, par exemple) ; nationalement (la mise sur pied du Department of Homeland Security aux États-Unis) ; régionalement (Europol) ; internationalement (le déploiement d’officiers de liaison) (Bigo, 2000) ; ou encore mondialement, incluant ici les déploiements policiers dans les opérations internationales de paix sous l’égide de la Division de Police des Nations Unies (UNPOL) (Bowling, 2009). Ce dernier exemple de police « globalisée » constitue l’un des visages les plus atypiques de la police transnationale – et paradoxalement le moins abordé par la recherche. En effet, il met en scène des policiers pour la plupart habitués à évoluer sous une chaîne de commandement et dans un théâtre nationaux, régionaux ou municipaux. Alors que désormais ils oeuvrent dans un environnement qui diffère radicalement de leur milieu habituel et, qui plus est, sous un commandement global, ou supranational (i. e. ONU).

Dans ces conditions, comment les policiers déployés interprètent-ils leur nouveau mandat et mobilisent-ils leurs compétences et savoir-faire ? Plus généralement, qu’est-ce que c’est que « faire la police » (Monjardet, 1996) dans le cadre des opérations UNPOL ? Quels sont les effets de cette mondialisation sur la police une fois hors de son contexte domestique et en particulier sur la dimension « opérationnelle » au quotidien ? Pour approfondir cet enjeu, nous avons procédé à l’analyse de 36 entrevues menées au Canada, auprès de policiers de deux organisations – provinciale et municipale – et réalisées à leur retour de mission dans le cadre de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Nous avons exploré ce questionnement, en particulier en abordant la question des relations entre policiers, à la fois entre contingents internationaux et avec la police locale, mais aussi en abordant la problématique des perceptions que les policiers UNPOL ont de leur mission ou mandat transnationaux.

Les connaissances empiriques et théoriques demeurent minces sur les UNPOL malgré leur contribution toujours plus importante en matière de police transnationale (Hills, 2001, 2009a, 2009b ; Harris, 2010 ; Bowling & Sheptycki, 2012). À de rares exceptions près (Nadelmann, 1993 ; Sheptycki, 2005 ; Goldsmith, 2009 ; Greener, 2009, 2011), les sociologues et criminologues se sont largement concentrés sur la police dans sa dimension domestique. Quant aux politologues, prolifiques sur la question de la sécurité transnationale, leurs travaux portent davantage sur les composantes militaires des professionnels internationaux de la paix (Ambrosetti, 2009) ou les acteurs de la justice (Dezaley & Garth, 2011), sans pour autant traiter du « fonctionnement » de l’organisation policière en tant que tel. En conséquence, dès lors qu’il est question de police dans la sphère transnationale, on tend à noter une définition purement fonctionnelle de celle-ci, soit une police ne constituant qu’une courroie d’alimentation entre États et politique sécuritaire internationale. Or, qu’il s’agisse du contexte domestique (Monjardet, 1996 ; Manning, 1997 ; Brodeur, 2010), ou transnational (Deflem, 2000, 2002), le développement des organisations policières – du moins dans les sociétés occidentales – a suivi un processus de bureaucratisation et les organisations se sont progressivement autonomisées de leur gouvernement respectif et affranchies des contingences politiques et diplomatiques caractérisant les relations internationales (Deflem, 2000, 2002)[3]. La police mérite d’être envisagée sous l’angle de sa professionnalisation, concomitante du processus de délégation à celle-ci de la responsabilité administrative du maintien de l’ordre et de la lutte contre la criminalité entrepris par les gouvernements centraux, caractéristique de l’évolution de cette institution depuis le xixe siècle (Deflem, 2002). En tant que « professionnelles », les organisations policières se définissent par un « pouvoir discrétionnaire » et une « autonomie » dans l’identification de leurs cibles, des priorités et des moyens qu’elles jugent bon d’employer pour gérer l’(in)sécurité (Bigo, 2005). Outre les difficultés mises en évidence dans le transfert de connaissances, relatives à des environnements opérationnels policiers domestiques et de terrain peu comparables (Tanner & Dupont, 2012)[4], nous soulignerons la nécessité, pour les policiers, de reconfigurer en profondeur leurs attentes et identités professionnelles, tant en ce qui concerne leurs valeurs et leur rapport à la profession, qu’en ce qui a trait à leurs repères moraux.

Devenir UNPOL : le travail policier et les contingences locales

La présente analyse repose sur 36 entrevues menées entre 2011 et 2012 auprès de deux organisations policières canadiennes contribuant aux opérations de paix et couvrant les paliers provincial et municipal[5]. Essentiellement exploratoires, ces entrevues ont sondé l’expérience des policiers déployés dans le cadre de la MINUSTAH dans une perspective générale, c’est-à-dire portant sur la phase de pré-déploiement (sélection et formation des candidats) ; le déploiement en tant que tel (pratiques et organisation sur le terrain) et enfin le retour et la réintégration des policiers une fois leur mission terminée (acquisition de compétences, plus-value organisationnelle). Nous nous concentrerons dans cet article sur le déploiement. Haïti constitue la principale destination des contingents canadiens (88 policiers sur un total de 150)[6] et de fait la région dans laquelle la police canadienne a majoritairement développé son expertise et sa connaissance des missions internationales de paix. En décembre 2012, la MINUSTAH était la seconde mission en termes de contribution policière (2655 policiers)[7] – après la Mission conjointe des Nations Unies et de l’Union africaine au Darfour (UNAMID) (4877 policiers, dont 2647 policiers civils et 2230 policiers appartenant à des unités de police constituées – FPU).

Notre objectif est exploratoire et repose sur un seul cas – canadien – de déploiement policier dans les opérations de paix. Nous souhaitons identifier les principaux enjeux qui caractérisent le métier de policier – canadien – sur le terrain des opérations. Les pays occidentaux ne constituent qu’une faible proportion des contingents policiers déployés et, par exemple, le Pakistan, le Bangladesh et la Jordanie couvrent à eux seuls le tiers des 13 000 policiers actuellement en mission. En dépit de ces limites, notre analyse offrira un portrait empirique de ce que « faire la police » implique dans le cadre de ces opérations. Enfin, l’utilisation des propos des acteurs de première ligne du travail policier nécessite quelques précautions dans leur interprétation. Outre le phénomène de reconstruction post facto d’expériences vécues, dont il est difficile parfois d’en interpréter le sens lors du déploiement et dans l’instantanéité des évènements, il faut aussi considérer le fait que tous les policiers rencontrés n’ont pas systématiquement une vision globale et documentée de « l’ensemble du dispositif UNPOL » et des contraintes structurelles politiques, organisationnelles et bureaucratiques qui accompagnent ces missions. Par exemple, le fait d’être confrontés à une organisation et un environnement de travail qui diffèrent radicalement de ce que les interviewés connaissent dans le contexte canadien semble générer une impatience de leur part qui, à son tour, teinte leurs propos, parfois particulièrement critiques à l’égard de la mission et/ou de l’ONU. Tout comme dans la sphère domestique où les policiers de première ligne ressentent parfois une rancune à l’égard de leur hiérarchie, à qui ils reprochent de ne pas leur laisser assez d’autonomie dans leur travail (Monjardet, 1996 ; Mouhanna, 2007), les policiers rencontrés ici évoquent un cadre structurel et procédural (trop) rigide qui caractérise le fonctionnement de la MINUSTAH, bien qu’ils en comprennent les raisons. Ces éléments tendent ainsi à conditionner la lecture et l’appréhension des propos des participants.

À travers une approche micro, nous abordons le travail policier sur le terrain des opérations selon deux dimensions sélectionnées en vertu de leur récurrence dans le discours des participants. Il s’agit, d’une part, des contraintes institutionnelles qu’ils identifient et perçoivent comme étant nuisibles à la mission et, d’autre part, des relations qu’ils entretiennent avec les acteurs locaux, en distinguant les policiers (Police nationale haïtienne, PNH) et la population. Précisons en préambule que la MINUSTAH est une mission dite « non exécutive » dans le jargon policier, soit guidée par un mandat qui interdit aux policiers de faire usage de la force dans la mise en application de leur mission (Chapitre VI de la Charte des Nations Unies, 1945)[8]. Ainsi, et juridiquement parlant, seuls les policiers de la Police nationale haïtienne (PNH) ont légalement le droit de faire usage de la contrainte et de procéder à des arrestations. Cela se traduit dans les faits par la nécessité, pour les UNPOL, de s’en remettre à la police locale dès lors qu’il faut appliquer la loi et procéder à une arrestation.

Vivre les contraintes institutionnelles et adapter son attitude

Quelle que soit la fonction exercée sur le terrain – formation de la police locale ; enquêtes pour crimes majeurs ; gestion de la sécurité dans les camps de déplacés sur le territoire ; liaison entre la composante militaire et les UNPOL –, les répondants dénoncent un déséquilibre important entre ce que l’on attend d’eux, leur mandat, et le fonctionnement institutionnel des Nations Unies, perçu comme étant problématique. Par exemple, une dimension récurrente touche à la distribution des ressources humaines et des rotations systématiques du personnel, qui apparaît clairement dans la formation des policiers locaux. Du fait d’une alternance des UNPOL, les formations offertes sont la plupart du temps discontinues, voire incohérentes. Des cultures, philosophies ou éthos policiers différents, et parfois peu compatibles, défilent devant les élèves policiers, où le risque de démotivation pour ces derniers est grand (Tanner & Dupont, 2012). Cette alternance, ou ce mode rotatif des UNPOL, n’est pas exclusif à la formation des policiers locaux et s’étend plus généralement au travail opérationnel, tel qu’il ressort des propos d’un répondant affecté aux enquêtes criminelles. Il décrit son initiative consistant à mettre sur pied un système d’identification et de gestion des empreintes digitales :

Moi, je suis parti et c’est un Rwandais qui a repris ça. Bien là, lui, il va dire aux policiers [haïtiens] […] il va imposer ses décisions, ce qui n’est pas mauvais. Il n’est pas moins bon et pas meilleur que moi, il a une mission. Il va prendre des choses que j’ai faites dans mon projet qu’il va garder, il y en a d’autres qu’il va améliorer, il y en a d’autres qu’il va [supprimer] qu’il n’aurait peut-être pas dû, ou il aurait peut-être dû [supprimer] des choses qu’il n’a pas faites, je ne le sais [pas], tout dépend de sa vision. Mais le pauvre Haïtien lui, qui est policier, qui est en train de se faire [former], les commentaires que ces policiers me disaient : « On adore les Canadiens, on adore les Français, on adore les Espagnols, on adore toutes les polices internationales qui parlent français. Parce qu’on dirait que, parce que vous parlez français […] on se rejoint au niveau des systèmes. Vous nous enseignez un système et on aime ça la façon dont vous enseignez, la façon dont c’est fait. » Là moi je pars, c’est un Rwandais qui prend ça, ou c’est un Égyptien, ou c’est un Brésilien, ou c’est un Russe, peu importe. Et là, lui ça fait un an qu’il travaille avec moi et du jour au lendemain, ce n’est plus moi qui suis là, c’est un Russe. Et lui le Russe, il ne parle pas français, il ne parle pas anglais, ça prend un traducteur et là, il impose complètement un autre système. Là, ils vont faire un an avec le Russe, pis après ça, ce Russe va partir, ça va être un Argentin qui va arriver : « Ah, moi dans mon pays, on a une super vision, une superbe vision au niveau des structures de police », et là, le même Haïtien, il va aller travailler une autre année avec… Et finalement, c’est depuis 1994 qu’il fait ça… Mettons… eh… je ne suis pas sûr que ce soit la bonne recette. Je ne dis pas que c’est pas bon, ça n’est peut-être pas à moi de juger ça à mon niveau, mais est-ce que c’est vraiment la recette idéale ? J’en doute, et ça, ça les démotive.

03, police provinciale

Un conflit surgit entre une rationalité organisationnelle, ou institutionnelle, qui fait de la rotation du personnel un principe fondamental d’équité de la distribution du personnel des nations contributrices à l’effort de renforcement des capacités locales et, d’autre part, une rationalité opérationnelle qui exige une continuité à la fois du personnel formateur, du contenu et du type de formation. Il ne s’agit pas tant de privilégier un modèle de police plutôt qu’un autre, ou une nationalité des formateurs plutôt qu’une autre, tel que le révèlent explicitement les propos ci-dessus, mais bien de maintenir une constance dans la formation offerte.

Les contraintes organisationnelles ou institutionnelles semblent aussi se manifester sur la nature des policiers déployés dans le cadre de la MINUSTAH. À plusieurs reprises, les répondants expriment leurs doutes quant au professionnalisme de certains de leurs collègues internationaux et mettent en question leurs capacités à faire la police. Par exemple, un répondant rencontré en 2005 avait exprimé sa surprise en constatant, à son arrivée en Haïti pour une seconde mission, que son supérieur était précisément une personne qu’il avait lui-même formée aux rudiments de la police, dans une mission deux ans auparavant. Ce type de situation exacerbe les critiques des répondants à l’égard des règles de l’ONU touchant à la proportionnalité des nationalités dans la distribution des postes de commandement et de la sphère opérationnelle. Dans certains cas, ce manque « perçu », mais du moins dénoncé, de professionnalisme a pour conséquence d’affecter la « confiance » entre policiers dans l’environnement volatile et parfois dangereux des missions de paix. La confiance constitue pourtant une dimension essentielle de l’investissement du policier dans sa mission. Cette dimension apparaît dans les propos d’une policière :

[…] T’es en région là pis ils te mettent avec un [collègue] dans le char, pis il a 65 ans… Parce qu’ils ont jusqu’à 65 ans […] pour aller là-bas […]. Tu es dans le fond de nulle part, tu es avec lui, pis lui, il n’a pas d’équipement là, son [arme] est rouillée, eh je veux dire… Il ne sait pas conduire, et là tu te dis […] je suis dans la merde, il faut que je me fie sur lui… Des fois tu…

12, police municipale

Précisons que la méthodologie employée dans cet article ne nous permet en rien d’appuyer empiriquement les affirmations des répondants quant à la compétence, ou l’absence de compétence de policiers provenant d’autres pays. Cependant, il ne fait aucun doute que les représentations entretenues par les répondants à propos de l’(in)compétence d’autres contingents ont un impact direct sur les interactions entre UNPOL qui, « dans le cadre de leur mandat professionnel », vivent avec appréhension le travail avec des policiers provenant par exemple des pays en développement. Comme l’exprime le témoignage de la policière, ci-dessus, ces partenariats constituent une source d’insécurité potentielle supplémentaire. Dans certains cas, les relations avec d’autres contingents, voire même leur seule présence, s’avèrent problématiques du fait que ceux-ci ne parlent pas la langue locale, illustrant ainsi l’incompatibilité des pratiques institutionnelles ou organisationnelles avec les nécessités opérationnelles de la mission. Ceci vient compliquer l’application d’un mandat déjà complexe :

Les officiers [mentionne une nationalité] parlent juste anglais, un petit peu, pas beaucoup. Et eux, la langue [locale], il n’y a personne qui connaît ça. J’avais un bataillon de femmes qui venaient de [cite un pays]. À part l’officier [supérieur] qui parlait anglais […] les autres parlent tous [la langue de pays mentionné]. Il n’y a personne qui peut… qui comprend. J’avais 150 femmes [policières], là qui… qui étaient dans les camps de réfugiés pour [les] femmes qui avaient été agressées. […] tu ne […] parles pas [leur langue]. […] Et [elles] n’ont pas le droit de conduire. Il fallait les reconduire le matin avec des [camions], on débarquait 30, 35, 40 femmes dans chacun des camps. Mais je fais quoi avec elles ? Elles m’écrivent un rapport dans leur langue, je ne comprends rien, je ne suis pas capable de…

01, police provinciale

À n’en pas douter, ces contraintes organisationnelles ont un profond impact sur le travail de terrain des UNPOL. Les répondants sont nombreux à affirmer que ces contraintes compromettent carrément le travail opérationnel, rendant de facto le mandat peu réaliste et réalisable à leurs yeux.

Ces carences tendent à se répercuter sur l’attitude des policiers une fois sur le terrain, dès lors qu’ils prennent conscience de cette situation. Quelques jours après leur arrivée sur le théâtre des opérations, et après avoir pris conscience des conditions organisationnelles et opérationnelles qui caractérisent leur nouvel environnement, les répondants indiquent vivre une prise de conscience forcée – sous forme de choc, parfois – qui exige un recalibrage des attentes – parfois peu réalistes – développées au cours du long processus d’investissement personnel, professionnel et de sélection qu’ils ont traversé sur une base volontaire. Ce phénomène transparaît dans les propos suivants :

[I]l y a des fois où […] si ça ne fonctionne pas, tu y vas avec la méthode un peu plus dure, puis tu lèves les coudes un peu plus haut et ce n’est pas bien vu de [s’énerver] là-bas de toute façon. Tu t’énerves une fois pis tu comprends. Je te dirais comment tu surmontes ça en général ; un tu te casses la boîte [tête] une fois, pis après ça, t’as pas le choix, pis quand tu sais que tu vas perdre patience, parce que tu peux passer la journée à attendre après un stylo, tu fais un pas de recul, tu regardes, tu « ouf » […]. Sauf que oui, c’est frustrant, je te dirais en général, tu prends un pas de recul, pis tu dis « regarde, je suis dans une mission, c’est normal que tout soit long, tout soit compliqué », c’est surtout ça, tu prends le pas de recul pis tu décampes, tu fais du « lâcher-prise » tout le temps, tout le temps. Mais pour faire ça, [il] faut que tu aies vécu l’expérience négative qui vient avec au moins une fois.

07, police municipale

« Lâcher prise » ne consiste pas tant à se désinvestir de la mission qu’à renoncer à appliquer un cadre de référence familier et développé tout au long de la socialisation du policier à son métier, au Canada. Comme nous l’avons documenté ailleurs, ce « lâcher-prise » est parfois source d’innovation policière (Tanner & Dupont, 2012). La différence que vivent les participants par rapport au contexte domestique tient également au rapport qu’ils entretiennent avec les policiers locaux qu’ils ont pour tâche de former, ainsi qu’avec la population locale dont ils ont pour mission d’assurer la sécurité.

Relations avec les policiers (PNH) et la population locale

Une partie cruciale du mandat UNPOL de renforcement des capacités – MINUSTAH comprise – se joue dans les interactions locales, entre les acteurs policiers et la population. Sans pour autant qu’ils fassent référence à des questions ethniques, les propos des policiers rencontrés permettent de prolonger les réflexions de Duclos (2012) et viennent conforter l’idée du rôle crucial des relations locales dans l’opérationnalisation – et le succès – du mandat de la mission.

Relations entre UNPOL (canadiens) et PNH

Le succès des missions UNPOL repose, selon la perspective des policiers rencontrés, sur l’établissement et la consolidation de « relations positives » avec les policiers locaux. Du fait du statut non exécutif de la MINUSTAH, qui n’autorise pas les UNPOL à appliquer la loi ou à faire usage de la force si nécessaire – en dehors de leur propre protection en cas de danger –, le policier haïtien est de fait un acteur central de la mission. Comme le mentionnent plusieurs sondés, paraphrasés ici, « en bout de ligne, seul le policier haïtien peut passer les menottes aux suspects ». Ainsi, un rapport de force complexe, empreint parfois d’instrumentalisation mutuelle, se cristallise et ne place pas les UNPOL systématiquement dans la position avantageuse. Procédons par étapes et débutons par ce constat évident, formulé par deux participants :

Si on n’a pas une bonne relation avec eux [policiers locaux], on n’arrivera à rien ! […] C’est eux qui connaissent leur pays !

05, police municipale

Parce que tous les résultats que tu obtiens, c’est qu’il faut que la PNH travaille pour toi main dans la main sinon, tu n’auras pas de résultats. Si c’est le gang à ti-Joe qui se cache dans la montagne avec un petit gars et que, il y a des complices qui se cachent dans tel camp à Port-au-Prince. Si [le policier local] ne le dit pas, je ne le saurai jamais. Faut qu’il me le dise, c’est [comme ça]. Et ils sentent aussi que je suis intéressé, que je me suis investi, que j’essaie de… que je fais ça aussi pour leur progression, leur développement et euh…

04, police provinciale

La connaissance de l’environnement par les PNH, comme le souligne ce dernier extrait, constitue une raison déterminante pour laquelle les participants rencontrés insistent sur la nécessité de développer et maintenir d’excellentes relations avec les policiers locaux. Pour obtenir cette confiance, toutes sortes de tactiques sont déployées par les participants qui visent à développer une complicité avec eux. Par exemple, on note les effets facilitateurs qui accompagnent toute amorce de discussion s’enquérant de sujets a priori anodins tels que de demander des nouvelles de la famille de l’interlocuteur (01, police provinciale). D’autres moyens sont utilisés qui s’accompagnent de conséquences opérationnelles immédiates, comme l’illustrent les propos suivants :

Q : Mais, pour un policier canadien qui arrive dans ce contexte-là, comment il développe ses points de repère là ? Il n’a pas le choix de se fier dans le fond à ce que les PNH vont lui amener comme information ?
R : Ah, non, non, non, il y a, il y a tout un exercice de confiance qui rentre. Moi, je suis allé en 20[XX], je te dirais, la mission était de neuf mois, ça m’a pris au moins… J’ai passé ma mission à l’antikidnapping et, les policiers de [l’antikidnapping de la PNH], avant qu’ils aient confiance en moi et qu’ils m’expliquent, qu’ils prennent le temps de m’écouter et travaillent main dans la main avec moi, ça a pris un deux mois, deux mois et demi. Bon, là-dessus, il faut que tu fasses un peu de léchage, que tu leur payes un petit café, un petit lunch, petit sandwich. Le midi, tu vas dîner au restaurant, tu en amènes un, un midi, le lendemain t’emmènes l’autre. Tu fais ça tous les midis là. Il ne faut pas non plus que tu leur donnes ça comme un… faut pas tu leur donnes l’apparence que tu veux les acheter, parce que ça ne fonctionne pas. […] Quand ils ont, qu’ils ont acquis la confiance, là, ils vont commencer à te parler. Ils vont te dire : « Oui oui, ça, c’est le gang de [inaudible], c’est tel gars, ils vendent avec un tel, un tel, un tel… Son complice, ou son fier-à-bras, ou son tueur qu’il engage pour éliminer, il reste dans un tel camp à Port-au-Prince. » Là, ils vont te donner du jus. Quand ils voient que tu peux… tu peux leur apporter beaucoup. Tu peux leur apporter, les véhiculer, tu vas donner des conseils, et que tu ne jugeras pas leur façon de travailler. Malgré que, on les ramène constamment sur le respect des droits de l’homme et humains […]. Et c’est comme ça qu’ils vont donner leur jus. En 20[XX], j’ai appris ça. Quand je suis retourné en 20[XX], […] ils me connaissaient, ils m’avaient expérimenté [X] ans avant et là ils savaient qu’ils pouvaient me faire confiance. Le lien de confiance s’est refait en fait en quelques semaines […]. C’est beaucoup plus productif.

04, police provinciale

Une complémentarité se dessine entre acteurs locaux et internationaux qui, telle qu’illustrée ci-dessus, semble sous-tendue par une relation d’instrumentalisation mutuelle. Si les UNPOL demeurent, dans l’esprit des policiers locaux, « ceux qui possèdent » (équipement, compétences, savoir-faire), les PNH détiennent quant à eux une ressource fondamentale, soit la « connaissance de l’environnement ». En conséquence, la qualité de la mission, et donc sa réussite, mérite de s’envisager dans le maintien de cet équilibre savant, souvent fragile – ni trop ni trop peu. En dépit du manque de ressources, tant logistiques que matérielles, tous les participants s’entendent pour dire que la police haïtienne exerce un rôle « essentiel » dans le renforcement des capacités locales et du maintien de l’ordre. On le voit donc, dès lors que l’on se situe sur le plan opérationnel de la relation UNPOL/PNH, la position haute n’est pas systématiquement occupée par les UNPOL, position pourtant assumée dans une littérature fonctionnaliste de la police transnationale. Une fois encore, ces résultats confirment l’analyse de Duclos (2012) dans le cadre des déploiements policiers au Kosovo. Des éléments a priori anodins, tels que les règles minimales de politesse et bienséance, montrent à quel point la distance culturelle et les préjugés qui grugent les relations entre UNPOL et policiers locaux – qui tendent à faire fonctionner les contingents UNPOL en silo plutôt qu’en partenariat, ou sous un modèle partagé de police – peuvent être contrebalancés et pondérés par des savoir-être. Paradoxalement, en dépit des préjugés ou catégorisations culturelles, dont les participants rencontrés ne sont pas exempts, le travail de police dans les opérations de paix se caractérise largement par la construction d’un modus vivendi avec les acteurs locaux, développé progressivement par les UNPOL et les interactions qu’ils bâtissent avec la PNH. Ce résultat met en perspective les critiques parfois acerbes formulées par les répondants concernant les contraintes organisationnelles et institutionnelles de l’ONU, et qui ciblent en particulier le principe de rotation du personnel. En effet, ces critiques s’expliquent par la prise de conscience, opérationnellement fondée, de la nécessité du développement d’un « espace de confiance » entre UNPOL et policiers haïtiens comme condition centrale de succès d’un programme de renforcement des capacités locales. Pour ce faire, seule une constance des savoir-faire et savoir-être des formateurs, des modèles de formation ainsi que des pratiques policières permettent, du moins dans la perspective des répondants, d’offrir une continuité propice à la genèse et au développement de ce climat de confiance. La nature de ce climat mérite tout autant d’être analysée dans la relation que les UNPOL entretiennent avec la population locale.

Relations UNPOL et population locale

Les recherches de Goldsmith (2009) sur les déploiements policiers australiens au Timor Leste ont révélé à quel point il est difficile pour les participants de ces missions de « lire » leur environnement et la population locale. Ce constat est partagé par les répondants canadiens en Haïti. Si la plupart s’entendent pour reconnaître que, dès lors qu’ils ne sont pas en habit UNPOL, l’accueil de la population est agréable et chaleureux[9], c’est dans le cadre de leurs fonctions et des conditions opérationnelles que cette relation mérite une attention plus soutenue. En premier lieu, les policiers sont frappés par le fait même que la majorité des crimes graves, dont les homicides, ne sont dans la plupart des cas pas signalés à la police. La population locale ayant abondamment subi la violence des forces de l’ordre – et les Tontons Macoutes sont souvent mentionnés – ne fait plus confiance aux forces de l’ordre. En dépit d’efforts majeurs, l’actuelle PNH ne dispose que d’une légitimité chancelante aux yeux de la population, du fait de son manque de professionnalisme « perçu ». À plusieurs reprises les répondants mentionnent leur désarroi quand une victime leur est signalée et qu’ils se rendent compte que le défunt gît dans son logement, voire parfois sur le bord de la route, depuis plusieurs jours, sans que cela ne semble susciter l’inquiétude de la population – du moins dans la perception que se font les répondants –, comme l’illustrent les propos suivants :

Q : Et après un mois, vous avez appris à [mettre l’interrupteur] à off comme on dit ?
R : Absolument, absolument, parce que chaque fois que l’on rencontrait quelqu’un, on voyait une situation X, regarde, c’est totalement absurde là regarde… Je vais toujours me souvenir de la fois [où] l’on était en montagne et qu’il y avait deux cadavres sur le bord du chemin, moi, j’appelle là-bas. Nous ici [au Canada], c’est la scène de crime et on m’a tout simplement dit de continuer mon chemin, que la famille [allait] les ramasser un moment donné. Là-bas, la vie n’a aucune valeur.

04, police provinciale

Ce passage illustre combien il est nécessaire pour les policiers de laisser de côté leur système de valeurs canadien, voire occidental, et d’adopter une posture suffisamment ouverte qui leur permette d’éviter de verser, ou d’être happés, par l’absurde et éventuellement « craquer personnellement ou professionnellement », comme l’indique un répondant (02, police provinciale). L’absence de signalement de la part de la population proviendrait aussi d’une peur des groupes criminels, menaçants, et très présents dans la société. N’ayant pas la garantie que leur protection est assurée par la PNH (rapportée comme étant infiltrée par les groupes criminels), les UNPOL, ou par quelque programme de protection des Nations unies, les victimes ou les informateurs (tel qu’il nous a été confié par la répondante 12 du service de police municipal) gardent le silence, qui demeure le meilleur moyen de ne pas s’attirer des ennuis.

Également, il est important d’envisager la relation que les UNPOL entretiennent avec la population au prix de leur sécurité. Nous l’indiquions ailleurs (Tanner & Dupont, 2012), les policiers vivent au sein même de la population, contrairement à la composante militaire, qui elle est encasernée. Ils doivent se trouver un logement et faire leurs courses eux-mêmes, partageant les espaces publics avec les locaux durant leurs heures de repos et leurs congés. Les actions policières à l’encontre des citoyens, qu’il s’agisse d’un signalement ou d’une arrestation, nécessitent ainsi de tenir compte du risque réel de représailles auquel s’exposent les UNPOL. Cette vengeance peut venir de l’entourage du suspect, ou même directement de l’individu qui a fait l’objet d’un signalement. Contrairement au contexte domestique canadien, comme le rappellent de nombreux policiers, le système judiciaire demeure peu opérant en Haïti et les risques sont grands qu’en dépit d’une arrestation, l’individu échappe à toute action judiciaire voire, en dépit d’une reconnaissance de culpabilité, à tout emprisonnement. En conséquence, la possibilité demeure de croiser dans la rue la personne à nouveau, avec le danger que cela comporte pour sa propre sécurité. Dans ce contexte, assurer sa propre protection passe par la nécessité de gagner la confiance de la population locale, des voisins, du boulanger, du tenant de café, tel qu’il ressort des propos suivants :

R : Tu n’as pas le choix. Regarde, comme moi, pour m’assurer ma sécurité, parce que je vivais dans un bidonville à Port-au-Prince. J’ai payé les funérailles d’une madame en face de chez nous, j’ai acheté du riz, j’ai amené des ballons pour tous les gens qui m’entouraient. Donc, je payais ma protection d’une façon. Les gens ne venaient pas me déranger parce que les gens du peuple autour de moi me protégeaient dans un sens.
Q : Ok, [est-ce] que l’on vous avait dit ça avant d’arriver ou c’est vous qui avez dû le comprendre ?
R : Je l’ai compris assez vite. Parce qu’à un moment donné là-bas, je dormais, je n’avais pas de barbelés, c’est ça que je déplorais aussi, pas de barbelés, pas de gardien de sécurité, j’étais vraiment [livré] à moi-même et les gens s’amusaient à passer leurs machettes sur les blocs de ciment. Alors, tu dors toujours d’un oeil, tu dors, tu ne dors jamais. Et un moment donné, j’ai été poser des questions autour de moi, c’était qui ? Pourquoi ? Comment ? Et à un moment donné, les gens n’osaient pas parler et là bien, je leur ai dit si, admettons, je leur donnais quelque chose, il y aurait possibilité d’aviser ces gens-là sans que je sache qui c’est et… Ça a marché. Ça a cessé.
Q : C’est une initiative personnelle ?
R : Oui, oui, oui, ça dort mieux.

04, police provinciale

La perplexité, voire l’hostilité parfois, de la population à l’égard des UNPOL constitue une dimension importante soulevée par les sondés, et si les « cadeaux » et l’aide matérielle contribuent à promouvoir de bonnes relations, sans pour autant les garantir, il existe également d’autres stratégies qui permettent de gagner sa confiance et tisser une relation acceptable, voire positive dans de nombreux cas :

Par contre j’pense, quand t’es moindrement souriant avec les gens, pis respectueux, t’auras jamais de problème, moi j’en ai pas eu en tout cas là-bas, j’te dis j’ai pas euh, jamais, tu développes [il]faut que tu développes un peu ta propre vie comme si tu l’avais à [X, la ville d’où il vient], j’allais à mon dépanneur, je rencontrais mon gars d’épicerie, ma caissière, elle me reconnaissait, la madame à la banque elle me reconnaissait, euh, j’avais mon p’tit gars de cour, c’est sûr que tes employés autour de toi t’en prends un peu plus soin, ta femme de ménage, le p’tit gars de la cour, euh tu prends soin de ce monde-là un peu plus, mais ça reste que tu vas développer [le lien avec] le p’tit gars qui vend des cartes de cellulaire sur le coin de la rue, tu vas toujours voir le même, un moment donné tu développes une certaine complicité avec eux. Le jour où tu as un renseignement [à leur demander], tu le sais que s’il y a une chance de faire [de l’argent] avec toi ils vont la faire.

07, police municipale

Ces quelques exemples, sans pour autant être exhaustifs, illustrent à quel point les défis qui caractérisent le travail policier dans les opérations de paix, du moins pour ce qui est de la MINUSTAH, se posent dans les habitudes et gestes quotidiens les plus élémentaires. Leur potentiel demeure sous-estimé dans le peu de littérature traitant des déploiements policiers dans ces opérations – encore largement envisagées sous l’angle politique ou normatif (Peake & Marenin, 2008) – alors qu’ils semblent pourtant contribuer directement à la consolidation et la réussite d’une mission. Paradoxalement, et avant même d’espérer évaluer ces missions, c’est la manière dont le policier s’insère, s’enchâsse, dans son nouvel environnement social, politique, opérationnel qui devrait faire l’objet de recherches empiriques systématiques. Somme toute, le visage du UNPOL semble évoquer des pratiques quotidiennes qui se situent bien en amont du travail policier où il s’agit avant tout d’installer des relations de confiance avec les polices et la population locales et entre contingents internationaux, rompant alors avec l’image promue d’une police « globalisée », produit mythique d’une synergie policière au service d’un objectif unique, soit la sécurité globale. Ce que suggèrent ces résultats préliminaires, c’est une rupture avec une perspective essentialiste de la police « globalisée » – UNPOL comprise – et la poursuite de la réflexion, déjà entamée par d’autres (Deflem, 2002), sur l’émergence d’une culture professionnelle policière transnationale.

Conclusion

La mondialisation affecte la police, affirmions-nous en nous inspirant de l’argument de Benjamin Bowling (Bowling, 2009). Mais que signifie ceci concrètement au regard de la dimension opérationnelle, ou de ce que Monjardet appelait « faire la police » (1996) ? À partir d’un exemple empiriquement documenté d’une pratique de police transnationale au quotidien, un certain nombre de points méritent d’être soulevés.

Premièrement, si l’impact de la mondialisation semble agir sur l’interconnectivité entre organisations policières, amenées à collaborer toujours davantage dans le cadre d’une police « globalisée » et transnationale, force est de constater que la nature de ces relations et contacts demeure problématique. Les policiers indiquent une difficulté importante rencontrée au quotidien dans la relation qu’ils entretiennent avec leurs collègues internationaux. Cette remarque ne vaut pas uniquement pour le contingent canadien et des travaux ont largement mis cela en évidence pour d’autres pays (Linden et al., 2007 ; Goldsmith, 2009 ; Greener, 2009). Les propos relatés qui documentent ici la réalité quotidienne des opérations de paix – du point de vue de la perspective canadienne – indiquent un déséquilibre, voire une rupture, entre une interconnectivité de « principe », valorisée et à certains égards relevant du mythe, et de « fait », c’est-à-dire dans les pratiques et les acteurs, pourtant à la base même de la police transnationale. Ceux-ci opèrent en silos, selon un attachement et une promotion de leur culture professionnelle nationale, plutôt que selon un principe d’accommodements mutuels et d’une voix unique, tel que le laisse pourtant entendre le « discours » de la police transnationale (la reconstruction de la sécurité post-conflit ; la lutte contre le terrorisme, la lutte contre le crime transnational organisé, etc.). Contrairement à l’argument défendu par Mathieu Deflem (2002) d’une professionnalisation de la police et de l’émergence d’une culture policière professionnelle transnationale dès lors que ces organisations se sont autonomisées de leur gouvernement, il apparaît dans le cas des opérations de paix une très grande résistance à la « communalisation » des savoirs et habitus policiers. Il serait pourtant injuste d’attribuer la responsabilité de cette situation aux policiers de terrain. La réflexion nécessite une appréhension plus systématique de la position des UNPOL dans le système mondial des opérations de paix. Ceux-ci évoluent dans une situation difficile qui les contraint par des règles d’engagement et un cadre légal rigide, permettant peu d’autonomie pour exercer leur pouvoir discrétionnaire et leur esprit d’innovation. D’autre part, on relève l’absence d’un modèle onusien, modulable en fonction des circonstances environnementales et opérationnelles de la mission qui fournirait une plateforme commune d’intervention aux contingents internationaux. Ces situations provoquent des réactions de résistance de la part des acteurs de la ligne de front, qui se retranchent, tout naturellement, dans leurs habitus professionnels domestiques. Or cette attitude est problématique, puisque les conditions matérielles et politiques qui accompagnent ces habitus font précisément défaut dans le champ du renforcement des capacités, comme nous l’avons démontré, exacerbant la frustration des participants.

D’un point de vue pratique, ce qui précède n’est pas sans conséquence sur la sélection des candidats pour ces missions. Nous avions relevé (Dupont & Tanner, 2009) qu’un principe guidant l’envoi de policiers canadiens consiste à déployer les meilleurs, qui souvent possèdent une spécialisation poussée (enquêtes criminelles, experts en scènes de crime, etc.). Compte tenu du manque de ressources caractérisant le terrain, nous pourrions formuler l’hypothèse que cette politique, tout à fait louable dans l’absolu, est contre-productive dans les faits, dans la mesure où elle exacerbe la frustration du policier qui, en plus de manquer cruellement de moyens pour exercer et former ses collègues locaux, risque également d’être assigné à un poste (de manière aléatoire et en vertu de la distribution des nations et des rangs dans l’assignation des UNPOL) qui ne corresponde en rien à ses capacités et aspirations. La métaphore de la médecine est souvent employée pour mettre en lumière des situations vécues par la police : envoyer des policiers spécialisés sans qu’ils n’aient les moyens d’exercer leur talent revient à déployer des chirurgiens spécialisés pour effectuer une médecine de guerre. Au même titre que l’on parle de médecins généralistes, il serait intéressant pour poursuivre cette recherche d’établir une série de profils types du UNPOL qui permettrait aux pays contributeurs, du moins le Canada en ce qui concerne cette étude, d’avoir une meilleure idée de ce qui est attendu des policiers sur le terrain et ainsi d’affiner le processus de sélection. Bref, il s’agirait de dresser un ensemble de compétences requises pour un policier « généraliste ».

Enfin, et comme le relevait Duclos (2012), quelle que soit la nature du mandat, sa mise en application repose largement sur la prise en compte des interactions et dynamiques locales entre les acteurs du renforcement des capacités. Si elle a su montrer à quel point les préjugés des UNPOL et des populations locales les uns envers les autres exercent un rôle déterminant dans le renforcement des capacités, la présente étude montre le degré auquel les rapports de force entre protagonistes locaux déterminent tout autant la mission et la mise en place du mandat. Ces rapports révèlent aussi l’importance de la confiance que doivent bâtir les UNPOL avec les acteurs locaux, à la fois vitale pour assurer leur propre sécurité, mais aussi pour remplir leur mandat. Tel qu’il ressort des propos des policiers rencontrés, et en accord avec un constat émis par Goldsmith et Harris (2012), cette confiance est déterminante puisqu’une fois établie, elle permet aux UNPOL de bénéficier des savoirs policiers indigènes et de développer une lecture de l’environnement plus nuancée. D’un point de vue pratique, il devient important pour les UNPOL de réduire les coûts de transaction avec les acteurs locaux et de rapidement parvenir à bâtir des liens solides. D’autres recherches l’ont montré, ceci implique la nécessité de développer des expériences initiales positives avec les acteurs locaux (Skogan, 2006), comme semblent l’avoir intégré les policiers rencontrés dans la présente étude.