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La question de la place des normes dans l’exercice du pouvoir a été une constante de mes travaux depuis le milieu des années 1970. Cet énoncé est bien sûr un constat rétrospectif, et en partie la rationalisation d’un parcours. Cependant les enquêtes que j’ai commencées alors, mais aussi une préoccupation théorique régulière, m’ont conduit dans cette direction. Plus précisément, et même si je ne l’avais pas encore clairement formulé à l’époque, c’est le paradoxe du rapport des élites dirigeantes aux règles sociales que j’ai sous des formes diverses cherché à clarifier. D’un côté, ce sont les élites politiques, administratives et économiques qui ont la responsabilité de définir les lois communes (produire les lois, les règlements et les modèles de comportement). Elles revendiquent cette activité comme un attribut de puissance. C’est aussi pour elles un moyen de justifier leur domination en mettant en valeur leur capacité à définir « l’intérêt général », à oeuvrer de façon désintéressée au bénéfice de la collectivité. Mais d’un autre côté, les élites dirigeantes sont un groupe social comme les autres, « normal » au sens de Durkheim, et elles entretiennent comme les autres catégories sociales des rapports ambivalents, voire conflictuels, avec les normes sociales. Y compris avec celles qu’elles ont elles-mêmes produites. Cependant, la visibilité et la dangerosité sociale de leurs transgressions demeurent très faibles. Je soutiens aujourd’hui qu’un ensemble de dispositifs de neutralisation et de restauration sont à l’oeuvre qui préservent les élites déviantes de la stigmatisation et des risques de délégitimation qui en découlerait. C’est au fond la principale conclusion du travail de synthèse que nous avons réalisé avec Carla Nagels dans la Sociologie des élites délinquantes qui confronte le bilan des travaux sur « la criminalité en col blanc » avec ceux portant sur « la corruption politique ». Bien que traités le plus souvent séparément, ces deux domaines de recherche convergent pour montrer la constance des abus de fonction (basés sur des mandats privés ou publics) et le haut niveau de la tolérance sociale (réaction formelle et informelle) à leur égard.

Le dossier réalisé pour la revue Criminologie m’offre l’opportunité d’un regard récapitulatif sur mon travail de recherche. Il ne s’agit pas de montrer de façon narcissique une « magnifique avancée vers la connaissance », ou « l’édification systématique d’une théorie ». Mon but est plutôt de rappeler le lent développement d’une démarche de près de quarante années avec ses aléas et ses bifurcations, ses emprunts et ses bifurcations. Il s’agit d’essayer de comprendre les étapes qui ont marqué ce programme, les conditions épistémologiques qui l’ont rendu possible et les prolongements que d’autres, peut-être, seront susceptibles de lui donner en l’enrichissant ou le déconstruisant.

Je résumerai ainsi ce parcours en trois étapes. Le point de départ a été une entrée par la réaction sociale en montrant son caractère différentiel et les avantages d’une faible pénalisation de la délinquance des élites. Puis, pour rendre compte des multiples voies alternatives de traitement de ces transgressions, je me suis intéressé aux dynamiques de jeux avec les règles et aux compétences sociales que ces stratégies d’appropriation et d’évitement exigent. Finalement, c’est l’étude des techniques de neutralisation et des rites de restauration de la délinquance des élites qui m’a intéressé dans la mesure où elle permet de comprendre un peu mieux le maintien de la légitimité sociale d’acteurs transgressifs et leur capacité de résistance à la stigmatisation.

Une réaction sociale différentielle

C’est à partir de 1975 que Philippe Robert, qui dirigeait alors le Service d’études pénales et criminologiques (SEPC) au ministère de la Justice à Paris où j’avais été engagé deux ans plus tôt, m’a orienté vers le white-collar crime, c’est-à-dire la déviance et la délinquance des élites surtout économiques et secondairement politiques. Lecteur attentif des revues anglo-saxonnes, il avait repéré la place croissante accordée en Amérique du Nord à ce domaine. Au début des années 1970, le « scandale du Watergate » avait revitalisé un secteur des sciences sociales, certes créé par E. Sutherland dans les années 1940, mais qui était resté très marginal[1]. À partir de janvier 1973, le procès des sept inculpés du Watergate et le travail d’investigation effectué par le Congrès ont posé de façon nouvelle la question des transgressions accomplies par les plus hauts dirigeants. On oublie souvent que la chute de R. Nixon (démission en 1974) est moins due à l’organisation d’un espionnage de ses opposants démocrates qu’à la preuve (par des enregistrements) de sa demande adressée au FBI de suspendre les poursuites à propos du cambriolage.

Cet épisode va susciter deux grands types de travaux. D’une part, une longue série de monographies basées sur des affaires de transgression commises tant par des entreprises que par des acteurs politiques. C’est une veine un peu répétitive, mais qui est souvent informative, car on apprend toujours quelque chose de plus dans ces investigations détaillées basées sur l’observation de procès, les archives judiciaires et les discours médiatiques. De l’affaire de la Ford Pinto à celle d’Enron, en passant par la crise des Saving & Loan et l’explosion de la navette Challenger, les études de cas ont enrichi la réflexion sur la porosité des liens dans la vie économique autant que politique entre les pratiques de décision ordinaires et les actes frauduleux, sur la dilution des responsabilités organisationnelles et sur la capacité des acteurs puissants à assurer leur défense et construire leur impunité.

Mais en 1975 au SEPC nous avons fait un autre choix en envisageant, selon le paradigme dominant dans cette équipe, le problème sous l’angle de la réaction sociale qu’il suscite. Le constat initial était double. D’un côté, comparée à d’autres contentieux, la justice pénale recevait très peu de signalements d’infractions en matière économique et financière et elle prononçait encore moins de sanctions. D’un autre côté, un vaste ensemble non structuré d’organismes administratifs (fisc, douane, travail, consommation, etc.) et de commissions spécialisées (Bourse, concurrence) disposaient de pouvoir de police administrative et, dans certains cas, de sanction. Tous les parquets s’accordaient pour constater que ces organismes avaient accaparé le pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites qui en théorie relève du procureur[2]. Et de façon plus significative encore, certains ajoutaient que les rares parquets qui avaient tenté de coopérer avec ces structures administratives pour définir en commun une « politique pénale » et faire entrer ces comportements dans la défense de l’ordre public général avaient échoué. Quelques tentatives avaient eu lieu en matière de droit pénal du travail, fiscal, de consommation et d’environnement, mais sans grand effet. La question de recherche a alors été déplacée de la matérialité des faits transgressifs vers les formes de leur prise en charge par les autorités administratives et judiciaires. En filigrane, l’interrogation portait sur les conditions de qualification des faits : quels étaient les traits de ceux qui étaient repérés et pris en charge par les agences de régulation spécialisées ? Quelles étaient les logiques d’action de ces dernières (disciplinarisation/sanction) ? Enfin, comment se développait une approche pénale pour la faible partie d’entre eux qui étaient renvoyés à cette instance ? C’est sur un tel programme que j’ai été recruté et commencé ma carrière au CNRS en 1976.

Le jeu avec les règles

Un deuxième déplacement intellectuel intervient dans la deuxième partie des années 1980. Mon attention va alors se porter sur la capacité des acteurs dominants à jouer avec les règles sociales, tant pour contrôler le moment de leur production, que pour garder la maîtrise de leur application. J’ai écrit plusieurs fois que détenir le pouvoir, c’est pouvoir choisir son droit, son juge et sa peine. Être dominé, c’est se les voir imposer. Mon premier travail de sociologie du droit, en 1984, a porté sur l’analyse d’un processus parlementaire où les grands propriétaires forestiers obtiennent une disqualification des droits d’usage coutumiers et imposent une nouvelle définition extensive de la propriété. Au Centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives (Cetel, Université de Genève), je me suis formé à la sociologie législative envisagée comme un processus politique et juridique de construction des intérêts protégés par le droit étatique. En travaillant sur les questions de délit boursier, de réglementation de la concurrence et du crédit à la consommation, je vais montrer les affrontements d’intérêts, ainsi que les conflits, les ajustements et les combinaisons auxquels la régulation publique de ces enjeux a donné lieu. Ainsi, en Suisse, le monde bancaire a accepté, après bien des combats, une loi pénale (imposée par les États-Unis) afin de réprimer les délits d’initiés en Bourse (insider trading). Mais, en même temps, il a obtenu que le champ de l’infraction soit réduit (initié direct) et surtout qu’aucune structure publique spécialisée ne soit chargée de la surveillance[3].

Ce dernier exemple montre ainsi le rôle essentiel des structures et dynamiques de mise en oeuvre. Pour les élites, l’acceptation d’une réglementation est souvent un compromis qui a pour corollaire l’assurance d’une mise en oeuvre minimaliste. Que vaut en effet une norme si elle n’est pas accompagnée de structures de surveillance et de sanction ? Que serait un code de la route sans radars ni gendarmes ? Certes, la règle posée garde une valeur symbolique, performative, elle peut avoir des effets cognitifs généraux et fonctionner comme une alerte, une mise en garde. Mais si aucun acteur ne l’invoque pour fonder une revendication normative, elle entrera de fait en désuétude progressive. La tactique constante des élites est de limiter au maximum les régulations publiques et, à défaut, d’en maîtriser la mise en oeuvre. Plusieurs enquêtes effectuées à propos des nuisances industrielles sur les relations de proximité professionnelle entre les acteurs économiques et les fonctionnaires chargés de la surveillance de ce domaine très réglementé[4] ont montré le rôle décisif du partage d’une culture d’ingénieur et la prééminence d’une conception pédagogique de la régulation. Pour ceux qui assurent l’inspection, l’objectif principal est de conserver le contact avec l’industriel, de faire lentement évoluer ses pratiques, de l’inciter à agir, pas de le contraindre ni à plus forte raison de sanctionner une transgression. Cette logique aboutit à une captation de la régulation originale par les régulés qui s’observe aussi dans d’autres domaines (sécurité du travail, fiscalité, etc.). Par un intéressant renversement des significations données aux actions de contrôle, c’est le simple constat d’une situation irrégulière (potentiellement infractionnelle), tel l’établissement d’un simple procès-verbal, qui est vécu par le régulateur mais aussi par le régulé comme une sanction. Selon ce schéma, il n’est possible d’aller plus avant dans la procédure répressive (sanction administrative, signalement au parquet) que dans des cas exceptionnels considérés comme indisciplinables (récidive chronique, secteur économique marginal[5]).

Les techniques de neutralisation et de restauration

Durant mes dernières années de recherche, un troisième type de questionnement est venu prolonger les deux premiers. Il porte sur la capacité des élites à résister à la stigmatisation et à éviter ainsi une dévalorisation sociale ainsi que la perte de légitimité qui en découlerait. En effet, même si les élites disposent souvent de modes de règlement discrets de violation des normes, et même si elles maîtrisent plus que d’autres le maniement des règles, une particularité demeure significative : leur capacité à échapper à l’opprobre sociale, y compris dans des cas avérés de transgression. C’est un cas exemplaire de violation répétée de la loi par une entreprise qui m’a conduit sur cette voie. Il s’agit d’un cas typique de récidive systématique en matière de pollution industrielle, dans lequel le dirigeant a échappé pendant plusieurs décennies à la sanction pénale. Ce dossier rappelle le type d’entreprises identifiées par Sutherland comme ayant tout au long de leur carrière combiné des activités licites et illicites. Il s’agit d’acteurs économiques dont les pratiques transgressives sont une composante structurelle de leur développement[6]. En 28 ans, l’entreprise française Protex, innovante en matière chimique[7], a cumulé 34 accidents de pollution des eaux et deux incendies. Elle a été l’objet de nombreuses mises en demeure, mais a pu obtenir chaque fois des délais pour se mettre en conformité et éviter des sanctions. Un accident grave intervient en 1988 qui vaut au dirigeant sa première condamnation pénale pour pollution d’un cours d’eau[8]. Un deuxième événement similaire se produit en 2004 qui entraîne une seconde condamnation, cette fois essentiellement financière[9]. Voilà un cas d’école pour une réflexion sur la capacité de certains acteurs économiques à résister à la disqualification sociale.

Trois lectures de cette situation sont possibles. Soit on considère que malgré son ancienneté la surveillance administrative des sites industriels est restée purement formelle[10]. Soit on estime que l’administration responsable de la mise en oeuvre est incompétente et se résume à une bureaucratie ritualiste. L’étude empirique ne permet pas de retenir ces deux premières hypothèses. Au contraire, on constate que les efforts de surveillance ont été constants, bien avant le premier accident, mais que les acteurs administratifs chargés du dossier ne sont jamais parvenus à obtenir de leur hiérarchie (les préfets successifs) les décisions de sanction qu’ils demandaient. Reste alors une troisième interprétation de cette étonnante situation : le régulé (ici l’industriel) a développé des moyens de résistance à la pression administrative. Il dispose d’appuis politiques et notabiliaires suffisamment puissants pour contourner les injonctions et échapper aux prescriptions légales. Le cas Protex est une illustration directe du système de régulation croisée décrit par Crozier et Thoenig (1975) et qui montre comment en France l’accès aux préfets et la mobilisation de ressources politiques peuvent permettre de faire échec aux réglementations menées par les bureaucraties de proximité.

Quelques années plus tard, c’est en analysant la réussite des retours en politique d’élus condamnés pénalement et en suivant le procès d’un ancien président de la République que je me suis intéressé aux « techniques de neutralisation et de restauration » dont bénéficient particulièrement les élites économiques et politiques quand certaines de leurs pratiques sont mises en cause. Symétriquement aux « rituels de dégradation » analysés par H. Garfinkel et qui sont à la base de la stigmatisation des déviants, j’ai dégagé des dynamiques discursives et matérielles d’excuse et de justification des comportements des élites relevant de la loi pénale. Elles coexistent avec les poursuites administratives et judiciaires et les doublent par un ensemble d’actions qui leur enlèvent une grande partie de leurs effets dépréciatifs. Les dynamiques de disqualification et de restauration s’entremêlent, mais la seconde finit en général par s’imposer.

  • Les « techniques de neutralisation » tendent à préserver les faits incriminés des catégorisations en termes de déviance et de délinquance. Elles visent sous différentes formes à rapprocher les pratiques en cause de celles qui sont ordinaires dans la vie sociale. J’en souligne cinq principales. La première technique, la plus fréquente, est l’invocation du pragmatisme, la mise en avant des résultats de l’action. La fin justifie les moyens. L’important est que l’entreprise offre des emplois et produise de la richesse ; que l’élu oeuvre au bien commun et gère le collectif. La deuxième technique héroïse le responsable mis en cause, souligne la lourdeur de ses charges et des difficultés qu’il a à résoudre. La troisième le déculpabilise en inversant l’accusation et en en faisant la victime de concurrents ou de jaloux. La quatrième banalise les faits et veut démontrer leur généralité, leur caractère tout à fait ordinaire. Enfin, la cinquième met en évidence l’incompétence de ceux qui s’érigent en juges, leur incapacité à comprendre la complexité des motifs d’action et des contraintes dans lesquels l’acteur mis en cause a dû prendre les décisions contestées. Ces techniques argumentatives utilisées par les acteurs subissant les mises en cause et par leurs soutiens ne sont pas toujours suffisantes pour écarter l’opprobre.

  • Les « techniques de restauration » sont utilisées quand, dans un deuxième temps et malgré les tentatives de neutralisation, une mise en accusation publique est intervenue. Ces processus tendent alors à opérer une requalification des faits qui écarte les catégorisations pénales susceptibles d’être mobilisées. Ils convergent pour substituer le registre de l’erreur civile à celui de la faute pénale. Ils sont principalement de trois types. La première technique est procédurale et tend par la multiplication des recours à produire un labyrinthe judiciaire. Cette complexité entretenue étire la durée des poursuites et alimente la confusion sur la signification et la portée de la réaction sociale. La deuxième technique euphémise les faits et réduit les éléments dépréciatifs afin de leur ôter toute gravité fautive. Enfin, la troisième technique s’attache à mettre en cause la dimension délictuelle des pratiques incriminées en écartant l’intention transgressive au profit de différents aléas.

Déviance, délinquance et exercice du pouvoir

Ce qui est en cause dans les déviances et délinquances économiques ou politiques, ce sont des abus de fonction, des détournements de responsabilité d’un niveau élevé. Que les transgressions aient été accomplies dans le cadre privé ou public, leur point commun se trouve dans des pratiques de débordement de la délégation de confiance faite à des acteurs chargés des décisions centrales de la vie sociale. S’intéresser aux rapports que les élites entretiennent avec les règles est une autre façon d’envisager l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire les dispositifs et les pratiques qui permettent aux élites « à la fois de mettre en oeuvre ce pouvoir et de le dissimuler » (Boltanski, 2013). Les spécificités de la réaction sociale à ces comportements ont pour effet de minimiser les dommages sociaux des déviances et délinquances des élites. Rares sont les acteurs concernés (petits actionnaires, consommateurs, contribuables, salariés licenciés) qui sont identifiés comme des victimes et qui se mobilisent en tant que telles.

Les élites dirigeantes sont ainsi dans une situation apparemment contradictoire qui est révélatrice de leur position de pouvoir. En effet, ce sont elles qui sont chargées de la production des normes sociales applicables à tous. Ce sont par fonction des acteurs normatifs. Cependant, comme le souligne Boltanski (2013), la « mise à l’épreuve » du respect des règles n’est pas la même pour les élites et pour les autres acteurs sociaux. Les premiers sont dotés d’une forte capacité d’arrangement avec les normes qui est perçue comme une compétence positive. Les seconds, au contraire, voient leurs illégalismes davantage contrôlés et interprétés comme des abus ou des menaces. Le pouvoir de maîtrise de la production des règles est renforcé par celui de l’évitement de leur application (Boltanski, 2009). Sur le plan du rapport aux normes, la position privilégiée des élites est renforcée par leurs capacités spécifiques de résistance au stigmate et cela aussi bien dans la façon dont elles se définissent elles-mêmes en tant que non-transgresseurs, que dans la façon dédramatisante dont sont perçues leurs actions illicites. Comme l’avait montré Sutherland dès 1940, la faiblesse de la stigmatisation ne fait que renforcer l’invisibilité sociale de ces transgressions. Cette boucle alimente ainsi un véritable déni collectif de la gravité de ces comportements.

Pierre Lascoumes, Paris, septembre 2015