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Introduction

Alors que les violences d’extrême droite ont connu au cours des dernières années une augmentation en Europe et aux États-Unis (Heitmeyer, 2010 ; Southern Poverty Law Centrer, 2012), peu d’attention a été portée à ce phénomène au Canada. Il est vrai que depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, les groupes et groupuscules d’extrême droite canadiens semblent moins actifs. Les rares études portant sur ce sujet montrent un moindre enracinement de ces groupes dans la société canadienne comparativement à ce que l’on peut observer dans d’autres contextes nationaux (Kinsella, 1995 ; Leman-Langlois et Ouellet, 2009 ; Ross, 1992, 1994 ; Young et Craig, 1997). Pourtant, si ces groupes ne sont pas à l’origine d’actes de violence de grande ampleur et si la scène d’extrême droite canadienne est relativement fragmentée et non hiérarchisée (Thibeault, 2007), les menaces sécuritaires et sociales qu’ils posent restent un sujet de préoccupation, remis à l’avant-plan par les attentats commis par Anders Breivik en Norvège en 2011. Cet article a pour objectif de dresser un portrait des violences motivées par la haine, commises par des groupes, groupuscules et individus, extrémistes de droite au Canada, et d’explorer les relations qui peuvent exister entre les idéologies véhiculées et les modes d’action mobilisés.

Si le terme d’extrême droite renvoie à des phénomènes divers, englobant les partis d’extrême droite qui évoluent au sein des champs politiques nationaux, les mouvements sociaux reconnus et les groupuscules clandestins, nous nous concentrerons sur la violence déployée par ces derniers et par des individus qui s’identifient aux discours qu’ils propagent. Nous préférerons, pour deux raisons principales, le terme d’« extrémistes de droite » à ceux d’« extrême droite » ou de « droite radicale » pour désigner ces groupes et individus qui évoluent en marge du champ politique. Premièrement, cette définition permet de souligner leur appartenance à une idéologie antisystème (Ignazi, 2003, p. 30). Deuxièmement, elle permet de replacer cette mouvance dans son contexte politique et social d’apparition. Au Canada comme ailleurs, cette mouvance est marquée par une très grande diversité, tant en termes d’idéologies que de structuration. On distingue ainsi plusieurs tendances : les « révolutionnaires » qui se revendiquent des théories néofascistes et néonazies ; les groupes dits vigilants, et parmi eux les milices patriotiques qui se multiplient aux États-Unis et ailleurs ; les groupes racistes et suprémacistes dont le Ku Klux Klan ; les groupes millénaristes ; les groupes appartenant au Christian Identity Movement ; les ultranationalistes ; les survivalistes ; les skinheads ; les antigouvernementaux… (typologie adaptée à partir de Sprinzak, 1995). Si les discours fluctuent d’une tendance à l’autre, nombreux sont ces groupes à adopter des modes d’action radicaux, justifiant, voire usant de la violence à des fins de transformations de l’ordre social (Caiani, Della Porta et Wagemann, 2012, p. 6).

Qu’en est-il au Canada ? Peut-on établir une relation entre les modes d’action privilégiés par les groupes extrémistes de droite et le discours dont ils se revendiquent ? Peut-on ainsi associer certains types de violence à certaines des tendances mentionnées plus haut ? Les dernières études qui ont exploré, dans le contexte canadien, l’une ou l’autre de ces questions datent des années 1990. Ross (1992) montre bien une différence de stratégies en fonction de l’ancrage idéologique de ces groupes : le Ku Klux Klan Kanada (KKKK), qui figure parmi les premiers mouvements extrémistes de droite à s’être installés et enracinés au Québec et dans l’Ouest canadien au début des années 1920 (Lelion, 2006 ; Robin, 1998), privilégiait les incendies criminels alors que les mouvements ultranationalistes préféraient plutôt les attaques perpétrées à l’aide d’explosifs. Cet article entend tenter de répondre à ces questions en opérant une analyse quantitative des violences commises par des extrémistes de droite canadiens, violences considérées selon la législation canadienne comme des « crimes haineux ».

Nous faisons plus particulièrement l’hypothèse que la définition de la catégorie « ennemi » influence le type et la nature de la violence (violence contre des personnes ou violence contre des biens). Après être revenus sur la définition du terme « crimes haineux » et avoir dressé un portrait de l’évolution des violences motivées par la haine, nous exposerons notre démarche et notre méthodologie. Dans un troisième temps, nous détaillerons nos résultats et les discuterons. Nous montrerons ainsi qu’il existe une relation, qui n’est certes non linéaire et non directe, entre le type de violence et l’idéologie défendue, qui délimite entre autres les contours des « ennemis » ou de ces « autres » contre lesquels ces groupes se disent mobilisés.

Les crimes haineux au Canada

Étant donné le peu d’études récentes sur les crimes haineux au Canada, cette recherche est de nature exploratoire. De plus, elle fait partie d’un projet plus large, qui concerne l’extrémisme de droite violent au Canada. Si la plupart des actes violents imputables aux extrémistes de droite peuvent être qualifiés de « crimes haineux », tous ne relèvent pas de cette catégorie. Certains peuvent ainsi être dirigés contre les gouvernements ou leurs représentants, ces derniers devenant, selon Sprinzak (1995), une cible de choix pour plusieurs groupes et individus apparentés à cette mouvance. Enfin, tous les crimes haineux ne sont pas commis par des individus appartenant à des groupes organisés, ce qui rend leur appréhension malaisée.

Nous empruntons la définition du concept de « crimes haineux » au Code criminel canadien, qui établit qu’un crime haineux est « motivé par des préjugés ou de la haine fondés sur des facteurs tels que la race, l’origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l’âge, la déficience mentale ou physique ou l’orientation sexuelle » (Code criminel art. 718.2a). Au-delà de la distinction en cinq catégories, établie en fonction des caractéristiques de diversité qui ont mené à l’action et donc des « ennemis » potentiels ciblés (Dowden et Brennan, 2012 ; Silver, Mihorean et Taylor-Butts, 2004), la législation canadienne distingue les actes perpétrés avec ou sans violence (Dowden et Brennan, 2012). Nous nous intéresserons à ces deux catégories de crimes haineux, en excluant toutefois tout ce qui relève de la production de tracts ou de tout autre support à visée propagandiste pour des raisons liées à la constitution de notre base de données.

Les plus récentes statistiques policières disponibles à ce jour indiquent que le nombre de crimes haineux représenterait moins de 1 % des crimes commis au Canada (Allen, 2014). Nous constatons que la couleur de peau et l’origine ethnique constituent les catégories qui motiveraient plus de la moitié de ces crimes, suivies de la religion et de l’orientation sexuelle. Les populations noires seraient visées dans près de 42 % des cas et le judaïsme serait la religion la plus persécutée (Allen, 2014). À la suite de hausses significatives du nombre de crimes haineux recensés au Canada en 2008 et 2009 où ces crimes avaient augmenté respectivement de 35 et 42 %, les statistiques policières montrent une baisse de 18 et 5 % en 2010 et 2011, suivie d’une nouvelle hausse de 6 % en 2012 (Allen, 2014 ; Allen et Boyce, 2013 ; Dauvergne, 2010 ; Dauvergne et Brennan, 2011 ; Dowden et Brennan, 2012). Bien que les crimes haineux ne représentent qu’une faible proportion de l’ensemble des crimes, l’inquiétude qu’ils suscitent reste toutefois importante.

Constitution d’une base de données sur les crimes haineux violents

Recenser les crimes haineux : stratégie de collectes de données

La méthodologie qui a été utilisée pour mener à bien cette étude s’enchâsse dans le vaste projet évoqué plus haut. Les données sur les crimes haineux ont donc été extraites d’une base de données plus large, qui recense, à partir de sources ouvertes, les actions violentes imputables à des extrémistes de droite. Cette base de données a été constituée à l’aide d’une stratégie double. Une première partie des incidents recensés provient de trois bases de données sur le terrorisme et une seconde provient d’une analyse documentaire de la presse canadienne anglophone. Les bases de données utilisées sont celles de l’Équipe de recherche sur le terrorisme et l’antiterrorisme (ERTA) de l’Université Laval, la RAND Database of Worldwide Terrorism Incidents de la RAND Corporation et la Global Terrorism Database (GTD) du National Consortium for the Study of Terrorism And Responses to Terrorism (START). Même si la première est qualitative et que les deux autres sont quantitatives, les données qu’elles contiennent proviennent toutes de sources ouvertes, incluant à la fois des archives de journaux, des livres, des revues et des documents légaux. La consultation et l’utilisation de ces bases de données pourraient, de prime abord, être remises en question, mais elles se justifient par les définitions très larges du terrorisme qu’elles adoptent et le fait que les actions qu’elles compilent relèvent d’abord et avant tout de l’extrémisme.

La collecte de données journalistiques que nous avons subséquemment effectuée s’appuie sur les archives nationales numérisées des périodiques suivants : Canadian Herald, Halifax Chronicle Herald, Toronto Globe and Mail, Montreal Gazette, The Canadian Press, Toronto Star, Vancouver Sun et Winnipeg Free Press. La sélection des journaux et la période étudiée s’expliquent par l’information disponible dans l’outil de recherche d’archives utilisé, soit les Canadian News Index. La présente étude concerne donc la période de 1977 à 2010, de sorte que nous couvrons la période la mieux documentée par les banques de données existantes et pour laquelle nous avons la possibilité d’approfondir les recherches dans les archives médiatiques. Cette méthode de collecte a permis de cibler les événements liés à nos critères d’échantillonnage et de faire ressortir de nombreux incidents de moins grande envergure ne figurant pas dans les bases de données nationales. Elle a servi à corroborer l’information recueillie dans les bases de données et à compléter les informations manquantes ou imprécises. En fait, sur l’ensemble des 214 cas répertoriés, seulement 20 % sont issus des trois bases de données portant sur le « terrorisme ».

Nous avons donc extrait de cette base de données tous les actes qui relèvent de la définition que nous avons adoptée de « crimes haineux ». Comme nous l’avons sous-entendu plus haut, nous avons exclu tout ce qui relève du complot, qui ne s’est pas matérialisé en un acte de violence, de la propagande et la promotion d’idéologies haineuses. Ces derniers ne sont en effet que difficilement quantifiables. En revanche, nous avons pris en compte les graffitis, que nous considérons comme une forme de violence physique symbolique. Ces actes de vandalisme n’ont été inclus que s’ils pouvaient être reliés sans ambigüité à une idéologie extrémiste de droite. Les actions non revendiquées ou non attribuées, par les agences d’application de la loi par exemple, ont été rejetées en raison de l’incertitude qui entoure les motivations des contrevenants. Enfin, tous les actes de violence ayant été causés par des extrémistes de droite, mais qui n’évoquent pas directement un caractère haineux, ont été exclus, tels que les crimes motivés par l’appât du gain comme le vol, le trafic de stupéfiants, ou encore les situations de violence conjugale ou familiale. De manière générale, nous avons rejeté les événements pour lesquels nous n’avons pas été en mesure de constater avec certitude le caractère haineux. Conformément à ces critères, nous avons répertorié une série d’assassinats, d’assauts armés et sans arme, d’attentats à la bombe, d’incendies volontaires, d’actes de vandalisme et de sabotage, ainsi que quelques canulars perturbateurs.

Identifier les modes d’action et les discours extrémistes de droite

L’analyse des banques de données et l’analyse documentaire ont permis de répertorier les principaux modes d’action utilisés par ceux qui commettent des actes de violence. Par modes d’action, nous entendons les moyens physiques utilisés pour la perpétration de violences à connotation haineuse. Les incidents ont été regroupés en trois catégories selon les modes d’action recensés dans les banques de données de la RAND et du START, en plus de ceux présentés par Leman-Langlois et Brodeur (2005). Il s’agit d’abord de violences dirigées contre les personnes, celles contre la propriété à l’aide d’explosifs ou de substances incendiaires, et ensuite les violences symboliques de moindre envergure. Quand cela s’est révélé pertinent, plus d’un mode d’action par événement a été retenu[2].

Parallèlement à la classification des différents modes d’action, nous avons recensé les trois catégories idéales-typiques qui, soit traversent le discours dont se revendiquent les groupes et individus extrémistes de droite, soit transparaissent dans leurs actions et en particulier dans le choix des cibles. Nous avons opéré une distinction entre exclusion religieuse, exclusion raciale et exclusion homophobe. Il est bien entendu que les discours extrémistes de droite peuvent articuler à différents niveaux ces trois types d’exclusion, chaque groupe produisant un discours qui lui est propre. Au-delà de l’extrême fragmentation et de la multiplicité des discours, émergent des thématiques qui renvoient à la définition de l’altérité et donc la notion de rejet d’un « autre » aux contours mouvants. Ainsi, un acte qui vise un individu en raison de son appartenance à une communauté religieuse ou une action dirigée à l’endroit de bâtiments religieux constitue, selon le classement que nous avons opéré, une forme d’exclusion religieuse. Une attaque contre une minorité visible qui n’extériorise pas ses croyances religieuses par un code vestimentaire a été comptabilisée comme raciste, suprémaciste ou néonazie en fonction de la nature de l’attaque, voire comme homophobe si elle vise expressément un membre de la communauté lesbienne, gaie, bisexuelle et transgenre (LGBT). Nous nous sommes donc basés sur la dimension « nature du rejet » pour déconstruire chaque type d’exclusion et ainsi opérationnaliser nos variables « courants idéologiques ». Ce choix nous permet de dépasser les effets produits par la très grande plasticité des discours extrémistes de droite et de concentrer le regard sur l’aspect qui nous semble le plus central pour caractériser les crimes haineux et tenter d’établir une relation entre type d’exclusion et modes d’action.

Ainsi, pour l’exclusion religieuse, nous distinguons l’islamophobie, de l’anticatholicisme, de l’antisémitisme et de l’antisikhisme, en fonction de la cible des attaques physiques perpétrées par un groupe ou un individu. L’antisémitisme est au fondement même de très nombreux discours extrémistes de droite. Il se fond dans les idées véhiculées par de très nombreux groupes canadiens, que leurs activités aient cessé ou non (pour un recensement récent des actes antisémites, voir League for Human Rights of B’Nai Brith Canada, 2014[3]). L’islamophobie est devenue, surtout depuis les attentats commis à New York et à Washington le 11 septembre 2001, une tendance qui traverse de nombreux mouvements extrémistes de droite. Elle exprime une nouvelle « forme de racisme » (Hafez, 2014), qui touche les adeptes de l’islam, ici entendu en tant que religion. L’antisikhisme est une tendance que l’on retrouve tant au Canada qu’aux États-Unis et qui reflète tant le programme antiminorités de certains groupes que l’amalgame souvent établi entre sikhs et musulmans (Bhasin, 2012). Quant à l’anticatholicisme, il désigne une forme de violence qui vise avant tout des églises ou des symboles de la religion catholique.

L’exclusion raciale fait référence à des actes qui comportent un caractère raciste affirmé et qui promeuvent par le fait même un discours que nous avons rattaché soit au néofascisme, au néonazisme, au racisme ou encore au suprémacisme. Là encore, la distinction entre ces différentes tendances idéologiques est ténue. Nous avons toutefois procédé à une catégorisation en fonction de la nature des cibles et des symboles utilisés en guise de revendication. À titre d’illustration, une action de vandalisme qui implique d’apposer le sigle KKK sur les murs d’un bâtiment public a été classée comme relevant du suprémacisme, le KKK étant le plus souvent associé au principal courant qui compose le suprémacisme blanc (Burris, Smith et Strahm, 2000). De même, une croix gammée renvoie, selon l’interprétation que nous proposons, à un groupe ou à un individu s’identifiant prioritairement au néonazisme. La catégorie « néofascisme » désigne les actes relevant davantage d’un exclusionnisme nationaliste d’inspiration mussolinienne. Enfin, la catégorie « racisme » inclut tous les actes de nature raciste qui n’entrent dans aucune des catégories mentionnées plus haut.

L’exclusion homophobe renvoie aux violences prenant pour cibles des personnes appartenant à la communauté LGBT ou encore des lieux dans lesquels elles sont réputées se rencontrer. Ce type d’exclusion n’est pas rattaché à un courant idéologique en particulier, car il traverse la plupart des discours produits par des extrémistes de droite au Canada comme ailleurs. Par exemple, l’Aryan Guard, groupe qui a été fondé en 2006 et qui se définit à la fois comme néonazi et suprémaciste blanc, fait des homosexuels des cibles de ses discours et de ses actions (Gunlock, 2013).

Limites méthodologiques

La stratégie de recherche privilégiée comporte plusieurs limites, qui pourraient influencer la portée des résultats. La première d’entre elles concerne la qualité des sources. Nous avons en effet constitué notre base de données à l’aide de sources ouvertes, qui sont dans la grande majorité des nouvelles rapportées dans les médias. Nous reconnaissons que ce type de sources est, par sa nature, partiel et partial. Pour contrer le caractère de partialité, nous avons tenté, dans la mesure du possible, de croiser les différentes sources afin de préciser les informations sur un événement donné. Quant au caractère partiel de la base de données, il provient en grande partie du fait que ce type d’incidents est sous-rapporté dans les médias, mais également auprès des agences d’application de la loi (Dauvergne et Brennan, 2011). Les crimes haineux, violents comme non violents, ne font en effet pas l’objet de plaintes systématiques. La représentativité de l’échantillon inclus dans la base de données reste donc sujette à caution. Toutefois, les autres sources que nous aurions pu mobiliser, comme les statistiques policières, ne nous auraient pas permis de dépasser cette limite. Enfin, comme nous l’avons précisé plus haut, nous n’avons pas inclus les complots qui n’ont pas donné lieu à des actes de violence. Pourtant, les tentatives échouées ou empêchées pourraient constituer un bon indicateur de l’amplitude et de la magnitude des crimes haineux. De telles données restent excessivement difficiles d’accès.

Enfin, nous ne pouvons nier la part de subjectivité dans l’inscription d’un événement dans un courant idéologique précis. Les idéologies extrémistes de droite se caractérisent en effet par la très grande plasticité, chaque groupe, voire chaque individu, puisant dans un large référentiel afin de constituer son propre discours. De plus, nous avons prévu l’inscription de plus d’un mode d’action et de plus d’une tendance idéologique par événement, mais encore là, notre subjectivité pourrait teinter la sélection de la primauté d’une action ou d’une idéologie sur une autre. À cet effet, nous avons tenu compte de la nature des cibles (personnes ou biens) et de la gravité de l’acte afin d’identifier le mode d’action dominant.

Principaux résultats et discussion

Le cadre analytique développé pour cette étude présente d’abord un portrait général des différents types de violences répertoriés et vise à identifier les éventuelles relations entre les modes d’action employés pour la perpétration d’actes haineux et les motivations idéologiques de ceux qui les commettent. Dans un second temps, nous vérifions l’indépendance des modes d’action et des discours dans un tableau croisé à l’aide d’un test du Khi-deux. Enfin, une régression probit nous permet de connaître les probabilités qu’un mode d’action soit lié à une tendance idéologique ou à un discours (Hahn et Soyer, 2005). L’ensemble de ces analyses vise à déterminer quels sont les types d’actions qui sont les plus fréquents et quelles idéologies ont pu les motiver. Bien que le nombre d’incidents répertoriés soit de 241, nous analysons au nombre de 264 les associations entre courants idéologiques et modes d’action, puisqu’un incident donné peut être lié à plus d’un courant idéologique.

Les principaux modes d’action utilisés

L’ensemble des résultats concernant les modes d’action utilisés, les idéologies mises en cause et les relations entre ces deux variables est exposé au Tableau 1. En portant une attention particulière aux modes d’action, nous constatons d’abord que le sabotage et le vandalisme sont les actions les plus fortement représentées avec un taux de 51 %. Bien que celles-ci présentent un niveau de gravité et de violence moindre, elles démontrent que les discours extrémistes de droite sont tous associés, à des degrés divers, à des actes de violence motivés par la haine[4]. Les statistiques descriptives, toujours présentées dans le Tableau 1, montrent d’ailleurs que la seconde catégorie d’action en importance concerne les actions violentes contre les personnes (31 %) : assauts armés, assauts sans arme et assassinats.

Tableau 1

Tableau croisé – Modes d’action vs idéologies et catégories idéologiques liés aux incidents de violence haineuse au Canada de 1977 à 2010 (n = 264)[1]

Tableau croisé – Modes d’action vs idéologies et catégories idéologiques liés aux incidents de violence haineuse au Canada de 1977 à 2010 (n = 264)1
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Les interprétations tirées d’une lecture verticale de ce tableau risquent de s’avérer inexactes, puisque les modes d’action sont multipliés par leur association à plusieurs courants idéologiques pour un seul et même événement.

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Les courants idéologiques dominants

Les données répertoriées nous permettent d’établir que l’antisémitisme et le néonazisme motiveraient plus de la moitié des incidents de violence haineuse (58 %) au Canada entre 1977 et 2010. Il est toutefois important de préciser les discours produits par les individus ou groupes qui commettent ces actes qui amalgament le plus souvent ces courants idéologiques. Or, puisque l’antisémitisme fait, entre autres, partie des thèses défendues par le néonazisme, une proportion importante des incidents liés à l’une ou l’autre de ces idéologies risque d’être comptabilisée dans les deux catégories. Dans un autre ordre d’idées, on remarque que les actes homophobes, qui ne représentent que 11 % des incidents, ciblent d’abord les personnes. À un degré moindre, nous retrouvons également l’islamophobie (7 %), le suprémacisme (8 %) et les autres formes de racisme (9 %).

Discours haineux et modes d’action

Cette distribution des actions ne nous permet pas de vérifier la signification statistique des résultats du Tableau 1, car nous ne sommes pas en mesure de respecter les postulats d’utilisation du test du Khi-deux. Même si nous ne pouvons pas écarter statistiquement la possibilité que ces résultats soient dus au hasard, les résultats présentés dans le Tableau 1 peuvent être interprétés qualitativement de manière à déterminer une utilisation privilégiée de certains modes d’action par les tenants des thèses islamophobes, antisémites, homophobes, néonazies ou suprémacistes.

L’antisémitisme est la thèse la plus répandue (n = 84) et nous pouvons constater que les actions de nature antisémite se traduisent principalement par du vandalisme, du sabotage (n = 56/84, 66,7 %) et des incendies volontaires (n = 16/84, 19 %). Cette proportion dans la distribution des modes d’action se retrouve de façon similaire pour l’islamophobie. Fait intéressant, il s’agit également d’une thèse rejetant une religion particulière. Nous y retrouvons 55 % (n = 11/20) d’actions de sabotage et de vandalisme, ainsi que 30 % (n = 6/20) d’incendies volontaires. De même, les actions imputables aux tenants de thèses suprémacistes comportent un fort taux de sabotage/vandalisme (n = 15/21, 71,4 %).

Le second courant idéologique en importance d’occurrences est le néonazisme (n = 68). Bien que souvent partagées par les adeptes de l’antisémitisme, les actions liées au néonazisme témoignent d’une forte tendance au sabotage et au vandalisme (n = 46/68, 67,6 %), mais également d’assauts sans armes (n = 9/68, 13,2 %) et d’assauts armés (n = 8/68, 11,8 %). Parallèlement à cette tendance plus axée sur la violence contre les personnes, les actions dirigées à l’endroit des homosexuels sont suffisamment représentées pour que nous puissions cette fois croire à une plus forte tendance d’assauts sans arme (n = 16/29, 55,2 %) et d’assauts armés (n = 7/29, 24,1 %) liés à ce discours. D’ailleurs, quatre des huit assassinats motivés par la haine ont visé des membres de la communauté LGBT. Ces événements sont souvent rapportés comme gay bashing par les médias et les organisations policières, et les victimes y sont souvent déterminées par le fruit du hasard (Herek et Berrill, 1992).

La prise en considération des données relatives à des catégories idéologiques et d’action nous permet de dresser un tableau de la répartition des différents types de violence (symbolique, physique, visant des biens ou des personnes) pour l’ensemble des courants idéologiques prônant l’exclusion raciale, religieuse ou homophobe. Entre autres, les données exposent la primauté du vandalisme et du sabotage dans des actions liées à l’exclusion raciale (n = 66/116, 56,9 %) et religieuse (n = 69/119, 58 %). De plus, l’exclusion raciale produit une plus grande proportion des violences contre les personnes, qui atteint un seuil de 33,6 % (n = 39/116), en comparaison avec l’exclusion religieuse pour laquelle la violence contre les personnes ne représente que 13,4 % (n = 16/119) des incidents. En contrepartie, l’exclusion religieuse présente davantage de violence contre la propriété avec un taux de 26,1 % (n = 31/119), principalement représenté par des incendies volontaires (n = 27/31), et l’exclusion raciale n’en compte que pour 9,5 % (n = 11/116) des incidents. Dans un autre ordre d’idées, les résultats démontrent que l’exclusion homophobe est presque exclusivement composée d’actions de violence contre les personnes (n = 27/30, 90 %), alors les violences liées à l’exclusion raciale englobent une plus grande diversité des modes d’action.

De manière à mieux illustrer comment sont représentées ces violences dans le contexte canadien, notre analyse des sources journalistiques nous a permis de constater qu’il existait des situations contextuelles « types » pour les différentes formes de violences répertoriées. Plusieurs violences symboliques liées à l’exclusion religieuse ont lieu sous forme de vandalisme ou d’incendies volontaires commis sur des infrastructures religieuses. À titre d’exemple, le Montreal Gazette du 5 janvier 1993 rapporte qu’à l’occasion du dernier jour du sabbat, des croix gammées et des slogans antisémites ont été peints sur sept des plus importantes synagogues montréalaises (Peritz, 1993). Nous observons également une forte tendance de l’exclusion raciale pour le vandalisme, mais un nombre important de ces incidents sont dirigés contre des personnes. Le 3 juillet 2009, à Vancouver, trois jeunes à bord d’un véhicule lançaient des insultes racistes et des menaces à l’endroit d’un homme se décrivant lui-même comme étant mulâtre. Alors qu’il leur répliquait verbalement, les trois jeunes hommes « caucasiens » ont alors fait demi-tour pour le rouer de coups, et ce, jusqu’à ce qu’il demeure au sol, tout en continuant de porter des propos racistes à son endroit (Clarke, 2009). Quant aux violences homophobes, nous remarquons que celles-ci se traduisent principalement par des assauts physiques contre des personnes. Par exemple, le Calgary Herald du 28 janvier 2006 rapporte qu’un événement important de ce type est survenu alors que, la veille, un homme de 21 ans a été condamné à 4 ans de prison pour avoir attaqué, dans les toilettes d’un bar de Calgary, un individu qu’il croyait être homosexuel. Il l’aurait insulté à plusieurs reprises avant de lui donner deux coups au visage avec une bouteille de bière. Lors de l’assaut, la victime aurait perdu l’usage d’un oeil, puisque le premier coup aurait d’abord cassé la bouteille et le second lui aurait perforé le globe oculaire avec la bouteille cassée (Slade, 2006).

Afin de vérifier si les relations entre types d’exclusion et modes d’action possèdent une possible signification statistique, nous procédons à une analyse à l’aide d’une régression probit, une stratégie qui nous permettra de quantifier la magnitude de celles-ci, si elles sont établies.

Les probabilités de corrélations liées à la violence contre les personnes

Cette analyse vise à mesurer les corrélations entre les types d’exclusion et les catégories d’actions utilisées pour la commission d’actes haineux. À cet effet, nous présentons une régression probit avec une variable expliquée binaire de l’usage de la violence contre les personnes par rapport à l’usage d’un autre type de violence, soit symbolique, soit ciblant des biens. Comme variables explicatives, nous optons pour les catégories idéologiques d’exclusion, pour lesquelles la variable de référence est l’exclusion homophobe. Ce modèle probit présenté au Tableau 2 est basé sur 264 associations et explique 20,3 % de la variance de la variable expliquée (Pseudo R2 = 0,203).

L’analyse de ce modèle nous permet de constater les différences significatives des relations entre les types d’exclusion et les catégories d’actions. Tout d’abord, nous pouvons prétendre que les tenants de thèses à caractère raciste ont une probabilité plus faible d’utiliser la violence contre les personnes que ceux qui défendent un discours homophobe (B = -1,839). Cette relation est statistiquement significative à un niveau de confiance de 99 % (p <0,01). En effet, nous pouvons constater que la probabilité d’utilisation de la violence contre les personnes par rapport aux autres types de violence pour l’exclusion raciale est 54,3 % (dF/dx = -,543) plus faible que pour l’exclusion homophobe, toutes choses étant égales par ailleurs.

Tableau 2

Usage de la violence contre les personnes : estimation probit. Catégories d’actions et catégories idéologiques d’exclusion liées aux incidents de violence haineuse au Canada de 1977 à 2010

Usage de la violence contre les personnes : estimation probit. Catégories d’actions et catégories idéologiques d’exclusion liées aux incidents de violence haineuse au Canada de 1977 à 2010
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Variable de référence : exclusion homophobe.

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Les résultats de cette analyse démontrent que les actions motivées par un discours prônant l’exclusion religieuse ont une probabilité plus faible d’induire l’utilisation de la violence contre les personnes que celles qui sont motivées par l’homophobie (B = -2,350). Cette relation est de nouveau statistiquement significative à un niveau de confiance de 99 % (p <0,01). De fait, la probabilité d’utilisation de la violence contre les personnes pour l’exclusion religieuse est 67 % (dF/dx = -,670) plus faible que pour l’exclusion homophobe, toutes choses étant égales par ailleurs. Nous pouvons donc confirmer par ces résultats que la probabilité d’utiliser la violence contre les personnes est plus faible pour l’exclusion religieuse que pour l’exclusion raciale, et qu’elle est encore plus importante pour l’exclusion homophobe.

Conclusion

Nos objectifs initiaux visaient à mieux cibler les menaces associées aux divers types de discours extrémistes de droite au Canada. Les analyses statistiques que nous avons menées, aussi imparfaites soient-elles, montrent tout d’abord que la fréquence des incidents motivés par la haine est inversement proportionnelle à leur gravité. Cette corrélation entre gravité et fréquence des crimes reflète une tendance maintes fois démontrée par plusieurs auteurs en criminologie (Cusson, 1993 ; Erikson et Gibbs, 1979 ; Gassin, 1990).

Figure 1

Proportion des catégories d’actions utilisées par rapport aux catégories idéologiques défendues lors des incidents de violence haineuse au Canada de 1977 à 2010

Proportion des catégories d’actions utilisées par rapport aux catégories idéologiques défendues lors des incidents de violence haineuse au Canada de 1977 à 2010

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Ainsi, les tendances en termes de violence dénotent un certain traditionalisme. Les résultats de notre étude concordent avec les observations de Kellett (2004) qui mentionne dans son étude sur les violences terroristes au Canada survenues entre 1960 et 1992, que les « Canadian groups have shown themselves to be tactically conservative, rarely straying far from the traditional terrorist predilection for bombs » (p. 293). Les gestes haineux perpétrés par des groupes et individus extrémistes de droite empruntent à un répertoire d’actions traditionnelles qui a peu évolué dans le temps. Ainsi, nous montrons qu’une proportion d’environ 36 % des incidents restant après exclusion des actes de vandalisme implique l’utilisation de la violence contre la propriété. Par ailleurs, ces données présentent une diminution notable de l’utilisation de bombes comme moyen de revendication et portent à croire que nous assistons à un affaiblissement des groupes organisés depuis les années 1990. Un tel argument viendrait donc confirmer un autre constat fait par Kellet (2004), selon lequel le choix des modes d’action refléterait les capacités opérationnelles des groupes.

Or, comme nous l’avons précisé dès l’introduction, l’extrémisme de droite violente canadienne souffre d’une fragmentation poussée, ce qui explique aussi que les tendances visibles dans d’autres pays – augmentation du nombre d’incidents violents qualifiés de racistes, dont une majorité est imputable à des extrémistes de droite, et visibilité accrue de cette mouvance (Merlk et Weinberg, 2014 ; Ramalingam, 2014) – ne soient pour l’instant pas représentées au Canada. Les crimes haineux commis par des extrémistes de droite sont donc pour la plupart constitués de violences ordinaires, voire routinières. Les répertoires d’actions y ont peu évolué et les violences y sont d’une magnitude relativement faible. Toutefois, de nouvelles tendances semblent émerger depuis les années 2010, et celles-ci demanderaient une analyse plus poussée. Il semblerait notamment que la préparation survivaliste attire de plus en plus de sympathisants se revendiquant de l’extrémisme de droite (Tanner et Campana, 2014). De même, le mouvement de « citoyens souverains » constituerait une mouvance dans laquelle les extrémistes de droite se reconnaîtraient de plus en plus. Ces deux courants entretiennent une relation ambiguë à la violence et prônent un individualisme poussé, ce qui pourrait former un terreau propice à la commission d’actes de violence isolés et donc à l’apparition d’autres loups solitaires.