Article body

Introduction

L’utilisation et l’appropriation des ressources génétiques et des connaissances traditionnelles des peuples autochtones à des fins commerciales et de recherche sans le consentement de ces derniers et sans contrepartie pécuniaire et non pécuniaire sont considérées comme des actes de « biopiraterie » (Shiva, 2009). Ces savoirs traditionnels des communautés autochtones et locales associés aux ressources génétiques sont généralement fondés sur l’expérience clinique de générations de tradipraticiens. Ils fournissent souvent des indications thérapeutiques précieuses aux laboratoires pharmaceutiques et permettent également à l’industrie agroalimentaire de procéder à la sélection des variétés agricoles pouvant procurer un grand rendement. Grâce à une sélection rigoureuse des caractéristiques des plantes et à l’interaction avec l’écosystème dans lequel elles vivent, les communautés autochtones et locales ont largement contribué non seulement à la qualité, mais aussi à la quantité de la diversité biologique dans leurs territoires (Programme des Nations Unies pour l’environnement [PNUE], 2002). Les régions désertiques ou zones vierges comme l’Amazonie ont été, d’ailleurs, soigneusement prises en charge par les communautés autochtones selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) (2002). Par conséquent, les peuples autochtones et les communautés locales jouent un rôle clé non seulement dans la préservation de la diversité biologique, mais aussi dans la création de la diversité des ressources génétiques. Il ne s’agit donc pas d’un pur hasard si la majorité des ressources génétiques recherchées par les industries biotechnologiques, avec un riche corps d’expansion des connaissances associées aux organismes vivants, se trouvent dans des zones largement peuplées par les communautés autochtones et locales.

L’accès aux ressources génétiques au moyen des contrats de bioprospection et d’appropriation des matériels génétiques a été institué par la Convention sur la diversité biologique (CDB) et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et se réalisent très souvent sans le consentement des communautés autochtones (Shiva, 2009). Pour leur part, les firmes impliquées dans l’industrie de la bioprospection, très souvent accusées de biopiraterie, estiment que ce type de contrat constitue le moyen le plus efficace d’assurer la protection des ressources génétiques et des savoirs traditionnels associés. Pour ces dernières, le respect des dispositions de la CDB relatives au consentement préalable et au partage des avantages réside dans la conclusion des contrats de commerce international avec les autorités nationales compétentes, les firmes de bioprospection et les communautés autochtones comme principales parties prenantes (Kamau, Fedder et Winter, 2010 ; Markandya et Nunes, 2014 ; Nations Unies, 1992).

Pourtant, aux yeux des communautés autochtones et locales, les ressources génétiques et les savoirs associés ne représentent pas qu’un simple patrimoine au sens économique du terme, mais incarnent surtout leur mode de vie, leurs traditions et leur spiritualité (Belaïdi, 2005). Ces contrats et les régimes de brevets pourraient donc avoir pour effet de priver ces communautés marginalisées et vulnérables des moyens pour assurer leur survie (Goyes et South, 2015). Bien plus, la puissance financière et l’expertise juridique dans le domaine de contrats et de la propriété intellectuelle dont disposent ces firmes multinationales dépassent parfois de loin celles de nombreux pays en développement (Manirabona, 2011). D’où la crainte de certains observateurs de la possibilité d’instrumentalisation de ces contrats étant donné l’inégalité des rapports de force entre les parties prenantes (Abdelgawad, 2009).

Si en plus on tient compte des rapports étroits et complexes que les peuples autochtones et les communautés locales entretiennent avec les écosystèmes dans lesquels ils vivent, et le fait que ces communautés sont pauvres et marginalisées, la biopiraterie dépasse la seule dimension juridique et fait appel aux considérations morales et éthiques (Banerjee, 2006). Actuellement, certaines législations nationales qualifient ce type d’utilisation de la biodiversité d’actes criminogènes (Goyes et South, 2015). Malheureusement, la biopiraterie continue d’échapper à la définition de ce qui constitue un crime contre l’environnement selon le droit international. Par ailleurs, plutôt que de lutter contre la biopiraterie, nous estimons que le caractère volontariste des régimes internationaux relatifs à la biodiversité et le système international de brevets d’invention en vigueur sont de nature à favoriser la biopiraterie. Or, les règles actuelles du Droit pénal international de l’environnement (DPIE) sont moins flexibles quand il faut définir les crimes environnementaux. Les développements récents de la criminologie environnementale et l’adoption par certains États de législations pénales contre la biopiraterie permettent actuellement de considérer les actes de biopiraterie comme étant criminogènes sur le plan international, ce qui pourrait éventuellement entraîner l’application des règles du DPIE.

Pour démontrer la nécessité de soumettre la biopiraterie aux règles du DPIE, nous avons parcouru la littérature scientifique et les sources disponibles sur le sujet, telles que des revues scientifiques couvrant les domaines du droit et de la criminologie, ainsi qu’un examen de la jurisprudence à ce propos dans les différentes bases de données juridiques (Westlaw, Quicklaw, WorldCat, HeinOnline, LexisNexis, Legaltrac, CriminalSource, Applied Social Sciences Index & Abstracts, Criminal Justice Abstracts et Sociological Abstracts). Les recherches ont été réalisées à l’aide des mots clés suivants : « biopiracy caselaw », « biopiracy /5 crime », « biopiracy /10 environmental crime », « international biopiracy laws », « national /5 biopiracy /5 criminal », « FPIC / 5 crime », « international crimes against the environment », etc. En répétant l’exercice en français et en espagnol, ces recherches ont montré qu’il y avait peu d’écrits qui associaient la biopiraterie à un acte criminel. Nous avons alors choisi d’élargir notre recherche à des crimes internationaux sur l’environnement en général et avons extrapolé les fondements théoriques à partir de là.

Les articles parcourus nous ont renvoyés aux affaires jugées par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dans l’affaire Le Procureur c. Krstic (2001) et la Cour pénale internationale dans l’affaire Le Procureur c. Ahmad Al Faqi Al Mahdi (2015). Ces affaires ont montré le lien qui pourrait exister entre la biopiraterie, la destruction des symboles culturels et religieux et le crime international ou le crime international contre l’environnement. Pour établir ce lien dans les faits, nous avons appliqué les critères établis par les affaires susmentionnées à des cas de biopiraterie en Afrique du Sud et en Inde, repris dans la littérature consultée, notamment dans l’affaire La Déclaration de Berne c. Nestlé (2010) et National Biodiversity Autority vs. Monsanto and collaborators (2011). C’est à partir de ces affaires de biopiraterie que nous avons compris que les approches innovatrices concernant la biopiraterie et le droit pénal se trouvent dans les lois nationales et non pas en droit international. Il nous semble très probable que le droit pénal international de l’environnement pourrait être développé à partir des législations nationales. À partir de ce constat, nous avons établi des critères dans le but de choisir nos études de cas fondées sur la recherche déjà réalisée par la professeure Koutouki en 2014. Trois critères prédéterminés devaient donc être respectés : a) L’État devait être membre du groupe des pays mégadivers, c’est-à-dire les pays les plus riches en diversité biologique et culturelle ; b) ayant des populations de communautés autochtones et locales importantes ; c) disposant d’approches novatrices en matière de lutte contre la biopiraterie à travers des cadres juridiques nationaux basés sur les sanctions pénales.

À cette fin, nous avons choisi l’Inde, la Colombie et l’Afrique du Sud. En ce qui concerne l’Inde, nous avons concentré notre propos sur l’impact de la Biodiversity Act 2002 dans les cas de biopiraterie concernant une aubergine génétiquement modifiée, dénommée bt Brinjal case, et l’affaire Colgate-Palmolive. Pour la Colombie, nous avons examiné l’impact de la Constitution de 1991 qui traite directement de la question des ressources génétiques et des droits des communautés autochtones et locales. Relativement à l’Afrique du Sud, nous avons étudié la National Environmental Management : Biodiversity Act, 2004 (NEMBA), qui prévoit des sanctions pénales contre des activités contraires à la loi, c’est-à-dire des actes portant atteinte à la biodiversité.

I. La protection pénale des ressources génétiques et des savoirs associés : l’apport des législations nationales devant la faiblesse des règles internationales

Bien que ces actes de biopiraterie soient manifestement considérés comme un crime de vol et susceptibles de détruire la biodiversité, le droit international ne les considère pas encore comme des actes criminels (Costes, 2008).

C’est pourquoi, tel qu’il est entendu aujourd’hui, les actes de biopiraterie continuent de se soustraire aux critères de distinction catégorique des actes criminels tels qu’ils sont établis par les règles de droit international […] malgré une reconnaissance croissante de ses conséquences néfastes et généralisées et sa caractérisation quasi unanime comme une pratique manifestement injuste. En d’autres termes, l’acte de biopiraterie n’est ni un délit ni un crime actuellement

Nagan, Mordujovich, Otvos et Taylor, 2010, p. 10 [traduction libre]

Nous considérons donc que la décision de reléguer la biopiraterie au domaine de la propriété intellectuelle et au droit des contrats montre non seulement une indifférence relative aux modes de vie de générations de communautés autochtones actuelles et futures, mais aussi la volonté de précariser ces communautés. Des études montrent que la précarité de leur cosmovision résulte essentiellement de la perte de contrôle de la faune et de la flore, qui sont au coeur de leur mode de vie : la culture, la cosmologie, la spiritualité et, bien sûr, le développement économique (Belaïdi, 2005). En d’autres termes, les ressources génétiques et les connaissances associées sont étroitement liées au langage, aux relations sociales et à la façon dont les communautés autochtones et locales appréhendent le monde (Costes, 2008). C’est la raison pour laquelle, dans la diversité de leurs cultures, les peuples autochtones n’envisagent pas le monde vivant simplement en tant que réservoir de ressources, mais surtout comme un ensemble dynamique incluant l’humain, et dans lequel un équilibre doit être maintenu (William-Johnson, 2011). C’est dans ce sens que le rapport Brundtland avait indiqué que pour assurer la survie des générations actuelles et futures, il est impératif de préserver l’environnement humain (Rapport Brundtland, 1987).

La protection des rapports intrinsèques entre la biodiversité et les communautés autochtones a été explicitement articulée dans la CDB. Malheureusement, les principaux objectifs de la CDB et de l’ADPIC n’étaient pas d’assurer la protection de la diversité biologique et culturelle, mais plutôt de s’assurer que les États n’interdisent pas l’accès aux ressources génétiques, même si théoriquement l’article 8 (j) de la CDB préconise une utilisation durable de la biodiversité (Nations Unies, 1992).

Considérés comme étant des mesures d’application de la CDB, les Lignes directrices de Bonn adoptées en 2002 et le Protocole de Nagoya, signé en 2010, ont établi les conditions d’accès et de partage des avantages résultant de l’exploitation des ressources génétiques. Toutefois, selon un document récent publié par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), toute information qui tombe dans le domaine public n’est plus susceptible de bénéficier du régime de protection offert par les règles de propriété intellectuelle (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle [OMPI], 2015), ce qui est le cas pour de nombreux savoirs traditionnels de communautés autochtones, placés dans le domaine public par les travaux des chercheurs (OMPI, 2015). De plus, compte tenu de la perception que les communautés autochtones manquent l’étape « inventive » d’isolement des molécules ou de modification tant soit peu des ressources génétiques (Dagne, 2014), il appert que les modalités d’accès aux ressources génétiques et de partage des avantages prévus par la CDB sont désormais absorbées par la protection offerte par les régimes des ADPIC (Chiarolla, 2011 ; Mills, 2010).

C’est pourquoi la majorité des pays du Sud, où se concentrent plus de 80 % des ressources génétiques mondiales, estiment, avec raison, que les ADPIC encouragent la biopiraterie. Ils insistent sans succès pour que les articles 27 et 29 de l’accord sur les ADPIC soient modifiés de façon à exiger – comme conditions de brevetabilité – la divulgation de l’origine du matériel génétique ou du savoir traditionnel faisant l’objet de brevet et apporter la preuve du consentement préalable, libre et éclairé ainsi que la preuve du partage juste et équitable des avantages (Abdelgawad, 2009).

Dans une récente étude restreinte à une classe spécifique de brevets (C12N « micro-organismes ou enzymes ») publiée de 2010 à 2013, il a été révélé que sur les 187 demandes de brevet international, les trois quarts ne contenaient aucune information concernant l’origine du matériel génétique (Hammond, 2014). Bien plus, sans nier l’existence des exemples positifs de contrats de bioprospection, des études montrent plutôt que la majorité de ces contrats brillent par l’absence de consentement préalable, libre et éclairé, la négation de la valeur des ressources génétiques et un partage inéquitable des avantages (Abdelgawad, 2009). À titre d’exemple, le contrat conclu entre l’Université de Washington, en partenariat avec la société Monsanto et le gouvernement américain d’une part, et de l’autre, les représentants des communautés Aguaruna et Huambisa au Pérou, a accordé à ces dernières des redevances correspondant à 25 % des profits réalisés de la vente de produits brevetés par Monsanto et basés sur les échantillons fournis. Il s’est avéré par la suite que 25 % des redevances perçues représentaient un quart de la part de 1 % des profits que l’Université de Washington pourrait recevoir de la société Monsanto. Finalement, les communautés locales ne recevraient que 0,25 % au lieu de 25 % des bénéfices globaux réalisés de la vente de produits brevetés (Abdelgawad, 2009).

Par ailleurs, d’autres facteurs criminogènes reliés à la biopiraterie concernent la relation étroite entre le droit des contrats et les droits de propriété intellectuelle. Ce rapport est davantage restrictif des droits fondamentaux des communautés autochtones en raison des coûts exorbitants des procédures en cas de litige. Selon l’American Intellectual Property Law Association (AIPLA), le coût d’un procès relatif à un brevet est de 1,6 million de dollars jusqu’à la divulgation de la preuve, et 2,8 millions de dollars jusqu’à la disposition finale. Un procès sur la rupture d’un contrat commercial se chiffre à des centaines de milliers de dollars (American Intellectual Property Law Association [AIPLA], 2013).

On peut déduire de ce qui précède que de telles procédures ne peuvent pas répondre aux critères de protection des droits des communautés autochtones, ni combler le manque d’expertise ou de financement qui les caractérise. Les communautés autochtones et locales qui cherchent à lutter contre la biopiraterie ne sont donc pas en mesure de trouver de l’aide juridique au moyen des règles relatives aux contrats internationaux de propriété intellectuelle. Alors que la question de la biopiraterie n’est pas encore discutée en droit international pénal, les législations nationales prennent de plus en plus au sérieux le caractère criminogène de la biopiraterie (Véron, 2004). Rappelons que le protocole de Nagoya encourage ses membres à prendre des mesures appropriées afin de s’assurer que les ressources génétiques et les savoirs traditionnels ne sont pas utilisés contre les intérêts environnementaux ni au mépris des droits des Autochtones. Ces mesures peuvent comprendre la saisie des échantillons obtenus illégalement, les amendes, la révocation des permis d’accès octroyés, ou même, dans certains cas plus graves, des peines d’emprisonnement.

En ce sens, la Directive 2008/99/CE sur la protection de l’environnement par le droit pénal de la Commission européenne (CE) précise que les sanctions pénales sont l’unique type de mesures appropriées et suffisamment dissuasives pour parvenir à la bonne application de la législation environnementale. Pour le démontrer, la CE a réalisé de nombreuses études sur la criminalité environnementale avant de conclure que l’existence de nombreux cas graves de non-respect du droit européen de l’environnement est due à l’absence de sanctions pénales conséquentes. C’est pourquoi des États comme l’Inde, l’Afrique du Sud, et la Colombie, entre autres, considérés comme mégadivers, ont adopté des législations susceptibles de sanctionner les crimes contre l’environnement associés aux actes de biopiraterie (Goyes et South, 2015).

Ainsi, ces législations ont mis en place des systèmes de contrôle destinés à la protection et à l’accès aux ressources génétiques et leurs dérivés. Ces modalités permettent aux entreprises et aux individus intéressés d’obtenir préalablement des permis et de fournir la preuve d’un double consentement : celui de l’État, par les organismes établis à cet effet, et celui des communautés locales. La création de registres ou de bases de données des savoirs traditionnels est un des mécanismes de contrôle par lequel les communautés locales peuvent aussi valoriser et protéger leurs savoirs (William-Johnson, 2011).

L’Afrique du Sud est l’un des pays disposant d’une série de règles sur la protection de l’environnement. La Loi sur la biodiversité, adoptée en 2004, National Environmental Management : Biodiversity Act, 2004 (NEMBA), est spécifiquement destinée à la protection de la biodiversité. Elle a permis la création de l’Institut national sud-africain pour la biodiversité (ANBI : South African National Biodiversity Institute), l’autorité nationale en matière d’accès à la biodiversité, et considère comme criminogène toute violation de cette réglementation. Donc, tout accès illégal aux ressources biologiques et toute utilisation des savoirs des Autochtones sans autorisation sont considérés comme étant des crimes environnementaux.

Acts in contravention of the terms established by the NEMBA are deemed offences under the Act, and are liable to a fine and/or imprisonment of a period not exceeding five years.

National Environmental Management : Biodiversity Act [NEMBA], 2004, paragr. 101-102

Cette loi a également contribué à l’annulation de certains brevets, tels que ceux déposés en Suisse par Nestlé concernant l’utilisation de Rooibos et de Honeybush comme alicaments ou produits cosmétiques, au motif qu’ils contrevenaient tant à la CBD qu’à la législation sud-africaine (Déclaration de Berne, 2010).

La législation colombienne illustre la façon dont le Code criminel et le système judiciaire sont capables de protéger les intérêts environnementaux dominants, et de maintenir un seuil minimal de satisfaction des besoins des communautés autochtones et locales considérées comme marginalisées, pauvres et impuissantes (Goyes et South, 2015). Ainsi, l’Article 4 de la Loi nº 1032 de 2006 (22 juin) par laquelle sont modifiés les articles 257, 271, 272 et 306 du Code pénal criminalise avec une peine d’emprisonnement de quatre à huit ans et une amende de 8 000 à 447 000 dollars américains, toute personne qui plante, commercialise ou transporte des semences protégées par la loi sans permission (Goyes et South, 2015). Depuis sa mise en oeuvre en avril 2013, 9 102 cas ont été portés devant les tribunaux concernant l’utilisation et la commercialisation illégales de graines dans un seul des 32 départements colombiens, et 10 à 60 % des accusés ont été reconnus coupables (Goyes et South, 2015).

Par ailleurs, l’Inde a mis en place des mécanismes efficaces de lutte contre la biopiraterie à travers la Loi portant sur la diversité biologique, adoptée en 2002. Selon un rapport de 2001 du groupe de travail sur les connaissances traditionnelles mis en place par l’OMPI, l’Inde est l’un des pays ayant une mégadiversité exceptionnelle. Ce groupe de travail a effectué une recherche dans les bases de données internationales de brevets concernant les brevets relatifs aux systèmes de connaissances traditionnelles. La recherche a découvert que plus de 5000 références de brevets portaient sur 90 plantes médicinales pour le seul US Patent and Trademark Office, et 80 % des brevets relatifs à ces 90 plantes médicinales provenaient de sept usines, toutes d’origine indienne (Bavikatte et Tvedt, 2015).

Cette loi a ainsi permis la création de l’autorité nationale en matière d’accès à la diversité biologique, la National Biodiversity Autority (NBA), dont les compétences sont décentralisées dans chaque État et dans chaque province. En outre, un projet gigantesque de création d’une bibliothèque numérique des savoirs traditionnels indiens, nommée la Traditional Knowledge Digital Library (TKDL) a été réalisé. Désormais, aucun accès à la diversité biologique et culturelle indienne ne peut se faire sans l’obtention préalable d’un permis auprès de la NBA. Les populations autochtones et locales, comme les Vaids et les Hakim, qui pratiquent le système traditionnel indien de médecine sont cependant exemptées des exigences de cette loi. Des tribunaux « verts » ont été créés dans le but d’appliquer le régime de sanctions pénales suffisamment dissuasives prévues par la loi afin de lutter efficacement contre les actes de biopiraterie.

Ainsi, en vertu de la loi et des Biodiversity Rules of 2004, toute violation de ce cadre réglementaire est qualifiée d’acte criminogène tendant à commettre un crime contre les communautés marginalisées qui dépendent de la biodiversité pour assurer leur survie (Venkataraman, 2009). Ces règles sanctionnent également toute personne physique et morale qui contrevient ou encourage la violation de la loi à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans ou à une amende calculée en fonction des préjudicies subis (La loi, chapitre XII). Récemment, l’application de la loi a ainsi permis des poursuites et des condamnations (pour acte de biopiraterie) lancées et prononcées contre la firme Monsanto et sa filiale indienne Mahyco, dans le cadre de l’affaire Brinjal Bt.

En effet, en 2005-2006, les deux entreprises, en collaboration avec l’University of Agricultural Sciences, ont utilisé le génome de plusieurs variétés indigènes d’aubergine pour en créer une version génétiquement modifiée sans avoir obtenu préalablement un permis. Il a été reproché à Monsanto et consorts de ne pas avoir consulté les agriculteurs concernés ni le gouvernement fédéral de l’Inde. En agissant de la sorte, il a été admis qu’ils ont contrevenu à la Loi indienne sur la diversité biologique (Abdelgawad, 2012). Dans une autre affaire, le gouvernement indien a, en juillet 2015, contesté deux brevets accordés à Colgate-Palmolive. Selon le New Yorker, « on voit clairement que les formules que Colgate-Palmolive avait revendiquées comme ses propres inventions ne l’étaient pas en réalité, d’où le fait que le gouvernement indien les a rapidement contestées avec succès » (Twilley, 2015, paragr. 2).

Par ailleurs, quelques années seulement après sa création, l’Office européen de brevets a cité le TKDL 36 fois dans les cas de rejet des brevets basés sur les savoirs traditionnels, tandis que l’United States Patent Office le citait 40 fois. Lorsque le personnel des brevets de TKDL a examiné les brevets accordés antérieurement aux sociétés qui cherchaient à établir des droits de propriété sur différents composés et formules, plus de 2000 cas de détournement ou de vol de savoirs traditionnels ont été recensés et 200 d’entre eux ont d’ailleurs déjà été contestés (Twilley, 2015). Néanmoins, si l’efficacité de ces mécanismes nationaux de lutte contre la biopiraterie a été testée, ils demeurent cependant trop coûteux pour de nombreux pays du Sud et sont loin de protéger de façon pérenne la biodiversité.

L’Inde est l’un des pays en développement les plus riches, avec son économie émergente, et une vaste partie de sa population parle anglais, la langue internationale des brevets. Si le combat contre la biopiraterie a été difficile sur le plan international pour l’Inde, malgré l’appui des associations de défense des droits des Autochtones, on suppose que les États les plus pauvres, et dont les communautés autochtones sont les plus vulnérables, ne peuvent pas suivre l’exemple de ce pays. De plus, il n’y a aucune indication que la biopiraterie est moins endémique ailleurs. Or, les risques associés aux actes de biopiraterie et l’implication des firmes multinationales dans le mouvement transnational des matériels génétiques et des savoirs traditionnels aggravent les limites des législations nationales. D’où la nécessité de lutter contre la biopiraterie dans une perspective plus globale. Ainsi, l’application de règles soigneusement conçues et susceptibles de considérer la biopiraterie comme un préjudice et une atteinte aux droits fondamentaux des communautés autochtones est une avenue à explorer. Cette reconnaissance permettrait aux Autochtones d’utiliser les forums internationaux pour faire valoir leurs droits associés à la biodiversité.

Il semble donc qu’un cadre juridique qui permettrait de mieux lutter contre la biopiraterie est celui dont : les règles incluent les communautés autochtones en tant que participants ; les coûts sont soutenus par une entité autre que les communautés elles-mêmes ; le mécanisme de règlement des différends est déjà mis en place ; un cadre juridique prévoit un régime de sanctions et de réparation compatibles avec les caractéristiques de la biopiraterie. Ces considérations nous renvoient au domaine du DPIE.

Bien que cette possibilité soit à ce jour rarement discutée en droit international, nous pensons qu’elle mérite d’être examinée étant donné le potentiel que ce type de droit représente dans la prise en charge des victimes vulnérables des actes criminels sur le plan environnemental.

II. La criminalisation de la biopiraterie en tant que crime international contre l’environnement : une idée qui a fait du chemin

Comme on l’a vu, les législations nationales sur la criminalité environnementale existent dans la plupart des États et contribuent à bien des égards à l’émergence du DPIE. Si l’importance des règles du DPIE s’apprécie par rapport à leur caractère dissuasif et prévisible, elles brillent surtout par l’attention accordée aux victimes des crimes environnementaux. Le DPIE a cependant été toujours beaucoup moins flexible quand il s’est agi de définir ce qui constitue un crime environnemental. En général, le G8, Interpol, le PNUE, l’UE, le programme des Nations Unies sur la criminalité interrégionale et l’Institut de recherche et de justice considèrent les actes suivants comme constituant des crimes internationaux contre l’environnement : le commerce illégal de la faune ; le commerce illégal des substances appauvrissant la couche d’ozone ; le dumping et le transport illégal de divers types de déchets dangereux ; la pêche illégale, non réglementée et non déclarée ; l’exploitation forestière et le commerce illégal de bois. Depuis plusieurs décennies, de nombreuses tentatives ont débouché sur une reconnaissance d’autres activités susceptibles d’être qualifiées de crimes internationaux contre l’environnement. Selon l’Institut royal des affaires internationales, la biopiraterie est l’une de ces activités (Hayman et Brack 2002).

En guise d’illustration, dans le domaine agroalimentaire, la biopiraterie prend une forme moderne et légale à travers les nouvelles biotechnologies qui visent essentiellement la sélection de variétés agricoles à haut rendement. Ces technologies ont un impact négatif sur la pérennité de certaines variétés : le blé est une espèce extrêmement variée ayant une richesse biologique complexe, un rendement moins élevé, mais très nutritif dans l’alimentation des communautés autochtones et locales. On accuse les multinationales qui sélectionnent et contrôlent les semences de participer à la disparition de milliers de variétés, comme le blé, depuis le début de la révolution verte, rendant uniformes les champs et faisant en sorte que les plantes deviennent toutes identiques (William-Johnson, 2011). Cette monoculture a eu pour effet de chasser les petits producteurs comme les Autochtones, qui pratiquent essentiellement une agriculture de subsistance. Or, la création de médicaments, la qualité de la nourriture et même la qualité de l’air et de l’eau sont maintenues en équilibre grâce à cette biodiversité qui permet à ces communautés de survivre. À cette allure, et si rien n’est fait, d’ici 30 ans, un cinquième des espèces animales ou végétales pourrait disparaître (William-Johnson, 2011). Cet argument anthropocentrique associé à la protection de la biodiversité se justifie par l’idée que l’humain n’a pas le droit moral de détruire son environnement ; par conséquent, il a la responsabilité de préserver la biosphère et tout son potentiel évolutif.

Pour s’attaquer à cette problématique, plusieurs auteurs ont créé et développé le domaine relativement nouveau de la criminologie « verte » ou environnementale. Ce nouveau domaine reconnaît tous ces facteurs comme étant criminogènes et préconise que les dommages à l’environnement qui en résultent soient reconnus comme point de référence pour associer un acte à la criminalité environnementale (Hall, 2015 ; Lynch et Stretesky, 2013 ; South, 2014 ; Westerhuis, 2013 ; White, 2014).

Selon notre perspective, il est urgent de mettre en place un régime de protection internationale qui aurait pour effet de lutter efficacement contre la biopiraterie et de répondre aux besoins particuliers des communautés autochtones et locales considérées comme les principales victimes. Pour notre part, nous considérons que les rapports des Autochtones avec la biodiversité ne sont pas seulement une question de possession et de production, mais aussi un élément matériel et spirituel dont ils doivent pleinement jouir pour pouvoir préserver leur héritage culturel et le transmettre aux générations futures (Koutouki, Matip et Kwembou, 2011). Nous pensons que c’est dans ce sens qu’un juge du Tribunal pénal international a déclaré dans l’affaire Le Procureur c. Krstic que toute activité susceptible de détruire l’environnement et de compromettre la capacité des générations actuelles et futures à satisfaire leurs besoins peut être considérée comme un crime environnemental (LeProcureur c. Krstic, IT-98-33- ICTY, 2001). Les critères établis par cette décision permettent de constater que l’érosion de la diversité biologique et culturelle que peut provoquer la biopiraterie et la perturbation des écosystèmes qui peut en résulter ont des répercussions sur le mode de vie des communautés autochtones présentes et futures (Hall, 2013).

Sur le plan du DPIE, ces considérations peuvent faire de la biopiraterie une pratique suffisamment grave pour expliquer leur totale réprobation par la société en raison de leur caractère moralement odieux par rapport à ses valeurs fondamentales (Manirabona, 2014). Cependant, des difficultés apparaissent quant à la reconnaissance d’un comportement comme relevant de la criminalité environnementale internationale. Elles sont liées notamment à l’émergence même d’un droit pénal international global de l’environnement dont les règles comprennent des textes à différentes valeurs juridiques (Mégret, 2011).

Pour pallier cette difficulté, la Commission du droit international avait proposé de compléter la liste des crimes contre l’humanité par une disposition faisant des actes dommageables à l’environnement des actes criminels. Le contenu du texte proposé dans le projet de l’article 12 de ce code prévoyait que toute atteinte grave à une obligation internationale d’importance essentielle pour la protection de l’environnement humain pouvait constituer un crime contre l’humanité (Tomuschat, 1996). Or, les actes de biopiraterie constituent une menace contre l’équilibre des écosystèmes et un risque pour la survie des communautés qui en dépendent, et que la protection de l’environnement constitue une obligation environnementale erga omnes. À cet égard, la biopiraterie peut être considérée comme une atteinte à une obligation internationale et un acte contraire aux valeurs morales fondamentales de la société internationale. De ce qui précède, deux considérations essentielles méritent d’être relevées et permettent de juger que la biopiraterie répond aux critères de crime contre l’environnement. Primo, étant donné que les infractions criminelles sont définies sur la base d’un préjudice grave, réel ou potentiel, un crime international contre l’environnement devrait vraisemblablement introduire un seuil pour qualifier certains préjudices comme étant de nature criminelle (Boisvert, 1994).

On pourrait dès lors considérer que toute « attaque » généralisée ou systématiquesur l’environnementdestinée ou susceptible de causer des dommages étendus, à long terme, des dommages graves ou irréversibles à l’environnement, peut être qualifiée de crime « environnemental » (Mégret, 2010 [nos italiques]). D’où, des observateurs qui n’hésitent plus à assimiler facilement la biopiraterie aux crimes d’écocide, de géocide ou de crimes contre les générations futures (Cherson, 2008 ; Tobin, 2009).

Par ailleurs, le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale (CPI) prévoit que si des atteintes à l’environnement sont suffisamment répréhensibles en raison de leur gravité, elles pourraient être associées aux crimes contre l’humanité (Nations Unies, 2002). Quant à l’attention particulière que le droit international accorde aux droits des victimes de ce genre d’actes (Walleyn, 2011), la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir définit comme victimes :

Des personnes qui, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice, notamment une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle, ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux, en raison d’actes ou d’omissions qui enfreignent les lois pénales en vigueur dans un État membre, y compris celles qui proscrivent les abus criminels de pouvoir.

Déclaration des principes fondamentaux, 1985, p. 1

Secundo, si le critère de mens rea ou « intention criminelle » est essentiel pour qu’un acte revête le caractère d’un crime en droit international, des experts considèrent que la preuve de l’intention criminelle peut résulter simplement de l’indifférence ou de l’aveuglement volontaire de l’agent (Manirabona, 2011). Or, sur le plan environnemental, l’insouciance subjective est susceptible d’être davantage présente que l’intention par rapport aux autres crimes internationaux existants (Manirabona, 2011). La biopiraterie peut être qualifiée de crime international contre l’environnement, car elle constitue non seulement une atteinte à une obligation internationale, mais peut être considérée comme une pratique contraire aux valeurs fondamentales de la communauté internationale. En conséquence, l’utilisation des mécanismes du DPIE comme c’est actuellement prévu par la CPI permettrait de répondre aux difficultés des pays du Sud et auxquelles font face les communautés autochtones et locales pour la protection des liens culturels et spirituels qui les lient à la biodiversité.

C’est pourquoi l’hypothèse de la mise en place ou de l’utilisation de l’une des compétences universelles relatives à la criminalité environnementale transnationale est actuellement discutée (Manirabona, 2014). L’application de l’article 8 du Statut de Rome a récemment permis à la CPI de reconnaître que la destruction du patrimoine spirituel et culturel en temps de conflit armé constitue un crime de guerre (Le Procureur c. Ahmad Al Faqi Al Mahdi, ICC-01/12-01/15). D’où le fait de simplement associer la destruction d’un patrimoine culturel et spirituel à la criminalité internationale est une avancée significative.

Conclusion

Cette étude a montré que le cadre juridique établi par la CDB, le protocole de Nagoya et les ADPIC n’est pas adapté pour combattre la biopiraterie et assurer la protection de la biodiversité dont dépendent les communautés autochtones et locales pour assurer leur survie. Au contraire, comme le reconnaît M. Véron, ce genre de texte sert plutôt d’appui à la perpétration de certains actes jugés comme étant criminels. Puisqu’aucun texte international n’incrimine la biopiraterie, elle continue donc d’échapper au régime de sanctions prévu par le DPIE et les préjudices qui en résultent ne font l’objet d’aucune réparation. Cet article a également montré que les développements récents de la criminologie environnementale ont contribué aux efforts fournis par certains États dans la mise en oeuvre des législations nationales visant à lutter contre la biopiraterie afin de combler le vide créé par le droit international. Même si les résultats obtenus dans certains pays sont satisfaisants au regard de leur capacité, la lutte contre la criminalité transnationale nécessite une réponse juridique internationale.

Il y a donc une nécessité de soumettre la biopiraterie à la compétence des règles du DPIE. Bien que les sanctions criminelles ne puissent à elles seules protéger ces communautés des préjudices potentiellement causés par la biopiraterie, le DPIE peut néanmoins leur fournir des ressources nécessaires de responsabilisation et d’autonomisation. En outre, les mécanismes du DPIE permettraient de se pencher non seulement sur le seul préjudice physique, mais aussi sur les dommages environnementaux qui touchent les aspects culturels et spirituels de la vie des communautés autochtones et locales.