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Introduction

L’humanité a réussi, à partir de l’élément clé de la vie, à créer l’arme de destruction massive la plus terrible qui n’ait jamais existé : l’eau contaminée.

Arrojo, 2007, p. 226

[…] at present the economic activity of some groups of persons leads to others’ death.

O’Neill, 1985, p. 271

Le concept d’écocide a été mis de l’avant dans la foulée de la guerre du Vietnam pendant laquelle les militaires américains ont conduit, littéralement, une attaque systématique contre l’environnement, au prétexte que celui-ci servait de protection à l’ennemi. Au-delà des souffrances humaines, ce sont des écosystèmes entiers qui ont été détruits par ces attaques massives et systématiques sur plusieurs années (Association d’amitié franco-vietnamienne, 2008) et, comme dans de nombreux cas de contamination, l’eau en est le vecteur de circulation et d’expansion (Bailli, 2004). En 1972, lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement à Stockholm, le premier ministre suédois, Olof Palme, utilisera explicitement dans son discours d’ouverture le concept d’écocide pour parler de la guerre du Vietnam (Thomas, 2014). Quatre décennies plus tard, en janvier 2013, une initiative citoyenne européenne (ICE) relance le débat et exige la mise en place d’une directive européenne qui criminaliserait les écocides et permettrait de les juger et de condamner leurs responsables. Parmi les exemples évoqués, la majorité concerne directement ou indirectement la pollution ou la dégradation des ressources en eau[2].

L’idée générale qu’il soit criminel de polluer ou de gaspiller l’eau remonte d’ailleurs loin dans l’histoire. La règle de la sécurité de l’eau, l’interdiction formelle d’empoisonner l’eau, est bien une règle coutumière[3], qui remonte plus loin que les cités grecques antiques[4] lorsque, vers l’an 600 avant J.-C., sont inscrites dans la Constitution athénienne, sous Solon, les lois de l’eau (Laberge, 1999).

[…] au moins une règle « transversale », c’est-à-dire valable quelles que soient les circonstances et dont la positivité ne fait aucun doute : c’est la sécurité de l’eau, qui se traduit essentiellement en une interdiction d’empoisonner l’eau ; règle qui excède très largement le droit fluvial. La règle est plus que logique, corollaire nécessaire du caractère de ressource vitale de l’eau. Elle est en outre complètement reconnue et appartient à la tradition culturelle de tous les continents, même si les phénomènes contemporains de pollution la menacent insidieusement.

Ruiz Fabri, 1990, p. 831

On dit parfois que l’eau est le sang de la terre. Si l’expression fait image, elle donne aussi la mesure de la gravité du problème de la pollution de l’eau. Les effets écosystémiques de cette pollution dépassent largement le cadre des seuls cours d’eau puisque c’est l’ensemble de l’écosystème qui, du coup, se trouve aussi contaminé : « […] La pollution que véhicule l’eau influence la faune, la flore, donc les ressources génétiques, le potentiel biotique des écosystèmes » (Marchario, 1990, p. 200 et 206).

On sait d’ailleurs depuis fort longtemps qu’une eau polluée est un danger pour la santé humaine[5] ; dans le monde contemporain, plus de personnes meurent à cause des eaux insalubres que de toutes formes de violences (Planetoscope, n.d.). En considérant le nombre de gens qu’elle tue, l’eau « sale » est certainement le plus sérieux des problèmes de pollution (De Villiers, 1999).

Si la qualification de crime n’est pas un phénomène objectif mais un message social, visant la prévention générale, par des sanctions significatives, de comportements gravement nuisibles à la société, nul doute que la pollution de l’eau devrait relever de cette catégorisation.

Mais l’eau, comme l’air, a été de tout temps considérée aussi comme un dépotoir de nos déchets (Marchario, 1990) ; c’est dire à quel point la criminalisation de la pollution exige un renversement de perspective[6]. Aujourd’hui, malgré la capacité naturelle d’autoépuration de l’eau, étant donné l’augmentation en quantité des rejets, leur diversité, leurs interactions ainsi que l’importance des prélèvements et des ouvrages qui réduisent les débits des cours d’eau, il est fréquent que dans certaines régions du monde, où l’eau n’est pourtant pas rare, son usage soit rendu impossible parce qu’elle est trop polluée (Monchicourt et Donzier, 2002).

L’empoisonnement de l’eau a aussi des effets délétères indirects sur les êtres humains en détruisant leurs réservoirs alimentaires, à travers la destruction des milieux de vie que ce phénomène massif induit. D’ailleurs, selon L’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire des Nations Unies (2005), à l’échelle de la planète, deux services écosystémiques ont dépassé les seuils de soutenabilité : les pêcheries et l’eau potable.

Puisque les ressources en eau relèvent du principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles (SPRN), contrôler la pollution de l’eau deviendra donc, dans la seconde moitié du 20e siècle, un enjeu environnemental majeur, et de nombreuses législations nationales seront élaborées dans cette perspective. Mais comme l’eau circule sans cesse dans le cycle hydrologique, des règles seront aussi élaborées à l’échelle internationale pour faire face à cette dimension du problème. L’utilisation inoffensive du territoire semble le principe sur lequel se sont appuyés les États pour donner peu à peu une base juridique au contrôle de la pollution des cours d’eau internationaux (Lammers, 1984).

En matière de protection des ressources en eau, l’articulation des échelles nationale et internationale se justifie donc matériellement[7]. Comme pour la plupart des problématiques environnementales toutefois, cette exigence d’articulation découle également des limites du droit international lui-même : « les incriminations du droit pénal international ne se suffisent pas à elles-mêmes pour être « répressives », mais doivent s’appuyer sur l’action normative, exécutive et juridictionnelle des États » (Beauvais, 2015, p. 14). Du point de vue de l’effectivité, considérée comme un des problèmes les plus aigus du droit international de l’environnement (Beauvais, 2015, p. 5), la criminalisation de la pollution de l’eau exige donc d’envisager la problématique d’un point de vue global, prenant en compte les exigences de coordination que suppose une mise en oeuvre effective dans un monde d’États souverains (Jaworski, 2014). S’agissant d’évaluer la pertinence politique d’une telle criminalisation à l’échelle internationale, il importe donc de considérer systématiquement cette articulation, d’autant que les obligations des États inscrites dans le droit international restent floues, y compris en termes de coordination, et que les dégradations environnementales sont un champ privilégié de la course aux tribunaux (Beauvais, 2015, p. 16).

Bien que nous accordions ici une attention plus particulière à la pollution de l’eau, il importe de rappeler que l’eau est également, en droit international, une ressource naturelle elle-même « exploitable[8] ». Or, l’eau répondant aux caractéristiques d’un bien commun, l’usage par les uns peut nuire aux usages par les autres. Toute réflexion visant à qualifier juridiquement les actes gravement nuisibles concernant cette ressource devrait donc prendre en considération également, du point de vue du droit humain d’accès à l’eau, l’effet d’exclusion que peut générer une surexploitation de cette ressource vitale. Cette rareté produite socialement est parfois qualifiée de rareté de second ordre (Bakker, 2011).

Après avoir examiné les fondements de l’inclusion de la pollution de l’eau au titre des infractions criminelles et déterminé les objectifs pouvant justifier une telle criminalisation à l’échelle internationale (1), nous relèverons les défis et les difficultés posés au plan juridique (2), ainsi que les obstacles politiques (3) que sa mise en oeuvre risque de rencontrer dans le cadre de l’économie politique néolibérale mondiale. Nous souhaitons ainsi montrer que si la criminalisation des atteintes graves à l’environnement au plan international apparaît pertinente et nécessaire (Boivin, 1991), la faiblesse de son effectivité, prévisible dans l’état actuel des rapports sociaux, risque d’engendrer l’effet inverse de celui recherché, en secondarisant de facto les valeurs fondamentales qui y sont rattachées (Acosta, 1988).

I. De la sécurité de l’eau au droit humain à l’eau : au-delà du droit international des cours d’eau

In some ways this right to water is even more basic and vital than some of the more explicit human rights already acknowledged by the international community […].

Gleick, 1998, p. 488

La notion de crime contre l’environnement n’est pas inconnue en droit international puisque Interpol (n.d.) agit déjà à ce titre à l’égard des violations reconnues comme infractions pénales par certaines conventions environnementales, dont le trafic des espèces protégées[9], le trafic des déchets[10], ou les rejets de substances nuisibles par les pétroliers[11], par exemple. À la lecture des dossiers évoqués par cet organisme toutefois, force est de constater qu’une partie importante de la réalité des dégradations environnementales, celle qui ne découle pas de gestes ou d’acteurs déjà criminalisés, des réseaux criminels organisés, n’est pas considérée ici (Euronews, 2012).

À l’inverse, toutefois : « Pour éradiquer la déforestation de l’Amazonie, l’extraction des sables bitumineux dans l’Alberta au Canada et du pétrole dans le delta du Niger, Polly Higgins, avocate et militante écologiste britannique, lutte depuis plusieurs années pour que les crimes environnementaux soient punissables devant la Cour internationale de justice » (Finaud, 2012, p. 10). Ici sont visés des désastres écologiques découlant d’activités économiques considérées par ailleurs légitimes et il s’agit bien, par la criminalisation, de resserrer les conditions de cette légitimité, de combattre ce que Glasbeek et Rowland (1979) appellent le « built-in reluctance to stigmatize as criminal an activity that is regarded as being productive » (p. 578).

On sait en effet que de nombreuses industries – forestière, chimique, minière, pharmaceutique, etc. – contribuent à la pollution de l’eau et à la destruction des espèces vivantes (Bertrand, 2006). Si, dans certains pays, ces pollueurs peuvent à l’occasion être contraints à réparation, de nombreux autres cas restent impunis et les victimes laissées à elles-mêmes (Pierce et Tombs, 1998)[12]. De même, certains secteurs économiques, par l’importance de leurs prélèvements, ont acquis le titre peu enviable de « voleurs d’eau »[13]. Parmi ces productions assoiffées, outre les industries extractives, on peut penser à l’agro-industrie[14].

S’agissant de considérer la pollution, l’accaparement ou la dégradation des ressources en eau au titre de crime contre l’environnement, on peut retracer les fondements juridiques d’une telle revendication dans au moins trois directions, au sein du droit international contemporain : la reconnaissance du caractère coutumier de la sécurité de l’eau ainsi que le contenu de la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation[15] ; le travail de la Commission du droit international (CDI) visant la codification des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité ; et finalement la reconnaissance de l’accès à l’eau au titre des droits humains.

Lors de ses travaux sur la question, la CDI affirmera partager la conviction unanime que la règle de la sécurité de l’eau existe[16] et les règles du droit humanitaire vont en ce sens. La doctrine (Schorn, 2000), depuis toujours pourrait-on dire, corrobore cette interdiction (McCaffrey, 1992). Il est particulièrement significatif de constater que le droit humanitaire comporte des clauses spécifiques s’agissant de l’eau, dans la mesure où, en général, ce qui doit être protégé en temps de guerre devrait l’être aussi en temps de paix (McCaffrey, 1992). Il serait en effet un peu particulier de considérer qu’une protection exigible en temps de guerre n’ait pas d’existence légale en temps de paix (Sohnle, 2002).

Ainsi, le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, adopté en 1977, stipule à son article 54(2) que :

Il est interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile, tels que des denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation, en vue d’en priver, en raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la partie adverse, quel que soit le motif dont on s’inspire, que ce soit pour affamer des personnes civiles, provoquer leur déplacement ou pour toute autre raison[17].

Les différents rapporteurs de la CDI, lors du processus d’élaboration de la Convention de New York, ont consacré une attention particulière à la question de la protection des ressources en eau, conscients de la gravité du phénomène de pollution et de dégradation de cette ressource[18]. Ils ont tenté de dépasser la considération de la pollution au titre d’une utilisation parmi d’autres[19] et d’inscrire plus globalement la protection et la préservation des écosystèmes (art. 20), ainsi que l’obligation de prévenir, réduire et maîtriser la pollution (art. 21). Bien que les principes ainsi énoncés demeurent vagues, ils ouvrent la possibilité de la considération de la pollution comme un dommage qui, contrairement à d’autres, ne pourra être considéré comme équitable et raisonnable : « […] il se dégage, en sus des droits et obligations que deux ou plusieurs États peuvent définir et assumer vis-à-vis les uns des autres, un principe normatif qui érige la protection de l’environnement en obligation universelle » (Schwebel, 1981, p. 150). Si, donc, certains dommages peuvent être considérés comme découlant d’une utilisation équitable et raisonnable, ce ne serait pas le cas de la pollution. Or, si la Convention de New York n’oblige pas explicitement les États parties à « réprimer » les actes de pollution, comme c’est le cas en général du droit positif international qui ne prévoit pas de grandes infractions transversales en matière de pollution (Beauvais, 2015), celles-ci ont été inscrites dans plusieurs instruments internationaux régissant le droit fluvial (Latty, 2012). Le droit des cours d’eau internationaux fait à cet égard figure d’exception lorsqu’il définit non seulement les actes prohibés mais également les sanctions correspondantes, ces dernières étant le plus souvent laissées à la compétence souveraine des États (Jaworski, 2014).

Les deux derniers rapporteurs de la CDI, McCaffrey (1988) et Rosenstock (1993), ont tous deux soutenu qu’un dommage significatif par la pollution ne pouvait être compatible avec le principe de l’utilisation équitable et raisonnable[20]. On peut comprendre cette interprétation comme une protection minimale contre les dommages écologiques, étendue aux intérêts de l’humanité, présente et future (Bourne, 1989 ; Kroes, 1997), dont les fondements se retrouvent aussi dans la Déclaration de Stockholm : « Les rejets de matières toxiques ou d’autres matières et les dégagements de chaleur en des quantités ou sous des concentrations telles que l’environnement ne puisse plus en neutraliser les effets doivent être interrompus de façon à éviter que les écosystèmes subissent des dommages graves ou irréversibles […][21]»

Dans le cadre de ses mandats, la CDI a par ailleurs abordé la question des crimes contre l’environnement à la fois dans le projet d’articles sur la responsabilité des États où elle avait retenu, au nombre des « crimes internationaux », les violations graves d’obligations relatives à la sauvegarde et à la préservation de l’environnement, et dans ses travaux sur le projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Dans la version de 1986 de ce projet en effet :

[le] Rapporteur spécial a suggéré de compléter la liste des crimes contre l’humanité par une disposition faisant des violations des règles régissant la protection de l’environnement un acte punissable. Le texte qu’il proposait dans le projet d’article 12 (Actes constituant des crimes contre l’humanité), figurant dans son quatrième rapport, se lisait comme suit : Constituent des crimes contre l’humanité : […] 4. Toute atteinte grave à une obligation internationale d’importance essentielle pour la sauvegarde et la préservation de l’environnement humain.

Tomuschat, 1996, paragr. 5

À la suite du débat qui a montré un large appui pour la proposition, le rapporteur a soumis de nouvelles propositions en 1989 pour répondre aux préoccupations soulevées. Il propose alors que les crimes relatifs à l’environnement soient désignés dans les termes suivants : « Constituent des crimes contre l’humanité : […] 6. Toute atteinte grave et intentionnelle à un bien d’intérêt vital pour l’humanité, comme l’environnement humain[22]. »

On peut alors noter, en comparant les deux textes, que le manquement à une obligation internationale disparaît mais que l’on introduit l’intentionnalité : « Le projet d’article 26 que la Commission a adopté en première lecture repose sur le principe selon lequel certaines actions, pour autant qu’elles s’attaquent aux fondements de la société humaine, doivent être considérées comme illégales en soi sans avoir à être interdites par des règles » (Tomuschat, 1996, paragr. 35). Quant au problème de la preuve que pourrait poser le mens rea, l’intentionnalité, les commentaires sur son insertion donnent la mesure de ce que peut le droit pénal international : « Ce ne sont pas en effet les crimes qui – hélas – sont perpétrés presque quotidiennement à des fins lucratives que vise le projet de code […] » (Tomuschat, 1996, paragr. 37).

Bien qu’au final les crimes contre l’environnement n’aient pas été intégrés au Statut de Rome[23], il apparaît donc que le travail juridique nécessaire à leur inclusion a été mené, et ce, sur plusieurs années. Lors de la 50e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, en octobre 1995, la grande majorité des États s’est prononcée en faveur du maintien d’une disposition portant sur les crimes contre l’environnement (Tomuschat, 1996). La même année, le 9e Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants affirmait pour sa part que « les crimes contre l’environnement devraient être considérés comme des crimes contre la sécurité de la collectivité[24] ». On rejoint là l’idée de la criminalisation des graves torts sociaux mais pour l’heure, les crimes contre l’environnement ne peuvent être considérés qu’indirectement (Henry, 2014)[25], sauf en cas de conflits armés, au titre des crimes de guerre où ils sont désignés explicitement.

Finalement, la reconnaissance, par le système des droits de l’homme (Conseil des droits de l’homme, 2010) et par l’Assemblée générale des Nations Unies (Assemblée générale de l’organisation des Nations Unies [AGONU], 2010), de l’accès à l’eau au titre des droits humains contribue également à donner une assise à la criminalisation de la détérioration ou de l’accaparement de cette ressource vitale et à en étendre la portée, au-delà des seules eaux transfrontières. En effet :

While most of international law covers relations between states, human rights law and some aspects of international environmental law go beyond interstate relations to focus on the rights and duties of states within their borders. This trend is likely to grow, because most environmental and resource law concerns not just states but also humans within states.

Dellapenna et Gupta, 2008, p. 448

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR), le premier, a précisé les obligations des États à l’égard du droit à l’eau dans son Observation générale n° 15 de 2002 (Conseil économique et social des Nations Unies [CESNU], 2002). S’agissant de respecter[26] le droit à l’eau, les États sont tenus de : « s’abstenir d’exercer une quelconque pratique ou activité qui consiste à refuser ou à restreindre l’accès en toute égalité à un approvisionnement en eau adéquat ; de s’immiscer arbitrairement dans les arrangements coutumiers ou traditionnels de partage de l’eau ; de limiter la quantité d’eau ou de polluer l’eau de façon illicite […] » (CESNU, 2002, paragr. 21).

Concrètement, le dossier de la contamination de l’eau souterraine par le trichloréthylène (TCE) à Shannon, au Québec, illustre ce cas de figure[27]. Il met en cause directement le ministère de la Défense nationale qui aurait été avisé des risques de contamination et de migration du TCE dans la nappe souterraine dès les années 1950. C’est ici le droit à la santé, voire le droit à la vie qui n’auraient pas été respectés par le gouvernement canadien puisque « Selon la Société pour vaincre la pollution (SVP), […] en plus des 3000 « victimes » de cette pollution de la nappe souterraine locale, on a dénombré 467 victimes de cancers sur place, soit un taux cinq fois supérieur à ce qu’on trouverait dans une municipalité qui n’aurait pas été victime d’une [telle] contamination » (Francoeur, 2011, paragr. 3)[28].

S’agissant de protéger, les États doivent notamment empêcher des tiers d’entraver l’exercice de ce droit et donc « […] de polluer ou de capter de manière injuste les ressources en eau, y compris les sources naturelles, les puits et les systèmes de distribution d’eau » (CESNU, 2002, paragr. 23). On peut considérer, ici, que les pratiques des États consistant à accorder à des entreprises des permis de prélèvement d’eau excédant les capacités de recharge de la ressource, ou sans connaître l’état de la ressource, ne respectent pas cette obligation. Les systèmes régionaux de protection des droits humains contribuent en effet à une pénalisation des atteintes à l’environnement par les obligations positives de protection pénale qu’ils édictent, imposant aux États un « devoir de punir » (Martin-Chenut et Perruso, 2015a, p. 53-54).

Si d’aucuns pouvaient aujourd’hui contester la positivité du droit à l’eau, il reste que le droit international des droits humains comporte déjà, par ailleurs, des obligations précises eu égard à la pollution de l’eau. Ainsi, au titre du droit à la santé, le même comité précise-t-il que : « Les États sont également tenus d’adopter des mesures contre les dangers pesant sur l’hygiène du milieu et du travail et contre toute autre menace mise en évidence par des données épidémiologiques. À cet effet, ils devraient élaborer et mettre en oeuvre des politiques nationales visant à réduire et à éliminer la pollution de l’air, de l’eau et du sol […][29]. » Le lien entre obligation de protection de l’environnement et droits humains a d’ailleurs été confirmé par la Cour internationale de justice : « The protection of the environment is likewise a vital part of contemporary human rights doctrine, for it is a sine qua non for numerous human rights such as the right to health and the right to life itself » (CESCR, 2000, paragr. 36)[30].

On pourrait argumenter que la pollution massive et grave de l’eau, dans la mesure où elle constitue une atteinte au droit à l’eau de populations entières, et par la même occasion à d’autres droits, pourrait déjà, théoriquement à tout le moins, être qualifiée de violation massive et donc de crime contre l’humanité, dans le cadre du statut actuel de la CPI[31]. Il ne serait donc pas nécessaire, dans cette optique, de créer une nouvelle catégorie de crimes contre l’environnement pour agir juridiquement. Le cas de Shannon évoqué plus haut montre toutefois les limites d’un tel raisonnement, comme l’ont montré également les procédures pénales en France en matière de maladies professionnelles (d’Ambrosio, 2015). En effet, si le lien de causalité ne peut pas toujours être aisément démontré, s’agissant strictement de la pollution de l’eau (d’Ambrosio, 2015), cela s’avère encore plus difficile s’agissant de la preuve du lien de causalité quant aux effets sur la santé : « En première instance, le juge a reconnu la contamination par l’armée, mais pas de corrélation avec les maladies recensées[32]. » La criminalisation de la pollution de l’eau in se a clairement pour avantage de réduire la « chaîne de causalités » à démontrer.

En effet, dans de nombreuses situations de pollution massive des ressources en eau, les conséquences sur la santé et la vie humaine n’apparaissent qu’à long terme et peuvent difficilement faire l’objet d’une preuve conforme aux exigences du droit criminel. De plus, les rejets nombreux et diversifiés dans l’eau rendent difficile d’isoler précisément les pollueurs et les polluants ayant des effets avérés sur la santé. Il apparaît donc nécessaire, même si l’objectif ultime est de protéger l’être humain, de criminaliser la pollution de l’eau pour elle-même.

La criminalisation des atteintes à l’environnement permettrait d’agir avec un fardeau de preuve moins lourd dans la mesure où il s’agirait alors de démontrer (1) la réalité de la dégradation environnementale et (2) le lien de causalité entre les actions et les faits. Ainsi : « […] à Pittsburgh, dans l’État de Pennsylvanie, une loi vient d’être adoptée qui criminalise l’utilisation de l’eau pour l’extraction de pétrole et de gaz. Ce n’est pas le droit à l’eau dont il s’agit ici mais bien du « droit de l’eau » – l’eau devient le sujet, défendu en tant que tel […] » (Le Bec, 2012, paragr. 22)[33].

D’ailleurs, si l’on considère les objectifs poursuivis par une telle criminalisation des pollutions graves de l’eau, soit la lutte contre l’impunité, la prévention générale, mais également l’exigence d’un message conforme aux valeurs de la société, le passage par les atteintes massives aux droits humains ne peut suffire (Monteiro, 2014). D’une part, le message est alors que les pollutions ne nuisant pas directement à l’être humain ne seraient pas criminelles, fussent-elles massives, et d’autre part, la difficulté du fardeau de la preuve risque de rendre caduque la prévention générale et de laisser entière l’impunité dans la plupart des situations.

II. Enjeux et défis sur le plan juridique

As Laylin and Bianchi once observed, « [a] man dying of thirst cannot be revived with monetary compensation for his water, even when tendered in advance.

Odiki, 1992, p. 144

On le voit, la gravité de la pollution de l’eau a tenté de se frayer un chemin en droit international à travers différents canaux. Il reste toutefois que, au regard des sanctions qu’il requiert, allant possiblement jusqu’à la privation de liberté, les exigences du droit criminel posent des défis spécifiques s’agissant de la pollution de l’eau, le premier renvoyant à tout ce qu’il ne pourra pas recouvrir. D’abord, il importe de le rappeler, le droit criminel n’a pas vocation à la réparation et, s’agissant de la pollution de l’eau, les dommages irréversibles entraînent des pertes difficilement compensables, même par criminalisation des coupables. Par ailleurs, nous rappelle Tomuschat (1996) dans son rapport :

Il n’est pas possible que le projet de code s’applique aux dommages causés à l’environnement par accumulation, c’est-à-dire aux cas où une multitude infinie d’actions distinctes causent un dommage non pas individuellement mais collectivement, en se combinant. Il serait absurde de poser en principe que l’humanité n’est rien d’autre qu’une association de malfaiteurs. Mais il se peut qu’elle soit engagée dans une mauvaise voie. Toutefois, ce n’est pas le droit pénal qui peut servir d’instrument pour mettre en doute l’ordre généralement accepté.

paragr. 45

Dans bien des cas de pollutions diffuses ou cumulatives notamment, l’assignation de responsabilités spécifiques à des acteurs spécifiques s’avère en pratique hors de portée : « […] chemicals have led to the contamination of water on a regional, and, in a few cases, on a global scale. Atmospheric transportation has become a key pathway, allowing chemicals to move long distances and to contaminate areas quite distant from their source » (Gleick, 1993, p. 36). Aller dire, par exemple, aux agriculteurs bretons qu’ils sont des criminels suppose aussi de pointer en direction des autorités publiques qui, malgré les sanctions de Bruxelles en vertu de la directive nitrates (Valo, 2014), ferment très fort les yeux et les oreilles. Pourtant, en France, « […] l’agriculture intensive est devenue le premier pollueur. La contamination par les nitrates concerne dorénavant les deux tiers du territoire national » (Carroué, 1999, p. 45)[34]. Ces situations, que l’on pourrait qualifier de « systémiques », renvoient à la dimension politique de la problématique sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Au-delà de ces limites indépassables, pour que la criminalisation de jure de la pollution de l’eau puisse atteindre ses objectifs toutefois, certaines difficultés liées aux caractéristiques de la procédure criminelle devront être résolues. Au-delà des enjeux liés à la qualification – du crime et de la gravité, notamment –, quatre défis, sur le plan de la mise en oeuvre, mériteraient l’attention : l’entreprise des poursuites ; le régime de responsabilité ; les sujets de la responsabilité ; et le fardeau et la norme de la preuve (Boivin, 1991). Nous avons déjà évoqué brièvement le problème de la preuve, que nous ne pouvons exposer ici de façon plus détaillée malgré son importance. Dans la perspective qui est la nôtre, il importe cependant de préciser les défis liés à la responsabilité avant d’aborder celui de l’entreprise des poursuites, défi politique par excellence. Le plus souvent, en effet, la procédure criminelle ne reconnaît que « […] la responsabilité individuelle et l’intention coupable (mens rea). Impossible avec ces outils d’identifier et de sanctionner les crimes des grandes corporations et des complexes industriels » (Bertrand, 2006, p. 493-502).

La responsabilité de la pollution transfrontalière des eaux en droit international, quant à elle, demeure sur le plan de la responsabilité pour fait illicite : « Bien qu’il existe de rares exemples, surtout conventionnels, de l’application d’un standard de responsabilité objective en matière de pollution fluviale, la pratique des États est trop fragmentaire et inconsistante pour qu’on puisse en déduire une règle coutumière à cet égard » (Polakiewicz, 1991, p. 301). De plus, l’obligation de « diligence due »[35], principe coutumier dégagé au 19e siècle par la jurisprudence et se rattachant aux obligations généralement attendues d’un « bon gouvernement » (Majzoub, 1994, p. 165), renforce pour l’heure le caractère relatif et aléatoire de l’interdiction de pollution et, on l’a vu, la question de l’intentionnalité reste entière puisqu’elle avait été réintégrée dans le projet de la CDI[36]. Or, l’intention demeurant difficile à prouver, « les comportements antisociaux des entreprises se trouvent transformés en “accidents” avec présomption de bonne foi » (Snyder, 2005, p. 298)[37]. Pourtant, l’omission de faire quelque chose, qu’il y ait ou non mauvaise intention, devrait permettre de considérer une organisation coupable de négligence criminelle (Snyder, 2005) ou de négligence grave[38].

Les difficultés majeures rencontrées pour sanctionner les atteintes à l’environnement sont liées aux hypothèses ontologiques et aux théories du système juridique. L’exigence, par exemple, posée par la législation pénale, de démontrer la culpabilité individuelle a causé des difficultés, parce que les atteintes les plus graves à l’environnement sont commises par des entreprises. Les relations complexes qui organisent la propriété et le contrôle des entreprises ont complexifié la tâche du droit pénal et du système juridique pour déterminer la culpabilité individuelle.

Ylönen, 1999, p. 200

C’est donc tout le principe de la responsabilité en droit criminel qu’il faudrait repenser, s’agissant des crimes contre l’environnement (Robert, 1993) et plus spécifiquement de la pollution de l’eau, à l’instar, au minimum, du droit français par exemple, pour lequel : « Le délit de pollution des eaux est un délit non intentionnel. Il peut ainsi être constitué en cas de faute de négligence, imprudence ou inobservation des règlements […]. On constate que les Parquets concentrent de plus en plus leurs poursuites contre les personnes morales[39]. »

Sachant que les revendications de criminalisation des atteintes graves à l’environnement ne visent pas que les réseaux criminels mais également, dans bien des cas, des acteurs économiques ou politiques légitimes (Bertrand, 2006 ; Domingo, 2008), il est d’une importance cruciale, pour la crédibilité de la démarche, que les faiblesses constatées du droit criminel national ne soient pas reproduites sur le plan international : « Le droit pénal français comme le droit pénal européen […] sont impuissants à réprimer les plus grosses infractions commises à l’encontre des ressources en eau de la planète » (Le Bec, 2012, paragr. 1). « Certains dossiers bien connus renvoient, in fine, à une « irresponsabilité organisée » (Beck, 2001, p. 384).

Toutefois, s’il peut apparaître opportun, en matière de pollution de l’eau, de sanctionner l’imprudence, il reste que : « depuis l’émergence des théories du risque, l’expansion des infractions d’imprudence ouvre des questions théoriques et pratiques qui ne peuvent qu’être tranchées à l’échelle nationale » (d’Ambrosio, 2015, p. 106), ce qui renvoie à l’exigence de coordination entre le national et l’international, dans la mesure où « les atteintes à l’environnement résultent moins souvent d’une faute individuelle et intentionnelle bien identifiée que d’un dysfonctionnement organisationnel » (Beauvais, 2015, p. 9).

III. Le problème politique : des messages contradictoires

Au fond, il nous appartient encore et toujours de sortir de l’état de nature. À peine croyons-nous en émerger que déjà il menace de nous reprendre, aujourd’hui par exemple, sous la forme de la violence du marché, nouvel état de nature.

Ost, 2000, p. 212

Si la qualification de crime n’est pas un phénomène objectif, la frontière entre la légalité et l’illégalité ne l’est pas non plus et l’enjeu de la criminalisation de la pollution de l’eau indique clairement une contradiction propre à nos sociétés. Si certains considèrent, par exemple, les sables bitumineux ou la fracturation hydraulique comme des activités économiques « comme les autres », voire bénéfiques, d’autres les qualifient ni plus ni moins d’écocide. C’est dire à quel point les « valeurs fondamentales de la société », s’agissant de la pollution de l’eau, ne font pas consensus. Or, « [L]’objet premier du droit pénal (et seulement du droit pénal) est de mettre en évidence et de protéger les valeurs fondamentales de notre société en fournissant, contre ceux qui menacent ces valeurs ou pourraient le faire autrement, les mesures de réprobation et de dissuasion les plus sobres, les plus énergiques et les plus lourdes de conséquences » (Keyserlingk, 1985, p. 51).

Ressurgissent ici les deux dimensions contradictoires du rapport de l’être humain à l’eau (assurer la protection d’une ressource vitale et l’utiliser comme réceptacle de nos déchets et rejets) qui, toutes deux, revendiquent en quelque sorte leur légitimité. Exemple particulièrement cynique de cette contradiction non résolue, la technologie permet à l’industrie d’extraire des minéraux plus que jamais. Donc, les déchets miniers se sont multipliés… à telle enseigne que le gouvernement canadien autorise dorénavant les compagnies minières à se servir de certains lacs comme dépotoirs de leurs déchets[40].

Devant de telles situations, on peut penser que les revendications de criminalisation à l’échelle internationale émergent de la politisation de ces enjeux au sein même des différentes sociétés (Lascoumes, 1997), c’est-à-dire de la prise de conscience et de la mise en débat des visions conflictuelles qui les sous-tendent. L’inefficacité relative de la lutte contre les pollutions massives de l’eau, dans les cadres légaux nationaux, renvoie certes à un certain nombre de faiblesses des outils juridiques, comme nous l’avons vu (Estupinan-Sila, 2015). Mais elle pointe, surtout, en direction du conflit de valeurs, entre les élites et les populations : « Loin de s’expliquer seulement par le jeu des mécanismes juridiques, la pénalisation des activités des décideurs exprime l’existence d’attentes sociales. » (Raimbault, 2008, paragr. 23)

S’agissant de contraindre les décideurs, politiques et économiques, à prioriser la protection de l’eau, à renforcer les règles en ce sens, à entreprendre des poursuites et à les mener à leur terme (Vachon, 1997), le sentiment d’impuissance généré par l’inégalité des rapports de pouvoir au sein des sociétés pousse les acteurs[41] à chercher dans le droit pénal international une « arme » (Israël, 2009) propre à rééquilibrer quelque peu ces rapports de force inégalitaires.

On le sait, « Si impressionnante que soit la législation, son efficacité dépend de la volonté politique du Cabinet et du ministre chargé de l’environnement, ainsi que de l’affectation concomitante des ressources nécessaires au ministère de 1’Environnement » (Webb, 1988, p. 56). Or, les faits sont têtus et brouillent le message social recherché par la criminalisation, même dans les situations où celle-ci existe en principe. Qui plus est, si l’objectif, sur le plan international est de « parvenir à une harmonisation de la répression, afin de garantir une protection pénale de l’environnement plus efficace et effective dans tous les États du monde placés sur un plan d’égalité, l’idéal étant d’aboutir à une compétence universelle, toujours par l’entremise des juridictions internes » (Jaworski, 2014, p. 117), la volonté politique en constitue le préalable.

La fonction de message de la criminalisation a été récemment illustrée en Chine où les promesses du nouveau président Xi Jinping d’assurer la sécurité environnementale des citoyens ont mené à une telle criminalisation de la pollution et à de nombreuses arrestations. Ce message, pour être crédible toutefois, doit s’accompagner de mesures et de moyens conséquents pour une application effective du droit. Or, « L’écologiste Ma Jun pointe de son côté que les cours de justice acceptent rarement les poursuites engagées par des victimes – notamment face à des entreprises puissantes qui se prévalent de “relations” haut placées » (Pedroletti, 2013, paragr. 10), ce qui renvoie à l’enjeu de l’entreprise des poursuites, puis de l’impunité, que la criminalisation de jure ne résout pas en elle-même.

Le pollueur potentiel, particulièrement lorsqu’il mène une activité économique lucrative, sait que les risques encourus de voir son comportement sanctionné sont minimes et, qui plus est, qu’une éventuelle sanction ne représentera en somme qu’une fraction elle aussi minime des bénéfices qu’il compte tirer de son activité :

[…] c’est principalement le risque perçu subjectivement par le délinquant potentiel d’être sanctionné qui va déterminer sa conduite. En délinquance écologique, la situation est donc plutôt alarmante tant sont rarissimes les poursuites contre des pollueurs importants, et plus rares encore les condamnations prononcées à ce titre. Et cela se sait ! […] Ainsi est-il peut-être vain de débattre de prévention générale si le crime écologique ne peut exister à cause des problèmes politiques que posent à l’État la poursuite et la condamnation de tels délinquants.

Robert, 1989, p. 22

Si cette citation peut sembler dater quelque peu, il reste que la situation n’a guère évolué à cet égard. Dans la plupart des pays et donc à l’échelle internationale, les impératifs du développement économique ont systématiquement la priorité sur la préservation de l’environnement et justifient dans bien des situations de ne pas légiférer ou, lorsque la législation existe, de ne pas l’appliquer, de ne pas sanctionner. Un jugement récent[42], en Alberta, qui met au défi la réglementation laxiste de la fracturation hydraulique au Canada en réfutant les arguments du gouvernement de cette province, prétendant que la poursuite de la plaignante n’avait aucun mérite ; que le gouvernement n’avait aucun devoir de protection envers les propriétaires terriens dont l’eau était contaminée ; et que le gouvernement bénéficiait d’une immunité statutaire, illustre l’ampleur de la contradiction qu’il s’agit de résoudre. Dans la mesure où les gouvernements considèrent n’avoir « aucun devoir de protection », on peut comprendre que les victimes se tournent vers le droit international pour faire « respecter leurs valeurs fondamentales », y compris dans des situations qui relèveraient en principe du droit interne. Mais dans un tel contexte, que pourra apporter la criminalisation internationale des atteintes graves à l’environnement ? Le droit, en l’absence de volonté politique, peut-il répondre aux aspirations des peuples ?

Conclusion

La pollution massive des ressources en eau, du point de vue des « valeurs fondamentales de l’humanité », mérite certainement d’être sévèrement sanctionnée. La contamination du « sang de la terre », à cause de ses effets sur les écosystèmes et leur capacité de soutenir la vie, doit être reconnue comme un crime au vu de la gravité des torts qu’elle inflige aux sociétés. Le droit international public contient les éléments nécessaires pour fonder une telle criminalisation : le principe « should not be poisoned beyond repair » en indique clairement les contours et exigerait que toute pollution qu’on ne peut traiter soit interdite et sanctionnée.

Toutefois, pour constituer une stratégie adéquate en vue de contribuer à résoudre les problèmes d’environnement, les paradigmes du droit criminel eux-mêmes, principalement ceux de la responsabilité et de la preuve, doivent être repensés afin de ne pas reproduire à l’échelle internationale l’impuissance relative constatée dans les contextes nationaux. Reproduire les mêmes obstacles sur le plan international, malgré l’importance du message porté par la criminalisation, ne permettrait pas de répondre aux objectifs de prévention générale et de lutte contre l’impunité, et on peut prévoir que les États seront plus que réticents à élargir de quelque manière leur responsabilité et celle des agents économiques.

Toute criminalisation ne peut opérer efficacement que dans la mesure où elle est portée politiquement. Or, nous l’avons vu, les contradictions qui traversent les rapports des êtres humains à l’eau – entre usages vitaux et usages poubelles – sont loin d’être dépassées et malgré tous les discours, le second garde toute sa légitimité aux yeux des acteurs dominants. Cette contradiction « politique » devra être résolue pour qu’une criminalisation effective à l’échelle internationale, à la fois de jure et de facto, puisse atteindre ses objectifs.