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Introduction

Parler de terrorisme au singulier[2], comme évoquer l’idée d’une symbolique unifiée (Descombes, 2009), n’a guère de sens. Le sociologue travaillant sur les phénomènes violents et plus encore sur les groupes clandestins pratiquant la violence sait bien que celle-ci emprunte des formes très différentes dans des contextes qui ne le sont pas moins. C’est bien sûr un des enjeux et une des difficultés de la comparaison que de comparer des choses comparables (Hassenteufel, 2005 ; Hermet & Badie, 2001). Penser la comparaison des acteurs et logiques terroristes impose de se situer dans un univers culturel sinon semblable, du moins très proche, au risque de se perdre dans des analogies et parallèles masquant des conceptions très nuancées de la réalité sociale. Imaginons les résultats d’une étude comparative portant sur les répertoires d’action violente d’Al-Qaïda et d’action directe, des LTTE et du FLNC, des actions du Hamas en Palestine et celles des brigadistes italiens, etc. Que compare-t-on alors ? Des situations radicalement différentes, des idéologies de soutien sans aucune similarité, des degrés de répression très contrastés, des niveaux de radicalité inégaux, des référents et ancrages culturels peu exportables[3], etc. Seul le qualificatif extérieur de « terroriste » (Bonnelli, Bigo & Deltombe, 2008) unit paresseusement, sous son label dénonciateur, des expériences historiques et des pratiques singulières.

Pour avoir un sens, le regard croisé doit s’accompagner du respect des contextes qui assurent une forme d’homogénéité aux expériences des luttes étudiées, sans chercher à offrir une seule ligne explicative à l’action « terroriste » (Wieviorka, 1988). C’est ce que nous proposerons ici dans une étude qui se limitera à trois groupes clandestins agissant à la fois dans un même univers culturel (l’Europe occidentale) et autour d’une semblable revendication affichée (la cause nationaliste). Qu’il s’agisse de la Corse, de l’Euskadi ou de l’Irlande du Nord, les trois mouvements clandestins majeurs qui y opèrent (le FLNC, l’ETA et l’IRA) partagent – même ouvertement – certains traits activistes et discours politiques. Par-delà des histoires locales très différentes (la longue histoire d’opposition entre l’Angleterre et l’Irlande du Nord face à l’histoire centralisatrice de la France contemporaine), des contextes politiques de genèse opposés (que l’on songe à l’apparition de l’ETA en pleine période franquiste quand le FLNC émerge dans une France démocratique), des orientations discursives propres (le poids du marxisme en Euskadi versus l’infantilisation idéologique en Corse), ces trois mouvements partagent des pratiques, un vocabulaire et des modèles de représentation, souvent copiés les uns sur les autres, qui permettent de parler d’un phénomène de transnationalisation de la représentation de la violence. Sans chercher à démontrer l’existence d’une « internationale terroriste européenne » (Demaris, 1978) – qualificatif exagéré pour ce qui ressemble plus à quelques emprunts et contacts peu institutionnalisés –, nous porterons surtout ici le regard sur les éléments symboliques de rapprochement. Au-delà des répertoires d’action, rarement similaires, ce sont surtout les modes de publicisation de la cause qui trahissent les emprunts entre groupes armés : fresques, tenues, rituels, références langagières… Nombreux sont les rapprochements en matière de symbolique guerrière.

Pourtant, à y regarder de plus près, ces mêmes éléments de rapprochement culturel peuvent parfois être lus de façon très différente selon les acteurs qui les engagent. On le verra en ce qui concerne l’iconographie murale, dont le commun usage masque des choix thématiques et des formes parfois opposés. Plus encore, il en va de même des répertoires d’action mobilisés ou de la symbolique militariste qui prennent sens dans un contexte local et constituent autant de limites à l’idée d’une « internationale de la symbolique terroriste ».

Cet article repose sur la collecte de nombreux éléments, à la fois véhicules d’un symbolisme affirmé (murals, vidéos militantes) mais aussi symboles directs de conflits identitaires (cagoules, armes, cérémoniels et rituels). Certains de ces éléments ont été recueillis dans des publications militantes, collectées sur le terrain ou proposées sur les sites Internet des mouvances indépendantistes. D’autres ont fait l’objet d’un recueil ad hoc lors de trois séjours d’étude en Corse et au Pays Basque entre 2010 et 2013, ainsi que d’une collaboration avec un collègue présent en Irlande du Nord[4]. C’est le cas des données iconographiques qui ont fait l’objet d’un recueil minutieux sur près de 80 % du réseau routier corse et du Pays Basque Nord ainsi qu’au sein des principales grandes villes des deux régions. Au total ce sont plusieurs milliers de traces iconographiques qui ont été traitées à travers une même fiche de synthèse et ont fait l’objet d’un traitement statistique proposé dans deux publications (Crettiez & Piazza, 2012,2013)[5].

La transnationalisation d’une culture violente

Parler de culture violente ne traduit pas un penchant inavouable pour un culturalisme naïf. La violence n’est pas ici comprise comme un trait culturel propre à certaines sociétés ou groupes sociaux, ancré dans une histoire belliqueuse, dans des pratiques mémorielles ou pire encore dans un gène isolé[6]. Il n’en demeure pas moins que les sociétés en guerre ou en conflit peuvent générer des pratiques de violence qui finissent par s’inscrire dans le décor social et parfois même cannibaliser l’espace culturel du groupe (Naepels, 2013 ; Wieviorka, 2007). Cette culture violente se retrouve, partagée, en Irlande du Nord, Pays Basque et Corse, à travers la pratique de l’iconographie murale et de certaines références scéniques, mais également dans le vocabulaire mobilisé et les objets singuliers de la symbolique clandestine. On distinguera ici les véhicules du symbolisme des symboles et les discours eux-mêmes.

Les véhicules d’un symbolisme transnationalisé

Issue du mouvement loyaliste en Irlande du Nord, la pratique des murals – ces grandes fresques politiques peintes sur les murs des villes et villages d’Ulster – va rapidement se diffuser au sein du mouvement républicain et aboutir à une rivalité picturale entre formations protestantes loyalistes et catholiques républicaines (Roston, 1991). Certains quartiers de Belfast ou de Derry sont – encore actuellement – marqués de l’empreinte politique de leur communauté, rendant visible aux yeux de tous l’existence du conflit par le rappel des martyrs de la cause, des épisodes historiques fondateurs ou des figures marquantes du mouvement. Ce kaléidoscope artistique sert une ambition de marquage des territoires et façonne la géographie locale en entretenant les haines et oppositions entre les groupes rivaux. Véritable label publicitaire de l’Irlande du Nord, les murals sont désormais entretenues, voir financées, par les collectivités, débouchant sur une mémoire des troubles qui sert des ambitions politiques mais aussi touristiques (Jarman, 2005).

Cet usage sauvage de l’espace public à des fins militantes se manifeste sur les murs de Bastia ou de Bilbao[7]. Si l’ambition artistique n’est pas toujours similaire, on retrouve dans les trois régions une même velléité politique qui se dessine à travers plusieurs thématiques croisées. Un récent travail de terrain dans ces zones en conflit a permis de dégager huit grandes thématiques présentes, de façon plus ou moins partagée, dans ces espaces publics régionaux (Crettiez & Piazza, 2013). La première renvoie à l’héroïsation de la lutte armée, dominante en Corse ou en Irlande du Nord où les murs des villes proposent des représentations valorisantes de militants en armes ou cagoulés, rappelant au passant l’existence des groupes paramilitaires et leur capacité de monitoring sur la société civile[8]. La seconde, nettement plus présente en Irlande du Nord, mais également au Pays Basque, propose au passant des références historiques et identitaires témoignant de la singularité culturelle de la petite nation en devenir : la grande famine, la figure de Guillaume d’Orange ou le célèbre tableau de Picasso représentant le bombardement de Guernica par les troupes allemandes fonctionnent comme autant de mises en scène d’une identité propre à défendre. La troisième thématique a trait au désir des groupes clandestins de marquer le territoire de leur empreinte politique, rappelant aux opposants (loyalistes protestants, britanniques, espagnols ou français) leur mainmise sur l’espace géographique local et traduisant en dessins des oppositions ethniques naturellement peu perceptibles. Le marquage systématique des poteaux de signalisation en Corse, les gigantesques fresques nord-irlandaises annonçant au passant qu’il pénètre désormais en quartier républicain ou loyaliste où la multiplicité des représentations schématisées du Pays Basque ornant les fenêtres et murs des villages favorise une emprise locale des territoires par les entrepreneurs nationalistes. Quatrième thématique picturale, le soutien aux prisonniers et la production de martyrsà la cause, est largement partagée dans les trois régions. Bénéficiant d’un niveau de répression très inégal, les mouvements corse, basque et irlandais inscrivent dans l’espace public les visages et les noms des militants morts ou emprisonnés, rappelant ainsi la pérennité du conflit et construisant une morale du sacrifice qui sert et magnifie la cause nationaliste. Cinquième usage des murs bavards, l’iconographie nationaliste est aussi une formidable caisse de résonance politique permettant une propagande partisane peu coûteuse et durablement inscrite dans la ville : qu’il s’agisse des sigles, des noms des partis ou des mots d’ordre idéologiques, les façades des trois régions rivalisent d’appels à la mobilisation et offrent aux formations identitaires les moyens de leurs ambitions prosélytes (Chaffee, 1993). L’iconographie nationaliste peut aussi servir à menacer des individus ou des groupes sociaux clairement identifiés en fonction de leurs positions politiques ou de leur identité ethnique ou nationale. Singulièrement, en Corse mais aussi en Euskadi, les murs accusent, récusent, intimident ou dénoncent ceux qui s’opposent à la morale nationaliste. Septième thématique largement présente en Irlande du Nord et en Euskadi : l’ouverture vers d’autres luttes valorisant le combat local par un processus de frame bridging  visant à s’identifier à des conflits à forte légitimité[9]. Le combat pour les droits civiques (Bryan, 2011), la cause palestinienne, la figure du Che ou le partage d’expériences entre Basques, Corses et Irlandais constituent des références communes, utiles pour désingulariser les conflits locaux et offrir au « narcissisme des petites différences[10] » de glorieux ou utiles parrainages. L’entreprise de framing, consistant à offrir au combat que l’on porte un cadre référentiel positif et valorisant, est ici très visible. Enfin, les murs rebelles des cités corses ou basques, mais aussi en Irlande du Nord, servent de relais à une forme de transgression de la morale étatique ou même nationaliste, usant de l’humour (la macagne en Corse), du discours critique à l’encontre des médias dominants ou du sport comme relais à la protestation. Le fameux « IRA = I Run Away » rejoint ainsi le « FLNC canal inexistant » pour moquer les prétentions militaristes non suivies d’effets des organisations clandestines. Ce discours masqué protestataire peut également prendre des formes moins séduisantes lorsqu’il flirte comme en Corse avec le racisme ou la xénophobie.

Autre véhicule de la symbolique nationaliste : les cérémoniels et rituels clandestins. Les rituels empruntés par les trois organisations combattantes témoignent d’une volonté d’affiliation commune. Accompagnant la posture guerrière, les organisations développent des cérémoniels martiaux destinés à la fois à souder la communauté combattante, à communiquer à destination de l’extérieur et à témoigner de la discipline du groupe armé. C’est le cas des conférences de presse clandestines ou des saluts aux morts lors des funérailles militantes. Véritables défis aux autorités étatiques, ces rituels clandestins sont communs aux trois organisations. Inspirés par l’IRA, l’ETA mais surtout le FLNC vont utiliser à partir des années 1960 la mise en scène du salut aux morts pour marquer leur emprise sur le territoire, leur refus de la soumission aux injonctions d’État ainsi que leur posture martiale et grégaire d’invention d’une communauté combattante unie. Le rituel est partout le même : lors d’un enterrement de militant ou d’une cérémonie devant un monument, émergent d’une foule qui leur assure l’anonymat une poignée de militants cagoulés qui entourent le cercueil ou la statuaire et tirent une ou plusieurs salves en honneur au « soldat » défunt. Refusés et réprimés par les autorités, ces rituels de défiance au pouvoir d’État ont comme fonction magique de donner à voir la lutte invisible et de témoigner de l’emprise des groupes clandestins sur un territoire qu’ils font leur. Pour une organisation comme le FLNC dont le potentiel militaire et la réalité guerrière laissent parfois perplexe, il s’agit aussi, en empruntant les codes symboliques des combattants nord-irlandais, de s’assurer une filiation valorisante et d’inscrire une lutte aux contours parfois flous[11] dans la veine des combats indépendantistes reconnus.

Les conférences de presse clandestines constituent un autre rituel commun aux trois organisations même s’il prend des formes très différentes. Très présente dans la stratégie militante du FLNC, la conférence de presse clandestine a longtemps servi de façade institutionnelle pour le nationalisme armé corse, compensant par une débauche visuelle impressionnante (des dizaines de combattants lourdement armés se réunissant la nuit dans le maquis) une pratique guerrière nettement plus retenue. À l’inverse dans les cas basque et irlandais, la scénographie demeure plus sobre, réunissant trois militants cagoulés et peu armés derrière une table siglée du nom de l’organisation. L’enjeu reste cependant identique : accéder à l’espace public médiatique et obtenir l’écoute des autorités ou des journalistes. L’ambition demeure la même : donner à entendre la parole des peuples en lutte et incarner physiquement une autorité politique concurrente des partis institutionnels et bien sûr du pouvoir d’État.

Ultime rituel dont la scénographie s’est vraisemblablement transmise du nord au sud d’une ligne Belfast / Bilbao / Bastia : les entraînements de militants filmés. Dans les trois régions, on retrouve exactement les mêmes films de propagande, à la scénographie et accompagnement musical très proches (musique folklorique en langue vernaculaire), représentant des « soldats » cagoulés, en pleine montagne[12], se livrant à un entraînement militaire soutenu[13]. Si le décalage paraît surprenant entre les moyens affichés ainsi que les ambitions de guérilla présentées et la réalité des luttes armées faites d’attentats à l’explosif ne nécessitant guère une débauche d’armes de guerre ou un entraînement physique intensif, l’objectif est commun de présenter le visage d’une armée professionnelle, menaçante car prête à la lutte. Il s’agit aussi de raviver les analogies impensées entre les trois mouvements régionalistes européens et les acteurs tiers-mondistes du passé (FLN algérien ou vietnamien) qui arrachèrent par une lutte de masse et la pratique de la guérilla leur indépendance aux colonisateurs occidentaux.

Symboles et rhétoriques partagés

Au-delà des écrits et représentations murales, c’est tout un imaginaire conflictuel qui traverse ces régions et repose sur de semblables représentations. Parmi celles-ci on notera l’importance de la cagoule comme figure mythifiée de la résistance aux États-nations[14]. Si cette dernière revêt des formes distinctes et d’ailleurs inversement proportionnelles à l’intensité conflictuelle à l’oeuvre dans les trois régions, la cagoule apparaît bien comme l’emblème de la clandestinité partagée et du désir d’anonymat. Voir sans être vu, masquer son identité pour mieux la défendre, unifier un peuple combattant pour incarner une pluralité régionale au sein d’une entité nationale, la cagoule valorise les acteurs de la lutte et participe à forger une identité qui leur est propre. Elle est un ornement pratique rendant concrète la clandestinité mais on peut aussi y voir une représentation symbolique à trois niveaux. Figure de la résistance à l’oppression tout d’abord, elle instille l’idée du refus citoyen de la surveillance étatique et d’un acteur sans visage, libre de ses actes et de ses propos[15]. Figure de l’unité ensuite, la cagoule est la traduction concrète d’une face unitaire, visage lisse qui fond dans un même collectif des individus ne formant plus qu’un à l’image d’un peuple ou d’une ethnie. Figure menaçante enfin car inexpressive et sans émotions, la cagoule incarne la capacité des clandestins à surveiller et éventuellement intimider, constamment et en tous lieux, l’univers dans lequel ils évoluent, permettant un monitoring illimité et inquiétant de la société civile. Si la représentation de la cagoule traverse les trois régions, elle n’est cependant pas uniforme. En Irlande du Nord, le masque est parfois total mais le plus souvent partiel, sous la forme de la capuche voilant une partie du visage, associant le peuple civil au combat nationaliste. Au Pays Basque, la cagoule est toujours assortie du béret (basque), rappelant que derrière l’exigence de clandestinité se joue aussi la question de l’identité. Enfin en Corse, la cagoule est entière et souvent associée à un sous-masque en plastique empêchant le tissu de mouler les traits du visage et rendant totalement anonyme le locuteur. Paradoxalement, le professionnalisme affiché derrière la cagoule (type corps policier d’élite en Corse, plus taie d’oreiller au Pays Basque ou en Ulster) est à l’opposé de la dangerosité des mouvements armés, comme si le masque permettait aussi de s’inventer et promouvoir une identité guerrière lorsque les moyens et ambitions de la lutte sont limités. Partie de l’hiératique belliqueuse, la cagoule devient même, en Corse, le symbole de la contestation nationaliste – le fameux ribellu[16] – et trouvera des supports dérivés sous la forme de pendentifs ou d’ornements de tee-shirt ou serviettes de plage[17].

Au-delà des représentations, c’est également le discours qui semble parfois si commun qu’il traduit des influences réciproques fortes. On évoquera une unité de diction entre les groupes armés qui usent du même cadre cognitif et idéologique. Le vocable du nationalisme, de « l’identité agressée », de « la mémoire collective », de « la terre menacée », de « l’invasion étrangère », des « forces coloniales d’occupation » est propre aux trois mouvements qui transposent sans nuances un cadre discursif emprunté aux expériences anticolonisatrices africaine et asiatique à leur propre situation. Ces références étrangères légitimatrices sont également semblables même si chaque organisation puise à la fois dans son environnement culturel proche et dans une crédibilité acceptable par un jeu d’analogie. C’est ainsi que l’ETA établira longtemps un parallèle avec l’Irgoun[18], alors que l’IRA s’appuiera sur la révolution américaine[19], tandis que le mouvement corse se contentera de croisements sémantiques avec les deux « grands frères » basque et irlandais. Euphémisée lorsqu’elle s’exprime et grandiloquente lorsqu’elle dénonce, la parole nationaliste cherche conjointement à excuser sa propre violence tout en dénonçant celle de l’adversaire. Là aussi, le choix du vocabulaire répond à une même ambition. On parlera de « paquet » en Corse pour désigner des explosifs et d’« impôt révolutionnaire » pour qualifier le racket. Les basques de l’ETA ne commettent jamais d’assassinats mais des ekintza (actions) quand l’IRA procède à des « exécutions ». Les enlèvements sont qualifiés d’« arrestations »… À ce vocabulaire euphémisé et presque légal-rationnel, s’ajoute une dénonciation commune des exactions de l’adversaire. En Corse, mais surtout en Euskadi et en Irlande du Nord, on assiste à un « génocide » culturel, quand il n’est pas physique, des populations locales. Les prisons sont comparées à des « camps d’extermination » et la police locale devient un « collaborateur de guerre » des « forces coloniales ». Les interrogatoires policiers sont systématiquement des « actes de torture » et la collaboration citoyenne avec les forces de l’ordre devient de la « délation ». C’est donc tout un emprunt sémantique à forte charge émotionnelle qui est valorisé dans les trois expériences de lutte et alimente une représentation publique des situations conflictuelles, principalement à destination d’une base militante qu’il convient de conserver captive. Cette transnationalisation du langage renvoie également à la façon dont ces groupes dessinent des valeurs globales à travers un vocabulaire choisi, fondé sur « l’anticolonialisme », « l’altermondialisme », le « refus de la répression », le « rejet des États-nations » et de « l’Europe du fric et des flics », aboutissant à une réalité performative : celle de l’existence de peuples opprimés en lutte au coeur de la puissante Europe. « La force des idées (ici exprimées) vient de leur capacité à fixer provisoirement le collectif qui les a produites » (Siméant, 2010, p. 133).

Les marques de la singularité

Il convient pour autant de ne pas trop rapidement céder à la tentation d’homogénéiser des mouvements forts différents derrière d’évidents emprunts mutuels. Si le visage commun que cherchent à donner ces acteurs rebelles est ressemblant, chaque groupe garde une singularité qui empêche d’évoquer un phénomène « copier/coller ». Non seulement l’activisme à l’oeuvre diffère profondément dans les trois régions, mais même dans le registre de la symbolique, certains parallèles sont trompeurs.

Cette singularité revendiquée est d’abord celle qui s’expose sur les murs des trois régions. S’ils sont les supports d’une production foisonnante d’écrits et d’iconographies presque entièrement focalisée sur la lutte nationaliste et offrant aux formations clandestines un quasi-monopole de l’accès à l’espace public sauvage[20], on notera de très importantes variations dans les formes de l’exposition comme dans le contenu dominant des messages exposés. Variations esthétiques tout d’abord puisqu’aux fresques souvent monumentales d’Irlande du Nord, répondent des dessins moins ambitieux et nombreux en Euskadi alors que la Corse se singularise par une production picturale très pauvre au profit d’un usage extensif du bombage graphique. Le mural n’a pas dans les trois régions la même et unique fonction. S’il s’agit en Irlande du Nord de bien distinguer les territoires et d’opposer les communautés rivales, l’iconographie en Euskadi est majoritairement idéologique, centrée sur une culture d’opposition au centre madrilène alors qu’elle vise en Corse à rejeter certaines populations tout en faisant l’apologie de la clandestinité. On parlera en fait de trois usages différenciés de l’iconographie nationaliste :

  • Une iconographie mémorielle en Irlande du Nord tout entière tournée vers les grands événements ou personnages qui incarnent la droiture de la communauté et sa légitime prétention à exister sur cette terre aux dépens de l’autre. Ce sont aussi les événements fondateurs du nationalisme contemporain qui sont représentés depuis la grève de la faim qui coûta la vie à une dizaine de militants républicains dont un député britannique, Bobby Sands, en passant par l’épisode du Bloody Sunday qui ouvrira la période contemporaine des troubles dans la région[21].

  • Une iconographie de résistance au Pays Basque, fondée sur le souvenir des années du franquisme, de la torture et des mauvais traitements à l’encontre des prisonniers basques, particulièrement pendant les années de transition démocratique. C’est une véritable culture de résistance à l’État qui va prendre deux formes principales : le refus des organes policiers et de la répression d’État, mythifiée sur les murs à travers une mise en scène des souffrances militantes ; le rejet du système économique soutenu par l’État espagnol, fondé sur un rejet massif du capitalisme et des organes financiers. Cette double culture de l’opposition fonde une contre-société structurée autour de « l’horreur répressive et économique » qui donne sens à l’univers abertzale[22].

  • Une iconographie de la peur en Corse dominée par la représentation d’une cagoule menaçante et du sigle de l’organisation armée qui la porte. La peur est celle exercée sur la société insulaire, mais elle est surtout adressée à certaines de ses composantes. Ce qui singularise l’iconographie politique en Corse – monopole des sympathisants nationalistes –, c’est le rejet ostentatoire des populations étrangères, qu’elles soient « françaises » (entendues comme continentales) ou maghrébines. La place importante faite aux tags xénophobes et racistes (près de 18 %) marque cette culture propre du rejet de l’altérité, partie intime du discours nationaliste quel qu’il soit, mais ici puissamment exprimée. Au-delà des menaces à peine voilées à l’encontre de « l’étranger », ce qui frappe le passant dans l’île est la sur-représentation de la figure de la clandestinité. La cagoule et le sigle FLNC représentent plus de la moitié des inscriptions murales, aboutissant à une couverture très dense de l’espace public, véritable support à une ambition affichée de monitoring nationaliste de la société insulaire. (Crettiez & Piazza, 2012)

Parallèlement à ces particularités iconographiques, c’est bien sûr le répertoire d’action très singulier de chaque groupe armé qui empêche d’évoquer une unité « terroriste » et permet de relativiser l’idée d’un label terroriste également distribué. Avec 3200 morts, les « troubles » en Irlande du Nord n’ont que peu à voir avec les quelque 900 morts de l’ETA ou la soixantaine d’assassinats directement attribués aux diverses branches du FLNC. Les trois régions européennes connaissent certes des tensions séparatistes mais leur réalité conflictuelle ne peut être assimilée tant de nombreux points les opposent[23] :

  • La géographie des atteintes aux biens et personnes fait apparaître la réalité d’une violence essentiellement communautaire en Irlande du Nord où seuls 23 % des attentats ont été effectués hors des provinces nord-irlandaises. À l’inverse, au Pays Basque, 52 % des victimes d’attentats se trouvent hors du Pays Basque, principalement à Madrid ou en Catalogne, trahissant un violent affrontement avec la société civile espagnole. La Corse se caractérise de son côté par une violence presque essentiellement locale puisque seuls 8 % des attentats revendiqués par le FLNC se situent sur le continent, qui ne concentre qu’une poignée de victimes directes.

  • Mais c’est surtout sur le plan du répertoire d’action utilisé que les violences diffèrent. Les assassinats en Irlande du Nord sont majoritairement commis par balle à l’encontre de forces de l’ordre mais surtout de civils de la communauté rivale (87 % des victimes des loyalistes) ou de sa propre communauté (principalement dans les rangs républicains), alors que l’ETA a tué plus d’un tiers de ses victimes (dont la moitié sont des policiers ou militaires) au moyen d’explosifs (voitures piégées pour l’essentiel). En Corse, si les assassinats sont également le fait d’armes à feu, ils concernent pour la moitié d’entre eux les acteurs nationalistes eux-mêmes, premières victimes du nationalisme clandestin[24].

  • On parlera donc difficilement d’une même dynamique meurtrière dans ces régions. À la guerre nord-irlandaise, centrée sur un affrontement intercommunautaire, s’oppose une violence de terrorisation au Pays Basque essentiellement dirigée contre la société civile espagnole, principalement après 1986 et l’adoption par l’ETA de la coche bomba comme arme de prédilection. À l’inverse, la Corse se singularise par une violence très contrôlée, faite d’attentats à l’explosif dont le nombre impressionnant (plus de 9000 en trente ans d’activisme) n’aura causé qu’un seul décès civil. Derrière ces froides statistiques se cachent des ambitions politiques divergentes : lutte de libération nationale teintée de haines communautaires en Irlande du Nord ; dérive terroriste en Euskadi alors que le nombre de morts civils augmente et que la violence se fait indiscriminée ; politique violente en Corse où l’ambition d’inscription des acteurs nationalistes dans le champ politique local transparaît derrière une violence plus visible et médiatique que réellement meurtrière. (Crettiez, 1999 ; Elorza, 2002 ; Féron, 2011)

Si le sens comme l’intensité des violences pratiquées diffèrent, il en va de même de leur publicisation. Confrontés à des acteurs étatiques diversement répressifs, les trois groupes clandestins vont chercher à être présents dans l’espace public autrement qu’à travers le bruit des explosifs. L’usage des conférences de presse clandestines est ainsi commun aux mouvements armés, soucieux de faire connaître le sens de leur combat, mais prend des formes radicalement différentes. L’IRA comme l’ETA, privés de voix politique alors que leurs vitrines légales seront longtemps interdites d’antenne médiatique ou censurée par la justice, vont organiser des interventions clandestines, devant la presse militante, publicisées grâce aux réseaux sociaux dès les années 2000. Très sobres, les deux interventions se caractérisent par une mise en scène minimaliste où trois militants munis d’armes de poing, cagoulés et portant des bérets militaires, sont présents derrière une table recouverte des sigles de l’organisation, dans une salle anonyme. La prise de parole est courte et le plan fixe. À l’inverse, l’exercice des conférences de presse en Corse présente un visage nettement plus animé. Réunissant souvent des dizaines de militants surarmés dans le maquis en pleine nuit face aux grandes chaînes de télévision nationale, la mise en scène met l’accent sur les poses martiales des nationalistes et s’attarde complaisamment sur l’armement et les cagoules menaçantes, à travers des plans mouvants et des effets de cadrage (Crettiez, 1993). Si le modèle d’intervention reste commun, les emprunts scéniques sont rares et opposent des formations réellement clandestines, menacées et avares de leur parole (IRA et ETA) aux groupes corses dont l’expression est moins censurée – quand elle n’est pas tacitement autorisée par la puissance publique[25] – et dont l’ambition apparaît plus politique que militaire.

On avancera l’hypothèse que ces différences scéniques dans l’exposition de la violence tiennent à deux raisons. La première est d’ordre conjoncturel, faisant le lien entre le niveau de répression subie et la violence pratiquée par les organisations clandestines. L’incapacité pratique à mettre en oeuvre d’importantes démonstrations de force dans des configurations où le pouvoir en place exerce une politique répressive constante et de haut niveau conduit naturellement les organisations paramilitaires nationalistes à agir avec une nécessaire économie de moyens. On avancera également que plus les organisations clandestines se sentent puissantes, moins leur affichage télévisuel apparaît comme une priorité. À l’inverse, la fragilité opérationnelle et idéologique des structures militantes corses les conduit à investir puissamment le terrain de la symbolique guerrière. La seconde raison est structurelle et tient à la réalité des scènes politiques locales. Si les champs politiques nord-irlandais et basque sont relativement ouverts, assurant à toutes les formations partisanes un poids électoral, parfois même hégémonique lorsque les formations nationalistes – comme en Ulster – ont le monopole sur des espaces fortement communautarisés (Féron, 2003), il n’en va pas de même en Corse. Alors que le Parti nationaliste basque a longtemps gouverné les trois provinces de la communauté autonome basque, en bénéficiant du soutien local des plus radicaux, présents sur la scène politique régionale, la mouvance nationaliste corse a originellement souffert d’une mainmise des élus claniques traditionnels sur les principaux leviers de la gouvernance locale. Le clientélisme a permis au clanisme de perdurer dans l’île, rendant presque impossible tout affichage électoral extra-clanique et marginalisant pendant longtemps les régionalistes contraints d’entrer dans une compétition civique tronquée (Briquet, 1997 ; Briquet & Sawicki, 1998). Dès lors, la violence politique et la mise en scène de la cagoule vont être érigées en porte d’accès à la parole publique, sans pourtant parvenir à faire advenir un réel espace de négociation et instaurant même l’usage de la clandestinité en zone de dialogue normalisé avec l’État (Fabiani, 2001).

On pourrait sûrement élargir notre champ d’observation et cerner d’autres emprunts symboliques communs aux acteurs militaristes de ces trois régions. La hiératique corporelle militante, les postures lors des rassemblements de soutien aux prisonniers politiques, le vocabulaire d’encouragement et les slogans martiaux assénés, le style musical et vestimentaire des émeutiers nationalistes ou les modes d’inscriptions physiques des militants clandestins dans l’espace urbain sont souvent similaires. Si ces rapprochements ne permettent pas de penser les phénomènes régionalistes armés sous un seul prisme d’interprétation, ils peuvent néanmoins mettre l’accent sur la production lente et invisible d’une semblable culture de la violence, diffusée au quotidien, partie au banal nationalism  qui habite ces sociétés fermées. S’intéresser aux phénomènes d’importations symboliques, c’est donc aussi appréhender au plus près les cultures locales de la violence et les modes de reproduction et de pérennisation de l’activisme politique radical.