Article body

Introduction

Les frontières qui délimitent la notion de criminel ne sont pas aussi discernables ou étanches que l’on pourrait l’imaginer. Bien que les criminologues, les gens intéressés à la criminologie ou encore les autres membres de la collectivité soient aisément en mesure de fournir sur demande une définition du criminel, il n’en demeure pas moins que les fondations sur lesquelles repose ce concept diffèrent tant entre les experts et le grand public qu’au sein même de chacun de ces groupes. Que cette conception s’érige dans la pratique, les écrits scientifiques, l’actualité ou encore dans la fiction, certains appuient leur définition conceptuelle sur des éléments comportementaux (p. ex. : la participation à des délits, la chronicité des comportements délictuels, la gravité des crimes), alors que d’autres se fondent davantage sur le système de justice et l’expérience judiciaire d’un individu pour apposer leur étiquette au criminel. Il est alors d’intérêt d’examiner la couverture et le traitement associés à ces individus dans les articles publiés dans la revue Criminologie, revue qui s’adresse plus particulièrement aux scientifiques et aux professionnels de la justice pénale.

Le criminel et son étude ont bien évolué au fil du temps. Comme le rapporte Jaccoud (2003), « dans les thèses fondatrices de la criminologie, le “criminel” est construit comme fondamentalement différent du non-criminel » (p. 3). Il n’y a qu’à penser aux travaux phares de Cesare Lombroso (1887), à qui l’on octroie la paternité de la criminologie, qui proposent que les criminels, par rapport à la notion des « criminels nés », se distinguent par certaines caractéristiques physiques et héréditaires qui justifient le caractère inné de leurs comportements criminels. En 1894, Durkheim va contre la thèse du facteur héréditaire en énonçant que certains facteurs sociaux influencent l’individu et déterminent sa conduite, que le crime est un phénomène social normal et non le résultat d’une pathologie innée. La perspective développementale qui caractérise les travaux de Sheldon et Eleonor Glueck (1930, 1950) marque un moment décisif dans l’étude du criminel. L’approche des Glueck se caractérise par l’accent mis sur l’étude longitudinale des carrières de criminels persistants (avec l’inclusion de groupes contrôles à des fins de comparaison), mais aussi par leur approche qui s’efforce de démontrer que l’initiation, le développement et le désistement des carrières criminelles ont des causes distinctes. Les études entreprises par Sheldon et Eleonor Glueck rejettent également la prémisse d’une cause unilatérale aux différentes phases de la carrière criminelle, que cette cause soit sociologique, biologique ou psychologique (Laub et Sampson, 1991). Ils adoptent plutôt une approche causale multiple qui met l’accent sur la différenciation entre les délinquants et les non-délinquants (p. ex. : la famille, l’école, les pairs, les sanctions formelles, la personnalité, les facteurs constitutionnels). Le modèle qu’ils développent est donc multifactoriel. Menée notamment par Sutherland, la critique de ces modèles interdisciplinaires et multifactoriels qui survient au moment même de la montée en popularité du positivisme sociologique et de l’approche inductive en recherche (en opposition à l’approche déductive privilégiée par les Glueck) relègue au second plan, et presque dans l’oubli, les travaux des Glueck. En effet, Principles of Criminology (1924), The Professional Thief (1937) et White Collar Crime (1949) sont des oeuvres classiques qui appartiennent à l’héritage de Sutherland à la sociologie criminelle (Laub et Sampson, 1991). Ces travaux phares s’inscrivent dans l’école de pensée du positivisme sociologique qui propose que les facteurs sociétaux dans l’environnement d’un individu, ou les structures sociale ou culturelle environnantes puissent prédisposer l’individu au crime. Bien qu’il s’agisse encore aujourd’hui d’un héritage fort en criminologie, on a assisté dans les dernières décennies à un éclatement des perspectives théoriques, mais aussi des disciplines impliquées dans l’étude du criminel. On a ainsi été témoin, par exemple, du retour en force de l’influence des travaux des Glueck, par l’entremise des études réalisées par Sampson et Laub (1993) et Laub et Sampson (2003), de même que de l’implication de plus en plus forte de la biologie dans l’explication du comportement du criminel.

Les éléments qui viennent d’être relevés, couvrant une période d’un peu plus d’une cinquantaine d’années, montrent le caractère changeant et les variations relativement rapides de la façon dont on perçoit et étudie le criminel. On peut ainsi se questionner sur la suite des choses. Comment le traitement de cet objet d’étude a-t-il évolué jusqu’à aujourd’hui ? C’est exactement le mandat qui est poursuivi dans le présent texte, qui se concentre sur les articles publiés durant les 50 dernières années (1968 à 2016) dans la revue Criminologie, ces articles examinant particulièrement deux thèmes liés à la couverture du criminel. Plus spécifiquement, il s’agit de répondre aux deux questions suivantes : Comment le criminel est-il représenté dans cette revue à travers le temps ? Comment la recherche s’est-elle saisie de cet objet d’étude ? Bien que l’examen suggéré soit loin de proposer une vision du criminel qui est représentative du champ de la criminologie sur cette période de temps, ce bilan descriptif permet de faire la synthèse des connaissances sur deux aspects qui entourent les travaux empiriques sur le criminel, mais aussi de formuler quelques réflexions sur l’avenir de la recherche sur cet objet. Avant d’aborder les deux thèmes, il importe de décrire brièvement les critères ayant servi à sélectionner les articles pour ce bilan des connaissances.

Le criminel dans la revue Criminologie

Criminologie est une revue de recherche scientifique avec comité de lecture qui s’adresse principalement aux scientifiques et aux professionnels de la justice pénale. On y retrouve des articles de langue française de chercheurs québécois, canadiens, étatsuniens et européens (à l’exception de quelques publications en anglais dans les premiers numéros de la revue).

Une étudiante en criminologie avait comme consigne de rassembler les textes pertinents pour le présent bilan en faisant dans l’ensemble des articles de la revue une recherche par mots clés[2] et une lecture attentive des résumés. Exactement 76 articles sur une possibilité de 811 ont été retenus. Les articles retenus étaient très variés tant sur le plan de leur objet d’étude que de leur devis méthodologique. On y retrouve des articles qui traitent des criminels de manière générale, d’autres circonscrivent leur objet en se limitant à l’étude des individus qui commettent certaines activités criminelles données (p. ex. : les agresseurs sexuels, les trafiquants de cocaïne). Quelques articles portent sur des phénomènes rares, contextualisés ou spécifiques (p. ex. : les enfants soldats congolais, dans l’article de Daxhelet et Brunet, 2014). Certains articles se penchent même sur la représentation du criminel dans la fiction (p. ex. : du personnage du coquin sympathique dans les pièces de Molière aux criminels inexcusables des romans policiers d’Agatha Christie, comme le décrit De Plaen, 1981). Il n’y a pas que la représentation du criminel qui fluctue d’une étude à l’autre : les devis de recherche déployés sont aussi passablement épars. Par exemple, des études se fondent sur des notes de lecture, des synthèses de connaissances, des méta-analyses ou des entretiens semi-directifs. Certains proposent la validation d’instruments de mesure ou encore des devis longitudinaux prospectifs.

Pour mieux saisir la thématique à l’étude, il importait de faire le ménage dans ces 76 articles. Ainsi, des critères de sélection ont dû être imposés pour cibler les écrits les plus pertinents. Deux critères principaux ont été déterminés. Le premier critère pour qu’une étude soit retenue est qu’il devait s’agir de travaux empiriques originaux dont l’objet d’étude principal était le criminel. Plus spécifiquement, ce critère regroupe deux types d’études : 1) les études qui visent à distinguer, à dissocier les criminels des non-criminels, ou à comparer les criminels entre eux par leurs caractéristiques ou leurs comportements ; 2) les études centrées sur les criminels et qui tentent d’expliquer leurs conduites, leur façon de se représenter ou de penser. Ainsi, ne sont pas considérées dans les analyses descriptives de cet article les études qui portent sur les trajectoires de toxicomanes (p. ex. : Aebi, 2002 ; Tremblay, Brunelle et Blanchette-Martin, 2007), de jeunes sans-abris (p. ex. : McCarthy et Hagan, 2004) ou de joueurs pathologiques (p. ex. : Ouellet, 2012), et dont le passage à l’acte est une variable indépendante parmi d’autres. L’une des thématiques abordées étant l’étude du criminel, le second critère repose sur la méthodologie présentée dans les articles. Les recherches incluses devaient montrer une démarche méthodologique détaillée et rigoureuse, et le devis méthodologique se devait d’être reproductible. Les articles basés sur une réflexion, ceux qui se limitaient à être un compte rendu critique d’un ou de plusieurs autres écrits, et ceux qui ne possédaient pas de section détaillant la méthodologie derrière la recherche ont été exclus. Les résultats qui émanent de ce bilan sont évidemment tributaires de l’application de ces critères. Incidemment, l’élimination des travaux plus théoriques sur le criminel ne permet pas de rendre compte de l’intérêt de tous les chercheurs pour le sujet, dont nous ne négligeons pas la contribution sur cet objet d’étude. Les critères ont pour but de favoriser la comparaison entre les études sélectionnées.

Les articles sur lesquels se base ce bilan sont présentés dans le Tableau 1. Au total, 24 articles ont été sélectionnés, ce qui représente 3 % de l’ensemble des articles publiés dans la revue Criminologie. La sélection finale des textes résulte d’une lecture exhaustive des 76 articles qui avaient été soumis initialement.

La Figure 1 montre l’intérêt de la thématique dans Criminologie au fil du temps. Certains de ceux qui ont fait de cette thématique le centre de leur intérêt de recherche seraient tentés d’affirmer que l’étude du criminel a été négligée de manière générale. Il ne faut pas oublier qu’il existe bien d’autres domaines à couvrir en criminologie, comme en fait foi ce numéro spécial. Si l’on fait fi des articles sélectionnés dans ce bilan, mais que l’on considère les 76 études ciblées au départ, on constate que le criminel occupe une place prépondérante dans près de 11 % des articles publiés. Pour reprendre des notions du cadre conceptuel de la carrière criminelle, on pourrait dire que la trajectoire de la couverture de ce thème est intermittente. En effet, on remarque plusieurs épisodes d’inactivité entre les années 1970 et la fin des années 1990, mais un intérêt plus stable à partir des années 2000. Il est possible que les variations dans la couverture de cette thématique puissent être le résultat de changement en ce qui a trait aux paradigmes dominants en criminologie. Par exemple, dans les années 1970 et 1980, on remarque un intérêt marqué pour la construction sociale du crime et une plus grande indifférence pour les comportements des criminels poursuivis en justice (Kaminski, 2008). L’instabilité relative de cette trajectoire s’explique aussi en partie par la vocation même de la revue. Criminologie est une revue thématique, donc lorsque le criminel n’est pas ciblé par le thème d’un numéro donné (voir p. ex. le numéro spécial intitulé Quand le crime économique contribue au développement des sciences sociales, Nagels et Dos Santos, 2016), la couverture du criminel dépend uniquement des articles hors thèmes (on en retrouve entre deux et quatre en moyenne par numéro).

Tableau 1

Les articles inclus dans ce bilan des connaissances

Les articles inclus dans ce bilan des connaissances

Tableau 1 (continuation)

Les articles inclus dans ce bilan des connaissances

-> See the list of tables

Figure 1

Les articles sur le criminel dans la revue Criminologie entre 1968 et 2016

Les articles sur le criminel dans la revue Criminologie entre 1968 et 2016

-> See the list of figures

Dans la Figure 1, on remarque que des articles ont été ciblés dès les premiers numéros de la revue, mais que la plupart des articles sélectionnés ont été publiés au début des années 2000, considérant quelques exceptions d’écrits publiés dans les années 1980 et 1990. Ceci prouve que même si le thème était traité depuis les années 1970, la méthodologie moins rigoureuse et moins détaillée en vigueur à cette époque a fait en sorte que certains de ces articles n’ont pas été retenus.

Maintenant que les critères de sélection des articles ont été présentés, l’examen plus détaillé de ces écrits se fera pour répondre aux objectifs de ce présent bilan, soit mettre en lumière la façon dont le criminel est représenté et la manière dont la recherche s’est saisie de cet objet d’étude.

La représentation du criminel

L’examen de la représentation du criminel à travers les différents articles peut se faire par la définition qu’on en donne, l’opérationnalisation du concept de criminel, la façon de le nommer et les différentes façons de catégoriser les criminels.

Étant un concept abstrait, le criminel mérite d’être défini de façon claire, surtout que sa définition peut varier selon le contexte d’études, l’époque à laquelle on l’étudie, le champ disciplinaire dans lequel on s’y intéresse, etc. Ainsi, il apparaît surprenant qu’aucune des études recensées ne définisse explicitement le criminel. Sa définition est implicite, même dans les premières études de la revue, et les différents critères subjectifs ou objectifs par lesquels on distingue le criminel (ses caractéristiques individuelles, ses comportements, ses valeurs, ses motivations, etc.) ne sont pas nettement justifiés. On peut donc affirmer que le criminel est un présupposé opératoire qu’on ne juge pas nécessaire de définir. L’absence de définition (donc de débat) quant au criminel dans les travaux empiriques sélectionnés s’explique possiblement par le fait que l’on conçoit le criminel comme celui qui transgresse les normes de la société, et que celles-ci sont socialement admises et reconnues par la majorité sans qu’il y ait nécessité de les définir ou de les remettre en question (selon ce qu’on appelle l’acceptation commune des normes, voir Becker, 1963). Si on poursuit ce raisonnement dans la perspective de Becker (1963), criminel serait une étiquette apposée par son groupe social à l’individu qui transgresse les normes communes. Ainsi, dans l’ensemble des études examinées dans ce bilan, l’attribut discriminant ou le stigmate, soit ce qui différencie le criminel du reste de son groupe social, se trouverait dans ses comportements passés, soit les épisodes où il a transgressé les normes.

Si l’on concède implicitement que le criminel est celui qui a transgressé des normes établies socialement, il reste qu’il existe différentes façons de mesurer concrètement ce concept abstrait selon celui qu’on désignera comme criminel. Les différentes études opérationnalisent le criminel de deux façons : 1) le criminel est un individu reconnu coupable d’une infraction ; et 2) le criminel est un individu qui réalise un crime. Ces deux façons de concevoir le criminel comportent des avantages et des désavantages. La première avenue qui provient de données officielles permet de mesurer avec fiabilité le passage à l’acte. Toutefois, une mesure qui s’appuie sur le passage d’un individu dans le système de justice semble restrictive, puisque plusieurs individus commettent des crimes sans se faire prendre. En effet, certains travaux montrent que les délinquants développent des habiletés pour éviter des sanctions (Ouellet et Bouchard, 2017). Ainsi, les délinquants habiles ne seraient pas considérés comme des criminels, même s’ils poursuivent une longue carrière et multiplient les infractions. La deuxième façon d’opérationnaliser le criminel est plus inclusive en admettant les individus qui ne sont pas reconnus coupables par le système de justice, mais ce même avantage comporte son revers. En effet, selon des sondages autorapportés, la majorité des individus vont commettre au moins un crime dans leur vie (Moffitt, 1993). Certains auteurs vont même affirmer que le crime est un passage obligé, ou presque, à l’adolescence ou au début de l’âge adulte (Fréchette et Le Blanc, 1987). Cette définition peut donc paraître un peu trop large : si nous sommes tous des criminels, alors personne ne l’est réellement. Ainsi, une définition qui se fonde sur des données autorapportées se doit d’être davantage circonscrite, en utilisant par exemple des critères liés à l’intensité ou à la durée des activités criminelles.

La manière de désigner le criminel dans les recherches sélectionnées varie très peu. On observe que dans 95 % des cas, les individus désignés comme criminels le sont sur la base de leurs antécédents criminels. Les indicateurs utilisés sont surtout : avoir été reconnu coupable d’un crime, être judiciarisé, être incarcéré ou avoir connu un épisode d’incarcération dans le passé, et être sous la Loi sur la protection de la jeunesse pour troubles de comportement. La seule étude à utiliser des données autorapportées pour opérationnaliser le criminel est celle de Cernkovich, Kaukinen et Giordano (2005). L’idée derrière cette étude est d’examiner les trajectoires délinquantes des adolescentes en se concentrant sur les types qualitativement distincts de délinquantes. Pour constituer les groupes de délinquantes, les chercheurs ont eu recours à des analyses de structure latente pour définir empiriquement le construit de la délinquance. Ils ont procédé à partir d’un ensemble de comportements criminels et ont formé leurs groupes en se basant essentiellement sur la gravité et la fréquence des activités criminelles, mais aussi sur les habitudes de consommation. À la lumière de ce résultat descriptif, on peut faire un parallèle avec la notion du chiffre noir de la criminalité, soit l’ensemble des crimes qui ne sont pas connus, dans la mesure où les connaissances générées sur le criminel ne tiennent compte, en grande majorité, que des individus qui sont connus par les différents appareils du système de justice. Ceci n’est pas propre à la revue Criminologie : Wright et Decker (1994, 1997) affirment depuis déjà plusieurs années que les délinquants « ratés » sont surreprésentés dans la recherche dans le domaine de la criminologie.

Le criminel est nommé de plusieurs façons dans les articles examinés, ce qui peut être déterminé à la lecture des titres ou en regard de la méthodologie des différents articles. Les auteurs le désignent parfois de façon générique, soit comme « criminel » ou « délinquant » (six études, dont Fréchette, 1970 ; Lanctôt, Bernard et Le Blanc, 2002 ; Le Blanc, 1986). On fait parfois référence au crime commis, en spécifiant que l’étude portera sur le « délinquant économique » (Bacher, 2002), « l’agresseur sexuel » (Lussier, 2010 ; Pellerin et al., 1996 ; Pham, Debruyne et Kinappe, 1999), le « proxénète » (Savoie-Gargiso et Morselli, 2013), le « trafiquant de cocaïne » (Meeson et Morselli, 2012), des individus qui poursuivent des « activités criminelles lucratives » (Charest, 2004 ; Morselli et Tremblay, 2004 ; Ouellet, 2012 ; Robitaille, 2004), des auteurs de « vol à main armée » (Bellot, 1985) ou de « violence conjugale » (Roy et Rondeau, 1997). Le fait d’être reconnu coupable par la justice module parfois la façon dont le criminel est nommé, qu’il s’agisse, par exemple, du « multirécidiviste » (Pinsonneault, 1985), du « sursitaire » (F.-Dufour, 2015) ou du « délinquant ou criminel incarcéré » (Charest, 2004 ; Charton, Couture-Poulin et Guay, 2011 ; Koudou, 2009 ; Meeson et Morselli, 2012 ; Morselli et Tremblay, 2004 ; Ouellet, 2012 ; Pham, Debruyne et Kinappe, 1999 ; Robitaille, 2004). On fait quelquefois référence au sexe du criminel (voir p. ex. : Bertrand, 1969 ; Cernkovich, Kaukinen et Giordano, 2005 ; Lanctôt, Bernard et Le Blanc, 2002 ; Meeson et Morselli, 2012 ; Roy et Rondeau, 1997) ou à l’âge du délinquant (voir p. ex. : Born, 2002 ; Koudou, 2009 ; Lanctôt, Bernard et Le Blanc, 2002 ; Lussier, 2010). Ainsi, on constate que la nomination du criminel varie en fonction de plusieurs caractéristiques de l’individu, qu’elles soient statiques ou comportementales, ou en regard de son parcours dans le système de justice. De même, on remarque qu’il ne semble pas y avoir de tendance à travers le temps : les termes génériques, spécifiques, ou qui font référence au crime commis ou à la justice sont utilisés autant dans les articles moins récents que plus récents.

Maintenant qu’on a vu comment le délinquant était représenté à travers le temps (selon les critères établis et à partir de la revue Criminologie), il s’agira d’examiner comment il est étudié.

L’étude du criminel

Pour observer plus en détail ce qui caractérise l’étude du criminel dans les 24 articles sélectionnés, les questions de recherche et leur objet d’étude, le devis méthodologique et les types de données utilisées seront examinés. Le Tableau 2 présente les éléments clés de ces études.

Les questions de recherche peuvent se regrouper selon quatre grandes catégories (voir Tableau 2 pour les références). Trois études visent à distinguer le criminel du non-criminel ; trois autres cherchent à comparer des sous-groupes de criminels entre eux. Une étude mesure l’effet de l’intervention, alors que les dix-sept études restantes cherchent à comprendre les conduites ou les carrières criminelles.

En regardant les années de publication des différents articles, on constate que dans les premières années de la revue, on cherchait davantage à distinguer le criminel du non-criminel, comme en témoignent les deux études les plus anciennes de l’échantillon. Or, il apparaît que cet intérêt s’est estompé pour laisser place à la comparaison de sous-groupes de criminels ou, tout simplement, à la recherche sur les conduites ou les carrières criminelles. Cette observation s’accorde avec la définition du criminel qu’on a pu ressortir des articles à l’examen. Le criminel se distingue du reste de son groupe social par ses actes passés, c’est-à-dire parce qu’on le reconnaît comme celui qui a transgressé les normes sociales. Comme cette définition large et implicite semble faire consensus, on ne s’étonne pas qu’il n’y ait que trois études qui distinguent le criminel du non-criminel. D’ailleurs, ces études se penchent sur la perception de soi des criminels, plutôt que sur des différences observables ou objectives entre les criminels et les non-criminels, ce qui laisse croire que leur but n’est pas tant de chercher à cibler ou à mieux prédire quels sont les individus susceptibles de commettre des crimes. Il s’agirait davantage de comprendre les mécanismes internes des criminels, leur façon de se voir et de se penser dans le monde, pour mieux intervenir avec eux.

De plus, puisque la définition implicite du criminel admet qu’il est un individu qui se distingue des autres par ses comportements passés, il n’est pas surprenant que la grande majorité des études sélectionnées soient tournées vers la compréhension des conduites ou des carrières criminelles en suivant le courant de recherche lancé par Blumstein en 1986, lequel propose un cadre conceptuel pour étudier la carrière criminelle. On trouve trois publications sur ces questions entre 1985 et 1986, puis dès 2002, les études qui s’y penchent sont plus fréquentes. Les objets d’études les plus fréquents relevant de la carrière criminelle sont la prédiction de la récidive (trois études), la réussite criminelle (trois études) et la compréhension du désistement (trois études).

Tableau 2

Caractéristiques des articles à l’étude

Caractéristiques des articles à l’étude

Tableau 2 (continuation)

Caractéristiques des articles à l’étude

-> See the list of tables

Bien que Blumstein, Cohen, Roth et Visher (1986) définissent la carrière criminelle comme une séquence longitudinale durant laquelle des crimes sont commis par un individu, peu d’articles sélectionnés se penchent sur l’étude des carrières dans une perspective longitudinale. En effet, sur les 17 études portant sur les conduites ou les carrières criminelles, seules 2 études adoptent un devis longitudinal. Ceci s’explique fort probablement par la rareté des données prospectives longitudinales (Ouellet et Hodgins, 2014), ce type d’enquête nécessitant un investissement sur de nombreuses années, des coûts importants, et leur pérennité étant bien souvent liée aux différentes politiques associées aux subventions de recherche.

Si l’on observe l’ensemble des devis de recherche, on en remarque une grande diversité, mais aussi un certain déséquilibre dans le type de méthode que les études mettent de l’avant : quelque 17 études sur 24 emploient un devis quantitatif, dont 6 se centrent sur l’exploration ou l’identification de relations, donc sont de type explicatif. En comparaison, les méthodes qualitatives sont sous-représentées dans la couverture du criminel.

En ce qui concerne le type de données utilisées, on remarque que seules 5 études emploient exclusivement des données officielles. Quatre études utilisent des données officielles et des données autorapportées, alors que 14 études n’emploient que des données autorapportées. Ainsi, seulement 3 des 17 études portant sur la compréhension des conduites ou des carrières criminelles n’utilisent que des données officielles, ce qui souligne la nécessité que plusieurs chercheurs ressentent de se tourner vers des données autorapportées pour comprendre les carrières criminelles, les données officielles étant limitées en ne rendant pas compte avec exactitude des carrières criminelles, de leurs paramètres et des circonstances qui accompagnent ce mode de vie. D’ailleurs, Ouellet et ses collègues (2013) soutiennent que la nature même des données officielles ne permet pas de distinguer la récidive réussie du désistement.

On remarque également à la Figure 2 que la plupart des données sont recueillies au Québec, bien que quelques études se penchent sur des données provenant de l’extérieur, notamment des États-Unis (2 études) et de la Belgique (2 études). Comme l’un des mandats de la revue Criminologie est de s’adresser aux professionnels de la justice pénale, donc aux praticiens, il apparaît tout à fait justifié et désirable que les études qu’elle publie mettent de l’avant des données locales. D’ailleurs, comme il s’agit de l’une des deux seules revues canadiennes à publier des articles de langue française en criminologie, il est d’autant plus important qu’elle diffuse des articles qui étudient le criminel dans le contexte social propre au Québec.

Figure 2

Provenance des données

Provenance des données

-> See the list of figures

Conclusion

Ce bilan des connaissances avait comme visée d’examiner de plus près la couverture du criminel dans la revue Criminologie depuis son lancement en 1968. L’objectif était d’observer la représentation de cette thématique et son étude dans les articles empiriques de la revue afin d’y déceler des tendances, des changements à travers le temps. Puisque la majorité des articles sont tournés vers un thème précis en raison de la vocation de cette revue, il est difficile de positionner ce bilan quant à la couverture du criminel sur le plan historique ou épistémologique et on ne peut prétendre que ce bilan est un reflet du champ sur ces dimensions. Comme il a été décidé ici de se centrer sur les travaux empiriques de la revue portant sur le criminel, la contribution est davantage sur le plan méthodologique. Ce bilan observe les choix méthodologiques effectués et fait ressortir les lacunes des connaissances issues de ces études. Cet exercice est pertinent dans la mesure où les articles publiés sur le criminel portent en grande majorité sur des données issues du Québec, que la revue Criminologie s’intéresse aux préoccupations actuelles des criminologues québécois, et aussi parce qu’elle s’adresse aux intervenants et aux professionnels de la justice pénale. Les implications pratiques des connaissances pouvant être générées par cette publication, elles ne doivent donc pas être négligées.

Le thème du criminel est couvert sur toute la période donnée, bien que l’on note certaines interruptions dans son étude. Les questions de recherche sont variées de même que les devis de recherche déployés. Or, la manière de définir le criminel et de l’opérationnaliser n’a que très peu évolué durant la période couverte. Alors que sa définition est implicite, il s’agit d’une personne qui a transgressé les lois d’une société donnée, la manière d’identifier le criminel se fonde, dans presque tous les cas, sur le passage de l’individu dans l’appareil judiciaire. Autrement dit, les auteurs des 24 articles examinés définissent implicitement le criminel et ils se réfèrent à une définition établie par d’autres personnes qu’eux-mêmes, telles que les acteurs des systèmes policier ou pénal. Cette façon de définir, ou cette vision du criminel, rejoint celle de Burgess (2003), pour qui « … celui qui transgresse la loi est une personne, c’est-à-dire un individu possédant les désirs communs à tous les autres êtres humains et nanti d’une conception de son rôle dans la vie de groupe » (p. 129). Cette conception qui met en valeur l’importance des facteurs sociaux sous-entend que le criminel ne se différencie pas de façon importante du non-criminel, que les distinctions entre eux ne sont pas saillantes ou facilement observables, ce qui justifie dans une certaine mesure le recours à des données officielles pour l’identifier. Si l’on poursuit cette ligne de pensée à l’effet que le criminel et le non-criminel s’apparentent et que le contexte ou l’environnement expliquent, du moins en partie, le passage à l’acte, il importe donc de mieux comprendre le processus décisionnel qui mène des individus à saisir ou non les opportunités criminelles. Très peu d’études ont cherché à comprendre les contextes où des individus se trouvent devant des opportunités criminelles et leurs réactions par rapport à elles. En outre, on en connaît très peu sur les compétences nécessaires pour commettre différents types de crime, et les conditions favorables ou défavorables au développement même de ces compétences. Ces pistes de recherche, relativement inexplorées, semblent prometteuses dans la compréhension et la prévention des conduites criminelles.

Dans les études sélectionnées, les données autorapportées sont celles qui sont le plus souvent utilisées dans les différentes démonstrations empiriques, bien que ce soient les données officielles qui sont employées pour identifier et catégoriser les types de délinquants. Il peut être hasardeux de définir la catégorie ou le type de criminel sur cette base. En plus de possiblement surreprésenter un type de criminel (la personne judiciarisée), il est loin d’être certain que les données officielles reflètent la trajectoire criminelle des individus. On sait que les données officielles ne représentent que la pointe de l’iceberg des crimes commis par les délinquants. De même, il existe plusieurs études qualitatives (voir Wright et Decker, 1993, 1997) qui ont déjà montré que les délinquants ne sont pas nécessairement arrêtés ou inculpés pour le crime qu’ils commettent le plus souvent (crime de prédilection). En outre, l’utilisation des sentences reçues ne tient pas compte du fait que certains types de crimes risquent davantage d’être détectés (p. ex. : les crimes violents en opposition aux crimes consensuels). Il serait donc intéressant d’utiliser des données autorapportées pour identifier ou catégoriser les criminels, ce qui permettrait d’accéder à d’autres populations délinquantes (p. ex. : des criminels actifs qui n’ont jamais été arrêtés), de générer un nouveau savoir et de comparer et de mesurer le biais potentiel entre les diverses populations délinquantes selon la source des données.

Bien que la plupart des études portent sur les carrières criminelles, on trouve peu de devis longitudinaux vu les coûts et le temps nécessaires pour ce type de collecte de données. On pourrait donc se tourner vers des données rétrospectives, notamment par la méthode des calendriers d’histoire de vie. Ce type de collecte permet d’avoir des données détaillées à court terme, par exemple sur une base mensuelle ou annuelle et cette méthode s’est avérée fiable (Morris et Slocum, 2010 ; Roberts et Horney, 2010 ; Sutton, Bellair, Kowalski, Light et Hutcherson, 2011). Un plus grand nombre d’études qualitatives serait aussi souhaitable, et celles-ci pourraient permettre de mieux reconstruire la chaîne causale des événements et de mieux comprendre certains processus, notamment l’apprentissage des compétences criminelles.