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Introduction

La privatisation de l’action de police (policing) est une réalité qui s’est largement renforcée ces trente dernières années. Complexe, elle recouvre autant l’adoption par les institutions publiques, chargées de l’application de la loi de pratiques et de logiques entrepreneuriales, que l’accroissement de l’industrie de la sécurité, en termes de volume et de responsabilité (Frost & Manning, 1999 ; Mulone, 2010). Bien que le degré de privatisation varie grandement d’un pays à l’autre (Jones & Newburn, 2006), il ne fait aucun doute que l’on assiste à une accentuation de cette dynamique dans la quasi-totalité des pays occidentaux, parfois de manière plus marquée, comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons (Johnston, 1992 ; Jones & Newburn, 1998 ; Brodeur, 2003 ; Crawford & Lister, 2004). Patrouille, renseignement (O’Reilly & Ellison, 2006), police scientifique, voire enquête (Travis & Williams, 2012), chacun de ces secteurs d’activités de l’action de police connaît, à des degrés divers, une forme de privatisation.

L’une des conséquences directes de ce phénomène concerne la consolidation d’un marché de la sécurité, tant sur le plan local qu’international, marché qui serait devenu l’une des sources majeures de régulation de la sécurité (Ocqueteau, 2004 ; Zedner, 2006). Bien que plusieurs auteurs se soient questionnés quant à savoir si la sécurité pouvait bel et bien être réduite à un bien de consommation (voir par exemple, Loader, 1999 ; Loader & Walker, 2001 ; Crawford, 2006), il m’apparaît irréfutable aujourd’hui qu’une partie relativement significative de la sécurité est produite sous cette forme (et ce, qu’elle provienne d’une entreprise de sécurité privée ou d’une organisation publique comme la police ; Reiss, 1988 ; Gans, 2000 ; Mulone, 2012). Dès lors, si le marché de la sécurité devient un lieu stratégique où des produits et services de sécurité sont échangés, et qu’en ce sens, il façonne en partie la manière dont la sécurité existe dans nos sociétés, il devient essentiel, si l’on veut comprendre comment fonctionne la gouvernance contemporaine de la sécurité, de se pencher sur les dynamiques qui sous-tendent le fonctionnement de ce marché.

Sur cette question, force est de constater que très peu d’études ont cherché de manière frontale à explorer les mécanismes sous-jacents au marché de la sécurité (Goold et al., 2010, 2011). Plus encore, il existe un déséquilibre flagrant entre le savoir accumulé sur les producteurs de sécurité et celui amassé sur les consommateurs (Mulone & Desroches, 2012). En effet, lorsque l’industrie de la sécurité a commencé à croître en visibilité, l’intérêt des chercheurs s’est principalement cristallisé autour des modes de production de ces « nouveaux » acteurs privés de l’action de police, en analysant notamment ce qui les différenciait et/ou rapprochait de leur contrepartie publique, la police (Shearing & Stenning, 1985). Ce sont principalement les rationalités des fournisseurs de sécurité qui ont été décortiquées : quels sont les produits et services offerts par l’industrie ? Qu’est-ce qui explique qu’ils en produisent (et qu’ils en produisent de plus en plus) ? Selon quelles modalités et dans quel cadre cette « nouvelle » offre en sécurité se déploie-t-elle ? Ces interrogations, au demeurant fort légitimes, ne permettent toutefois pas d’aboutir à une compréhension globale du marché de la sécurité, en ce qu’elles ne servent qu’à mettre en lumière un seul des mécanismes inhérents à tout marché, celui de l’offre, les dynamiques propres à la demande étant mises de côté. Or, la recherche sur la sécurité privée ne peut faire l’économie d’une investigation plus serrée des logiques des consommateurs. Dans un monde où la sécurité se réduit de plus en plus souvent à un simple bien de consommation, il ne s’agit plus seulement d’étudier les acteurs qui produisent ce bien, mais aussi ceux qui le demandent et le consomment. Seule une analyse qui tient compte de ces deux facettes, inhérentes à n’importe quel marché, sera à même de mieux nous éclairer sur la manière dont la sécurité est en partie aujourd’hui gouvernée (soit, produite, distribuée et contrôlée)[2].

Cet article s’inscrit dans le cadre de ces remarques générales. Il a pour objectif spécifique de porter un éclairage sur une partie des logiques de consommation du marché de la sécurité. Pour ce faire, une dizaine d’entrevues ont été effectuées avec des directeurs de sécurité en entreprise au Canada de manière à saisir le rôle de ces organisations en tant que consommatrices de sécurité (et celui de ce corps de métier à l’intérieur de l’organisation). Il s’agit donc avant tout d’une étude exploratoire, ce qui se reflète dans le nombre relativement limité d’interviewés, en vue de procéder à un premier « déblayage » d’un terrain largement méconnu. Son ambition n’est pas tant de comprendre comment fonctionne ce marché que de simplement chercher à débroussailler quelque peu les mécanismes de la demande, et ce, sur un seul segment, au demeurant essentiel, celui des services de sécurité interne aux entreprises. Il doit donc être appréhendé comme la première étape d’un plus large programme de recherches sur les mécanismes de la demande et le marché de la sécurité, recherches à partir desquelles les conséquences d’une transformation de la sécurité en tant que bien de consommation seront plus aisées à comprendre. Avant de présenter les principaux résultats qui se dégagent des entrevues, il convient toutefois d’expliciter le choix spécifique des directeurs de sécurité en entreprise et de préciser les détails de la démarche méthodologique adoptée.

Approche méthodologique

Parmi la myriade de métiers de la sécurité, celui de directeur de sécurité en entreprise a commencé à intéresser de plus en plus de chercheurs, même si, en regard des études sur les gardiens de sécurité, cette fonction demeure relativement peu étudiée (voir tout de même Dupont, 2006 ; Mulone & Dupont, 2008 ; Ocqueteau, 2011a, 2011b). Comme les enquêteurs privés (et à l’instar de ce que l’on trouve du côté du secteur public ; Brodeur, 2010), les directeurs de sécurité en entreprise sont peu accessibles, en partie parce que leur emploi du temps limite leur capacité à participer à la recherche, mais aussi parce qu’ils traitent de données sensibles, liées à la sécurité de l’entreprise, et qu’ils nourrissent par ce fait même des craintes légitimes à partager certaines informations. À cela s’ajoute une visibilité faible qui contraste avec la présence grandissante d’agents de sécurité dans notre quotidien (ou celle de détectives privés dans le paysage fictionnel). Pourtant, cette occupation professionnelle revêt une importance stratégique dans le champ de la sécurité, et encore plus particulièrement au sein du marché de la sécurité. En effet, non seulement les départements de sécurité ont vu leur légitimité croître, les questions de sécurité étant de plus en plus intégrées aux autres dimensions de l’entreprise (Edwards & Briggs, 2006), mais également l’entreprise demeure, avec l’État, le plus important client de l’industrie de la sécurité (Lorenc Valcarce, 2007 ; Hassid, 2010). En effet, à l’exception de quelques produits, tels que les alarmes, la plupart des biens de sécurité sont trop onéreux pour les simples particuliers et sont destinés à des organisations suffisamment solides pour dédier une partie de leur budget à la sécurité. Bien qu’il soit délicat de produire des chiffres précis en la matière, il apparaît ainsi qu’environ 90 % des clients de l’industrie (en termes de dépenses) sont soit des grandes entreprises, soit l’État (aux différents paliers gouvernementaux)[3]. Dès lors, une exploration des logiques de consommation de la sécurité se doit de débuter par l’une de ces deux catégories d’acteurs.

Pour cet article, j’ai donc effectué une dizaine d’entrevues semi-directives avec des directeurs de sécurité en entreprise (d’une durée moyenne de 1 h 40, variant entre 1 h 15 et 3 h). L’approche méthodologique de type qualitatif, et plus particulièrement la technique d’entrevue, m’a semblé adéquate étant donné la démarche exploratoire adoptée. Par ailleurs, l’état de relative méconnaissance où se trouve mon objet d’étude rend excessivement difficile la formulation d’hypothèses précises à tester, et incite plutôt à opter pour une méthode inductive.

La prise de contact s’est faite à l’aide du président d’une association professionnelle de l’industrie de la sécurité, à qui j’ai présenté le projet, précisant son objectif et le profil des individus que l’on souhaitait interviewer. J’ai ainsi obtenu une première liste de candidats potentiels que nous avons contactés par courriel pour les inviter à une recherche sur « les logiques de consommation de la sécurité » (une seconde liste a été demandée par la suite à cette personne-ressource pour accroître le nombre d’interviewés). Deux questionnements généraux ont mené la collecte de données. D’une part, je voulais connaître ce qui est à la source de la décision de consommer produits et services de sécurité au sein de l’entreprise, ce qui présuppose d’identifier les raisons invoquées et les acteurs impliqués dans cette décision. D’autre part, il m’est apparu essentiel de découvrir, lorsque la décision de consommer a été prise, quels facteurs entrent en ligne de compte pour moduler cette consommation. En d’autres termes, le premier questionnement s’apparente au « pourquoi » consommer, le second au « comment ». Les entrevues ont finalement donné lieu à une information plus fournie pour le premier que pour le second, ce qui se reflète dans la suite de cet article. Il est à noter qu’aucun des participants n’a accepté d’être enregistré, témoignant de la relative méfiance qu’entretient le secteur, dont j’ai brièvement parlé plus haut. Ceci explique pourquoi il n’a pas été possible d’avoir recours à la citation aussi souvent que souhaité dans cet article. Cela étant dit, les quelques brèves citations qui sont utilisées dans le reste du texte sont à chaque fois le reflet exact de leurs propos et non pas un recours à la paraphrase.

Dans un souci d’homogénéiser l’échantillon, je me suis tout d’abord tourné exclusivement vers le secteur privé auquel neuf des dix participants appartiennent. Si j’ai finalement intégré les données provenant du 10e interviewé, qui oeuvre au sein d’une entreprise publique, c’est parce qu’en de multiples points, ce témoignage rejoignait les autres (même s’il possède au moins une spécificité qui sera discutée dans la section « De la difficulté de vendre un produit qui ne rapporte rien »). Il ne faut pas oublier en effet qu’il existe un important tournus parmi les directeurs de sécurité en entreprise, et qu’il n’est pas rare pour ce corps de métier de changer d’employeur, et de passer du secteur public au secteur privé, et vice et versa (Mulone & Dupont, 2008). En moyenne, les personnes interviewées étaient en poste depuis moins de trois ans et avaient occupé des emplois similaires auprès de deux à cinq autres organisations. L’homogénéité a été renforcée par le fait que tous les participants avaient la même fonction : celle de directeur du département ou service de sécurité à l’interne de l’entreprise. À ce titre, ils sont responsables de la sécurité physique des biens et personnes de l’organisation. Souvent, ils vont aussi être chargés de la sécurité de l’information, bien que ceci relève également du responsable des technologies de l’information. Dans d’autres cas, et notamment dans le cas de multinationales déployées sur des terrains difficiles, ils ont aussi pour tâche de s’atteler à la gestion de l’image de l’entreprise, celle-ci étant de plus en plus souvent perçue comme une source potentielle de risques (Omeje, 2006). Dans chacune de ces fonctions, la logique qui prévaut est celle de la prévention des pertes, mot d’ordre de l’industrie de la sécurité privée (Ocqueteau, 2004).

En contrepartie, un certain nombre d’éléments ont participé à diversifier l’échantillon. Les entreprises au sein desquelles la collecte de données a eu lieu oeuvraient dans une variété de domaines (pharmaceutique, culturel, lié à l’exploitation des ressources naturelles, alimentation, vente au détail, produits de luxe). De taille très variable (entre 200 et 80 000 employés), une majorité d’entre elles (8) se déployait au-delà du territoire canadien avec des succursales et/ou des sites d’intérêt dans d’autres pays. Toutes, sauf une, possédaient une structure plutôt centralisée, ce qui signifie que la majorité des questions de sécurité étaient gérées par le département de sécurité situé au siège social (et, par conséquent, par notre interviewé).

L’objectif de cet article étant d’explorer certaines des dynamiques sous-jacentes à la consommation de la sécurité par les entreprises, l’analyse des données a bien sûr été dirigée par le souci d’identifier les points les plus solides et pertinents qui émanaient des entrevues en regard de cette problématique. Étant donné le nombre relativement faible d’interviewés, j’ai décidé de me concentrer sur les éléments qui étaient les plus partagés par l’ensemble des participants, plutôt que de chercher à analyser en profondeur les différences entre chacun, démarche qui aurait forcément nourri les risques de généralisations hâtives. Ce qui est présenté dans cet article relève donc plutôt des caractéristiques centrales du métier de directeur de sécurité en entreprise en regard de la consommation de la sécurité. Si cette approche perd ainsi quelque peu de finesse dans l’analyse, elle gagne assurément en termes de validité empirique.

Les retranscriptions des prises de notes ont été tout d’abord analysées de manière verticale, afin d’identifier pour chaque entrevue les thèmes dominants ; ensuite, une analyse horizontale, autour des principaux thèmes repérés, a été effectuée. Considérant le nombre limité d’entrevues, le codage et l’analyse ont été faits sans recourir à un logiciel d’analyse qualitative. Cette démarche a permis d’extraire des données recueillies quatre observations majeures qui vont rythmer la suite de cet article : la fonction de « producteurs de la demande » des directeurs de sécurité en entreprise ; leur difficulté à vendre un produit qui ne rapporte rien ; l’importance de leur capital social ; et, enfin, leur appréhension de la sécurité en tant que pratique. Les trois premières relèvent plus directement d’une analyse descriptive du contenu des entrevues, alors que la quatrième se situe à un niveau interprétatif plus élevé. Ces éléments permettent de mettre en lumière certaines des caractéristiques fondamentales du marché de la sécurité et du rôle joué par les directeurs de sécurité en entreprise.

Produire la demande en sécurité

La première observation effectuée dans le cadre de cette collecte de données concerne la réaction des personnes interviewées quant à l’intitulé du projet de recherche qui leur était présenté. Le titre de l’étude, tel qu’il apparaissait dans le court descriptif de projet envoyé lors de la prise de contact, faisait directement référence aux « logiques de consommation de la sécurité », dénomination à laquelle tous les interviewés, à l’exception d’un seul, ont réagi en mettant en cause leur rôle dans la consommation de la sécurité. La plupart d’entre eux ont ainsi soulevé le fait qu’ils ne se percevaient pas comme consommateur de sécurité (l’un d’entre eux affirmant qu’il « en perdait son latin » de voir ce terme lui être associé), bien qu’ils admettent plus volontiers que l’organisation à laquelle ils appartiennent puisse, elle, s’y apparenter. Un seul participant a immédiatement accepté cette dénomination en s’y identifiant naturellement. Même si le titre de la fonction que chaque interviewé occupait variait considérablement, il est frappant de constater l’homogénéité des réponses quant au pouvoir dont ils jouissaient au sein de leur organisation. Tous, sans exception, ont ainsi souligné le peu d’autorité qu’ils possédaient par rapport aux décisions prises par leurs supérieurs. Lorsque questionnés sur leur rôle au sein du marché de la sécurité, tous les interviewés ont répondu qu’ils se voyaient plutôt comme des consultants, chargés de convaincre leurs supérieurs (la direction de l’entreprise) de dépenser de l’argent dans des biens et services de sécurité. L’un d’entre eux s’est même décrit comme un spécialiste de la sécurité dont le rôle était de faire l’intermédiaire entre le consommateur et le fournisseur (entre l’entreprise et l’industrie). Les termes « consultant » et « conseiller » ont ainsi été utilisés pour décrire leur rôle ; les verbes « recommander », « suggérer », ou « proposer », pour expliquer ce qu’ils faisaient ; et des expressions telles qu’« aucune influence opérationnelle », « aucune discrétion », voire « aucun budget alloué » pour démontrer leur manque de pouvoir. Par ailleurs, la plupart des interviewés présentaient leur situation comme précaire, leur travail consistant à chercher à convaincre la direction d’investir dans la sécurité. Dès lors, lorsque questionnés sur le sujet, ils se définissaient plus comme des vendeurs que des acheteurs.

Étant donné que l’un des buts de cette étude était de mieux comprendre le rôle que jouent les directeurs de services de sécurité au sein des logiques de consommation de la sécurité, leur refus de se considérer comme des consommateurs pose à première vue problème. S’il est tentant de croire à une erreur dans le choix des personnes rencontrées, la richesse du contenu des échanges ne laisse aucun doute sur le rôle important joué par ces acteurs au sein des mécanismes de la demande. Comment alors expliquer leur refus de s’identifier en tant que consommateurs ? Sur un plan purement pratique et organisationnel, cette posture renvoie au fait qu’au sein de l’entreprise, la décision de délier les cordons de la bourse pour investir dans le domaine de la sûreté ne réside pas dans leurs mains, mais dans celles de leurs supérieurs. Dès lors, ils ont tendance à se présenter comme des conseillers, ne pouvant que suggérer à la direction d’octroyer une partie du budget global à des questions de sécurité. Étant dans l’incapacité de prendre eux-mêmes la décision d’acheter, leur rôle se limiterait à celui de consultant en affaires de sécurité, un titre qui d’ailleurs est formellement revendiqué par la plupart des interviewés. Sur un plan culturel, il se peut aussi – même si l’hypothèse se doit d’être vérifiée et qu’il nous faille ici en demeurer aux spéculations – que certains de nos répondants ne perçoivent tout simplement pas ou peu la sécurité comme un bien de consommation. La sécurité, malgré l’amplitude de sa privatisation (et le caractère en apparence pérenne de cette dynamique), demeure fortement rattachée à sa dimension « bien public », plusieurs chercheurs critiquant vertement la possibilité de laisser au marché le soin de la réguler justement parce que la sécurité serait un bien trop important pour que l’État s’en désengage (Zedner, 2006). La légitimité de la sécurité serait donc nourrie en partie par sa capacité à être considérée comme participant au bien de tous et le secteur industriel de la sécurité, qui cherche à s’imposer et qui est en manque criant de légitimité (Mulone & Dupont, 2008), adopterait cette posture. Plus encore, il faut rappeler que les métiers de la sécurité sont souvent investis de manière privilégiée par de jeunes retraités de la police ou de l’armée qui amènent un bagage culturel en provenance d’un secteur public où la dimension normative de la sécurité (la sécurité est une chose qui est moralement bonne) a largement préséance sur sa dimension instrumentale (la sécurité permet de prévenir des pertes), bagage culturel dont on peut supposer qu’il dépeigne sur la profession en général, une hypothèse qui, dans le cadre de nos entrevues, se trouve renforcée par le fait que la moitié des participants avaient un passé professionnel lié au secteur public (ce qui, si l’on compare avec une autre recherche menée auprès d’une population comparable sur un territoire similaire, semble constituer une forte proportion ; voir Mulone et Dupont [2008] qui observent 26 % de retraités de la police ou de l’armée parmi leurs interviewés).

Cela étant dit, il ne faut pas présumer pour autant que leur sphère d’influence en termes de consommation est faible. Au contraire, au cours des entrevues, les participants ont souligné à plusieurs reprises, même si parfois en complète contradiction avec ce qui était affirmé plus tôt, qu’ils avaient malgré tout la confiance de leur employeur, et qu’ils étaient en général capables de le convaincre de procéder à une dépense en matière de sécurité (pourvu que celle-ci ne soit pas extravagante et qu’ils soient en mesure d’assurer qu’en fin de compte cela permettra de prévenir des pertes pour l’entreprise). Plus encore, l’expertise en matière de sûreté résidant exclusivement dans leurs mains, c’est à eux que revient habituellement le choix du type de produits et services qui vont être consommés, les dirigeants de l’organisation se limitant à accorder (ou pas) une dépense, sans se mêler la plupart du temps (aux dires de nos interviewés) de la forme que va prendre l’achat. Le rôle que jouent les directeurs de la sécurité en entreprise sur la demande en sécurité semble donc bien réel, même s’il se définit comme celui d’un incitateur plutôt qu’un consommateur. De cette observation, il est possible de tirer deux réflexions intimement liées, l’une portant sur le métier de gestionnaire de la sécurité proprement dit, l’autre sur les dynamiques de la demande sur le marché de la sécurité.

En premier lieu, l’identification au rôle de consultant par les participants s’inscrit dans une problématique plus large qui touche à l’intégration du secteur de la sûreté au sein des entreprises. Plusieurs recherches ont mis de l’avant la relative difficulté éprouvée par le secteur à faire reconnaître leur importance au sein de la planification stratégique de l’entreprise (Mulone & Dupont, 2008 ; Goold et al., 2011 ; Ocqueteau, 2011a). Ainsi, la sécurité a souvent été décrite comme une dépense forcée, que ce soit de manière spécifique (sous une pression assurantielle par exemple ; Ocqueteau, 2004) ou plus générale, dans le sens où les entreprises rechigneraient à investir de l’argent dans des mesures de protection qui, bien que considérées nécessaires, sont perçues comme une perte sèche (car ne rapportant pas de dividendes immédiats). La transformation de la culture de l’entreprise afin que celle-ci incorpore l’idée que l’implantation de mesures de sécurité (en vue de protéger personnel, biens et/ou information) est à tous points de vue rentable (au sens où les coûts engagés permettent de prévenir des pertes supérieures) représente probablement le plus grand défi professionnel des gestionnaires de la sécurité au sein des entreprises (Mulone & Dupont, 2008 ; Ocqueteau, 2011b). Les entrevues réalisées ici témoignent de ce désir d’« intégrer la sécurité à tous les secteurs de l’entreprise » et de dépasser les résistances culturelles et organisationnelles qui persistent à qualifier de « contrainte » la dépense en sécurité, pour reprendre les termes de l’un de nos interviewés. Dans le même temps, un tel discours reflète la relative précarité de leur position, l’un d’entre eux soulignant même que « [sa] job pouvait sauter à tout moment ». Ce sentiment de ne pas être parfaitement reconnu à sa juste valeur par la direction permet de mieux saisir l’ambiguïté de la position des répondants, l’un d’entre eux allant même jusqu’à qualifier son rôle d’« intermédiaire entre l’entreprise et l’industrie », comme s’il n’était pas un membre à part entière de la compagnie dont il est pourtant le salarié. Le qualificatif de « consultant », maintes fois utilisé, vient à la fois accompagner l’impression de ne pas être partie prenante de l’organisation (du moins de manière équivalente aux autres départements), et aussi témoigner du travail qui demeure à fournir pour que la sécurité soit véritablement intégrée à la culture de l’entreprise.

Ces remarques m’amènent, en second lieu, à réfléchir aux implications sur les mécanismes de la demande d’un directeur de la sécurité qui se définirait comme consultant, voire comme « intermédiaire » entre l’entreprise et les fournisseurs, dans un contexte où la culture organisationnelle résisterait aux dépenses en matière de sécurité. Dans un tel cadre, il est possible de présumer que la réussite d’un gestionnaire de sécurité se mesure en partie au volume budgétaire qu’il est capable d’aller chercher auprès de ses supérieurs[4]. En d’autres termes, plus l’entreprise consommerait, plus le gestionnaire serait compétent, en ce qu’il réussit à faire valoir les intérêts de son département auprès de la direction. Cette capacité à produire la demande est peut-être la caractéristique la plus essentielle lorsqu’il s’agit d’identifier la spécificité de nos interviewés en regard des logiques de consommation de la sécurité. Ils identifient souvent le fait de devoir (et de réussir à) convaincre leur directeur comme étant l’une de leurs tâches centrales. Cela signifie-t-il qu’il faille les réduire à de simples représentants d’une industrie en recherche de légitimité ? Que leur objectif se limite à vouloir toujours plus de sécurité ? Il faut ici faire attention à ne pas tomber dans une trop grande réduction du réel. Les individus questionnés dans le cadre de cet article ont tous affirmé explicitement avoir des comptes à rendre à leur employeur, les dépenses engagées en sécurité devant suivre les préceptes usuels d’une gestion des risques où les mesures plus coûteuses que les bénéfices prévus ne seront, normalement, pas implantées. Toutefois, si l’activité des directeurs de sécurité en entreprise s’accompagne d’une indéniable imputabilité (imputabilité qui explique en partie la fragilité de leur position), il n’en demeure pas moins que c’est leur rôle de producteur de la demande qui semble le mieux caractériser leur pratique professionnelle, lorsqu’il s’est agi de discuter de leur fonction au sein des logiques de consommation de l’entreprise.

De la difficulté de vendre un produit qui ne rapporte rien

Si le travail du directeur de sécurité se cristallise en partie autour de sa capacité à convaincre ses supérieurs d’investir dans son département, il convient dès lors de s’interroger sur les moyens qui sont à sa disposition et les stratégies qui sont utilisées pour atteindre ses fins. Un travail difficile, rappelons-le, considérant qu’il n’est point aisé de vendre un produit qui aux yeux de son acheteur (le dirigeant) ne semble à première vue rien rapporter. L’une des techniques le plus souvent citées dans le domaine de la gestion des risques est le recours à des matrices plus ou moins sophistiquées qui permet de balancer les coûts et les bénéfices d’une mesure de protection. En réduisant les deux termes de la balance à de simples chiffres, ces matrices permettent de très facilement isoler et surtout de démontrer les gains qu’il est possible d’obtenir à la suite d’une amélioration réelle de la sécurité du personnel, des biens et/ou de l’information de l’organisation. La moitié des répondants ont ainsi souligné l’existence de tels outils au sein de leur entreprise, suggérant une gestion rationnelle des ressources, chaque allocation budgétaire étant conditionnelle à un calcul coûts-bénéfices positif. Rappelons que la rationalité du secteur privé est souvent considérée comme éminemment amorale et non normative, s’inscrivant dans une logique purement instrumentale (Shearing & Stenning, 1985 ; Dupont, 2008 ; Lorenc Valcarce, 2012), une perspective que les données recueillies ici semblent donc conforter, du moins en partie. Parallèlement à ce qui vient d’être dit, il convient de souligner que l’autre moitié des répondants ne faisait pas usage de matrice, soit parce que l’outil était en cours d’établissement, soit tout simplement parce que le besoin ne s’en faisait pas ressentir[5].

Dès lors, comment ceux-ci réussissent-ils à accomplir leur tâche (convaincre l’entreprise de dépenser en sécurité) ? Sur quels autres mécanismes le directeur de sécurité en entreprise s’appuie-t-il pour produire la demande en matière de sécurité ? Ce qui ressort le plus fortement de nos entrevues, c’est l’importance de la dimension relationnelle. En premier lieu, la qualité de la relation interpersonnelle entre le directeur et son supérieur est qualifiée de « fondamentale », de « très importante » ou encore de « cruciale ». Un rapport de confiance établi avec l’employeur permettrait d’obtenir, aux dires des interviewés, une écoute suffisante de la part de ce dernier pour obtenir la plupart du temps les fonds demandés. Le directeur de sécurité en entreprise est conscient que des contraintes budgétaires vont moduler la réponse du dirigeant, une variable sur laquelle l’employé n’a que peu ou pas d’influence, mais pour le reste, la confiance mutuelle permet d’effectuer le gros du travail. En second lieu, certains individus ont recours aux services d’un consultant pour pallier l’absence d’un outil de calcul des coûts et bénéfices (l’incapacité ou refus d’en utiliser). Deux des interviewés m’ont ainsi indiqué qu’ils ne faisaient usage de service-conseil que lorsque la dépense en matière de sécurité touchait à un secteur d’activité pour lequel ils n’ont que peu ou pas d’expérience (et qu’ils sont dans l’incapacité d’aller chercher indirectement cette expérience dans leur réseau professionnel). Le gestionnaire se définissant lui-même comme un consultant, il n’est pas surprenant qu’il fasse appel à l’un de ses « semblables » pour effectuer un travail dans un domaine pour lequel il n’est pas (encore) compétent. Dans un autre cas de figure, et ceci n’est apparu que chez un seul de nos répondants (celui de l’entreprise appartenant au secteur public), le recours à du service-conseil s’inscrit dans une démarche plus systématique. La justification avancée s’apparente alors à une forme d’exonération, la responsabilité du conseil donné en matière de consommation de sécurité étant partiellement transférée au sous-traitant. Sur ce cas, qui semble relever de l’exception, il s’agirait d’élargir notre population et d’accumuler d’autres données pour déterminer jusqu’à quel point cette manière de faire est associée à une pratique propre au secteur public en tant que tel[6], et dans quelle mesure cela affecte leur façon de définir leur travail.

Sous-traitance et réseaux de confiance

Un troisième point que j’aimerais brièvement discuter concerne les modalités de la consommation, c’est-à-dire la forme que va prendre l’achat en matière de sécurité. Jusqu’à présent, je me suis concentré sur des éléments liés à la prise de décision (pourquoi consommer), alors que les entrevues dévoilent aussi quelques informations sur les modes de consommation (comment consommer), même si dans une mesure moindre. En d’autres termes, la question qui est posée ici est la suivante : lorsque la décision de consommer est prise par l’entreprise, sur quelle base choisit-on les produits et services que l’on va consommer ? Concernant cette thématique, et bien que les données obtenues demeurent partielles, la forte proximité entretenue avec l’industrie apparaît comme centrale.

Les participants ont tous à un degré ou à un autre témoigné de l’importance du réseautage – principalement par le biais d’associations professionnelles auxquelles tous les interviewés appartiennent – dans la pratique de leur métier. Celui-ci a ainsi été évoqué dans le but de se tenir au courant des innovations technologiques, pour partager les bonnes pratiques ou encore de changer d’employeur. Il servirait aussi, toujours selon les interviewés, à trouver des fournisseurs de services et produits de sécurité, et surtout à apprendre à les connaître en vue de tisser des liens de confiance, fort prisés dans un milieu professionnel naturellement tourné vers la prudence lorsqu’il s’agit d’échanger des informations. Pour les directeurs de sécurité en entreprise, ces réseaux de sécurité (Dupont, 2006) semblent donc servir de porte d’entrée au marché, à la fois pour connaître les produits disponibles et pour en évaluer la qualité.

Plus encore, tous les interviewés privilégient de manière systématique un sous-traitant qu’ils connaissent et avec qui ils ont déjà travaillé. Les raisons invoquées par nos répondants sont multiples, mais tournent principalement autour de la notion de confiance, tant dans les qualités du fournisseur que dans celles du produit ou service fourni. Cela permettrait de s’assurer de la qualité de l’achat (le fournisseur ayant déjà fait ses preuves), mais aussi de limiter le nombre d’individus qui participent à la sécurité des avoirs de l’entreprise. Chaque nouveau contractant représenterait en effet un ajout de risque en ce que sa fonction l’amène forcément à occuper une position délicate pour l’entreprise, que ce soit parce qu’il va s’occuper du contrôle de certains accès, de la protection de données informatiques, ou encore de la pose de caméras de vidéosurveillance. Il y a donc une volonté affichée pour le directeur de sécurité de limiter le nombre de sous-traitants et de chercher à bâtir une relation de confiance avec ces derniers. D’autres interviewés affirment utiliser leur réseau dans une situation où ils font face à un nouveau type de produit ou de service. N’ayant aucune expérience préalable leur permettant d’effectuer leur choix, ils choisissent plutôt de se tourner vers leur réseau pour demander à quelqu’un d’identifier un fournisseur de confiance.

De ces observations, il est possible de dire que lorsqu’il s’agit de choisir un mode de consommation (ou, en d’autres termes, un fournisseur), le capital social joue une part essentielle. Le rôle central des associations professionnelles dans la production de la sécurité pour l’industrie avait déjà été identifié par Dupont (2006) dans une analyse des réseaux de sécurité sur l’île de Montréal. Les données recueillies ici renforcent ces observations en soulignant l’une des fonctions essentielles de ces « bulles » de gouvernance (Shearing & Wood, 2000) : celle de guider les gestionnaires de la sécurité dans leurs choix en tant que consommateurs sur le marché de la sécurité. Aucun doute que ces regroupements professionnels jouent un rôle structurant pour le marché. Plus encore, ces observations permettent de mettre en lumière la position intermédiaire de cette catégorie d’acteurs de la sécurité sur le marché de la sécurité. Alors qu’une partie des données recueillies pointe le fait qu’ils agissent en tant que consultants (et, en ce sens, offrent un service plutôt qu’ils n’en achètent un, se comportant en tant que producteurs de la demande), les brèves remarques faites dans cette section illustrent bien que les gestionnaires savent aussi se draper de la cape du consommateur et qu’ils prennent un certain nombre de décisions à ce titre.

La sécurité en tant que pratique

J’aimerais terminer sur une note plus théorique en apportant quelques éléments de réflexion sur le contenu de ce qui est vendu sous l’appellation « sécurité » et, plus spécifiquement, sur la manière dont les gestionnaires de la sécurité appréhendent cet objet. Le terme « sécurité » est un concept abstrait qui recouvre une très grande variété de pratiques politiques, légales, sociales, commerciales et culturelles (Valverde, 2001). Dans son ouvrage Security, Zedner (2009) présente quatre façons de saisir cette notion : la sécurité en tant qu’état objectif, en tant qu’état subjectif, en tant que pratique (ou poursuite) et en tant que symbole[7]. La première fait référence à la situation de sécurité « réelle », c’est-à-dire au degré véritable de danger auquel une personne ou un bien est soumis. Or, prendre la mesure de l’état objectif de la sécurité demeure un exercice excessivement ardu, en ce qu’elle demeure intrinsèquement impalpable et qu’elle se définit par la négative (par l’absence de menace). De fait, la sécurité est invisible et seul le bris de sécurité se révèle à l’observation, rendant son calcul excessivement difficile. Comme le dit Valverde (2001 : 85), « ‘‘Security’’ is not something we can have more of or less of, because it is not a thing at all. It is (…) the name we use for a temporally extended state of affairs characterized by the calculability and predictability of the future ». Ceci, à son tour, tend à nourrir l’état subjectif de la sécurité (la deuxième manière de concevoir la sécurité, selon Zedner), un sentiment d’insécurité qui ne peut se baser sur un savoir clair et complet pour évaluer le degré de protection (ou d’absence de protection) de la situation à laquelle l’individu ou l’organisation fait face. Dans les entrevues avec les directeurs de sécurité en entreprise, les discours tendaient à exclure toute forme de sécurité à l’état subjectif, affirmant plutôt recourir à des calculs probabilistes précis permettant de projeter et comparer coûts et bénéfices d’une mesure de protection. Rien d’étonnant en effet à ce qu’ils décrivent leur pratique professionnelle comme résultant d’une démarche rigoureuse, quasi scientifique, plutôt que fondée sur des prémisses floues et subjectives. Toutefois, comme je l’ai déjà souligné, l’utilisation de matrices de gestion des risques n’est, et de loin, pas systématique, et la capacité à produire la consommation dépend tout autant, si ce n’est plus, du lien de confiance que le directeur de sécurité a établi avec son supérieur. Cela nous pousse à mettre en doute (ou du moins à relativiser) la pratique d’une sécurité purement objective et rationnelle au sein des entreprises.

Toutefois, il est apparu que les données recueillies dans le cadre des entrevues s’inscrivent plutôt dans une troisième façon d’appréhender le concept de sécurité, soit de voir celui-ci en tant que pratique ou poursuite, c’est-à-dire ne se déployant plus comme un but à atteindre (qu’il soit objectif – la fin de toute menace –, ou subjectif – la paix d’esprit), mais comme une activité continue (Zedner, 2009). En effet, d’une part, les interviewés décrivent leur pratique professionnelle comme étant toujours confrontée à un certain degré de scepticisme de la part de certains cadres de l’entreprise, notamment ceux appartenant à des services « concurrents », les contraignant à investir de l’énergie à la défense de leur légitimité. D’autre part, ils conviennent tous que le métier de la sécurité requiert de se renouveler constamment, au gré de l’apparition de nouvelles menaces et/ou de l’adaptation d’individus malveillants aux mesures de protection mises en place, le risque nul n’existant pas. Les directeurs de sécurité en entreprise parlent donc de leur travail comme d’une poursuite continue et sans fin, que ce soit dans le but de convaincre l’entreprise de leur nécessité ou pour mener à bien leur tâche de protection des avoirs de l’organisation. Or, une telle conception de la sécurité s’accorde parfaitement avec les dynamiques du marché, considérant que « security as a pursuit rather than as an end goal means recognizing that it is probably unattainable and at best impermanent » (Zedner, 2009 : 19). Dans ce contexte, la demande en sécurité se présente comme un gouffre, en ce qu’elle ne peut à aucun moment être pleinement satisfaite et qu’elle nécessite un investissement constant de la part de l’entreprise, la « victoire, comme l’affirme Zedner, étant toujours dans le futur » (Zedner, 2009 : 20)[8]. La sécurité en tant que pratique permet par ailleurs de résoudre la position éminemment paradoxale dans laquelle se situent les directeurs de sécurité en entreprise – et les fournisseurs de sécurité en général – qui, comme l’affirme Ocqueteau (1992 : 117-118), « doivent évidemment persuader leurs clients que la prévention des risques spécifiques pour lesquels ils les poussent à se prémunir paie, ou les risques de malveillance diminuent. Ce faisant, ils concourent à détruire la légitimité intrinsèque de leurs discours, puisque si la délinquance ou les risques diminuaient, ils devraient fatalement mourir eux aussi, au moins à petit feu ». En d’autres termes, c’est cette manière d’appréhender la sécurité qui permet aux directeurs de sécurité en entreprise de « produire la demande » au sein de leur organisation et, plus encore, de la produire sous une forme infinie. La sécurité ne serait donc pas vendue comme une « chose », pour reprendre la citation de Valverde, mais comme une pratique, toute la difficulté de l’exercice consistant à convaincre l’entreprise de la nécessité de posséder une telle pratique à l’interne.

Conclusions

Les entrevues exploratoires effectuées pour le compte de cet article apportent un certain éclairage sur les logiques de consommation de la sécurité, et plus spécifiquement sur le rôle qu’y jouent les directeurs de sécurité en entreprise. Ces derniers remplissent une fonction de producteurs de la demande, en ce qu’ils jugent de leur réussite professionnelle en partie sur leur capacité à convaincre l’organisation qui les emploie de l’importance de leur secteur d’activité (et d’y investir une partie du budget). Ils se définissent comme des consultants, voire des intermédiaires entre l’industrie (le marché) et l’entreprise, les liens étroits qu’ils entretiennent avec les fournisseurs et les autres directeurs de sécurité en entreprise servant à sélectionner les sous-traitants et à les aider dans leur cheminement professionnel, leur carrière étant, pour la majorité des personnes interviewées, faite de courts passages auprès de plusieurs employeurs. À son tour, la densité du réseau entretenu par les participants renforce l’impression que ceux-ci se conduisent comme des représentants d’une industrie, au sein de laquelle leur appartenance s’inscrit en premier lieu (avant de s’identifier à l’organisation qui les emploie). C’est dans cette même veine qu’il est possible d’affirmer que ce qui est acheté par l’organisation (et vendu par son directeur de la sécurité, du moins en partie), c’est avant tout une pratique, une poursuite sans fin d’un objectif inatteignable, et non pas un objet palpable et mesurable. Cela étant dit, et dans le même temps, les entrevues laissent clairement apparaître que les directeurs de sécurité en entreprise possèdent une certaine latitude dans l’adoption d’un choix de consommation. Dès que la décision de consommer est prise par l’organisation, le choix des produits et services qui vont être achetés relève en très grande partie de la responsabilité du seul directeur de sécurité.

Bien entendu, un nombre important de questions demeurent en suspens et il reste beaucoup de défrichage à effectuer. Si le directeur de sécurité en entreprise construit un lien – vendu comme essentiel – entre l’industrie et l’entreprise, il serait par exemple opportun de recueillir le témoignage des dirigeants, soit de ceux qui décident in fine d’investir des ressources dans le domaine de la sécurité (des personnes, des biens et/ou de l’information). Une telle démarche, bien que fort logique, risque toutefois d’être difficile à mettre en oeuvre, considérant le faible degré d’accessibilité de cette population. Si rencontrer des directeurs de sécurité en entreprise représente déjà un défi d’un point de vue logistique, réussir à s’asseoir avec leur supérieur s’annonce plus que périlleux. Il n’en reste pas moins qu’une telle recherche permettrait de mieux juger des motivations à consommer des produits et services de sécurité pour les entreprises, de même qu’elle serait en mesure de nous éclairer sur les mécanismes de reddition des comptes qui encadrent la pratique des directeurs de sécurité en entreprise. Pour apprécier la rationalité des organisations quand vient le temps de consommer de la sécurité, il s’agit ainsi d’évaluer avec précision le degré d’imputabilité des gestionnaires auprès de leurs supérieurs et de mesurer jusqu’à quel point la prévention des pertes est calculée sur une base systématique.

Enfin, et sur un plan plus général, il convient dans le cadre de futures recherches d’élargir le bassin de population en allant étudier les rationalités du second consommateur d’importance de la sécurité : l’État (et ses multiples instances aux divers paliers gouvernementaux). En effet, comprendre le fonctionnement du marché de la sécurité ne peut faire l’économie d’une analyse du rôle qu’y joue l’État. Comme l’a bien montré Fligstein (2001), l’État influe sur un marché d’au moins trois façons, l’une d’entre elles étant liée directement à sa capacité à procéder à des achats sur une grande échelle. Dans le champ de l’action de police, non seulement cela est bien le cas, mais son influence est aussi très forte en ce qui concerne l’encadrement du marché, notamment dans la détermination de ce qui peut ou doit être marchandé. Analyser les logiques de consommation de l’État, en sus de sa responsabilité dans d’autres sphères du marché de la sécurité, s’avère donc essentiel et permettra par la même occasion de faire résonner les données discutées ici. Ce n’est qu’au travers d’une analyse systématique et rigoureuse de l’ensemble des logiques de consommation de la sécurité qu’il sera possible de véritablement connaître l’étendue des conséquences d’une sécurité produite sous forme de bien de consommation et de plus en plus régulée par le marché. Ce travail m’apparaît aujourd’hui plus que nécessaire, car en mesure de saisir une part méconnue des enjeux qui entourent la marchandisation de la sécurité dans nos sociétés contemporaines.