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Denis Szabo est mort le 13 octobre 2018. Sa disparition évoque la fin d’un chapitre de la criminologie québécoise, celui des origines et de la jeunesse, développement fécond auquel Szabo aura consacré l’essentiel de sa vie. Et quelle vie que celle d’un homme qui, à partir des ruines de la guerre, voire d’un empire, s’est façonné un chemin qui l’a conduit autour du monde, comme pèlerin d’une discipline qu’il a ancré à Montréal.

Né en Hongrie en 1929, Denis Szabo trouvera sa voie d’adulte dans les études de sociologie, passant par la Belgique où il obtiendra son doctorat de l’Université catholique de Louvain. Arrivé au Québec en 1958, c’est à l’Université de Montréal qu’il construira l’objet de sa fierté. Fondateur de l’École de criminologie de l’Université de Montréal, du Centre international de criminologie comparée et de la revue Criminologie, il a légué le socle pour assurer la reconnaissance et le développement de la discipline à l’institution qui l’a accueilli. Actif partout où la criminologie prenait pied, il aura notamment été président de la Société internationale de criminologie et fondateur de l’Association internationale de criminologie de langue française, en plus d’être l’instigateur d’un nombre considérable de séminaires et symposiums internationaux. Il a été auréolé et décoré à de multiples reprises, étant entre autres admis comme membre de la Société royale du Canada et de l’Académie des sciences de Hongrie, nommé Officier de l’Ordre du Canada, Chevalier des Arts et des Lettres de France, et Officier de l’Ordre national du Québec. Fide splendet et scientia !

J’abrège sans remords : ceux qui voudront retracer la carrière de Denis Szabo et en mesurer l’importance pourront lire les hommages qui lui ont été rendus de son vivant, dans cette revue et ailleurs. Et ceux qui voudraient découvrir le récit qu’il faisait de sa propre vie pourront se plonger dans les Entretiens réalisés par Marcel Fournier pour retrouver ses mots et sa manière. Il faut dire ici la dette d’honneur de la criminologie québécoise envers ce livre qui conservera vivant le souvenir de Denis Szabo.

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Mais j’abrège surtout parce qu’au-delà des dates et hauts faits que consignent les archives, je veux parler brièvement de l’homme. La vie d’autrui se décline de multiples façons, et ce n’est que de façon personnelle que je peux évoquer Szabo, en espérant rendre justice à l’impression laissée chez ceux qui l’ont apprécié.

J’ai rencontré Denis Szabo en 1998, lorsque j’amorçais mes études de maîtrise à l’École de criminologie. Il régnait alors sur un petit local, les murs couverts de centaines de photos chroniquant une histoire de la criminologie au milieu de laquelle il trônait fièrement – et recevait volontiers. À cette époque, Szabo faisait très peu de distinctions entre sa personne et son oeuvre, et n’hésitait pas à traiter de sa vie comme d’un inépuisable sujet. Disons que je lui étais rapidement apparu susceptible de m’intéresser à lui en raison de mes travaux historiques. Et je dois admettre que j’étais spontanément admiratif, comme on peut l’être devant une oeuvre d’art ou un monument, vivant de surcroît. Ce qui explique quelques visites chez lui à Georgeville, et ces nombreux entretiens téléphoniques dont il m’a gratifié pendant ses dernières années.

Il en avait les moyens : curieux et érudit, façonné par la culture française (mais toujours sentimentalement hongrois), Denis Szabo vous menait d’un sujet à l’autre, vous mettait au fait, dans un flot intarissable, de ses idées, de ses préférences, de ses recommandations, conseils et suggestions. Il faut dire que nous avions quelques goûts littéraires en commun, surtout des écrivains d’une autre époque, et je lui dois de m’avoir fait connaître des livres importants… Dont il me disait souvent que je devais les lire en allemand pour bien comprendre, sans que je puisse lui faire admettre que je ne le pouvais pas. Il n’a d’ailleurs jamais cessé de me prêter la connaissance de la langue de mes ancêtres, mais je crois que c’était pour flatter des origines contiguës aux siennes, et essayer de combler l’océan qui nous séparait.

Il se réclamait libéral d’esprit, conservateur de coeur, et toujours fidèle à ce qu’il estimait être vrai. Il faut en comprendre la manière : son parti pris assumé en faveur d’une science empirique, quantitative, ne lui a jamais fait perdre de vue l’existence d’autres visions que la sienne. Je peux témoigner du fait que son désintérêt sincère envers certains sujets ou approches en criminologie n’équivalait pas à une volonté d’en nier l’existence. Il croyait foncièrement à la nécessaire pluralité des idées, sans pourtant affecter la prétention de les considérer toutes égales. Cette honnêteté l’affranchissait largement d’une culpabilité envers ses propres partis pris : pour que demeure l’essence de la liberté académique, il adhérait à une conception traditionnelle de la vie intellectuelle exigeant que les idées soient affichées et défendues vigoureusement, quitte à ce que des conflits en résultent.

Pour tenter de désarmer, il avait un sens de l’humour qui lui était propre. Il ne se privait pas de taquiner les aspirations nationalistes des uns, ou de s’amuser des minutieuses déconstructions des autres. Il avait aussi la manie d’affubler ses collègues, amis et connaissances de surnoms qu’il prononçait avec multiples clins d’oeil. Et il paraissait incrédule, et même peiné si on lui tenait rigueur de ce qu’il considérait être une sorte d’esprit bon enfant. C’était peut-être la réminiscence du cadet indiscipliné de l’académie militaire, amoureux du costume, mais prompt à la contradiction devant trop d’autorité. Denis Szabo sentait la nécessité de questionner les idées qu’on lui donnait pour vraies, ou celles qui lui paraissaient trop certaines, sans pour autant se complaire dans un relativisme dont il se méfiait : poussée trop loin, la dérision, comme l’ironie, touche trop au nihilisme pour qu’il ait voulu y loger.

Car la vie avait pour lui une signification : il était croyant, fier et animé d’un véritable sens du devoir – notamment celui de faire et de servir là où on le lui permettait. Je crois que de se sentir responsable ou redevable envers quiconque créait pour Szabo un lien indivisible : il en allait de ses comptes avec l’existence. Je me souviens de notre dernière visite chez lui, alors qu’il racontait à ma femme et moi la reconnaissance qu’on lui avait rendue pour son rôle dans la réorganisation de la sécurité publique hongroise. Je le vois encore se placer droit devant nous, dessiner dans l’air, de son doigt, un grand cercle qu’il fallait imaginer parfait, et le voir ému et triomphant à la fois, nous demander si nous savions ce que cela signifiait. Pour le fils d’un officier de gendarmerie, la boucle était bouclée – l’honneur était sauf.

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C’est sa volonté qui unit Denis Szabo à la postérité, et cela caractérise autant la personne que son oeuvre. J’ai déjà écrit que la création d’institutions qui émaillent le parcours de Szabo constitue les aspirations d’un homme dont les choix l’ont mené au-delà de ce à quoi ses origines pouvaient vraisemblablement le destiner. Et aussi que la reconnaissance qu’il a cherchée pour la criminologie est celle de sa propre voie : par un renversement de perspective qui pourrait faire sourire le sociologue qu’il était, il y a dans la reconnaissance de l’oeuvre celle de sa propre vie, de la valeur du chemin qu’il a joué pour lui-même. La vie de Denis Szabo fut une injonction à voir grand, ne fût-ce que dans l’espoir d’éviter un destin joué d’avance.

Cela me semble vrai jusque dans ses dernières décisions. Selon sa volonté, Denis Szabo n’a pas voulu que soient célébrées de funérailles en son honneur. Je ne peux pas prétendre connaître les raisons intimes de ce choix. Mais à devoir interpréter son désir, comme d’autres pourront le faire, je dirais qu’il avait peu d’intérêt pour les honneurs dont il ne puisse profiter. Sa qualité est d’avoir, de son vivant, fait sienne la nécessité de faire parler les gestes et d’assumer le mérite de ses efforts. À sa mort, tout était dit : l’histoire est son monument, et le souvenir de son nom est lié à la pérennité de la criminologie au Québec.

Adieu, Monsieur Szabo.