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Qui sont les personnes dont il est question dans ce numéro thématique de la revue Criminologie ? Pour la première fois depuis la création de la revue, il ne s’agit pas de personnes qui ont enfreint les normes pénales, ni des victimes de ces infractions, ni même des nombreux agents étatiques et sociaux qui influencent, modifient ou appliquent ces normes. Ce qui les identifie, malgré elles, comme une population que la criminologie se doit de mieux connaître, ce sont leurs liens familiaux et affectifs avec une personne judiciarisée.

Parents, frères et soeurs, enfants, oncles et tantes, conjoints ; ils ne forment pas une population homogène qu’il conviendrait d’étudier sur la base de variables sociodémographiques traditionnelles. Certes les recherches qui leur sont dédiées n’ignorent pas les biais de sélection selon lesquels le système pénal opère en discriminant certains groupes sociaux qui se retrouvent ainsi surreprésentés dans les institutions carcérales. Mais, en mettant l’accent sur le vécu de ceux qui ont un proche incarcéré, elles révèlent l’expérience bien particulière de se trouver face à la réalité tangible de la sanction pénale.

La judiciarisation et l’incarcération qui en est très souvent le corollaire frappent la personne visée, mais elles frappent également, par un premier effet de ricochet, l’entourage qui endure les souffrances des politiques et pratiques pénales. Des ricochets successifs vont par la suite éclabousser l’univers personnel, matériel, relationnel et social des proches de manière publique et privée, formelle et informelle, légale et politique. Les contributions de ce numéro spécial invitent le lecteur à retracer leur parcours dans les méandres du système pénal et des institutions carcérales et à mieux connaître les bagages qu’ils portent en dehors des murs dans les multiples composantes de leur vie familiale et sociale.

L’itinéraire carcéral de l’entourage des individus détenus

L’incarcération d’une personne chère est un événement bouleversant qui entraîne une immersion dans un univers que les proches connaissent bien ou découvrent, selon les cas : les institutions du système pénal. Ce parcours débute avec le choc de l’arrestation que les proches apprennent à distance ou vivent en direct à leur domicile. À ce choc initial succède un affrontement difficile avec l’institution carcérale, ses règles, ses pratiques auxquelles ils doivent se plier bien que n’étant pas détenus eux-mêmes. Une littérature scientifique de plus en plus abondante, à laquelle s’ajoutent à présent les contributions de ce numéro spécial, documente l’extension des diverses souffrances de l’incarcération (Sykes, 1958) à l’entourage des personnes incarcérées. Soumis aux contraintes institutionnelles et aux impératifs de surveillance et de contrôle (Comfort, 2003), les proches qui entrent en prison pour y visiter un être cher voient leur liberté, leur autonomie, leur dignité et leur intimité compromises en raison des enjeux sécuritaires de l’institution carcérale. Les contrôles exercés sur leur corps et sur leurs mouvements lors du processus de visites sont évoqués dans ce numéro par Touraut, Ferreccio, MacKenzie, Lehalle et Beaulieu. Par un effet miroir du traitement des personnes incarcérées, les familles sont escortées, dépouillées d’effets personnels, fouillées, retenues, confinées, enfermées ; elles doivent se soumettre au régime carcéral et au pouvoir de ses employés. L’acceptation tacite des règles du régime carcéral, en franchissant la première clôture du périmètre extérieur, implique pour les proches de laisser à l’extérieur leur téléphone, mais bien plus encore : leur autonomie, leur intimité et parfois leur sentiment de dignité.

Une fois à l’intérieur, ils vont faire l’expérience de diverses pratiques et interactions désagréables, parfois déshumanisantes. Les politiques carcérales considèrent les familles et les gèrent avant tout comme des risques potentiels à la sécurité de l’établissement ; celles-ci deviennent suspectes (notamment de faire entrer de la marchandise de contrebande), en raison de leur seule relation avec une personne détenue. Cette suspicion justifie non seulement des entraves à leur autonomie, leur dignité et leur intimité, mais facilite parfois une attitude désobligeante de la part du personnel. Nombreuses sont les recherches qui indiquent en effet que les interactions entre les proches et le personnel carcéral sont souvent négatives (Lehalle, 2019). Certains proches se sentent traités comme des criminels et dépouillés de leur dignité d’une façon qu’ils analysent comme intentionnelle, institutionnelle et structurelle.

Les recherches ont en effet montré le rôle des techniques carcérales dans la stigmatisation des familles durant leurs visites (Comfort, 2003 ; Hannem, 2011 ; MacKenzie, 2017 ; McCuaig, 2008). Les politiques et les pratiques carcérales se combinent de façon à reproduire et à élargir à l’entourage les souffrances observées par Sykes (1958) comme étant propres aux personnes incarcérées. Prisonniérisation secondaire selon Comfort (2003), ou expérience carcérale élargie, comme le nomme Touraut dans sa contribution, ce vécu marque ceux qui deviennent des sujets pénaux par association aussi bien lorsqu’ils pénètrent dans le périmètre carcéral que lorsqu’ils en portent les conséquences en dehors des murs.

Des retombées sociales bien au-delà des murs

Vivre l’incarcération d’un être cher n’est pas une expérience qui se limite aux quelques moments de visite permis, mais une expérience qui s’immisce dans toutes les sphères de vie des personnes concernées.

L’impact le plus fort et direct est ressenti dans le domaine affectif en raison des nouveaux obstacles à leurs liens avec la personne incarcérée. À un moment de leur vie où ils ont plus que jamais besoin de se voir et de se parler, l’institution carcérale limite et réglemente les contacts permis. Des horaires restreints aux gestes autorisés, les procédures carcérales modèlent leur façon d’être intimes et de se soutenir dans l’épreuve. Cet impact structurel et structurant sur la qualité, la quantité et l’expression des relations familiales est souvent dommageable pour le maintien de ces relations et sur le bien-être des proches. Les relations sont à la fois perturbées par l’incarcération (Christian et Kennedy, 2011) et affectées par l’environnement carcéral (Tasca, Mulvey et Rodriguez, 2016). Ce sont leurs liens et leurs rôles conjugaux, parentaux, fraternels, filiaux, etc., qui en souffrent. Si les articles de Lehalle et Beaulieu et d’Amado explorent plus précisément le lien filial et parental, les contributions de Laferrière, Ferreccio, Ricordeau et Touraut soulèvent d’importants enjeux qui touchent le lien avec la personne incarcérée, indépendamment de qui elle est.

Aux difficultés relationnelles avec la personne incarcérée s’ajoutent les tensions que l’incarcération engendre au sein de l’entourage proche en raison des divergences de réactions sociales à la judiciarisation. Si quelques proches affirment que cette expérience a consolidé certaines relations, la plupart évoquent des cicatrices persistantes dans les liens familiaux. L’incarcération entraîne parfois des éloignements entre la personne détenue et sa famille, mais également entre les proches et leur réseau relationnel plus large, notamment les divers cercles sociaux qu’ils fréquentent à l’extérieur. Ce sont les manifestations du stigmate par contagion qui collent aux proches par association avec la personne judiciarisée (Hannem, 2011). Dans une proportion qui varie selon le degré de médiatisation ou le caractère sexuel du délit, les proches voient certains amis de longue date leur tourner le dos et les exclure de leurs réseaux sociaux, et parfois des inconnus les insulter dans les lieux publics ou les menacer anonymement par téléphone.

Le stress qu’ils vivent se répercute sur leur état de santé psychologique et physique. À l’angoisse et l’inquiétude se joignent les troubles du sommeil, variations de poids, problèmes de tension, dépression, etc. La gestion des conséquences matérielles contribue à ce stress, car ils doivent faire face à la perte des ressources humaines et financières de la personne incarcérée, perte qui s’accompagne d’une augmentation des charges à assumer (appels à « frais virés » aux coûts exorbitants, frais d’avocats, déplacements à la prison, déménagements pour se rapprocher du lieu de détention). Pour gérer la précarisation économique à la fois immédiate et future qui découle de l’incarcération, certains proches quittent leur emploi, d’autres modifient leur carrière et leur plan de retraite, ils réorganisent leur quotidien et leur avenir, et adoptent une nouvelle façon de vivre.

Adaptations à un nouveau style de vie

Ces multiples éclaboussures que provoque l’incarcération d’un être cher dans la vie de son entourage vont susciter en réaction l’adoption de stratégies et de comportements pour faire face au système pénal et au monde social qui l’entoure. La littérature a depuis longtemps souligné que les individus judiciarisés sont socialisés à un mode de vie particulier et le concept de custodial life world, développé par Lerman et Weaver (2014), nous permet de transposer chez les proches deux leçons qui marquent cette expérience : les règles du jeu et le code des interdictions.

Les proches apprennent rapidement les règles du jeu inhérentes à leur situation, c’est-à-dire ce à quoi ils doivent s’attendre en tant que personnes ayant des liens avec une personne détenue. Les trois composantes de ces règles relevées par Lerman et Weaver (2014) se retrouvent dans leur expérience : l’importance d’avoir les bonnes ressources pour affronter les enjeux matériels et financiers ; le rôle de l’espace et du lieu à travers les caractéristiques et la localisation de l’établissement ; et, finalement, la marque durable qui teinte leurs interactions sociales. Leur quotidien intègre désormais un certain code d’interdictions concernant tous les comportements à éviter pour limiter les risques spécifiques à leur situation, code qui émane des institutions pénales (témoignages ou attitudes préjudiciables au dossier pénal, visites refusées, affrontements difficiles avec le personnel) ou de l’extérieur (précarisation économique et sociale). Si une adaptation aux difficultés qu’ils vivent est certes attendue, il est parfois choquant de constater l’étendue des stratégies développées et l’emprise de celles-ci sur de nombreux aspects de leur quotidien. En les obligeant à modifier leurs habitudes vestimentaires, hygiéniques, organisationnelles et interactionnelles, ce code d’interdictions auquel se soumettent les proches implique parfois une altération importante de leurs façons de faire et d’être. Comment alors ne pas s’interroger sur les implications possibles sur leur sentiment d’appartenance sociale et leur rapport à la citoyenneté ?

Sentiment d’appartenance sociale et expérience citoyenne des proches : invisibilité, dégradation et instrumentalisation

Devant les difficultés qu’ils rencontrent et les efforts qu’ils déploient pour compenser et s’adapter, les proches se sentent particulièrement délaissés. Les carences au niveau des informations et explications des politiques et pratiques pénales les plongent dans la confusion. Qu’il s’agisse de visites annulées alors qu’ils ont pris une journée de congé et conduit plusieurs heures, d’un pantalon soigneusement repassé pour le procès qui est chiffonné durant la fouille, de cartes de Noël non remises en raison de décorations non permises, de piles pour un appareil auditif qui ne seront remises à la personne incarcérée qu’au bout de plusieurs jours ; ils ressentent de nombreuses frustrations à voir ignorés, voire réduits à néant, les efforts qu’ils déploient pour soutenir la personne détenue et maintenir les liens. La communication avec l’institution carcérale est trop souvent défaillante : s’ils sont chanceux, ils seront avisés de transferts, de mises à l’isolement ou de séjours à l’hôpital par l’appel d’un codétenu bienveillant ; mais le plus souvent, ce sera une fois qu’ils se seront déplacés à l’établissement pour une visite qu’ils l’apprendront. Ce manque de communication de renseignements a également été constaté par le Bureau de l’enquêteur correctionnel du Canada (2016) lors de son enquête sur les décès en établissement.

Même si les proches savent que les justifications de ces politiques et de ces pratiques sont essentiellement d’ordre sécuritaire ou fondées sur le respect des informations personnelles de l’adulte incarcéré, cela n’atténue en rien le sentiment d’être trop souvent ignorés et parfois maltraités par l’institution ; sentiment exacerbé par certaines expériences lors des visites comme le montre la contribution de MacKenzie dans ce numéro.

Ignorés et invisibles, les proches sont-ils alors confinés à un statut de citoyen diminué et dégradé ? Citoyen sous contrôle selon Lerman et Weaver (2014), quasi-détenu selon Goffman (2015) ; peut-on parler d’une expérience de citoyenneté de seconde classe ? Si, comme l’affirme Lipsky (1980), les interactions socialisent les citoyens aux attentes qu’ils peuvent avoir de leur gouvernement, la socialisation des proches au contact du système pénal engendre une image ternie et dégradée des valeurs, des pratiques et des normes que ce gouvernement représente. Ils découvrent une réalité des institutions pénales qui ne correspond pas toujours à leur conception de ce que devraient être le système de justice, les figures d’autorité et les relations citoyen–service public. Cette expérience particulière affecte leurs perceptions des institutions étatiques et plusieurs expriment une certaine méfiance envers les autorités pénales (Lee, Porter et Comfort, 2014). Dans leur situation, l’État non seulement ne les aide pas, mais il est l’auteur de nombreux dommages et souffrances que personne ne semble voir.

L’incapacité du système pénal à prendre en considération l’existence et le rôle des proches est notable à l’étape de la détermination de la peine, comme l’analyse De Saussure dans ce numéro, mais également durant l’exécution de cette peine (voir, entre autres, les contributions de Knudsen, Hannem, Ricordeau, Amado, Lehalle et Beaulieu, Sullivan). Ce service public essentiel semble se déresponsabiliser de la situation des proches ; comme si ces derniers étaient finalement des dommages collatéraux acceptables (Hannem, 2011). L’invisibilité des proches est une constatation récurrente dans les articles de ce numéro spécial, et les contributions de Touraut, Ferreccio et Knudsen en proposent une analyse plus poussée.

Les proches sont toutefois placés devant le paradoxe de l’intervention pénale à leur égard : ils sont à la fois traités comme quantité négligeable et responsabilisés de façon directe au moment du procès et de la libération conditionnelle et, indirectement, durant la peine. Les auteures réunies ici dressent à ce sujet un portrait assez complet. Il est attendu des proches qu’ils assument les coûts financiers et humains rattachés à la judiciarisation, qu’ils fournissent solidarité, soutien et soins durant l’incarcération et qu’ils assument des responsabilités importantes dans le projet de réinsertion sociale. N’ignorant pas le rôle clé des relations familiales dans la réintégration sociale de ceux qui sortent de prison (Mills et Codd, 2008 ; Petersilia, 2003), les institutions pénales sont porteuses d’un discours qui, périodiquement, instrumentalise les proches comme acteurs de la sanction pénale, acteurs auxquels l’État délègue un rôle complexe à mi-chemin entre le surveillant et le travailleur social. N’étant pas constitués en groupe représentatif et revendicatif, comme le souligne Ricordeau en France, Hannem au Canada et Ferreccio en Argentine, les proches n’ont pas de voix collective qui permettrait de contrer la logique punitive qui, tour à tour, les stigmatise et les responsabilise comme potentiels atouts ou handicaps à la bonne exécution de la peine et à l’objectif de réinsertion sociale. L’analyse du rôle des proches demeure encore trop souvent encadrée par les théories du contrôle social qui, comme nous le rappelle Laferrière, conçoit l’entourage comme source ou contrainte à la délinquance. La contribution de Hannem nous permet de réaliser que ce discours des institutions pénales trouve parfois écho dans celui des acteurs sociaux, même ceux qui se donnent pour mission d’aider les proches.

Un nouveau regard sur la sanction pénale et une ouverture pour la criminologie

La judiciarisation d’une personne entraîne un effet de ricochets particulièrement puissant dans la vie de ses proches ; aux souffrances provoquées par des politiques et pratiques pénales succède une myriade de rebonds en dehors des murs des institutions pénales qui touchent l’intime, le relationnel, le physique, l’émotionnel, le social et le politique. Cette suite de ricochets semble ne jamais prendre fin, car les difficultés rencontrées par les proches ne s’atténuent pas toutes avec le temps ni même avec l’éventuelle libération de l’être cher. Les conditions rattachées à la libération conditionnelle, l’existence d’un casier judiciaire et la persistance du stigmate social continueront d’affecter l’entourage qui devra s’adapter et s’investir bien après que la sentence d’emprisonnement ait été purgée.

Les articles réunis dans ce numéro spécial invitent à s’interroger sur le caractère intentionnel de ce ricochet carcéral. Si le lancer du caillou, associé à la mise en branle du système pénal est de toute évidence volontaire, est-il toujours possible de soutenir que les effets de ricochets successifs sur la vie des familles soient purement accidentels ? S’agit-il de dommages collatéraux regrettables, mais inévitables, ou la peine a-t-elle, au bout du compte, pour fonction latente d’être pénible pour les proches également ?

C’est finalement une invitation à repenser la sanction pénale qui transpire des pages de ce numéro spécial. Mobilisant des savoirs issus des sciences sociales (criminologie et sociologie), des sciences de l’éducation et du droit, les auteures réunies ici font appel à l’analyse documentaire de jurisprudence, de politiques publiques, d’articles de presse et de médias sociaux ainsi qu’à des observations de terrain, des témoignages écrits et des entrevues qualitatives dans des contextes aussi divers que le Canada, les États-Unis, l’Argentine, la France et l’Angleterre. Ensemble, elles nous font réaliser à quel point l’intervention pénale et la réaction sociale qui s’ensuit sont particulièrement insensibles aux besoins personnels et sociaux des proches et leur sont parfois toxiques. Ces écrits contribuent à la littérature croissante sur les nombreux effets collatéraux du système pénal en documentant les dommages causés par des politiques et des pratiques qui sacrifient les liens sociaux au nom de l’idéologie punitive en vigueur. Tout en prenant soin de ne pas stigmatiser davantage les proches comme étant des victimes du système pénal, ce numéro de la revue Criminologie dresse le portrait d’un contrôle étatique pénal qui affecte le tissu social bien au-delà du nombre officiel de personnes judiciarisées et il nous révèle ainsi un angle mort des politiques pénales (Ricordeau, 2008) mais aussi du champ criminologique.